CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les flux financiers de source illicite sont aujourd’hui partie prenante du processus de mondialisation : les recettes de la drogue, du trafic des armes, de la prostitution, du jeu clandestin, etc., en irriguant de manière constante les différents secteurs de l’économie légale, auraient pour fonction primordiale d’atténuer les déficiences récurrentes des mécanismes officiels de financement du développement. Cette thèse séduisante de la substitution financière va souvent de pair avec l’idée iconoclaste d’une criminalisation accélérée des structures de la légalité, laquelle se manifesterait principalement sous la forme d’une extension du pouvoir d’influence des organisations criminelles en matière de décision économique [Fabre, 1999],

2Or l’expansion et la rentabilité élevée des activités illicites ne sont pas sans poser de sérieux problèmes : l’absorption de volumes conséquents de liquidités à l’intérieur d’économies officielles de taille dissemblable impose tout d’abord d’entreprendre, de manière quasi concomitante, une « démarche de purification » des sommes suspectes. Pour se convertir en pur ou propre, l’argent sale doit être blanchi au préalable et acquérir de la sorte une légitimité irréfragable. Bien qu’il soit difficile de s’accorder sur le contenu précis de cette dernière notion empruntée au départ à la science politique, l’orthodoxie économique dominante définit un comportement légitime comme le fait que chaque agent puisse disposer d’une fonction d’utilité reflétant ses valeurs et préférences. A cette perception réductrice sont associées toutefois des externalités positives alors que l’illégitimité se traduit inversement par des situations défavorables en termes de négociation et de règlement des contrats. La tâche s’avère en effet difficile dès lors que l’efficacité d’un tel acte présuppose l’existence d’un certain consensus social et, plus localement, la prégnance de valeurs éthiques [Thoumi, 1997] au sein même de l’espace économique convoité par les intérêts criminels.

3D’autant que l’économie légale n’est pas toujours synonyme d’acceptation sociale surtout lorsque la Loi est perçue comme illégitime [Rocha, 2000]. Les exemples abondent à cet égard dévoilant la réalité de relations pour le moins ambiguës sinon contradictoires tissées entre la légalité économique et les activités illégales : la contrefaçon (illicite) de marchandises tolérée pour ses bénéfices individuels mais suscitant parallèlement de sérieux préjudices matériels à la production réglementée, les fiscalités officielles aux finalités redistributives appréciées par la majorité des contribuables devenant illégitimes dès lors que l’on tente d’en augmenter la pression (diffusion de la fraude fiscale), les marchés parallèles du crédit (usure) directement mis en concurrence risquée avec les systèmes financiers licites, les sociétés commerciales et industrielles légalement établies aux pratiques frauduleuses rémunératrices, l’économie criminelle en quête permanente de respectabilité économique et de reconnaissance sociale [1]

4Le dynamisme de cette économie souterraine est d’ailleurs peu ou prou freiné par la multiplication récente des lois anti-blanchiment : même si la recrudescence de nouveaux dispositifs juridiques répressifs à l’échelle mondiale n’a en réalité qu’une incidence marginale sur les volumes blanchis, elle oblige d’ores et déjà à une amélioration permanente des procédés de dissimulation et de légitimation des capitaux douteux. Atteindre un niveau optimal de protection consiste, en fin de compte, à s’organiser sous une forme durable afin d’éviter la découverte des finalités sous-jacentes inhérentes aux schémas financiers employés [2].

5Dans le cadre de cet article, la référence appuyée aux fonds à blanchir du commerce des stupéfiants d’Amérique latine permettra de montrer que les trafiquants ont de plus en plus recours à une organisation clandestine chargée d’éliminer les contraintes économiques et financières dérivées d’un afflux massif de narcodollars. De taille variable, selon la plus ou moins grande rentabilité conjoncturelle du trafic, la structure de blanchiment souvent retenue est le réseau, en raison de sa plus grande efficacité par rapport à d’autres formes plus conventionnelles d’organisation du recyclage : entreprises criminelles, marchés gris ou noirs, groupes mafieux… Définie en première instance comme une association d’agents distincts [3] ne participant pas directement au trafic des drogues, la notion de réseau proposée ici s’efforcera de dépasser le contenu fragmentaire des travaux qui segmentent le processus de légitimation de l’argent de la drogue en de multiples filières sans liens apparents entre elles. Une approche globale sera donc privilégiée, où l’attractivité et la supériorité fonctionnelles de la forme réticulaire résident dans la conjonction de deux avantages comparatifs spécifiques : une structure d’intermédiation délictuelle de nature polyvalente et un système cohérent de protection des ressources illégales.

6Nous conclurons provisoirement en élargissant le débat à la dimension publique du blanchiment dans la mesure où les analyses présentées ci-dessous prennent comme principale référence factuelle un type de réseau d’essence privé représenté au travers de ses membres les plus proéminents : banquiers, entrepreneurs, administrateurs de biens et de sociétés diverses… Si la corruption des hommes politiques constitue sans nul doute un vecteur puissant capable d’accélérer la légitimation des richesses acquises par le biais du commerce des drogues, elle n’est malheureusement pas toujours le fait de rares individualités égarées sur les chemins buissonniers de la représentation politique.

