CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Derrière un titre énigmatique et ambigu (n’est-ce pas plutôt de « patience » que les pauvres se sont armés pour affronter les promesses de lendemains meilleurs sans cesse reportées ? les pauvres, quels pauvres ?), l’ouvrage de Gérard Winter se présente comme le testament scientifique d’un homme, après quarante ans de carrière au service du développement. De ce point de vue, le pari est réussi. Tirant profit de la richesse d’une trajectoire personnelle d’exception (du terrain africain à la direction générale de l’Orstom), il digère les différentes étapes de son parcours professionnel pour recomposer une vision d’ensemble, cohérente et originale, du développement. Non content de nous livrer une lecture, une synthèse du passé, l’ouvrage défend un certain nombre d’idées forces, de pistes et de propositions qui engagent l’avenir ; rien moins que celui du monde. Au final, G. Winter offre dans ce livre le meilleur de lui-même : l’aboutissement d’une réflexion moins basée sur les résultats de ses propres travaux que sur la mise en cohérence et le dépassement de recherches individuelles atomisées qu’il a d’ailleurs souvent contribué à faire émerger en tant que passeur d’hommes, fécondeur de rencontres improbables, catalyseur de synergies, fomenteur de projets.

2Passeur, passages : l’homologie entre un engagement personnel au service du collectif et un parti pris épistémologique qui refuse l’enfermement disciplinaire est évidente. Le diagnostic est clair. Faute d’avoir su entrevoir et pratiquer les passages nécessaires, sciences et politiques de développement ont créé un véritable trou noir : elles ne permettent ni de comprendre les changements de fond qui travaillent les sociétés du Sud, ni par conséquent de concevoir des solutions pour améliorer le sort de cette majorité de la population mondiale qui vit dans le dénuement. Comme il l’écrit lui-même, pour appréhender ce réel qui nous échappe, il faut changer de « lunettes ». Pour échapper à la myopie à laquelle conduit l’individualisme méthodologique, il nous invite à chausser des verres triple foyer qui permettent de saisir l’enchâssement des échelles et d’appréhender les interdépendances : du court terme au long terme, du local au global, de l’économicisme étroit au social et au politique. Éloge de la complexité, servi par un style limpide et le sens de la formule, l’ouvrage de G. Winter s’inscrit à contre-courant. Il plaide pour une science décloisonnée, « patiente » et plus modeste, plus à l’écoute et plus respectueuse de la diversité, donc loin des certitudes affichées, du scientisme comme idéologie et des interprétations réductrices qui ont conduit aux politiques « prêtes à porter » avec le succès que l’on connaît.

3Le livre est divisé en trois parties. La première, intitulée « Le développement perdu de vue », part d’un constat paradoxal : la montée des interdépendances à l’échelle planétaire se traduit par une fragmentation et des inégalités accrues. La mondialisation est excluante et ses perdants clairement localisés, au Sud (en Afrique particulièrement) mais pas seulement. Pourtant, loin de la vision dominante, faite d’échecs et d’inertie, les sociétés du Sud bougent. Travaillées dans leurs fondements, elles évoluent, connaissent des macro-transformations, qui sont loin d’être toutes subies, toutes régressives. Or ces dynamiques, nous ne les percevons pas, ou mal. Donc nous les sous-estimons. L’inadéquation de nos concepts, des limites et des pièges de nos mesures, le fractionnement de nos approches constituent autant d’obstacles à la perception du changement. Seul l’ajustement des regards dans le sens mentionné plus haut peut permettre de dépasser cette crise profonde de l’entendement, de l’intelligibilité du monde, devenu insaisissable. Cet appel n’est pas seulement heuristique à usage interne des sciences sociales, car c’est justement dans cette adaptation des méthodes pour saisir une réalité mouvante et complexe que l’on découvrira les voies du développement à venir.

