CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au risque de tomber dans le lieu commun, il serait aisé de situer les sciences sociales de la santé à un carrefour : face à l’émergence de nouvelles pathologies (le sida) ou à la résurgence de plus anciennes (la tuberculose), face à la formulation en termes sanitaires de problèmes plus largement politiques (la maltraitance infantile, la « souffrance sociale » : Fassin, 2003), face, enfin, à l’implication croissante de disciplines jusqu’alors peu mobilisées ou rarement sollicitées pour investir l’espace de la santé (par exemple, le droit). Lieu peut-être commun mais qui prend néanmoins de la consistance lorsque ces sciences sociales affirment travailler pour ou sur le développement. L’engagement de la recherche dans des directions disciplinaires et sur des objets inédits se double alors d’une série de tensions – que l’on ne saurait affirmer propres aux recherches s’effectuant dans les pays en développement, mais que connaissent la plupart d’entre elles. La première de ces tensions, sur le terrain de la collecte des données, s’installe entre la position d’observation et de description de situations – emblématique de la posture du savant –, d’une part, et la tentation de l’intervention, pour remédier à ce qui est perçu comme inacceptable ou aisément modifiable – exemplaire de la position de l’acteur, d’autre part. Situation qui participe à un second point de tension, entre l’objectif d’application et le financement des activités de recherche : autant le premier s’avère, dans nombre de recherches en sciences sociales, et pas uniquement celles fondées sur des méthodologies « qualitatives » ou qui ne comprennent pas de médecins [1], délicat à tenir, autant – sans cynisme aucun – le second demeure relativement aisé. En d’autres termes, financer une recherche dans le domaine de la santé reste une entreprise bien plus aisée qu’en appliquer les résultats, alors même que le premier pari se trouve en principe subordonné au second. Troisième lieu de tension, et progressivement de contradiction, les sciences sociales de la santé affichent de plus en plus fréquemment un attrait pour, c’est selon, l’interdisciplinarité ou la pluridisciplinarité [2]. Postures de recherche jugées, un peu rapidement, similaires, ce qui de fait ne prédispose guère à une réflexion approfondie aussi bien sur les apports en termes de connaissance de ce type de démarches, que sur les obstacles méthodologiques et éthiques qu’elles peuvent engendrer. La tension découle ici d’une revendication qui devient incantatoire, au lieu d’être réfléchie de façon systématique chaque fois qu’un tel projet de rencontres de disciplines émerge.

2Au cœur de ces tensions travaillant les sciences sociales de la santé, il est aisé de remarquer qu’émerge la question du rapport à l’objet de recherche, de son contenu à ses retombées pratiques en passant par son traitement méthodologique. De ce constat général, il me semblerait largement insuffisant d’en déduire que les sciences sociales doivent se soucier, par exemple, de la mise en cohérence de leurs méthodes avec les objectifs d’application qu’elles s’assignent. Il serait tout autant guère satisfaisant d’en conclure à la nécessité de penser le choix de son objet de telle sorte qu’il réponde à une demande médicale, ou plus globalement «?sociale?». À cet égard, même si cela peut sembler une boutade, G. Lenclud remarque avec justesse que «?pas plus que les institutions ne pensent, une société ne demande?» [1995, p. 57] et que, faute de l’admettre, l’écueil pour la recherche est double. Il est tout d’abord de s’engager dans un exercice de «?réponse?» alors même que les données sanitaires chiffrées et les termes de cette demande n’auront pas été examinés de façon contradictoire, rappelant ici à bon escient le «?scepticisme mertonnien?» qui doit caractériser toute démarche scientifique (comment ces statistiques ont-elles été collectées et traitées?? Sur quels matériaux empiriques les constats généraux, sur tel ou tel comportement des populations en matière de prévention, se fondent-ils??) [Merton, 1973] [3]. Le risque est, aussi, d’occulter les enjeux de pouvoir dans lesquels s’insèrent ceux qui formulent cette «?demande?», ceci au travers de la position qu’ils occupent dans le dispositif sanitaire ou scientifique?: enjeux et positions hautement susceptibles à eux seuls d’impulser cette «?demande?». Interroger la nature de celle-ci, ses fondements scientifiques, mais aussi ses motivations tacites et explicites, ne peut être considéré comme un exercice accessoire du métier de chercheur sous prétexte qu’il ne viserait qu’à conforter le choix de l’objet et celui du dispositif pour le traiter?: je dirai qu’au contraire, cette démarche est essentielle précisément parce qu’elle interroge la construction de l’objet. Je veux signifier par là que les sciences sociales, en particulier si elles portent sur la santé dans les pays en développement, ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la construction de l’objet si elles veulent être en mesure de porter un discours, puis des actions, sur le «?développement?» et l’«?application?». De ce point de vue, la réflexivité encouragée n’est pas un dérivatif épistémologique?: au cœur de la relation établie par le chercheur avec son objet, elle est le moteur de la pratique scientifique. Je rappellerai que D. Bloor voit dans la réflexivité un des quatre principes – avec la «?causalité?», l’«?impartialité?» et la «?symétrie?» – permettant de construire une «?théorie sociologique de la connaissance scientifique?» [Bloor, 1991?; Bourdieu 2001]. «?Connaissance scientifique?» qui comprend, dans le cas de sciences sociales travaillant dans les pays du Sud, les outils permettant de penser les applications de la recherche.

