CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’un des glissements importants observé au cours de la dernière décennie dans le champ de la santé en Algérie me semble lié à la montée importante du secteur privé au pluriel qui élargit sans cesse ses différentes activités de soins [1]. Au-delà de ses aspects quantitatifs, illustrés par une majorité de spécialistes exerçant dans les structures de soins privées (51 %) et la création depuis la décennie 1990 d’une centaine de cliniques privées et plus de deux cents en projets, le questionnement est ici focalisé sur les sens des transformations qu’il permet de mettre en exergue dans le champ de la santé. Elles semblent indiquer notamment une recomposition des rapports entre les pouvoirs publics, les médecins du secteur dit public et celui du privé. Recomposition liée à l’émergence de nouveaux investisseurs sur la scène sociosanitaire, à la mise en œuvre d’autres rapports professionnels dans l’espace de soins privés ; ce qui permet aussi d’interroger les relations soignants-soignés déployées dans un tout autre cadre socioprofessionnel. Plus précisément, peut-on évoquer ou non des changements du lien social entre le personnel de santé et les malades en comparaison de ce qui a pu être observé dans les structures publiques de soins ? [Mebtoul et alii, 1998 ; Jaffré, Olivier de Sardan, 2002]. Enfin, la poussée importante des rapports marchands dans le domaine des soins, enchâssés dans un mode de régulation bureaucratique difforme, opaque, fonctionnant moins au respect de la norme qu’aux relations personnelles et au clientélisme, ne renforce-t-elle pas le mouvement d’intégration et d’exclusion de la population selon ses ressources financières et relationnelles [Hours, 2003] ? Il me semble que ces questionnements sont susceptibles de nous conduire à formuler de nouveaux objets et enjeux dans le champ de la santé ; d’où le paradoxe suivant : ne sommes-nous pas restés « prisonniers » du secteur étatique et des questions de « santé publique », même en étant analysées dans leur dimension critique, occultant une autre réalité sociosanitaire (le secteur privé) ? Sa compréhension n’est-elle pas judicieuse dans une perspective plus globale où la santé serait envisagée comme fait social total dans nos sociétés du Sud ? Il nous a donc semblé important d’amorcer la réflexion sur le fonctionnement du secteur de privé des soins en nous limitant strictement à la société algérienne. Autrement dit, notre posture s’est essentiellement focalisée sur le sens des transformations du système de soins algérien. Les éléments présentés ici restent donc spécifiques à l’Algérie.

2Peut-être est-il pertinent de rappeler les objets «?traditionnels?» et récurrents de l’anthropologie de la santé pour mieux préciser ceux qui ont été peu étudiés en partant des nouvelles configurations qui se dessinent dans le champ de la santé. L’analyse fine des dysfonctionnements des structures publiques de soins, les rapports soignants-soignés, les statuts des professionnels de la santé, la régulation centralisée, verticale et administrée du système de soins, menée par l’État, la gestion des maladies chroniques (cancer, sida, etc.) par les acteurs sociaux (malades, professionnels de la santé et les pouvoirs publics), restent des objets privilégiés des anthropologues de la santé. Au-delà des problématiques diversifiées, leur caractéristique commune est, me semble-t-il, d’avoir restreint leur champ d’investigation aux espaces étatiques de soins, que ce soit l’hôpital ou les structures «?périphériques?» dans les pays du Sud. Il faut tout de même rappeler que ces recherches anthropologiques ont contribué, après les travaux précurseurs d’Augé et d’Herzlich [1984] à dévoiler les multiples sens du mal, à insister sur la pluralité des significations attribuées à la santé, sur la complexité du travail médical dans le cas des maladies chroniques où le patient est partie prenante dans la gestion des soins [Strauss, 1992], sur les enjeux politiques du système de santé [Fassin, 1996], sur la médecine comme pratique sociale, où l’incertitude y est aussi fortement prégnante [Fox, 1988]. Ces travaux ont notamment permis de montrer la complexité et la richesse du statut du malade réduit souvent à être ce déviant, selon le vocabulaire parsonien, qui intègre en silence le monde social de la médecine, présenté comme le seul détenteur du monopole de la gestion du mal. Reconnaissons ici la dette vis-à-vis des recherches qui se sont placées d’emblée dans une position réflexive et critique, permettant d’évoquer la nécessité d’une anthropologie de la maladie et de la santé qui refuse de s’enfermer dans une seule rationalité, fut-elle sous-tendue et dominée par le savoir médical déployé de façon offensive dans le champ de la santé [Good, 1998].

3Mes travaux, dois-je le souligner, portent profondément la marque des perspectives présentées ici à grand trait. Elles m’ont permis d’investir pendant plus de quinze ans les différentes structures «?publiques?» de santé, de décrire les interactions entre le personnel de santé et les patients, d’insister sur ce processus de déclassement et de dévalorisation des professions de santé, et notamment celles des médecins qui exercent dans un mode de régulation centralisé et bureaucratique du système de soins officiel. J’étais bien dans la «?lignée?» proposée par l’anthropologie de la santé qui s’est enrichie, en opérant de façon directe ou détournée un nombre important d’emprunts conceptuels et méthodologiques au courant interactionniste américain. L’une de ses dimensions centrales est d’insister notamment sur la prégnance de la construction des situations sociosanitaires [Freidson, 1984?; Strauss, 1992]. Mes recherches ont enfin été axées sur le fonctionnement de l’espace familial dans le domaine des soins, en insistant particulièrement sur la production de santé déployée par les femmes dans la gestion et le travail domestique de santé [Cresson, 1995].