4Voies, voix : c’est elles que G. Winter s’attache à explorer dans la deuxième partie (« Les voies du développement »). Il revient d’abord sur les impasses des stratégies passées. Il décortique les raisons de l’échec global (mais aussi des succès partiels) de ces deux sous-périodes, étonnamment symétriques, qui ont caractérisé les quarante dernières années : du modèle dirigiste de la planification centralisée où l’État « commandait » (1960-1980), au retournement du « tout marché » et de l’ajustement structurel sous l’impulsion de la Banque mondiale et du FMI (1980-2000). L’émergence de nouvelles priorités internationales – lutte contre la pauvreté, préservation de l’environnement et gouvernance – conduit les politiques de développement à la croisée des chemins. La reconnaissance de la complémentarité et de la nécessité d’un rééquilibrage entre État et marché étant acquise, l’auteur envisage deux issues positives possibles. La première, qualifiée d’orthodoxe, correspond à une forme de libéralisme intelligent. Elle se situe dans le prolongement des orientations antérieures, moyennant quelques amendements pour pallier les défaillances du marché, notamment par de timides incursions dans le champ politique et social. Notons que cette orientation est d’ores et déjà le pilier central de la nouvelle doxa de la Banque mondiale emmenée par N. Stern et J. Wolfensohn [2]. La seconde, qu’il appelle de ses vœux, serait celle du développement solidaire. C’est à l’échelon intermédiaire, celui d’organisations citoyennes foisonnantes, que devrait se nouer un nouveau contrat social qui donne voix aux aspirations des populations ; à charge pour l’État de faire émerger les compromis politiques dénouant les revendications potentiellement contradictoires des différents acteurs sociaux. Les primats de la compétition économique et d’une approche techno-scientifique seraient alors contrebalancés par ceux de la solidarité et du politique.

5La troisième partie (« L’ultime secret, une science partagée ») est à mon avis la plus originale, tant le « court-termisme » des politiques de développement a réussi à faire oublier que le progrès technique (entendu au sens le plus large) est un ressort essentiel de la croissance durable. Atterrant paradoxe : alors que le pouvoir de la science n’a jamais été aussi puissant, elle se montre incapable de satisfaire aux besoins les plus élémentaires de la majorité de l’humanité. La science échappe doublement aux pays pauvres. D’une part, parce que dans ces derniers, elle y est sinistrée et vidée de ses hommes. D’autre part, parce que dans ses bastions du Nord, où elle excelle, la science, trop exclusivement subordonnée aux incitations de la demande solvable, se détourne des problèmes les plus urgents des pays du Sud. G. Winter affirme que non seulement une véritable politique de sciences dans les PED, en particulier les plus pauvres, n’est pas un luxe, mais qu’elle constitue même une nécessité. De cette recherche sur et pour le développement, donc au service du politique, de ce style de science, il décline les modalités autour de principes structurants : science endogène et finalisée, privilégiant les technologies appropriées et favorisant les transferts d’innovations, domiciliée au Sud et citoyenne mais insérée dans des réseaux internationaux ; autant de spécificités qui appellent une rénovation de la coopération scientifique Nord/Sud.

6Au final, l’ouvrage de G. Winter porte un projet. Malgré le parti pris affiché de ne pas adopter un langage de combat, c’est un livre « résistant » qui s’inscrit à contre-courant, donc courageux. Résistance aux effets de domination non seulement d’un point de vue moral, parce qu’ils sont iniques, mais aussi dans une perspective positive, parce que c’est des dominés eux-mêmes que viendra la solution aux problèmes de développement. Il forge les armes du contre-feu. Contre les dérives de la science mainstream, il argumente pour une certaine pratique de la recherche, résolument pluridisciplinaire et ancrée sur le terrain, qui peine aujourd’hui à trouver sa légitimité. Contre le libéralisme sauvage, il souligne la vitalité des populations aujourd’hui écrasées et défend que de leur force de proposition se construira l’avenir d’un monde plus juste. Si je souscris sur le fond aux thèses avancées dans l’ouvrage, il reste malgré tout quelques insatisfactions et des points de désaccord. À verser au débat, je voudrais en soulever trois, qui bien que s’inscrivant sur des fronts différents relèvent d’une même raison critique : l’excès d’optimisme de l’auteur.