3L’entreprise de réflexivité peut naturellement se mesurer au souci du chercheur à interroger ses méthodes, son travail de terrain, ses rapports aux institutions sanitaires ou de recherche. Elle s’appréhende, aussi, dans la capacité à construire un objet singulier. J’entends par là un objet certes original, unique – soit qu’il n’ait jamais été abordé, soit qu’il ne l’ait jamais été avec les outils mobilisés – mais dont les spécificités permettent de comprendre des situations générales, bien au-delà de ce qu’il affiche. Le singulier de la démarche est, ce faisant, entendu dans sa capacité à accéder au social, donc à tenir un discours sur le social [4]. L’idée d’une démarche innovante est par conséquent centrale dans le choix de la réflexivité. Pour autant, le simple fait de construire un objet inédit, de faire preuve d’innovation pratique ou conceptuelle, n’est pas en soi un gage de réflexivité même si cela en constitue un jalon essentiel. En effet, tout chercheur, en principe, essaye d’innover – à quelque niveau que ce soit de son travail?: renouvellement des méthodes, choix de l’objet… En revanche, pour que cette innovation participe d’un projet réflexif il est nécessaire qu’elle soit accompagnée d’un propos sur l’objet. Concrètement, cela signifie que l’innovation affichée doit être corrélée avec une présentation, par exemple, des conditions dans lesquelles le choix de ce «?nouvel objet?» s’est effectué. Par ailleurs, l’innovation doit naturellement aussi transparaître dans les analyses produites et les pistes de réflexion ouvertes?: mais ceci en des termes qui permettent d’éclairer a posteriori le choix de cet objet ou de cette démarche de collecte des données. En somme, l’innovation ne doit pas être sa seule finalité et doit in fine servir la réflexivité. Il importe aussi de repérer une autre expression de l’innovation comme caractéristique de la réflexivité dans le type de positionnement disciplinaire de la recherche, en défendant l’idée que les travaux réflexifs – tels que je les entends ici – sont ceux qui innovent en définissant des objets aux marges d’autres disciplines. Dans l’espace de la santé, cela implique de construire des objets qui ont aussi été questionnés par des disciplines comme l’épidémiologie et la santé publique, la philosophie des sciences et la science politique. L’innovation souhaitée ici revient moins à construire des démarches interdisciplinaires entendues comme des réflexions parallèles sur un même objet, qu’à travailler aux marges de ces disciplines connexes. Cela consisterait – dans des sciences de la santé idéales?? – à poser les paradigmes de la santé publique aussi comme des objets anthropologiques (la notion d’indicateurs, la production de statistiques, la «?formation?» des soignants…), à examiner la question des représentations (de la maladie ou du traitement, qu’élaborent les patients ou les soignants) du point de vue d’un démographe, ou encore à soumettre au regard du philosophe des sciences les enjeux pratiques et moraux des essais thérapeutiques. Cela se traduirait, enfin – et nombre des articles présentés ici en témoignent – par une lecture diachronique du fonctionnement actuel de la santé (acteurs et institutions confondus). Démarche qui, sans se substituer au travail de l’historien mais en se localisant à ses marges, rappellerait que le regard sur ses propres objets de recherche passe par leur mise en perspective temporelle?: si, à l’instar de J.-C. Passeron [2001], on convient que les sciences sociales sont des «?sciences historiques?», alors les démarches que j’encourage ici et que proposent les auteurs de ce volume, relèvent de sciences historiques de la santé.