4Avec le recul, je dois admettre que mon regard s’est en grande partie restreint aux espaces étatiques de soins?: l’hôpital et les structures «?périphériques?». La construction de mes objets ne s’est pas départie d’une sorte de myopie intellectuelle, en occultant une autre réalité sociosanitaire déployée par le secteur privé. Qu’on le veuille ou non, le choix de nos objets n’est pas neutre. Mes présupposés sont donc réels dans la sélection des thèmes de recherche, ayant abouti à l’amputation de tout le pan de la réalité sanitaire privée. N’y a-t-il pas là, une forme d’«?auto-censure?» à mener une investigation fine au sein du secteur privé, même si les jugements et les interprétations sur son mode de fonctionnement n’ont pas manqué?? Permettent-ils pour autant de situer finement son émergence sur la scène sociale, ses logiques sociales, ses multiples rapports avec les autres acteurs sociaux (patients, professionnels, pouvoirs publics)?? Ce qui dévoilait peut-être deux éléments?: le premier, c’est de considérer que la régulation du système de soins serait uniquement du ressort des pouvoirs publics. Ceci est pourtant loin de correspondre à la réalité sociosanitaire. Elle montre l’émergence de nouvelles figures d’acteurs comme celles des médecins-«?entrepreneurs?» ou des patrons privés, élargissant leur champ d’activités, en s’engageant dans la construction de cliniques privées qui prennent en charge un nombre appréciable de spécialités médicales. Il suffit d’écouter les propos du personnel de santé qui admettent que «?les cliniques poussent comme des champignons?» (sage-femme, clinique privée). À côté de la santé «?privée?» marquée par un ancrage important dans la société, accueillant les différentes catégories de patients [2], même si la majorité d’entre eux font partie des couches sociales aisées, les États en Afrique ou les organismes internationaux comme l’OMS ne cessent de continuer d’évoquer inlassablement les différentes réformes à entreprendre pour tenter de donner une autre image des hôpitaux dégradés, de sacraliser sur le plan discursif les questions de prévention et de santé publique, même si, dans la réalité, de faibles moyens y sont consacrés.

5Le deuxième élément important, peu étudié dans une perspective anthropologique, et pourtant pertinent pour comprendre autrement les dysfonctionnements du secteur public, a trait à son imbrication avec les structures de soins privées. L’imbrication ne signifie pas, bien-entendu, une «?coopération?» neutre entre les agents exerçant dans les deux secteurs, mais elle indique ici le champ du possible offert à certains professionnels de la santé dans le but d’accroître de façon substantielle leurs revenus. Autrement dit, l’imbrication prend corps dans un processus de normalisation qui se traduit par exemple par une mobilité légale et donc encouragée par les pouvoirs publics [3], du personnel de santé formé à l’hôpital, à exercer dans les secteurs publics-privés. Ce double investissement professionnel n’est plus aujourd’hui un phénomène à la marge ou exceptionnel. Il est au cœur des stratégies de reclassement d’une majorité des professionnels de la santé. On peut donc être sage-femme à l’hôpital et exercer parallèlement dans une clinique privée. On peut être responsable d’un service hospitalier de chirurgie, tout en étant plus disponible pour assurer des actes opératoires dans un espace sanitaire privé. L’imbrication évoquée ici, est donc entendue comme une production sociale permettant aux acteurs d’intégrer le secteur privé qui se nourrit et se renforce à partir des dysfonctionnements des structures publiques de santé. La captation du personnel de santé de l’hôpital par les nouveaux investisseurs du secteur privé, n’est donc pas sans liens avec la banalisation sociale qui caractérise le fonctionnement des hôpitaux. Ils se présentent comme des espaces bureaucratiques difformes et anonymes. Les relations personnelles sont privilégiées dans l’accès aux soins, refoulant la majorité des patients anonymes qui ne «?connaissent pas?» dans une logique de l’attente pour obtenir un rendez-vous ou être hospitalisé [Mebtoul, 2002]. Enfin, le peu de crédit accordé par une majorité de professionnels de la santé aux transformations promises par les pouvoirs publics qui s’accrochent à un mode de gestion par le haut et distant des acteurs locaux, semble aussi contribuer au renforcement du secteur privé.

6La première partie doit me permettre d’indiquer les sens des transformations dans le champ de la santé. Il s’agira de mettre en exergue la nouvelle configuration qui prend socialement forme dans le champ de la santé, avec notamment la montée de la marchandisation dans le domaine des soins qui se traduit par la régression du «?corporatisme d’État?» [Segrestin, 1985] dans la régulation du système de soins, illustrée par la réduction draconienne des dépenses de santé [4]. Le discours rhétorique sur la nécessité de réformer le secteur dit public n’interdit pas à l’État de reconnaître officiellement la poussée importante de la santé privée. Après le déni du secteur privé et son étiquetage comme acteur préoccupé uniquement par «?l’argent?», durant les décennies 1970 et 1980, les pouvoirs publics mais aussi les professionnels de la santé du secteur dit «?public?» tentent aujourd’hui de composer avec lui?; d’où l’évocation récurrente des termes de «?partenariat?» et «?d’intégration?» qui se substituent à ceux «?d’encadrement?» et de «?contrôle administratif?» utilisés antérieurement, au moment où le secteur étatique de santé dominait le «?marché?» des soins.

7Dans une deuxième partie, je m’attacherai à identifier les nouveaux objets en santé qui résultent de la poussée du secteur privé dans le champ de la santé. J’insisterai particulièrement sur le statut de la privatisation des soins dans la société algérienne, son développement et ses différentes constructions sociales qui dévoilent les multiples liens entre les pouvoirs publics, certains médecins de l’hôpital et ceux des cliniques privées. L’analyse doit pourtant être affinée de l’intérieur pour tenter de caractériser les rapports professionnels qui se mettent en place dans les cliniques privées. Il semble important de comprendre la multiplicité de logiques fortement imbriquées?: le paternalisme déployé par le «?patron?» de la clinique se conjugue aisément avec des rapports professionnels sous-tendus par une gestion flexible du personnel qui semble contraster avec celle de l’hôpital, se traduisant par l’imposition de contrats à durée limitée, par «?l’encouragement?» à la polyvalence des tâches parmi les agents paramédicaux, par l’absence de déclaration des agents exerçant de façon vacataire à la sécurité sociale. Mais le déploiement de ces rapports professionnels antinomiques avec ceux de l’hôpital, ne sont rendus possibles que par le jeu social des acteurs des deux structures de soins et la constitution de réseaux professionnels qui contribuent à élargir l’assise sociale du secteur privé et fragilisent au contraire le secteur étatique de santé.