7En premier lieu, je ne partage pas tous les éléments de son diagnostic de la situation des pays pauvres. Par exemple concernant le poids et le rôle du secteur informel qui seraient massivement sous-évalués, ce qui aurait notamment pour effet de surestimer l’impact des récessions. Plusieurs travaux, dont les miens, conduisent à remettre en question ce lieu commun largement partagé. Plus fondmentalement, il me semble observer une contradiction majeure non dépassée. D’un côté, les résultats de nombreuses recherches invoquées par G. Winter et synthétisés dans un encadré intitulé « Des signes d’appauvrissement en Afrique subsahariennne » [p. 81-82] mettent clairement en lumière les effets négatifs et déstructurants de la « crise permanente » du continent depuis vingt ans sur les populations, non seulement au plan économique, mais aussi social et politique. Les pressions involutives apparaissent tellement fortes qu’elles ne peuvent qu’être génératrices d’anomie. De l’autre, il loue le formidable dynamisme des populations du Sud, et des pauvres en particulier (capacité d’adaptation, créativité, nouvelles solidarités, tissu associatif, initiative à la base, etc.), qu’il cherche à enrôler au service de l’espoir. Il y a entre ces deux visions, où l’on sent peser les réminiscences de l’affrontement entre « afro-pessimistes » et « afro-optimistes », un tel hiatus que l’on aimerait que l’auteur nous donne les clefs de passage de l’une à l’autre ; ce qu’il ne fait pas, et pour cause. En l’état des savoirs, il n’est pas possible de tirer un bilan synthétique rigoureux dans ce domaine ; car contrairement aux convictions de G. Winter sur les fabuleux progrès des connaissances sur les sociétés africaines, je soutiens au contraire qu’elles n’ont jamais été aussi méconnues, et les sciences humaines « africanistes » aussi mal en point (les mêmes causes produisant les mêmes effets).

8En deuxième lieu, je suis moins convaincu que lui que l’appel à la science décloisonnée et pluridisciplinaire est à portée de main. J’en veux pour preuve les difficultés récurrentes à le faire prendre corps ne serait-ce qu’à l’IRD, où il est pourtant au cœur des principes fondateurs de son identité. Ce projet ambitieux a baigné mes premières années de chercheur à l’Orstom. De quoi s’agit-il ? D’assembler les éléments de savoir parcellisé mais patiemment accumulé, en prenant appui sur ce qui constitue l’originalité de l’Institut (les monographies de terroir, la « richesse du terrain », un dispositif de recherche « unique au monde ») pour les recomposer et les transformer en une vision globale, cohérente et articulée du sous-développement ; rien de moins que le « mythe de la grande synthèse ». Outre ses avancées sur le front scientifique, l’aboutissement d’un tel projet aurait permis de sortir l’Orstom de son superbe isolement, et de lui rendre une légitimité sans cesse contestée par un « extérieur » en embuscade, dont les menées malveillantes ont été jusqu’à remettre en cause son existence même. Après l’avoir préconisé sans succès tout au long de sa carrière, notamment comme directeur général, il a finalement été contraint de le prendre lui-même à bras-le-corps [3], tant les tendances centrifuges, les démarches individuelles, l’hyper-spécialisation, l’atomisation disciplinaire sont dominantes. Pour la première fois peut-être, un pas en avant a été accompli et le cadre institutionnel a été dégagé pour quelques années [4]. Mais l’essai doit être transformé et la route promet d’être épineuse. Plus prosaïquement, cette ambition survivra-t-elle au retrait de son géniteur ? L’expérience d’Amira [5] exhumée dans l’ouvrage, n’en déplaise à l’auteur, n’est peut-être pas aussi concluante qu’il l’affirme. Qui se souvient de ses travaux, en dehors du cercle, aujourd’hui défait, de ceux qui y ont participé et qui n’ont finalement pas su capitaliser, faute entre autres d’avoir suffisamment investi les réseaux de publication scientifiques ?