De l’économie du blanchiment à la notion de réseau

7À la difficulté quantitative d’évaluer le volume des profits à blanchir doit être en effet ajoutée celle ayant trait au substrat normatif d’une définition qui tenterait de différencier théoriquement un réseau illégal d’un réseau légal. Une telle tentative s’avère en général vaine et peu féconde, si elle est circonscrite à la seule mise en œuvre de critères spécifiques aboutissant en fin de compte à une signification tantôt extensive ou tantôt réduite de la réalité observée [Boltanski, Chiapello, 1999 : 208-227]. Eu égard au contenu intrinsèque du concept, celui-ci revêt en revanche un intérêt heuristique plus évident dès lors qu’il est conçu comme un regroupement d’intermédiaires rémunérés dont le travail occulte est de fournir en priorité une crédibilité indéfectible aux sommes recyclées. Car rendre des liquidités sales crédibles – dit autrement : ayant toute l’apparence d’une origine licite – a pour effet majeur une augmentation constante du coût de blanchir due principalement à la variété des compétences spécifiques des professionnels recrutés.

8Le recours croissant au concept de réseau dans la littérature en sciences sociales a permis d’enrichir dernièrement la réflexion scientifique sur le développement des échanges formels (ou informels) liés aux multiples activités humaines légales [Boltanski, Chiapello, 1999], Quelques réticences bien compréhensibles demeurent cependant quant à la pertinence d’une application systématique au domaine très particulier des circuits financiers criminels. Or, pour « déstigmatiser » cet argent et faciliter sa dilution dans les structures de l’économie légale, plusieurs étapes techniques et échanges monétaires sont auparavant nécessaires entre les différents agents – ou blanchisseurs, pour nommer ce type d’intermédiaires singuliers : fourmi, déposant-moyen, investisseur local, banquier, administrateur de fiduciaires, gérant de sociétés écran, prête-noms des paradis « réglementaires »…-, qui agissent dans le cadre d’une structure fermée, efficace, capable d’optimiser les diverses opportunités de recyclage. En raison de ses caractéristiques, le réseau représente aujourd’hui la forme d’organisation la plus répandue capable de faire circuler en toute confidentialité, tout en les légitimant progressivement, des quantités fiduciaires et scripturales douteuses.

La dimension économique du blanchiment

9L’évaluation économique de la finance de provenance criminelle demeure un thème controversé et encore peu étudié sur lequel règne une incertitude périodiquement entretenue par la fourniture régulière de chiffres globaux fantaisistes, produits de travaux d’une légèreté méthodologique notoire. Ainsi, les quantifications excessives de liquidités supposées blanchies tendent sans doute à accentuer l’hiatus entre la taille réelle du phénomène et son observation statistique ; celles-ci ne sont d’ailleurs pas toujours dépourvues d’arrière-pensées idéologiques. Avec l’amplification de la menace potentielle de criminalisation de l’économie, le bien-fondé et le renforcement de certaines mesures anti-blanchiment se trouvent être ainsi politiquement justifiés par l’énormité des chiffres produits. Avant même toute tentative de conceptualisation, examinons préalablement, avec toute la circonspection requise, les dernières évaluations concernant les sommes en jeu.

10La nature souterraine des activités illicites impose de recourir à une approche avant tout déductive dès lors que l’on se trouve dans l’impossibilité pratique de quantifier avec précision le montant des profits potentiels à blanchir. Plusieurs modalités directes et indirectes de calcul sont néanmoins envisageables qui permettent de croiser différentes informations selon le niveau d’agrégation disponible [Morel, Rychen, 1994]. À un niveau transnational par exemple, on cherchera à évaluer globalement l’excédent monétaire plausible résultant du marché des stupéfiants, afin d’en déduire indirectement le volume des fonds susceptibles d’être blanchis.

11Le croisement des chiffres officiels de saisies, de consommation et de production des stupéfiants, malgré de nombreuses carences et incohérences, demeure en général la démarche privilégiée des principaux organismes spécialisés dans ce domaine [Cartier Bresson, Josselin, Manacorda, 2001].

12C’est ainsi que le Gafi estime en 1990 la production ou les ventes afin d’en déduire la valeur des passifs bancaires susceptibles d’être blanchis. Cet organisme parvient ainsi à un chiffre des ventes de drogue (héroïne, cocaïne, cannabis) en Europe et aux États-Unis s’élevant à 122 milliards de dollars, lesquels se répartissent de la manière suivante : 61 % pour la vente de cannabis, soit 74,4 milliards de dollars ; 29 % pour la cocaïne, soit 35,4 milliards de dollars ; et 10 % pour l’héroïne, soit 12,2 milliards de dollars. Le Gafi formule en outre l’hypothèse suivant laquelle 55 % à 70 % des fonds criminels pourraient donner lieu à un blanchiment, c’est-à-dire en fin de compte à un recyclage de 85 milliards de dollars par an.

13Le World Drug Report [1997] du Pnucid, sur la base d’hypothèses audacieuses concernant la pureté du produit final et les taux d’exportation de l’héroïne et de la cocaïne, parvient à évaluer approximativement la production et le trafic des drogues au cours de l’année 1995. Le Pnucid obtient en fait un chiffre d’affaires de 339 milliards de dollars distribué ainsi : 107 milliards de dollars pour l’héroïne ; 117 milliards de dollars pour la cocaïne ; 62 milliards de dollars pour la marijuana ; 13 milliards de dollars pour le haschich, et 60 milliards de dollars pour les drogues synthétiques.

14On voit que l’évaluation du Pnucid est nettement supérieure à celle du Gafi. Or, il est plus que probable que cette différence quantitative soit le résultat d’erreurs, d’approximations et de méthodologies divergentes dans l’appréhension pertinente de la réalité économique du trafic des drogues. Quoi qu’il en soit, plusieurs auteurs [Grimai, 2000 ; Kopp, 1997] n’hésitent plus à questionner l’ampleur des chiffres diffusés en critiquant sévèrement le calcul excessif des dépenses liées à l’achat au détail des stupéfiants de même que le niveau élevé de leur prix de vente supposé. Ainsi, Reuter prétend que le chiffre d’affaires du marché mondial des drogues ne dépasse pas en réalité les 100 milliards de dollars annuels et que la majeure partie de cette valeur ajoutée se formerait essentiellement sur les marchés domestiques. Il avance en outre un chiffre de 20 milliards de dollars pour la valeur commercée au niveau international.