L’hôpital au cœur du renforcement du secteur privé

8L’attrait d’un nombre important de médecins spécialistes vers le secteur privé, ne relève pas, à l’origine, d’une option autonome et donc explicitement affirmée par ces derniers. L’expérience professionnelle acquise à l’hôpital représente un élément décisif dans leur choix de la pratique libérale. Les structures publiques de soins, productrices d’événements professionnels vécus négativement, mis fortement en valeur par les médecins [Mebtoul, 1994], ne sont pas sans liens pour comprendre le renforcement du secteur privé. Celui-ci a pourtant fonctionné pendant plus de deux décennies à la marge, presque «?honteusement?» dans un système de soins régulé par le haut et focalisé sur l’hôpital. «?Nous avons cherché en quittant l’hôpital à réapproprier notre fonction thérapeutique phagocytée par des tâches lourdes qui n’étaient pas toujours les nôtres?» (psychiatre). L’émergence de la pratique de clientèle prend donc socialement corps dans une dynamique d’ensemble qui est loin d’être autonome du fonctionnement-dysfonctionnement de la structure hospitalière. Dans les entretiens réalisés avec quelques médecins privés, au début des années 1990, la référence à l’hôpital restait essentielle. Elle indiquait la difficulté du secteur privé de construire au départ ses propres territoires. Il s’agit d’insister ici sur le processus de transformation du secteur privé peu reconnu pendant près de vingt ans par les acteurs du système de soins officiel?; a contrario de ces dernières années, où il semble avoir un statut plus important et considérablement renforcé.

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«?Je vis la situation au cabinet comme une profonde astreinte et une frustration professionnellement parlant. L’activité au cabinet est totalement différente. C’est la routine, surtout pour un spécialiste. C’est l’aspect recherche et enseignement qui me manque. Mais aussi les cas intéressants?; dès que le malade devient un cas compliqué, on sort de la routine, mais il faut l’adresser à l’hôpital. C’est ce sentiment d’isolement très profond sur le plan social et professionnel. Pour moi, le cabinet, c’est une prison. Je suis en détention. Le médecin privé universitaire doit se sentir en détention?».
(spécialiste en pédiatrie)

10La référence constante à l’hôpital est ici essentielle pour comprendre, au départ, la difficulté des médecins spécialistes privés de rompre symboliquement avec l’emprise du système de santé officiel marqué par une logique de fonctionnarisation mais aussi d’intégration, détenant, tout au moins formellement, le monopole des soins de «?haut niveau?», de la recherche et de l’enseignement des sciences médicales. L’hôpital exerçait sur les médecins, dans les décennies 1970 et 80, un mouvement ambivalent d’attraction-répulsion. Tout en exerçant en pratique libérale, le spécialiste rêvait de pouvoir un jour s’insérer temporairement dans le circuit de l’hôpital qui produisait tout de même, malgré ses dysfonctionnements quotidiens, de la reconnaissance sociale par la médiation de l’enseignement et surtout la présence des «?aînés?», et donc de la hiérarchie médicale. En outre, le contexte sociopolitique («?gratuité?» des soins, ambitieux programmes de soins de santé primaire, etc.) n’était pas à l’évidence au profit du secteur privé souvent obligé de plier l’échine pour faire admettre ses malades à l’hôpital [5], de subir un étiquetage «?adapté?» à la période «?socialisante?», devenant mécaniquement le lieu de médecins «?intéressés?» uniquement par «?l’argent?» ou à «?gonfler l’ordonnance?» pour satisfaire les sollicitations du patient. La logique de soupçon à l’égard de la pratique libérale m’a semblé prégnante pendant les décennies 1970 et 1980 face à des structures publiques de santé encouragées et choyées par les pouvoirs publics et les organismes internationaux (OMS ). Les premiers se sont appropriés des moyens financiers importants grâce à la rente pétrolière. La deuxième avait le soutien et l’aval des pays membres ayant adopté le programme des soins de santé primaire appliqués par et dans les structures publiques de santé. On observe, durant cette période, la prégnance d’une logique de captation de la santé par les pouvoirs publics qui avaient ce privilège d’imposer aisément les règles du jeu dans le champ médical, de mettre sous contrôle administratif et politique une minorité de médecins qui s’étaient «?prématurément?» engagés dans la pratique libérale.

11Mais les hôpitaux vont de façon générale perdre leur «?âme?». Les professionnels de la santé semblent «?courir?» en vain, selon leur expression, pour tenter d’assurer l’acte médical ou paramédical. L’argent n’est plus aussi aisément disponible en raison de la réduction de la rente pétrolière à partir de 1986. Les professeurs hospitalo-universitaires, à l’origine de la formation de nombreux médecins, prennent progressivement distance avec l’hôpital et la faculté de médecine. Ils s’orientent progressivement vers d’autres activités (recherche, conception des programmes sanitaires, intégration dans les multiples commissions de réformes au sein du ministère de la santé, conseillers du ministre, lui même professeur de médecine). Les nominations par le haut et pour une durée indéterminée («?à vie?» diront certains) des responsables de services hospitaliers, sont loin de favoriser leur «?stabilité?», valorisant le statut au détriment de la professionnalité déployée dans l’espace de soins. L’étude d’un certain nombre de services hospitaliers au cours de la décennie 1990 [Mebtoul, 1994?; Mebtoul et alii, 1998], permet d’indiquer la prégnance des formes sociales de confusion, de «?flou?» et d’incertitude dans la réalisation des activités de soins dans les structures hospitalières. Plus essentiellement, le champ de la santé est profondément marqué par une configuration verticale qui freine toute médiation sociale sous-tendue par des contre-pouvoirs réels – illustrée par l’absence d’acteurs sociaux ou d’associations puissantes susceptibles de faire contrepoids aux décisions prises par les pouvoirs publics – en grande partie à l’origine des effets pervers du fonctionnement des structures hospitalières. Ceci se traduit en particulier par la désaffiliation progressive d’un nombre important de spécialistes à l’égard du secteur étatique, qui vont constituer de façon majoritaire le corps social du secteur privé.

12La césure secteur étatique – privé dans le champ de la santé doit donc être relativisée. Elle s’interdit de rendre compte des rapports complexes et dynamiques entre les deux mondes sociaux représentés par les médecins privés et leurs confrères de l’hôpital qui a été et reste, on l’oublie souvent, l’espace de socialisation de tous les praticiens. Ses dysfonctionnements et les logiques sociales déployées par les responsables de l’hôpital contribuent en partie aux transformations du champ de la santé, et en particulier, à la montée importante de la privatisation de la santé?; d’où l’intérêt de construire de nouveaux objets de recherche en partant de la marchandisation du domaine des soins.