4Les textes présentés ici tentent tous, suivant des cheminements et avec des ambitions variés, d’illustrer tout ou partie de cette conception de la réflexivité, où des études sur des objets nouveaux (M. Mebtoul?; M.-E. Gruénais?; J.-F. Werner) côtoient des réflexions sur l’objet (B. Hours?; J.-F. Werner?; F. Eboko?; P. Handschumacher & J.-P. Hervouët?; B. Cherubini) et des approches renouvelées d’objets plus traditionnels (T. Ndoye & V. Poutrain). Avant de les présenter plus en détail, il me semble nécessaire de s’interroger sur la faible mobilisation des chercheurs en sciences sociales non anthropologues (hormis un géographe de la santé et un politologue) pour réfléchir à ce qui est – consciemment ou non et «?qu’on le veuille ou non?» – au centre de notre démarche?: le choix d’un objet, sa nature, son degré d’innovation, le rapport à l’application et aux autres disciplines… Cela signe-t-il une difficulté particulière des sciences sociales, autres que l’anthropologie, à réfléchir à leur propre pratique et à soumettre leurs objets et méthodes à un examen réflexif?? Faut-il y voir là l’idée de la vanité de ce type d’entreprise pour un certain nombre de disciplines, au regard, par exemple, d’investissements plus nobles, à visée directement applicable?? Ces interrogations resteront ouvertes et, sans me hasarder à un procès d’intention, je me contenterai de rappeler que la réflexivité est la condition de l’application, non un dérivatif intellectuel d’épistémologue.

5Les travaux des chercheurs de se numéro se caractérisent tout d’abord par une large diversité de terrains. Sur le plan géographique, les études ont porté sur l’Algérie, la Réunion, le Cameroun et le Sénégal. À cette diversité s’ajoute une variété d’«?entrées?» au questionnement scientifique. Si des pathologies – comme le paludisme, la tuberculose, le sida et le diabète – demeurent, dans certains textes, centrales dans la définition de l’objet, elles laissent aussi la place à des approches privilégiant des lieux d’observations. La réflexion ne prend alors plus appui sur des pathologies données mais sur des structures de santé, des institutions ou, plus largement, des «?populations?». Au total se dessinent des équilibres variés entre empirisme et théorisation et, enfin, des déclinaisons elles aussi multiples de l’anthropologie (ethnographique, historique, sociale, culturelle). De ce simple constat, on peut affirmer que le danger de l’enfermement disciplinaire se voit contourné par l’ouverture à des thématiques innovantes et à des connexions avec des espaces de réflexion aussi investis par d’autres disciplines (la santé publique autour de la question de la qualité des soins, l’histoire au travers des transformations de la lutte contre le paludisme).