15De cette réévaluation à la baisse des revenus du trafic découle en toute logique une diminution substantielle du volume estimé des profits illicites pouvant être blanchis par l’intermédiaire des circuits financiers internationaux. Ce qui fait dire à P. Kopp que « même si le chiffre d’affaires était de 125 milliards de dollars, le commerce international de drogues ne dépasserait pas 20-25 milliards… » [cité par Cartier Bresson, Josselin, Manacorda, 2001 :103]. Seule une partie de cette somme ferait par conséquent l’objet d’un blanchiment multiple et pervertirait éventuellement l’économie légale.

16L’objet de ce document n’étant pas de procéder à une recension critique des différentes techniques permettant d’évaluer le montant supposé des fonds illicites à blanchir, on peut toutefois rappeler que cette quantification se heurte à un double handicap (Castelli, 1998) : d’un point de vue factuel, l’illégalité même de cette activité économique pose tout d’abord un problème rédhibitoire au moment de la collecte des informations nécessaires au calcul de la dimension financière du blanchiment de l’argent des drogues : l’inexistence compréhensible d’un cadre statistique susceptible d’en saisir la taille impose en effet le recours obligé à des estimations indirectes non exemptes de critiques quant à la pertinence de leur degré de précision [Cartier Bresson, Josselin, Manacorda, 2001]. Au-delà de cette difficulté technique, le caractère historiquement contingent des mesures réalisées renvoyant à des actions exogènes au champ d’étude, à des événements sociopolitiques éphémères (répression, politique étrangère, motifs électoraux) empêche en outre d’avoir une vue plus objective du phénomène dans toute sa complexité.

Le réseau de blanchiment et son coût

17Sans disposer évidemment de données précises, l’on peut toutefois essayer de ventiler les composantes principales d’un coût du blanchiment/recyclage :

Coût opérationnel du blanchiment ·Dépenses engagées pour le stockage physique des quantités de liquidités sales (location et/ou acquisition d’immeubles : entrepôts, maisons de sécurité, locaux commerciaux, coffres-forts) ;· Prix d’acheminement ou de transport de la monnaie fiduciaire (véhicules terrestres, moyens maritimes et dispositifs aériens…) non compris les rémunérations des chauffeurs-passeurs (cf. infra) ;· Frais matériels liés à la circulation des sommes au sein du réseau de blanchiment (acquisition d’infrastructures technologiques de communication virtuelle : matériels informatiques – hardware -, outils de télécommunications, dépenses spécifiques en software…)· Coût des investissements et des placements dans la sphère légale. Coût humain et politique· Subornation des représentants de la répression (police, justice, armée) ;· Rémunération des multiples « sans grade » (gardiens, employés du stockage et emballage, chauffeurs, passeurs, fourmis…) qui doivent soit traiter soit déposer les espèces sur des comptes courants ;· Paiement des fonctionnaires et des employés travaillant dans les banques, les établissements non financiers, les sociétés commerciales, les entreprises industrielles, etc.· Notes de frais des conseillers financiers et des divers prête-nom ;· Honoraires des cabinets juridiques défenseurs des réseaux de blanchisseurs ; ·Financement des appuis politiques et de la légitimité sociale (le nerf économique du clientélisme).

18Le fonctionnement d’un réseau de blanchiment implique l’engagement de fortes dépenses (cf. supra), lesquelles se différencient assez nettement des coûts de transaction liés au commerce de marchandises illégales telles que les stupéfiants [Krauthausen, Sarmiento, 1991]. Parmi les variables sélectionnées ci-dessus, quelles sont les plus déterminantes ? Les dépenses matérielles, bien qu’essentielles au fonctionnement du réseau, ne sont qu’une composante du coût total. L’intensification des contrôles répressifs auxquels sont soumis les agents affectés au transport et au fractionnement des dépôts bancaires (frais opérationnels) a certainement une part de responsabilité dans l’augmentation du coût liée à la circulation physique des montants à blanchir. De même, pour échapper à la répression, le paiement d’intermédiaires hautement qualifiés dans le montage d’opérations financières indétectables se trouve être complété par des « frais » liés à la subornation et aux prébendes versés aux fonctionnaires publics et employés privés des institutions de financement.

19De manière plus générale, le blanchiment a un prix croissant qui résulte de l’existence d’une prohibition globale sur l’utilisation des bénéfices liés à l’expansion des activités criminelles. Dans le cas particulier du trafic des drogues, Steiner [1997] a montré que la part du « coût de lavage » a nettement augmenté dans le revenu net des exportateurs colombiens de cocaïne au cours des quinze dernières années : de 3 % en 1985 sur les sommes blanchies à un taux oscillant entre 5 % et 8 % en 1992 pour culminer aujourd’hui à près de 20 %, si ce n’est plus comme le corroborent les ultimes travaux anglo-saxons [Grosse, 2001]. Car le coût du blanchiment n’est pas seulement fonction de la plus ou moins grande qualité et variété de l’offre des services de légitimation dans la mesure où il dépend aussi étroitement des résultats atteints par la répression. L’application effective des dispositions d’une loi anti-blanchiment, en augmentant le risque de traçabilité des recettes illicites, conduit par la même occasion à accroître son prix, celui d’offrir une meilleure crédibilité au capital d’origine criminelle.