Émergence de nouveaux objets en santé

«?Marchandisation?» des soins

13Les nouvelles configurations qui se dessinent dans le champ de la santé permettent de formuler de nouveaux questionnements, d’identifier d’autres objets peu présents dans la recherche anthropologique. Il me semble que l’axe sur lequel il est important de réfléchir et de mener des travaux d’investigation est la montée de la marchandisation forcenée dans le domaine des soins. Elle m’apparaît de plus en plus perceptible à partir de l’accroissement des moyens techniques (scanner, IRM, etc.) appropriés de façon dominante par les professionnels du secteur privé. Cette «?base?» technique mais aussi sociale du secteur privé est à l’origine d’un «?marché?» extrêmement important. Il lui permet de capter un nombre appréciable de patients. Ils n’ont souvent pas d’autres alternatives quand les hôpitaux sont contraints aujourd’hui de s’inscrire dans un rapport de dépendance à l’égard du secteur privé. Il devient, par la force des choses, un passage obligé, même pour les patients qui ont recours aux formations sanitaires étatiques, contraints de réaliser la majorité des examens dits «?complémentaires?» au sein du secteur privé.

14Ce «?marché privé des soins?» s’est constitué de façon rapide, brutale et violente durant la décennie 1990. Il continue à opérer dans un cadre socio-organisationnel marqué par le flou et l’opacité. Même si l’autorisation d’ouverture des cabinets et des cliniques privées [6] est légale, il n’en demeure pas moins que son fonctionnement au quotidien est peu réglementé. Autrement dit, il exerce sans normes explicites. Les pouvoirs publics ne se sont pas donnés les moyens de contrôler ses différentes activités. Les prix de ses prestations sont bien souvent fixés de façon très variable selon l’espace de soin privé, particulièrement dans les cliniques privées. Il n’est pas rare d’observer la reproduction du «?monopole?» marqué par un rite de passage (du public au privé) qui efface toute logique de concurrence, particulièrement quand la clinique privée est seule à détenir le «?fameux?» équipement technique ou à recruter un médecin porteur d’une réputation socialement reconnue. N’étant pas soumis à un contrôle rigoureux des pouvoirs publics, ce marché des soins privés «?difforme?» va avoir un ancrage important dans une société où «?ses?» agents sont confrontés au quotidien aux multiples incertitudes, aux errances thérapeutiques, à la survalorisation sociale du spécialiste [7], aux logiques de l’attente pour se soigner et à la prégnance du capital relationnel dans les structures publiques de soins pour tenter «?d’arracher?» un service donné. Autrement dit, la marchandisation du domaine de soins se constitue sur un terrain propice et favorable qui lui permet aujourd’hui d’imposer en toute quiétude ses exigences dans le domaine des prix, de faire patienter ses «?clients?», d’intégrer aisément un personnel rémunéré dans une logique informelle parce qu’il n’est pas toujours déclaré aux services des impôts [8].

15En partant de ces premiers éléments d’observation, la réflexion sur la marchandisation dans le domaine des soins dans les pays du Sud, me semble pertinente pour au moins deux raisons essentielles. La première est d’interroger le statut de la «?privatisation?» des soins, et plus précisément, son mode de construction et de développement dans une économie rentière, comme c’est le cas de l’Algérie, en essayant de saisir ses liens avec le fonctionnement du secteur étatique de santé, mais aussi avec les pouvoirs publics. Il s’agit bien de l’appréhender à partir d’une dynamique d’ensemble qui lui donne sens, tout en pointant de façon fine ses multiples imbrications, la formation des réseaux clientélistes qui se constituent entre les acteurs sociaux du secteur étatique de santé et celui du privé [Hadjadj, 1999]. La question implicite est bien-entendu de savoir si le secteur privé, avec ses ramifications au sein du secteur étatique lui permettant de mobiliser rapidement des professionnels de santé de l’hôpital, de capter aisément un nombre important de patients désemparés face à la maladie, a la possibilité de fonctionner autrement, tout étant inséré dans une logique bureaucratique qui marque le fonctionnement du système de santé. En Afrique de l’Ouest, Olivier de Sardan [2002, p. 114] insiste sur ce qu’il appelle le

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«?syphonnage?» du public par le privé qui atteint des sommets, que ce soit par la «?fuite?» des matériels des hôpitaux vers les cliniques, avec le détournement massif de médicaments, avec l’absentéisme au travail au profit des consultations en ville ou le détournement de clientèle, etc. Certaines formes de syphonnage existent en Europe, parfois officialisées ou tolérées (les lits privés dans les hôpitaux)?; en Afrique, où elles n’ont guère de limites, elles rendent le secteur public encore plus vulnérable et démuni.

17Mais les pouvoirs publics sont aussi impliqués dans ce jeu d’acteurs. Ils sont donc loin d’être au-dessus de la mêlée sociale. Ils ont contribué, nous l’avons noté, à légaliser l’activité complémentaire accordée depuis 1999 à tous les spécialistes du secteur étatique de la santé, dans le but d’atténuer leurs revendications salariales. Ils ont depuis trente ans continué à privilégier un mode de régulation centralisée du système de soins, à l’origine de la production des stratégies de reclassement, d’indifférence et de désaffiliation d’un nombre important de professionnels de la santé du secteur «?public?». La montée importante de la marchandisation des soins, qui ne sous-entend pas ici sa prédominance dans le champ de la santé, traduit le passage d’une idéologie de la «?gratuité des soins?» à l’importance de l’argent pour tenter de se soigner. Il représente l’élément essentiel au cœur de ce double mouvement d’intégration et d’exclusion de la population. À la santé «?publique?» longtemps privilégiée même dans sa forme rhétorique [Fassin, 2001] par les pouvoirs publics, se substitue aujourd’hui un autre discours social centré sur la réforme hospitalière. Ce glissement des objectifs et de la démarche de l’État traduit bien, au-delà du leitmotiv sur la rationalisation des activités de soins au sein des CHU, un impératif majeur qui est celui du recouvrement des coûts par les patients, même si des nuances et une prudence «?politique?» semblent de mise, en ciblant uniquement les catégories aisées qui seraient concernées par ces mesures. À titre comparatif, November [2001, p. 158] observe, en Hongrie, un phénomène analogue décrit en termes d’alliance tacite entre certains agents de l’État et ceux du secteur privé?:

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La bureaucratie et le marché ont trouvé une complicité étonnante dans le détournement des ressources du système de santé. Par exemple, les institutions publiques de santé et les initiatives privées parviennent à vivre en symbiose, ce qui donne une curieuse alliance entre intérêts publics et privés, mais qui ne sert pas l’intérêt général.