6Le propos développé par M. Mebtoul est une juste illustration de cette démarche. Il remarque tout d’abord le faible intérêt des sciences sociales, et en leur sein de l’anthropologie, pour les pratiques des professionnels de santé du secteur privé, délaissées au profit d’une analyse du fonctionnement des structures publiques de santé. Or il y a là un secteur qui représente une part importante et croissante de l’«?offre de soins?» dont l’occultation dans les analyses prive de la capacité à «?comprendre autrement les dysfonctionnements du secteur public?». Détour par le privé pour appréhender le public que M. Mebtoul nous présente aussi comme le résultat d’un cheminement personnel de la réflexion et qui obéit à l’impératif sociologique de comprendre comment s’imbriquent les deux secteurs – public et privé – au point de pouvoir parler de «?partenariat?» ou d’«?intégration?». Le caractère novateur de l’analyse se situe précisément dans le souci de «?relativiser la césure secteur étatique – secteur privé?» grâce à une inscription temporelle du propos qui révèle des évolutions progressives, où les images des praticiens exerçant dans un cabinet privé et de ceux évoluant dans le monde hospitalo-universitaire, se transforment de concert. M. Mebtoul constate alors que l’hôpital public demeure l’«?espace de socialisation de tous les praticiens?» et nous voyons émerger, à partir du questionnement initial d’un objet nouveau (la santé dans le privé), un propos novateur sur les identités professionnelles. Illustration parmi d’autres de l’émergence de nouvelles identités dans le corps des acteurs de la santé, s’impose ici la figure de l’entrepreneur en santé, de plus en plus présent en Algérie – et plus généralement en Afrique – et dont l’investissement dans ce secteur considéré comme commercial redéfinit les rôles de l’ensemble des soignants (précarité des contrats, responsabilisation de l’acte de soigner…).

7Se penchant sur un aspect de cette offre de soins privée – celle tenue par le secteur confessionnel chrétien – M.-E. Gruénais s’emploie à questionner le constat, qui relève plus du sens commun que de l’analyse empiriquement fondée, d’une meilleure qualité des soins dans ces structures de santé qui trouverait son fondement dans l’adhésion à des «?valeurs?» religieuses. Tout d’abord, cette «?qualité?» opère de façon sélective dès lors, par exemple, que certains centres de santé chrétiens ne diffusent ni préservatifs ni contraceptifs. Plus fondamentalement, M.-E. Gruénais repère, dans le fonctionnement des systèmes de santé dans leur ensemble, l’empreinte du «?paradigme chrétien?» sanitaire qui remonte à l’entreprise coloniale, et dont il convient de se détacher pour effectuer une «?évaluation laïque de la qualité des soins confessionnels?». Alors il est possible d’identifier moins la permanence de valeurs religieuses partagées par les personnels de santé, qu’un système de financement et d’organisation des structures (impulsé par les Églises chrétiennes) mais aussi de formation des soignants qui favorise la délivrance de soins de qualité, au regard de ce qu’offrent les structures non confessionnelles. Nous est ainsi présenté le processus par lequel l’offre de soins confessionnelle – valorisée et légitimée – a «?très largement contribué à la structuration de l’offre de soins en Afrique?». De plus, sur le plan économique, le personnel qualifié présent dans le confessionnel, pas plus que les médicaments et matériels qu’ils utilisent, ne sont à la charge de ces centres, leur donnant inévitablement la possibilité de délivrer des soins d’une qualité supérieure à ceux proposés par le public. Déplacement du registre explicatif qui contribue à l’émergence d’un objet de recherche – une anthropologie historique des systèmes de santé – que n’aurait guère permise une lecture uniquement focalisée sur les expressions religieuses des soins confessionnels.