Les singularités théoriques du concept de réseau de blanchiment

20D’un point de vue théorique, le blanchiment est une illustration emblématique de l’importance de la délégation, de l’intermédiation au sein de l’économie illégale : en plus de créer du lien social entre les délinquants et les blanchisseurs, la raison d’être économique d’un tel réseau, en tant que forme organisationnelle spécifique, résiderait, entre autres atouts, dans la possibilité de maîtriser les coûts de délégation consubstantiels à l’activité onéreuse et lucrative de blanchir. Comme nous l’avons déjà noté, plus on multiplie les intermédiaires susceptibles d’occulter les identités des bénéficiaires réels plus s’élève, au fur et à mesure des différentes étapes du blanchiment, le prix de la protection assimilé ici à un coût de délégation.

21Par rapport à la répression, sa signification économique et sociale apparaît elle-même très singulière : le contenu de la lutte anti-blanchiment se différencie nettement des sanctions et des contraintes affectant en permanence les sphères de production et de consommation des stupéfiants. Un contrôle plus ou moins efficace s’exerce en effet sur les contreparties matérielles, les biens marchands illégaux mis en vente afin d’en réduire l’offre (éradication des plants de cocaïne) ou d’en empêcher la commercialisation (arrestation de dealers et de toxicomanes) par le biais d’une action conjuguée des autorités policières et des appareils judiciaires [Boyer, 2000]. Sauf cas de simultanéité de saisies de drogues et de monnaie fiduciaire, les fonds en voie de blanchiment ont au contraire rarement un rapport physique, un contact direct avec les marchandises mises au ban de la Loi et par conséquent de la société.

22En d’autres termes, l’organisation des circuits financiers de l’argent illégal ne se confond presque jamais avec les filières de production et de commercialisation des drogues. Devenue quasi indétectable grâce au mélange constant avec des flux provenant d’activités licites, la finance d’origine criminelle – que ce soit sous forme de revenus initialement illicites ou par métamorphoses successives du capital blanchi – n’est toutefois pas dépourvue de retombées économiques dans le domaine de la production réelle. Comme dans le cas du foncier urbain [Castelli, 1999], l’argent recyclé peut également se réifier soit sous la forme de marchandises (logement résidentiel et immobilier commercial), soit sous celle de capital productif (bâtiments industriels).

23D’un point de vue méthodologique, nous sommes en présence d’un processus économique en évolution constante dont il faut bien observer les effets déterminants, à un moment historique donné, sans pour autant réduire ceux-ci à une explication ternaire. Chantai Cutajar insiste à juste titre sur l’anachronisme du modèle classique d’analyse : « Analyser le processus de blanchiment n’est pas aisé tant les méthodes mises en avant sont nombreuses et évolutives. L’analyse classique du phénomène repose sur une succession de trois étapes nettement différenciées : le placement, l’empilage et l’intégration. Le modèle est révolu » [Cutajar, 2000 : 1819]. Une approche dynamique s’intéressera au contraire plus à la durée des montages financiers qu’à leur segmentation statique inscrite dans un espace-temps borné. Selon les territoires et les activités choisis, la circulation incessante de flux de monnaie, d’informations et d’innovations technologiques au sein d’un réseau clandestin permet alors de déjouer la répression et d’asseoir la légitimation des richesses illégales. La coexistence paradoxale d’opérations sophistiquées et de procédés plus rustiques, voire archaïques à l’intérieur même de l’organisation réticulaire traduit en réalité son évolution récente vers la polyvalence.

24Pour un économiste orthodoxe, le réseau est réduit théoriquement à un support technique qui stimule le développement des échanges entre agents [4]. Une conception morphologique va même jusqu’à formaliser une segmentation verticale des activités en une triple dimension structurelle : infrastructures, infostructures et services finals [Currien, 2000]… Cette trichotomie de nature fonctionnelle ne favorise en rien une différenciation pertinente des réseaux légaux de ceux de nature illégale. Affirmer par exemple que la production et la commercialisation des drogues reposent sur une logistique infrastructurelle, une concentration endogène de ressources matérielles, informationnelles, relationnelles et statutaires n’est pas l’apanage de cette activité criminelle, ou de toute autre d’ailleurs, dans la mesure où ces caractéristiques se retrouvent aussi dans les réseaux bancaires, de solidarité, sportifs… dont l’existence s’inscrit dans le cadre de la plus stricte légalité.

25 Pour singulariser ce type d’organisation, il faut avant tout en appréhender la finalité essentielle. Au-delà de l’interconnexion chère aux ingénieurs et aux informaticiens, le fonctionnement du réseau des blanchisseurs se caractérise par un élargissement des tâches et des objectifs assignés auparavant aux circuits historiques, c’est-à-dire antérieurs au blanchiment contemporain. Ces derniers mobilisaient en réalité peu d’agents et de capitaux, leur champ spatial d’action était fort restreint (territoire géographique limité au marché des marchandises illégales), l’emploi des techniques rudimentaires était aussi diffus (échanges non monétaires de divers produits illégaux), et ils demeuraient en définitive la cible privilégiée des forces répressives.

26La notion de polyvalence [5] donne en revanche sa pleine signification économique et sociale aux structures réticulaires du blanchiment ; une telle forme d’organisation peut être d’ores et déjà considérée comme polyvalente lorsqu’elle a la capacité :

  • d’attirer l’ensemble des capitaux et des patrimoines criminels en assurant la flexibilité permanente des différentes stratégies de blanchiment ;
  • de mettre en œuvre, séparément ou conjointement, les stratégies d’opacité, de crédibilité et de respectabilité liées au changement de statut de l’argent illicite [Broyer, 2001] ;
  • d’utiliser à bon escient la variable espace-temps qui accompagne toujours une opération de recyclage de grande ampleur (cf. infra) ;
  • d’optimiser, quelle que soit la source variée des actifs utilisés, l’ensemble des formes de blanchiment (archaïques, élémentaires, élaborées, sophistiquées) ;
  • de répondre aux motivations sociales des criminels et des différentes catégories de blanchisseurs en évitant un certain nombre d’inconvénients qui fragilisent de l’intérieur l’efficacité et la sécurité opérationnelles du réseau : découverte par la répression, trahison des membres, prégnance des comportements opportunistes…
Une analyse menée dans le cadre d’une perspective globale - qui s’écarte notablement de la seule accumulation hypothétique d’informations hétérogènes [de Maillard, 20001, peut dès lors fournir les clés de lecture du blanchiment sous sa forme réticulaire.