19Les pouvoirs publics sont enchâssés dans de multiples réseaux d’influence et du clientélisme. Ils contribuent donc à la construction du statut de la privatisation de la santé, en favorisant de façon pas toujours transparente les importations d’équipements médicaux, en octroyant de façon sélective les autorisations d’ouverture de cliniques privées. Autrement dit, leur position est caractérisée par le «?flou?», le secret, la solidarité entre eux et l’ambivalence [9]. Elle interdit donc la production de normes rigoureuses et claires sur la nature des actes médicaux et les prix des prestations assurés par les nouveaux investisseurs privés dans le champ de la santé. Peu d’études ont, me semble-t-il, tenté de décrypter les multiples liens informels entre les acteurs sociaux (pouvoirs publics, agents du secteur étatique de la santé et du privé) qui tendent à renforcer le processus de marchandisation des soins.

20L’anthropologie de la santé n’est pas démunie pour tenter d’investir activement le fonctionnement au quotidien des cliniques privées [10]. On exposera donc la deuxième raison qui peut autoriser une compréhension plus fine de la marchandisation des soins. Ici, l’investigation se situe moins au niveau du processus qui donne sens à la privatisation des soins que dans l’élucidation des rapports de travail entre les professionnels de la santé et les nouveaux «?entrepreneurs?» privés. Quelles formes de mobilisation du personnel vont-ils mettre en œuvre?? Comment opèrent-ils pour capter les patients?? Peut-on identifier ou non des changements significatifs par rapport au fonctionnement des hôpitaux??

21On peut ici, tout au plus, suggérer quelques pistes de réflexion à partir des tous premiers éléments d’observation recueillis dans deux cliniques privées. On est d’abord frappé par les nouvelles figures d’acteurs qui émergent dans le champ de la santé. Les premiers investisseurs sont au départ des entrepreneurs privés détenant des petites unités de production – fromagerie, confiserie – ou ayant investi dans les activités de commercialisation des produits multiples, en créant notamment les premières grandes surfaces en Algérie. Dans cet élargissement de leurs activités aux domaines des soins, les stratégies familiales semblent prégnantes. Une division du travail s’instaure entre les différents membres de la famille impliqués dans les différentes activités.

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Un des gros avantages de cette clinique, c’est que l’on n’a pas affaire directement au patron. Ils sont quatre frères. Chacun s’occupe d’un domaine. Le responsable de la clinique, c’est Mr. X. Il fait de la gestion. Il ne nous contrôle pas. Il passe par le docteur Y. C’est lui notre intermédiaire. Je trouve que c’est une bonne formule. Dans d’autres cliniques, le propriétaire est lui-même gestionnaire. C’est sa propriété. Il fait comme il veut. Ici, Mr. X ne vient pas s’immiscer dans notre travail. Ils respectent. Ils sont très respectueux du travail des médecins.
(gynécologue, clinique privée)

23Pour investir la clinique et y mener l’enquête, j’ai eu recours dans un premier temps au médecin-réanimateur, Mr. Y. qui assure la fonction de directeur technique. Il se présente en effet comme le manager de la clinique. Il assure non seulement ses activités de médecin-réanimateur mais aussi de gestion de l’espace de soins privé (suivi des travaux de montage des nouveaux équipements techniques, coordination des tâches entre le personnel de santé, construction de réseaux avec les médecins des cabinets privés et ceux de l’hôpital, recrutement des différents agents, etc.). Dans mon journal d’enquête, j’avais noté ceci?: «?Ne vous inquiétez pas. On m’a parlé de vous. Vous pourrez faire votre enquête. C’est moi qui décide. La lettre d’autorisation que vous m’avez remis, c’est pour l’administration?» (Docteur Y.). On voit ici émerger de nouveaux questionnements centrés sur la façon dont s’est construit le statut de «?directeur technique?», son mode de cooptation, ses relations avec les patrons de la clinique, etc. Ces éléments me semblent importants. Ils ont en effet un lien avec les rapports professionnels instaurés entre le personnel de santé et celui qui a pour charge de réguler toutes les activités de la clinique. Le choix d’un médecin-réanimateur, dans le poste de responsable technique et le recrutement des deux seuls médecins «?permanents?» [11] (une gynécologue et un chirurgien) est strictement lié à la hiérarchisation des activités de la clinique, centrées sur la gynécologie et la chirurgie. Il s’agit en outre d’exploiter tous les espaces d’opportunité?: acquérir les équipements techniques rares dans la région d’Oran (IRM et autres équipements), et qui contraignaient la population à se déplacer à Alger ou à Constantine. L’investissement dans ce qu’il est convenu d’appeler le «?plateau technique?» représente bien une option stratégique dans la constitution de la clinique privée qui opère à partir des dysfonctionnements du secteur étatique de santé, caractérisé aujourd’hui par une logique de pénurie. Les responsables de la clinique n’hésitent pas à objectiver de façon offensive l’acquisition de ces moyens techniques en portant l’information dans les différents journaux. Il est en effet important d’user d’une large stratégie de communication dans le but de faire connaître les moyens techniques acquis par la clinique auprès des patients qui résident dans des régions éloignées de celle-ci.

Mobilisation des personnels de clinique

24À l’inverse du fonctionnement des hôpitaux, la dynamique professionnelle est déployée de façon horizontale?: il s’agit d’élargir leur champ d’activités par la constitution de réseaux qui permettent ainsi la flexibilité, la rapidité et l’efficacité immédiate dans les actions engagées par la clinique. Pour cela, les responsables de la clinique semblent opter pour deux formes de mobilisation du personnel de santé qu’il est intéressant de décrypter et d’analyser de façon fine parce qu’elles montrent bien la multiplicité et l’imbrication des logiques mises en œuvre par les responsables de la clinique. Le paternalisme ou la captation du personnel de santé déployée en douceur et de façon informelle, s’appuyant strictement sur des réseaux familiaux ou professionnels, côtoie aisément l’autorité disciplinaire qui ne s’accommode pas de compromis ou de négociation. Elle se traduit notamment, parmi le personnel de santé, par la peur de l’erreur et de la sanction prise dans des délais extrêmement rapides [12].