8Avec l’appui d’outils techniques de plus en plus performants – en matière d’analyse spatiale, statistique et géographique – la géographie de la santé opère un changement de regard et de perspective du même ordre que celui repéré lorsqu’il s’agit de renouveler l’approche anthropologique des soins confessionnels ou, plus généralement, privés, pour ouvrir une réflexion sur les identités des soignants ou les déterminants des pratiques de soins «?de qualité?». Le regard est celui qui s’est porté sur les «?espaces partagés?», notion forgée – nous expliquent P. Handschumacher et J.-P. Hervouët – afin de «?ne plus limiter [l’analyse de] l’extension possible d’une maladie à celle de son vecteur ou hôte intermédiaire, mais à l’ensemble des espaces présentant une convergence de facteurs épidémiogènes?». Les espaces à risque ainsi définis à partir d’études sur l’onchocercose, la trypanosomiase ou la bilharziose sont «?partagés entre personnes saines et malades mais aussi entre hommes et vecteurs?». De cette nouvelle appréhension du risque sanitaire, découle la reformulation de perspectives de recherche en géographie de la santé?: si, grâce à ses outils techniques de plus en plus performants et à cette représentation en termes d’«?espaces partagés?», elle se dote des moyens de mieux décrire et comprendre les évolutions environnementales et humaines des espaces, elle se voit aussi contrainte d’intégrer dans son projet scientifique les dimensions sociales (comment et pourquoi les populations se déplacent d’un espace à l’autre??) et politiques de la santé (les formes et fréquences de leurs déplacements révèlent aussi la pertinence du maillage des structures de soins). La réflexion enclenchée sur un objet de recherche transformé (espaces devenus «?partagés?») a donc permis une ouverture de la discipline à des enjeux scientifiques aussi investis par d’autres recherches.

9De la technique comme facteur ayant accompagné la modification du rapport à l’objet nous passons, dans le propos de J.-F. Werner, à la technique comme objet même de la recherche. Il conviendrait ici de parler de techniques, tant sont divers, dans le domaine de l’imagerie médicale dont il est ici question, les outils mobilisés (échographie, radiographie, scanner, IRM). J.-F. Werner, à l’instar de M. Mebtoul, part du constat du faible attrait de la recherche en sciences sociales pour les aspects les plus techniques du diagnostic et du traitement. Choix d’un objet rarement approché qui se construit à partir de réflexions déjà menées sur le rôle des médias visuels (photographie, telenovelas latino-américaines) dans les constructions identitaires en Afrique de l’ouest. Émerge alors un «?objet hybride à la fois visuel et médical?» et qui, de ce fait, ouvre à une série d’interrogations qui situent la réflexion alternativement dans le champ de l’anthropologie de la médecine et dans celui des représentations et pratiques de l’image. Objet novateur et singulier qui, par exemple, pose le problème du «?pouvoir de vérité de l’image?», légitimé par l’État dans le cas de la photographie et par la science s’agissant de la radiographie, tout en renouvelant l’analyse des rôles et identités des différentes catégories de soignants par le biais de l’usage qui leur est dévolu de techniques d’imagerie (l’échographie est du ressort du médecin, mais la radiographie est de celui du technicien manipulateur). S’arrêtant plus longuement sur les représentations et pratiques de la radiographie durant la prise en charge de la tuberculose au Sénégal, J.-F. Werner conclut, alors, à une «?irréductible spécificité de l’imagerie médicale?» dans l’espace de réflexion constitué par l’image.