La protection des réseaux de blanchiment

27L’importance d’un réseau de blanchiment relève de facteurs généraux dont la taille et la longueur des circuits empruntés, les montants blanchis et/ou à blanchir (projection future), les techniques mises en œuvre… sont souvent cités comme essentiels à un fonctionnement optimal, c’est-à-dire sûr, bien protégé. Afin de mieux comprendre la portée économique d’une telle forme organisationnelle, la prise en compte d’éléments spécifiques demeure en outre indispensable.

28Les circuits organisés du blanchiment s’adaptent aux normes de contrôle des flux financiers (seuil de dépôt à dix mille dollars par exemple), même si celles-ci obligent parfois à multiplier les courriers ou les sociétés écran et à déplacer constamment l’horizon temporel des placements de capitaux illicites. À cet égard, le scandale de la BCCI (Bank of Crédit and Commerce International) constitue un cas remarquable de longévité d’une banque disposant d’une compétence technique hors pair dans le domaine du blanchiment de l’argent mafieux (www.ex.ac.uk/~~Rdavies/arian/scandals). Pendant un peu moins de quinze années d’existence, la BCCI a su en effet moduler la durée des diverses techniques utilisées en fonction de contraintes légales et d’objectifs occultes lui permettant ainsi de mieux brouiller les pistes criminelles de la richesse créée : trusts de niveaux divers et compagnies fantômes avec renouvellement de leur existence légale tous les deux ans, prêts adossés à échéance variable, certificats de dépôts bancaires à durée modulable, etc., traduisent la dimension historique sous-jacente des stratégies de dissimulation [Henry, 1996 : 361-384].

Une opacité recherchée

29Mais qu’est-ce qui fait qu’une telle organisation économique et financière sous contrainte répressive s’adapte en permanence, pérennise des situations de quasi-impunité ? Nous avons remarqué précédemment que la capacité d’adaptation des réseaux de blanchiment est liée en grande partie au coût des délégations nécessaires – les primes de risques à blanchir -, à l’absence de repérage des profits illicites et à la transgression des lois anti-blanchiment. Cela semble cependant bien insuffisant pour expliquer la présence d’organisations réticulaires de blanchiment dans la mesure où leur souplesse d’adaptation à des situations risquées d’identification potentielle dépend de plus en plus de la connaissance in fine des normes sociales, des dispositifs juridiques et judiciaires préservant en théorie l’économie légale de la pénétration des revenus et des patrimoines criminels. Pour éviter d’être découvertes, un niveau de protection optimum doit être garanti et maintenu grâce à un contrôle permanent des informations les plus sensibles.

30Comme n’importe quel réseau clandestin, le réseau de blanchiment déploie alors une stratégie à première vue paradoxale mais en réalité très rationnelle. Il s’agit en premier lieu de ne laisser filtrer que le minimum de renseignements opérationnels strictement indispensables au bon accomplissement des phases d’occultation : utilisation de prête-noms, comptabilité fictive des sociétés écran, recours aux comptes numérotés (secret bancaire), anonymat des fiducies, transfert du capital des trafiquants vers des zones accueillantes (paradis fiscaux, centres financiers offshore) [Hampton, Abbot, 1999], etc., sont des pratiques connues qui ont fait leur preuve depuis longtemps. En second lieu, le brouillage des origines, pour indispensable qu’il soit, ne suffit pas à assurer la protection du réseau. Car ce dernier requiert également une grande quantité d’informations économico-financières, officielles ou non, susceptibles d’améliorer le volume et la qualité des prestations rendues : de l’extérieur, des experts en l’art de blanchir (avocats, conseillers en gestion, fraudeurs patentés), des établissements financiers complaisants ou complices, des autorités corrompues lui fournissent, à temps et avec une régularité périodique, les données nécessaires à un recyclage efficient. Entre les différents participants à un réseau actif, la provenance illicite des bénéfices de même que la clandestinité organisée engendrent cependant plusieurs asymétries majeures.

31L’information primaire – ou identité des profits à blanchir – est la seule à être en possession des trafiquants, lesquels ne transmettent bien entendu qu’une partie des informations aux intermédiaires du blanchiment pendant tout le déroulement des opérations. Cette rétention à la source se double également d’une communication interne réduite à la portion congrue et sous une forme codée afin d’éviter une possible remontée des investigations policières vers les bénéficiaires du recyclage. Les blanchisseurs sont souvent maintenus dans l’ignorance des véritables identités des maîtres d’œuvre sans que cela signifie pour autant qu’ils ne se doutent pas de l’illégalité initiale de l’argent manipulé ou feignent de ne pas savoir pour qui ils travaillent en réalité.

32À leur décharge, il faut toutefois souligner que ces intermédiaires ne sont pas censés connaître tous les tenants et les aboutissants du processus de formation de richesses sur le marché des stupéfiants. La carence délibérée en données précises les empêcherait d’ailleurs d’en découvrir la provenance criminelle. La bonne foi trompée de banquiers « blanchisseurs-malgré-eux » n’est pas aussi rare qu’on l’imagine généralement. Un art consommé de la manipulation de même que les meilleures recommandations du monde économico-financier réunies autour des représentants légaux des trafiquants (avocats, conseillers) suscitent parfois des blanchiments à l’insu des professionnels de l’intermédiation financière. Des maîtres manipulateurs s’y sont malheureusement trop bien illustrés : Meyer Lansky, Franklin Jurado pour ne citer que les plus célèbres [Robinson, 1994 ; Jerez, 1999].