25La première forme de mobilisation observée est interne?: le personnel de santé est, contrairement à celui de l’hôpital, réduit. Mes premières observations montrent la prégnance de rapports de travail qui contrastent avec ceux de l’hôpital. Et pourtant le personnel de santé qui exerce dans la clinique est parallèlement employé à l’hôpital. Il s’insère ici dans un contexte socioprofessionnel différent. L’expérience professionnelle acquise à l’hôpital dans des conditions de travail médiocres est pourtant réinvestie de façon intensive au sein de la clinique privée. «?J’ai appris à l’hôpital. J’ai fait mes stages là-bas. Malgré les conditions difficiles, j’ai pu avoir une petite performance. Je n’oublierai pas les gardes quand j’étais à l’hôpital?» (sage-femme major). L’appropriation d’une force de travail formée et expérimentée, acquise au départ gratuitement par le privé, n’est sans doute pas sans liens avec la possibilité de mise en place d’une organisation de travail désenclavée qui se construit relativement moins sur le poste de travail (particulièrement au niveau des agents paramédicaux), que sur «?l’entraide entre les agents?», ou pour être plus précis, sur la polyvalence des tâches qui permet ainsi de «?mobiliser l’équipe de travail?» dans les différents services de la clinique. Le personnel du service de gynécologie peut aussi exercer au service de chirurgie, et vice-versa?; ce qui permet de faire face non seulement aux tensions et à la charge de travail qui peuvent prévaloir à un moment donné dans un service, mais aussi de limiter les recrutements d’agents. Il n’est donc pas rare d’observer la sage-femme major s’investir dans les «?mauvaises tâches?» [Hugues, 1996]?: changements de draps, déplacement d’un malade au bloc opératoire, etc.

26Bien-entendu, il est important d’approfondir l’analyse pour élucider de façon plus précise ce qui se joue dans cette forme de mobilisation interne du personnel de santé dans les cliniques privées. Les «?bonnes?» conditions matérielles de travail mises à leur disposition, une discipline de travail stricte, des appointements relativement meilleurs qu’à l’hôpital, un espace sanitaire qui répond à certaines attentes et normes professionnelles du personnel de santé dans le domaine de l’hygiène et de la propreté, sont certes des dimensions objectives «?favorables?» au déploiement de cette forme de mobilisation. Mais il me semble qu’il y a lieu d’ouvrir d’autres pistes de réflexion sur les multiples tensions implicites qu’il importe de décrypter dans les rapports professionnels fragiles (contrats qui ne dépassent pas les trois mois pour la majorité du personnel) entre les responsables de la clinique et les différents agents. Mes premières observations montrent que l’investissement actif au travail se conjugue avec la peur de mal faire, où chacun semble surveiller l’autre dans un espace sanitaire qui impose unilatéralement ses règles. L’ordre disciplinaire est bien décrit par certains agents?:

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Tout le monde sait ici ce qu’il doit faire. Tout le monde est à son poste. Cela n’empêche pas qu’il y ait une contribution de toute l’équipe. C’est parce que c’est le privé qu’on n’a pas le droit à l’erreur. Cela s’est forgé. C’est mon boulot. Je le fais. Je n’attends pas à ce qu’on me fasse la remarque. Il y a une grande discipline. Cela veut dire que c’est le calme total. Il faut respecter les horaires des visites. Il faut que le café soit servi à telle heure. Il est important de respecter les horaires de repas. On impose le silence complet et la propreté est exigée à tout moment.
(sage-femme major)

28La deuxième forme de mobilisation du personnel de santé, et particulièrement des médecins, est externe. Il s’agit de constituer un réseau composé de médecins privés et de l’hôpital qui vont assurer au sein de la clinique, et à titre temporaire, un certain nombre d’actes médicaux et chirurgicaux. La captation des «?compétences?» des praticiens s’opère de façon horizontale, informelle et souple. Les responsables de la clinique tentent de mettre en «?symbiose?» d’un côté les moyens techniques, l’espace de travail et le personnel de santé «?permanent?» et de l’autre, des médecins spécialistes détenteurs d’un double apport?: la technicité et surtout la clientèle. Par exemple, le médecin spécialiste d’un cabinet privé a la possibilité d’opérer son malade au sein de la clinique qui lui assure tous les moyens nécessaires. Tout semble indiquer le déploiement d’une opération de «?sous-traitance?» constituée à partir d’une alliance tacite et intéressée entre ces deux catégories d’acteurs [13]. Elle a pour effet de renforcer le secteur privé. La logique de réseaux est intéressante à mettre en exergue pour comprendre le type de fonctionnement au quotidien d’une clinique privée. Mais tout en précisant qu’elle doit être comprise ici comme une modalité sociale qui permet l’instauration rapide d’un rapport marchand entre les médecins et les responsables de l’espace de soins privés. À titre comparatif, son mode de fonctionnement ne me semble pas très éloigné de celui d’une unité de production économique qui doit à tout prix rentabiliser les moyens investis. Mes premières observations confortent cette idée, tant dans les façons de mobiliser le personnel, d’assurer une activité de marketing auprès des médecins, d’accueillir les patients, où la réceptionniste ne doit surtout pas oublier de sourire, même quand elle semble fatiguée, etc. Dans mon journal d’enquête, je notai que

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la salle d’attente me faisait penser aux espaces d’accueil que l’on trouve dans les hôtels luxueux, avec leurs fauteuils rembourrés, où les malades attendent patiemment leur tour de consultation. Le “moralement correct” semble de mise. Dans le petit espace réservé à la réceptionniste, situé au sein même de la salle d’attente, le téléphone ne cesse de sonner. Le directeur technique, jeune médecin en réanimation se présente comme une personne très occupée. Il est sur tous les fronts?: au bloc opératoire, s’occupant du recrutement et de la discipline du personnel, contrôlant les travaux d’installation des nouveaux équipements récemment acquis, négociant avec les différents médecins, la programmation des interventions, etc.