10Toujours au Sénégal, et sur une maladie, le paludisme, largement étudiée par la recherche médicale, T. Ndoye et V. Poutrain se proposent de retracer l’histoire des actions menées pour la contenir – des politiques nationales aux pratiques des soignants. Ils mobilisent à cet effet une source d’information spécifique?: les thèses de médecine produites au Sénégal et en France, plus particulièrement axées sur les stratégies de prévention, de diagnostic et de traitement. En matière de prévention, le fil historique permet de repérer l’enchaînement de périodes – tant au niveau international à l’OMS que localement dans le pays?: de la politique d’éradication visant à interrompre définitivement la chaîne de transmission, au constat de l’impossibilité d’atteindre cet objectif, puis à l’orientation vers le «?contrôle?» de la maladie. Au sein même de ces actions, l’utilisation de la chloroquine à titre préventif a connu des évolutions, de sa diffusion massive jusqu’au début des années 1980 à sa délivrance, par la suite, à des groupes précis (comme les femmes enceintes et les enfants). La relative constance des méthodes de prise en charge tranche avec les évolutions de l’approche préventive du paludisme. Ce qui ne signifie pas une uniformité de pratiques diagnostiques ou thérapeutiques, en tout temps et en tout lieu?: plus exactement, les soignants se sont toujours répartis entre ceux estimant que le diagnostic doit être clinique (compte tenu de l’urgence de traiter) puis éventuellement parasitologique pour confirmer le premier, et ceux qui estiment que l’examen biologique est incontournable. On voit ici se dessiner une rupture entre la logique des concepteurs de programmes (identifier le parasite pour traiter) et l’expérience des praticiens, sur le terrain, qui face à un cas grave et sur la base d’une symptomatologie donnée, décident de traiter – avant, voire même indépendamment, de tout examen biologique. Se configure là un vaste domaine de réflexion où les savoirs mobilisés dans les directives de soins ou de prévention, se trouvent confrontés à d’autres savoirs (parfois sécants, parfois parallèles aux premiers) que mettent quotidiennement en jeu les soignants dans leur pratique.

11À partir d’une collaboration avec la santé publique et l’épidémiologie dans des programmes d’intervention relatifs au diabète à La Réunion, B. Chérubini s’arrête sur les mécanismes de construction du savoir relatif à la prévention et, partant, sur l’«?espace social?» dans lequel il s’inscrit. Réflexion sur l’objet-prévention rendue possible par une confrontation de l’anthropologie avec les «?demandes?» de la santé publique et de l’épidémiologie – formulées en termes d’exploration des «?représentations culturelles de la maladie chronique?». Les questions alors posées à l’anthropologie revenaient systématiquement à évaluer le degré de compréhension des messages par les «?populations?» – personnes à risque ou diabétiques hospitalisés – … ceci dans l’occultation totale des pré-requis des politiques de prévention. Or il s’avère indispensable d’en faire l’anthropologie pour déceler les ressorts des croyances qui fondent, non pas tant les attitudes des destinataires des messages, que les discours de leurs concepteurs et des institutions sanitaires?: parmi d’autres enjeux, il s’agit là de se demander comment ces derniers se représentent la société réunionnaise ou encore la relation patient/soignant. En se déplaçant des «?populations?» vers les acteurs de la santé, le regard de l’anthropologue se renouvelle et se donne – là encore – les moyens d’embrasser la complexité de l’entreprise préventive. Réfléchir l’objet (comment définir cette «?prévention?» que la santé publique demande à l’anthropologie d’étudier?? La santé publique n’en modèle-t-elle pas les contours au point de devoir être elle-même l’objet de l’analyse??) – nous en avons là un nouvel exemple – ne débouche pas sur un enfermement ou une limitation du propos?: cela donne au contraire la possibilité de développer une analyse novatrice, ici sur les diversités des cultures médicales et professionnelles qui «?s’engagent dans des démarches de prévention?».