33Dans un réseau clandestin, l’information est par définition captive, elle diffère radicalement en termes d’accessibilité et de disponibilité de celles d’un réseau « légal [6] ». Les rares informations circulant à l’intérieur d’une organisation réticulaire à finalité illégale ne sont en outre jamais soumises à une éventuelle contestabilité, à une discussion démocratique liée à la pertinence de leur emploi en raison des objectifs non avouables du blanchiment lesquels sont en apparence antagoniques avec de ceux de l’économie légale. Au vu des faibles résultats de la lutte anti-blanchiment, les stratégies de rétention informationnelle font montre d’une efficacité supérieure occasionnant une réelle diminution des risques de repérage des quantités blanchies. Avec le contrôle asymétrique des informations – les trafiquants sont au courant de tout ou presque tandis que leurs collaborateurs en blanchiment disposent seulement d’une information partielle, utile à l’accomplissement de tâches précises -, le réseau s’autoprotège de la sorte des actions externes de répression en promouvant un fonctionnement de type circuit semi-fermé.

34Or l’opacité stratégique s’avère parfois dangereuse lorsqu’elle est poussée dans ses ultimes retranchements : en cas d’arrestation d’un participant notoire par exemple, le risque que la répression s’étende aux autres membres du réseau devient de plus en plus grand (effet domino), à un point tel que la probabilité de découverte tend à s’élever elle aussi. Les trafiquants protègent les profits de la drogue sous ses différents avatars tandis que les blanchisseurs organisés préservent avant tout l’anonymat de leurs commanditaires tout en cherchant à maintenir confidentielles les relations favorables à une légitimation des narcoprofits.

35À la différence des filières responsables de la production et du trafic des drogues, en confiant par délégation le soin de blanchir et de recycler à un agent extérieur au « milieu », les trafiquants transfèrent en même temps l’obligation de secret absolu à des collaborateurs dont la rationalité instrumentale se développe de manière préférentielle dans le cadre de la légalité économique. S’ils sont toujours comptables devant les responsables des organisations de stupéfiants de l’intégralité des sommes remises, les blanchisseurs demeurent néanmoins libres de mettre à profit leurs contacts pour entreprendre les placements et les investissements les plus judicieux à l’insertion des capitaux criminels. Ils ne sont rien de plus que les dépositaires temporaires de liquidités sales puisque leur rôle consiste à créer des paravents légaux grâce à une succession de montages financiers opaques.

36L’exemple du blanchiment estimé à 10 milliards de dollars – produits de plusieurs délits et crimes : détournement de l’aide internationale, commerce des drogues, corruption, trafics divers -, appartenant à la mafia russe au travers de la Bank of New York a montré comment la complicité des dirigeants américains de l’établissement financier favorisait le fonctionnement d’un réseau de blanchiment sur plusieurs territoires. Après perception de substantielles commissions, les fonds étaient investis dans des sociétés commerciales locales puis déposées sur des comptes bancaires d’entreprises nord-américaines qui facilitaient la réexpédition des sommes blanchies vers des centres offshore des Caraïbes (Le Monde, 25 mars 2000). Et tout cela dans un mouvement perpétuel de rotation du capital illicite jusqu’à en estomper la destination finale.

Le réseau de blanchiment et son espace

37L’espace de production et de circulation des marchandises créées en dehors de la Loi diffère radicalement de celui où se déroulent les blanchiments de même que leur éventuelle intégration dans des secteurs à haute intensité capitalistique (industries, marchés financiers, foncier urbain spéculatif, etc.). Un réseau de recyclage peut être également appréhendé comme un espace multidimensionnel permettant de dissimuler, à un certain coût, les montants à blanchir. Cette organisation spatiale doit par conséquent s’affranchir de plusieurs barrières économiques qui constituent autant d’obstacles à la mobilité du capital douteux ; l’exportation des dollars tirés de la vente de drogues aux États-Unis d’Amérique illustre bien les difficultés rencontrées [Grosse, 2001].

38Après le regroupement des petites coupures en des lieux appropriés de concentration de la monnaie fiduciaire, le travail d’un réseau local de blanchiment consiste à rapatrier une partie de ces liquidités vers le pays des trafiquants. Des précisions supplémentaires montrent combien la réalité est plus complexe. Ainsi certains travaux commettent l’erreur d’amalgamer blanchiment et rapatriement des narcodollars quand il ne s’agit en fait que d’entrées et de sorties de devises non enregistrées, sans conversion en monnaie légitime. Par exemple, sous les formes les plus variées, le transport clandestin d’espèces (dollars) à la frontière américano-mexicaine s’inscrit plutôt dans le cadre d’un rapatriement massif de devises sans que puisse l’assimiler à du blanchiment stricto sensu dans la mesure où il conserve encore une trace délictueuse.

39Ce type de rapatriement vers les pays exportateurs de drogues serait en réalité faible par rapport aux profits blanchis et recyclés dans les grands pays consommateurs puisque le partage du revenu des ventes et de son blanchiment s’y réalise de manière majoritaire [Moulette, 1999]. Le pluriel ici est important : les bénéfices du narcocapital ne sont absorbés ni par un seul pays ni par une activité ou secteur déterminés une fois pour toutes. La dispersion géographique du blanchiment, quels que soient les procédés employés, est accompagnée d’ailleurs de son corollaire économique la diversification des modalités du financement illicite, combinaison stratégique qui démultiplie les opportunités de protection des intérêts mafieux ; les deux exemples ci-dessous illustrent cette tendance dominante.