30La nécessité de décrire et d’analyser plus finement cette double forme de mobilisation du personnel de santé dans les cliniques privées, me paraît pertinente pour situer les multiples tensions et les ambivalences que dévoile le fonctionnement de cette véritable «?machine à soigner?». Elle déroule au quotidien, de façon rapide et mécanique, comme nous avons pu l’observer, un ensemble d’actes médicaux et paramédicaux dans un espace sanitaire, certes plus confortable que celui de l’hôpital, mais qui n’en occulte pas moins les patients comme personnes porteuses d’expériences sociales diversifiées. Ici aussi les malades sont identifiés à leur numéro de chambre. «?Allez à la chambre 5, vous pouvez le descendre au bloc opératoire?». Les tâches du personnel de santé semblent trop diversifiées et intenses, assurées dans une logique instrumentale, pour permettre de nouer un contact social plus approfondi avec les malades. L’essentiel est ailleurs?: il faut capter le plus grand nombre de malades en jouant, le mot n’est pas très fort, sur la performance technique, la compétence des médecins, l’hygiène et la propreté de la formation sanitaire?; dévoilant derrière cette visibilité qu’il importe de transmettre, l’importance de l’image et du paraître, dans la construction sociale de la réputation de la clinique. Mais le cadre socio-technique suffit-il à produire une relation thérapeutique basée sur l’écoute et l’empathie qui autoriseraient la valorisation du statut des malades?? En décryptant, davantage que nous l’avons fait jusqu’à présent, les relations soignés-soignés dans les cliniques privées, le doute semble permis. Payer le prix fort pour se soigner, n’implique pas ici que la dignité des patients soit reconnue?; même si les prix exorbitants des prestations fournies par la clinique [14], ne semblent pas décourager un nombre important de patients qui refusent d’être soumis à l’indifférence et aux multiples incertitudes au cœur du fonctionnement des hôpitaux. Mais ils sont parfois contraints – pas toujours innocemment ou pour des raisons strictement médicales – de recourir à la clinique privée sur les conseils «?avisés?» de certains médecins de l’hôpital.

31Il semble de nouveau essentiel d’insister sur l’introuvable césure public-privé. Le secteur privé est loin de fonctionner en vase clos. Il s’engouffre dans les espaces d’opportunité situés cœur des logiques de fonctionnement déployées par les pouvoirs publics et le secteur étatique de santé. Les changements qu’il induit dans le champ de la santé ne peuvent être compris comme des ruptures par rapport au secteur dit public. Ils intègrent au contraire une dynamique sociale globale marquée par la prégnance sociale de l’argent dans la société, l’approfondissement des inégalités sociales de santé, la rareté des espaces de médiation et de débat public, où seul le capital relationnel semble «?performant?» et efficace, même dans le secteur privé, pour tenter d’obtenir rapidement un service donné. Si la santé n’a pas de prix, elle a tout de même un coût social et financier non négligeable pour une population confrontée à une médecine à deux vitesses imbriquée dans un système de santé qui objective et accentue ce mouvement d’intégration et d’exclusion de la population. Les nouveaux objets en santé sont aussi à rechercher dans ces recompositions entre l’État, le secteur étatique et celui du privé. Elles obéissent de façon plus générale aux objectifs conçus de façon exogène, inégale et asymétrique, par les pays capitalistes développés, au détriment surtout, faut-il le préciser, des catégories sociales les plus défavorisées de la population des sociétés du Sud.