12Exercice de réflexivité auquel se consacre F. Eboko en montrant, par un retour sur son cheminement intellectuel, comment peut et doit s’imposer une lecture politiste du sida en Afrique – encore largement absente de l’analyse. Lecture singulière dans la mesure où elle se situe dans l’«?interstice?» borné par les analyses anthropologiques et celles d’une science politique «?spécialisée dans l’action publique?». F. Eboko nous propose alors une réflexion soucieuse de ne pas dissocier l’explicitation de la place occupée par l’objet dans le champ scientifique et l’étude empirique de l’objet en tant que tel. Au cœur de cette démarche, est promue la figure sociologique du «?Sujet?», à la fois acteur et tributaire des transformations des rapports entre hommes et femmes, ou des modalités d’accès aux traitements – pour citer quelques-unes des situations développées dans le texte et emblématiques de toute réflexion sur le sida, en particulier en Afrique. Approche qui se matérialise par un travail d’enquête de type anthropologique et qui en vient à contredire idées reçues et analyses convenues sur le sida?: ainsi, contrairement au discours des autorités camerounaises (dont il serait par ailleurs aisé de voir comment il relaie une vision plus large du rapport des jeunes à la maladie), les jeunes ne sont pas dans le «?déni?» du sida, ils manifestent bien au contraire la «?volonté d’en parler librement?»?; de plus, en opposition avec ce que révélerait une lecture rapide de données statistiques, les jeunes filles ne sont pas plus précoces que par le passé et F. Eboko souligne combien l’âge au premier rapport sexuel est constant – et donc finalement «?banal?» – dans un contexte de crise des repères sociaux qui, lui, est loin d’être banal?; enfin, chez les hommes, la recherche de relations extra-conjugales, loin de se réduire à l’expression d’un pouvoir masculin, en est plutôt le signe de la dissolution, recherchée par l’homme voulant se dégager des contraintes maritales et parentales précisément caractéristiques de ce pouvoir. Autant d’analyses qui, ajoutées aux propos sur le positionnement disciplinaire adopté, illustrent le fait que la capacité à contester les idées reçues est d’autant plus forte que l’objet lui-même est interrogé et qu’il se situe aux marges des disciplines habituellement convoquées pour l’explorer.

13Constatant une imposition universelle des normes occidentales de la santé, B. Hours s’attache de son côté à démontrer que l’anthropologie se trouve alors en présence d’objets d’études dont elle doit se saisir. «?Travail de et sur l’objet?» qu’il engage, successivement, autour de la santé publique comme expression politique, de l’idéologie humanitaire comme «?idéologie occidentale?» et du concept de «?santé parfaite?» comme «?norme globalisante?». Objets de recherche construits – et non «?donnés comme les objets ethnographiques?» – et qui tout à la fois portent sur et se développent aux frontières d’autres champs disciplinaires (la santé publique) ou intellectuels (la morale philosophique)?: posture de recherche qui participe une nouvelle fois, comme je l’ai souligné précédemment, du caractère innovant de la réflexion engagée. Le premier de ces «?objets-étapes?», la santé publique, apparaît alors éminemment politique et non pas uniquement comme devant être l’objet d’une anthropologie politique – ce qui est naturellement nécessaire. Analyse que l’on pourrait transposer au second objet étudié – l’action humanitaire – qui, dans sa tentative de rapprocher droit à la vie et droit de l’homme a fait œuvre idéologique. Œuvre «?ambiguë?» qui révèle une «?logique d’occultation de l’altérité?»?: «?l’Autre humanitaire?» est certes différent de l’«?Autre colonial?» comme victime, mais «?semblable comme détenteur de droits de l’homme abstraits?». Ambiguïté qui réside, fondamentalement, dans l’impossibilité pour l’action humanitaire de se détacher d’une norme occidentale de la santé «?rendue intégriste à force de tendre à devenir parfaite?». C’est là le troisième objet d’anthropologie de la santé qu’interroge B. Hours. Concept de «?santé parfaite?» dont l’une des plus remarquables expressions demeure la «?sécurisation?» croissante des corps?: le sujet social et politique s’efface alors derrière le corps qu’il s’agit de protéger de risques multiples. On voit ici aussi poindre une forme de négation de l’altérité, jugée menaçante?: à ce titre, aussi, une telle évolution des représentations occidentales de la santé ayant valeur de normes, ne peut laisser indifférente une science sociale du rapport à l’autre comme l’anthropologie.