40D’une part, grâce à une enquête conjointe des autorités mexicaines et américaines, une filière du cartel de Juarez a été démantelée en septembre 1997 [Boyer, 2001]. Les forces répressives ont ainsi confisqué près de 26 millions de dollars sur un compte de la Citibank appartenant à un directeur de bureau de change chilien. Les sommes déposées auraient eu comme propriétaire réel Amado Carrillo Fuentes, le chef du cartel, décédé en 1997 sur une table d’opération en pleine intervention de chirurgie esthétique. Par le truchement de virements réalisés au profit (apparent) de la société de change, les blanchisseurs ont ainsi pu transférer sans trop de difficultés les revenus du trafic de drogue vers les comptes de plusieurs membres de la famille du trafiquant, lesquels employaient bien évidemment des prête-noms pour sécuriser leurs placements. La délocalisation d’une partie des opérations de blanchiment au Chili a donc permis de dissimuler le contenu illicite des sommes en jeu tout en brouillant leur destination finale ; seule la mort du chef a brutalement interrompu l’entrée des narcodevises dans la sphère économique des activités légitimes de ce pays. Une stratégie de délocalisation des fonds à blanchir qui aurait dû être suivie d’une insertion multisectorielle (banque, finance, immobilier, industrie…).

41D’autre part, pendant l’opération policière baptisée Casablanca, les enquêteurs américains ont pu mettre au jour un réseau international de blanchiment composé de près de 100 banques et institutions de crédit dont American Express Bank, Laredo National… Structure internationale dans la mesure où son extension géographique favorisait le transfert des revenus monétaires de la distribution des stupéfiants au travers d’une multitude de nations : États-Unis, Mexique, Colombie, Venezuela, Panama, Equateur, Italie, Israël, Japon, Allemagne, Brésil, Hongkong, les Bahamas, les Barbades, etc.

42À une échelle inférieure, dans un même ensemble spatial (une ville), peuvent coexister des réseaux différents de blanchiment appartenant soit à une même organisation de trafiquants soit à un groupe concurrentiel. Un espace ès-qualité en blanchiment-recyclage se construit progressivement en tant que lieu extraterritorial d’alliances provisoires entre les trafiquants organisés où leurs circuits financiers parviennent à (co)opérer sans s’affronter directement. Les filières de distribution des drogues (détail, gros) ne sont au contraire nullement épargnées par la violence dans la mesure où celle-ci intervient de manière récurrente sous la forme d’une concurrence impitoyable dont l’objectif fondamental demeure la conquête de nouvelles parts sur le marché des stupéfiants.

43Pendant un temps, c’est-à-dire avant les affrontements violents de la fin des années quatre-vingt, les cartels de Gali et de Medellin ont eu recours par exemple aux mêmes réseaux opérant principalement sur le territoire américain [Grosse, 2001]. Cette alliance provisoire reposait en réalité sur la reconnaissance de la compétence professionnelle des hommes et l’extrême complexité des techniques nécessaires au bon fonctionnement des réseaux de blanchiment. Puisque celles-ci avaient fait la preuve de leur efficience, il valait mieux s’adosser à une riche expérience marquée de multiples succès dans le domaine du recyclage des produits financiers de la drogue. En résumé : un réseau à échelle variable (villes, régions, pays, continents, etc.) diminue sans conteste les risques de découverte des flux illégaux susceptibles de pénétrer les structures officielles de l’économie. Cet avantage géographique majeur compense partiellement l’accroissement substantiel des coûts de rotation et d’intégration du capital en voie de blanchiment.

44Rappelons que l’organisation économique des circuits financiers sous la forme de réseau se confond assez rarement avec celle des filières de production et de commercialisation des drogues. Sans être totalement séparés, il existe souvent une autonomie fonctionnelle entre la fabrication des drogues et le résultat financier de leur vente sur un marché urbain. Bien entendu, la mise en commun temporaire de stupéfiants et d’espèces peut se produire comme dans le cas du transport clandestin de marchandises et de devises à exporter sans que cette pratique ne devienne toutefois la règle générale en raison du risque plausible de double perte, matérielle et monétaire.

45Avec le blanchiment-recyclage, nous nous situons en aval des divers processus de l’illégalité économique, les ressources drainées par les réseaux n’ont directement aucun rapport physique avec les différents types de produits et de services stigmatisés par la loi. L’économie financière pratiquée y est souterraine, virtualisée, que ce soit sous sa forme initiale de revenus illicites ou au travers des métamorphoses successives de placements et d’investissements rémunérateurs. Le travail quotidien de blanchiment n’engendre pas de valeurs ajoutées stricto sensu – sauf rentabilité exceptionnelle des insertions légales -, parce que nous sommes de plain pied dans un schéma classique de circulation des richesses illégales, ne faisant subir que des transformations variables au statut apparent de l’argent. En contrepartie, des revenus occultes d’intermédiation sont distribués dont les montants ne peuvent être déclarés aux services du fisc (cas des avocats et des conseillers financiers).

46On a analysé précédemment le réseau de blanchiment comme une organisation financière mettant en rapport des agents décidés à opacifier la provenance illégale de sommes investies et placées au sein de l’économie officielle grâce à des mécanismes atypiques de coordination (le secret, la corruption, la violence maîtrisée, l’omerta…). L’analyse proposée ici mérite toutefois d’être étoffée de quelques réflexions conclusives.