9En dernier lieu, je reste profondément sceptique sur la stratégie préconisée par G. Winter, comme extension du domaine de la lutte pour faire valoir ses idées. Pour contrer le libéralisme sauvage, il choisit délibérément dans son livre de s’adresser aux « hommes de bonne volonté » (y compris aux fonctionnaires internationaux, représentants du « libéralisme intelligent », qu’il pense peupler les institutions de Bretton Woods), laissant à d’autres le soin d’engager plus frontalement le fer de la critique radicale (mouvements antimondialisation, etc.). Ce refus du face-à-face se traduit dans les mots par un usage à mon goût excessif du verbe affronter (le maître-verbe), jamais employé sous sa forme pronominale (s’affronter). Pour l’auteur, c’est ensemble que les défis devront être affrontés, sans vainqueurs ni vaincus, mais tous convaincus. Pourtant, face à ces mêmes défis, les intérêts ne sont pas forcément convergents, des rapports de forces seront engagés, conduisant nécessairement à des affrontements entre acteurs sociaux ; non pas classe contre classe, mais en fonction des enjeux, ponctuels et localisés. De ce point de vue, le livre de J. Stiglitz [6], paru quelques mois après celui de G. Winter, est beaucoup plus corrosif pour les politiques libérales et le consensus de Washington. En particulier, il montre que sa remise en question n’est pas venue d’un quelconque apprentissage des erreurs passées mais des pressions et de la contestation internationale. Encore une fois, le discours rassembleur de G. Winter, en prêchant le consensus et en gommant les divergences, me semble pécher par optimisme ; question de patrimoine idéologique peut-être.

10L’Impatience des pauvres est un essai, dont la place dans le domaine scientifique tient un statut ambigu. Il formule des hypothèses, lance des idées, avance des thèses, même si toutes sont loin d’avoir été démontrées. Pari sur l’avenir, auquel il propose modestement de contribuer, ce livre est sans aucun doute stimulant : n’est-ce pas finalement la principale vocation du genre ? Ne faudrait-il pas aussi imposer statutairement à ceux qui gouvernent nos institutions scientifiques de s’engager à en faire autant, à l’issue de leur mandat ? Et auraient-ils autant de choses à dire ?

Notes

  • [1]
    Paris, Puf, Sciences, histoire et société, 2002, 294 p.
  • [2]
    Voir par exemple le texte préparé pour la conférence de Monterrey, N. Stern, I. Golding (eds) [2002], The Role and Effectiveness of Development Assistance. Lessons from World Bank Expérience, Washington D.C.
  • [3]
    Voir G. Winter (dir.) [2001], Inégalités et Politiques publiques en Afrique : pluralité des normes et jeux des acteurs, Paris, IRD-Karthala ; M. Lévy (dir.) [2002], Comment réduire pauvreté et inégalités. Pour une méthodologie des politiques publiques, Paris, IRD-Karthala
  • [4]
    Dans le prolongement du projet « Ménages et crise », une nouvelle initiative, financée par la Coopération française (DGCID/MAE) a vu le jour en 2002. Voir M. Lévy, Réseau d’appui aux politiques publiques de lutte contre la pauvreté, les inégalités et l’exclusion. Présentation générale.
  • [5]
    Amira : Amélioration des méthodes d’investigation en milieu rural africain, groupe de recherche fondé par G. Winter à la fin des années soixante-dix.
  • [6]
    J. Stiglitz [2002], La Grande Désillusion, Paris, Fayard.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/autr.027.0112
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