14Ajoutées à celles de B. Hours, les analyses présentées dans ce numéro donnent une première image de l’entreprise de rénovation des sciences sociales de la santé souhaitée et annoncée au début de cette présentation?: exercice de réflexivité qui revient notamment à questionner le paradigme de la demande «?sociale?», «?médicale?», quitte à s’en affranchir. Ceci pour affirmer que les objets de la santé que l’on étudie sont aussi et surtout le résultat d’un double travail. Il s’agit d’une part d’interpréter le réel sans se contenter de répondre à des suggestions de recherche sur telle ou telle question, suivant tel ou tel argument (médical, de santé publique…). Il n’y a là nulle prétention des sciences sociales à ignorer les enjeux liés au transfert de ses connaissances, à l’application de ses résultats?: nous signifions là que tenir cet objectif ne passe pas par une mécanique de réponse à la demande que l’interdisciplinarité encourage encore fréquemment. D’autre part, et pour tenir cette perspective, il convient de défendre l’idée de la mise en œuvre d’un travail de réflexivité – sur ses collaborations avec les autres disciplines donc sur ses méthodes, mais aussi sur ses concepts – comme condition première pour renouveler ce questionnement du réel. Autant de propositions qui sont des ouvertures, non des repliements disciplinaires et théoriques?: les contributions qui suivent – sur des thèmes et suivant des référents disciplinaires qui n’épuisent bien évidemment pas les apports possibles des sciences sociales – ouvrent la voie de ce projet scientifique.

Notes

  • [*]
    Anthropologue IRD, Unité de recherche «?Socio-anthropologie de la santé?», BP 1386, Dakar, Sénégal, vidal@ird.sn.
  • [1]
    Si le fait d’être chercheur (en sciences sociales ou médicales) et médecin donne une compétence technique sur les problèmes de santé décrits et analysés, cela ne représente pas une garantie de pouvoir transférer les résultats de ses travaux dans des actions de santé publique, reproductibles et pérennes?: les filtres administratifs et les enjeux personnels et institutionnels des politiques de santé susceptibles de freiner ou d’encourager le transfert et l’application des recherches, m’incitent à penser que c’est moins le statut de médecin ou d’épidémiologiste qui permet de les contourner aisément – et plus largement de les «?gérer?» – que la nature des liens établis, par chaque chercheur, avec ces sphères de décision et ces lieux d’intervention.
  • [2]
    Je rappellerai ici la distinction opérée – parmi d’autres – entre la «?pluridisciplinarité?» ou «?multidisciplinarité?» (elle juxtapose au terme de la recherche les travaux de disciplines ayant fonctionné indépendamment), l’interdisciplinarité (elle porte sur des «?objets communs?», chaque discipline maîtrisant toutefois ses objectifs et méthodes) et la «?transdisciplinarité?» (chaque discipline transcende ses orientations conceptuelles, théoriques et méthodologiques) (Lindenbaum, 1992).
  • [3]
    J’examine dans un texte récent (Vidal, 2004, à paraître) la question de la pertinence du recours à des statistiques médicales pour engager une recherche ayant par ailleurs de forts enjeux sanitaires (l’observance des traitements anti-tuberculeux).
  • [4]
    Je développe dans un ouvrage à paraître cette problématique, dans le cadre plus général d’une «?anthropologie du singulier?» (Vidal, 2004).

Bibliographie

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  • En ligneFassin D. [2003], «?Les nouvelles frontières de la santé?», Sciences humaines, n° 141, p. 16-24.
  • Lenclud G. [1995], «?Les incertitudes de la notion de science appliquée?», in Jean-François Baré (éd.), Les applications de l’anthropologie. Un essai de réflexion collective depuis la France, Paris, Karthala, p. 49-63.
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  • Vidal L. [2004, à paraître], «?L’instant de vérité. Glissement de l’objet à son écriture en anthropologie?», L’Homme.
  • Vidal L. [2004, à paraître], Une anthropologie du singulier. Études africaines, Paris, IRD-Karthala.
Laurent Vidal [*]
  • [*]
    Anthropologue IRD, Unité de recherche «?Socio-anthropologie de la santé?», BP 1386, Dakar, Sénégal, vidal@ird.sn.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.029.0003
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