47Tout d’abord, la dimension « publique » du blanchiment n’est prise en considération que sous la forme du seul coût humain et politique (commissions occultes par exemple) de la délégation mafieuse, laquelle favorise sans doute le recyclage des capitaux illicites. Le type de réseau étudié reflète en effet les comportements délictueux de l’élite du monde des affaires privées (banquiers, entrepreneurs, administrateurs de biens et de sociétés diverses, etc.).

48Or des travaux récents ont montré que l’État lui-même pouvait être également le lieu privilégié de blanchiments massifs renforçant ainsi la formation et l’expansion de ces circuits clandestins : le cas mexicain décrit par J. Rivelois [1999] illustre de façon éloquente la contribution décisive d’une partie du système social et politique à leur développement rapide. Au cœur des appareils judiciaires et politiques, de multiples connivences institutionnelles ont souvent accru sinon consolidé le pouvoir – privé au départ mais aujourd’hui mixte -, des plus grands cartels de trafiquants mexicains. De même, infiltrer l’espace public en profitant de l’élan de privatisation de services ou de programmes sociaux constitue une modalité singulière mais efficace de blanchir de l’argent sale : toujours au Mexique, l’exemple célèbre de la Compagnie nationale de subsistance populaire (Conasupo), société chargée de distribuer des denrées alimentaires subventionnées aux familles pauvres – et partiellement privatisée par le président Carlos Salinas (1988-1994) -, a été ainsi utilisée par le frère du président, Raul Salinas, pour envoyer de la cocaïne aux États-Unis et recycler de façon quasi simultanée les narcodollars sur ses comptes bancaires.

49Par ailleurs, le drainage chronique des ressources locales – qu’elles soient de provenance légale ou illégale, privée ou non – vers des espaces extraterritoriaux (centres offshore) représente une des tendances majeures de l’économie du blanchiment des deux dernières décennies du xxe siècle. En Amérique latine, cette involution des flux de financement s’est souvent accompagnée du déploiement concomitant de réseaux internationaux capables de recycler des fonds financiers volumineux [Oppenheimer, 2001], Et comment ne pas s’étonner enfin qu’au moment où s’accélèrent les sorties de capitaux suspects, plusieurs pays de la planète se trouvent être déséquilibrés sur le plan économique et social par des crises financières insolubles. Même si corrélation ne signifie en aucun cas causalité, on peut néanmoins s’interroger sur le lien virtuellement explicatif entre l’existence de réseaux de blanchiment et la fragilité structurelle des systèmes de financement nationaux [Fabre, 1999]. De ce débat il faut surtout retenir que les interactions croissantes entre l’économie légale et sa sphère illégale risquent d’engendrer de sévères ruptures en termes de régulation économique des marchés et de protection sociale des États.

Notes

  • [*]
    Économiste IRD, Centre de recherche d’île-de-France.
  • [1]
    Sans oublier le népotisme et le clientélisme endémiques de certains pays de la planète qui alimentent également les opérations financières occultes.
  • [2]
    On considère en général les délits économiques et financiers d’envergure comme des infractions structurées, ordonnées : «… La délinquance d’affaires implique de plus en plus une organisation. Elle demande la disposition de moyens et de personnes, la structuration de groupes et de hiérarchies, la répartition des tâches et l’emploi de moyens technologiques » [Cartier-Bresson, Josselin, Manacorda, 2001 : 30].
  • [3]
    Avec cette terminologie spécifique, nous désignons en fait des acteurs économiques, au départ non criminels et souvent même bien intégrés socialement, dont la pratique professionnelle quotidienne conduit à basculer, de façon pérenne ou non, dans une délinquance financière caractérisée notablement par la transgression des dispositifs de contrôle existants. Ces derniers ont pour fonction de certifier en théorie la licéité des flux d’argent en circulation.
  • [4]
    « Ce sont souvent les mêmes importateurs véreux, les mêmes professionnels douteux de l’import-export, les mêmes transporteurs sulfureux, les mêmes établissements frelatés qui apparaissent car dans la criminalité organisée on trouve de moins en moins de spécialisation et de plus en plus de polyvalence », de F. Aubert, Main basse sur l’Europe, Plon, 1994 : 318 [cité par Broyer].
  • [5]
    « Il est l’instrument d’échanges marchands entre des producteurs et des consommateurs, la plate-forme transactionnelle permettant la confrontation d’une offre et d’une demande » [Currien, 2000 : 7].
  • [6]
    Évitons toutefois de donner ici une vision trop idyllique des réseaux œuvrant dans la légalité. Les anticipations supposées rationnelles des agents ne sont pas toujours vérifiées empiriquement puisque l’incertitude contextuelle, l’imprécision des données, le coût d’accès aux informations, la complexité des organismes économiques, etc., réduisent d’autant la fiabilité intrinsèque de l’information circulant au sein des réseaux légaux.
Français

Résumé

Pour réussir, l’activité de blanchiment a besoin d’être extrêmement bien organisée afin d’échapper à la répression juridique et policière. C’est pourquoi l’époque actuelle voit émerger le réseau comme forme organisationnelle privilégiée dès lors qu’il s’agit de blanchir et de recycler de l’argent sale. L’article détaille les caractéristiques et les avantages associés aux circuits organisés de blanchiment des profits de la drogue en Amérique latine sans lesquels les richesses illégales ne pourraient se métamorphoser ultérieurement en actifs légitimes. Une distribution spatiale appropriée de même qu’une polyvalence fonctionnelle caractérisent les réseaux de blanchiment créant ainsi de véritables écrans d’opacité et d’anonymat autour des capitaux illicites et de leurs propriétaires réels.

Mots-clés

  • Amérique latine
  • blanchiment
  • argent sale
  • réseau
  • corruption

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Bernard Castelli [*]
  • [*]
    Économiste IRD, Centre de recherche d’île-de-France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/autr.027.0025
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