Notes

  • [*]
    Maître de conférence au département de sociologie, faculté des sciences sociales, Université d’Oran et directeur du laboratoire de recherche en Anthropologie de la santé. Adresse professionnelle?: Université d’Oran, faculté des Sciences Sociales, BP 1524, Oran Mn’aouer, 31000, mebtoul@netcourrier.com.
  • [1]
    Il faut bien-entendu souligner que le secteur privé dans le domaine des soins est représenté par des mondes sociaux très différenciés et hiérarchisés selon les générations de médecins, leurs spécialités, les moyens techniques investis, leur lieu d’implantation. On peut rapidement évoquer la métaphore de la pyramide?: du médecin généraliste, récemment installé, à la recherche de quelques patients, qui est au plus bas de la hiérarchie sociale, en passant par les nombreux spécialistes, qui représentent à eux seuls des mondes très diversifiés, et enfin, au plus haut de la hiérarchie, l’émergence des cliniques privées qui s’imposent par l’investissement financier consenti, les moyens techniques déployés, et le travail de captation d’un nombre important de médecins qui exercent aussi bien à l’hôpital que dans les cabinets privés.
  • [2]
    Nos enquêtes montrent bien que des patients de conditions sociales modestes sont parfois contraints de recourir aux cliniques privées, empruntant de l’argent auprès du réseau familial ou n’hésitant pas à vendre des objets de valeur comme l’or pour faire face aux dépenses de soins.
  • [3]
    En Algérie, le décret n° 99-236 du 19 octobre 1999, autorise tout spécialiste du secteur public à exercer deux demi-journées par semaine au sein du secteur privé ou para-public. Mais il faut rapidement préciser qu’antérieurement au décret, nombre de spécialistes avaient investi activement le secteur privé sous des formes multiples (remplacement de médecins privés, réalisation d’actes opératoires dans les cliniques pour des patients consultés bien souvent à l’hôpital, etc.).
  • [4]
    La dépense nationale de santé est passé de 6 % du PIB dans les années 80, à 4,6 % en 1993, et se situe aujourd’hui à 3,6 %.
  • [5]
    Ce médecin généraliste privé disait?: «?avec l’hôpital, ce sont des relations difficiles, très difficiles. Quand on envoie des malades à l’hôpital, ils sont mal reçus par les infirmiers. Ce sont eux ou les internes qui font le tri. Ils ne prennent pas le soin d’examiner nos malades, alors que c’est une urgence?: c’est sérieux quand on envoie à l’hôpital. Mais c’est une mentalité. Ils se croient plus forts que le médecin privé. Il y a trop de bureaucratie dans un CHU. Les relations sont mauvaises?».
  • [6]
    Les experts du Ministère de la Santé, de la Population et des Réformes Hospitalières, reconnaissent implicitement le développement extrêmement rapide et peu maîtrisé du secteur privé. «?Après avoir été limité essentiellement aux activités de consultation, le secteur privé a connu un développement rapide dans les années 1990, à la faveur de la promulgation de la loi 88-15 du 3 mai 1988 et du décret 88-204 du 18 octobre 1988, fixant les conditions de réalisation et de mise en fonctionnement des cliniques privées. Son champ d’intervention s’est étendu ainsi aux activités d’explorations (biologiques et radiologiques) et d’hospitalisation (chirurgie et gynécologie-obstétrique notamment). Le secteur privé regroupe actuellement 51 % de l’effectif total des praticiens spécialistes, 32 % de celui des généralistes et 89 % de celui des pharmaciens?» (Document?: «?Développement du Système National de Santé, stratégie et perspectives?», Ministère de la Santé, mai 2001, p. 22).
  • [7]
    Il serait intéressant de réaliser un travail ethnographique en partant des plaques professionnelles situées à l’entrée des cabinets privés. Les premières observations montrent une réappropriation abusive du terme de spécialiste. Tout étant médecin généraliste, il s’octroie le titre par exemple de spécialiste des enfants, ou autre titre?; ce qui indique bien qu’il n’est pas très conseillé de se présenter avec le statut de médecin généraliste. En Égypte, Chiffoleau [2002] observe un phénomène identique.
  • [8]
    Le personnel de santé continue dans bon nombre de cliniques privées à être rémunéré en espèces remises dans des enveloppes.
  • [9]
    Hadjadj [1999, p. 132] insiste très justement sur la logique de fermeture qui semble caractériser le fonctionnement de l’administration sanitaire?: «?Une des particularités de l’administration de la santé publique est de fonctionner en cercle fermé. La formule “on lave le linge sale en famille” lui sied parfaitement. Dès qu’une affaire de corruption est ébruitée, tout est fait pour la traiter en interne, la “digérer” et l’étouffer rapidement. Dans le pire des cas, sans exagération, les auteurs de délits sont sanctionnés par une… mutation et à l’occasion un blâme, très rapidement effacé du dossier administratif de l’intéressé afin de ne pas gêner une promotion ultérieure?».
  • [10]
    J’étais confronté au scepticisme de certains collègues sociologues algériens et français qui mettaient l’accent à juste titre sur les difficultés d’investir de l’intérieur le monde social et médical des cliniques privées. Au cours d’un colloque, et à titre informel, un sociologue français me disait de façon très spontanée?: «?les cliniques privées, c’est une bombe atomique?». Je dois avouer que mon insertion dans ces espaces n’a pas été facile?; j’étais contraint d’utiliser mon capital relationnel pour y pénétrer?; mais il faut avoir la patience d’attendre, de revenir sans cesse pour réaliser les entretiens. Il me semble que l’observation peut être au départ pertinente mais non suffisante pour accumuler des données essentielles sur le fonctionnement des cliniques privées.
  • [11]
    Le terme de permanent doit être précisé dans la logique de fonctionnement qui est celle de la clinique privée. Même en ayant un contrat à durée indéterminée rédigé de façon d’ailleurs très floue, le médecin est payé à l’acte réalisé. Dire que le médecin est permanent sous-entend plus sa présence permanente à la clinique que la pérennisation de l’emploi. Écoutons les propos d’une gynécologue?: «?Moi, je suis d’astreinte en permanence, 24 heures sur 24 heures. Mais, je peux me faire aider par des copines gynécologues. C’est gérable. J’ai un contrat à durée indéterminée. Mais il y a peu de clauses. C’est plutôt un contrat moral avec le promoteur. Si je dois quitter, je dois leur donner six mois de préavis… Je suis payée à l’acte. Je suis obligée de faire des choses pour être payée?».
  • [12]
    Une sage-femme disait?: «?Mais l’erreur ici, ils ne pardonnent pas. C’est le privé ici. Chez l’État, ça passe. Chez le privé, tu n’as pas intérêt à faire une erreur?».
  • [13]
    «?Ce sont les cabinards, les gens installés qui ramènent leurs patientes. Ce sont eux qui font les opérations. Pour les informer et les faire venir, c’est le directeur technique qui va les voir pour discuter avec eux des modalités de prise en charge de leurs malades et du paiement?» (sage-femme major). Le médecin privé s’approprie le tiers du prix de la prestation effectuée
  • [14]
    À titre d’exemple, pour un accouchement simple qui nécessite une hospitalisation de la parturiente qui ne dépasse pas 24 heures, le prix de la prestation est de 25000 DA, environ?; soit le salaire mensuel moyen d’un professeur de lycée qui a plus de quinze ans d’expérience professionnelle. Un euro équivaut au taux de change officiel à 87 DA.
Français

Résumé

Il s’agit ici de montrer la pertinence de construire des objets en santé en partant du fonctionnement du secteur privé, et notamment de celui des cliniques privées. La montée importante de la marchandisation du domaine des soins a conduit à une recomposition des rapports entre les pouvoirs publics, les spécialistes de l’hôpital et ceux du secteur privé. Recomposition qui se traduit notamment par l’émergence de nouveaux « entrepreneurs » dans le champ de la santé et par le déploiement de nouveaux rapports de travail entre le personnel de santé et les « patrons » de la clinique privée, qui contrastent avec ceux de l’hôpital. Celui-ci est pourtant au cœur du renforcement du secteur privé. Nous montrons les multiples imbrications entre les professionnels de la santé des deux secteurs, qui se font au profit du secteur privé. Celui-ci a en effet la possibilité de capter aisément le personnel de santé de l’hôpital, de s’approprier de façon dominante un nombre important de patients contraints d’assurer leurs examens « complémentaires » en son sein, parce qu’il est souvent le seul détenteur de certains moyens techniques, comme le scanner, par exemple. On insistera donc sur l’introuvable césure public / privé. Celui-ci se nourrit en réalité des dysfonctionnements des structures étatiques de soins et des logiques de fonctionnement des pouvoirs publics qui vont eux aussi contribuer, en légalisant l’activité complémentaire assurée par les spécialistes, à renforcer de façon détournée le secteur privé. Il a donc toute la latitude de mobiliser activement et dans une logique de réseaux, le personnel de santé de l’hôpital, tout en n’hésitant pas à intégrer les spécialistes des cabinets privés qui ont la possibilité d’investir la clinique pour opérer leurs malades. Cette alliance tacite entre les « patrons » des cliniques et les médecins privés, permet d’élargir les assises du secteur privé.

Mots-clés

  • soins privés
  • marchandisation
  • pouvoirs publics
  • médecins
  • mobilisation
  • imbrication
  • hôpital
  • cliniques privées

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Mohamed Mebtoul [*]
  • [*]
    Maître de conférence au département de sociologie, faculté des sciences sociales, Université d’Oran et directeur du laboratoire de recherche en Anthropologie de la santé. Adresse professionnelle?: Université d’Oran, faculté des Sciences Sociales, BP 1524, Oran Mn’aouer, 31000, mebtoul@netcourrier.com.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.029.0013
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