CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Amorcée au niveau multilatéral depuis le milieu des années soixante, la lutte contre la pauvreté reste indissociable de la question générale du développement des pays pauvres et du financement de ce développement. Elle est également inséparable de l’état des rapports de forces internationaux, rapports Est-Ouest jusqu’en 1990, avec deux visions opposées du monde, et maintenant Nord-Sud, avec des déséquilibres économiques et politiques majeurs. La disparition de l’alternative communiste a consacré l’hégémonie du libéralisme occidental comme modèle de développement et la domination du Nord sur le Sud. Dès le début des années quatre-vingt, la crise de la dette avait contraint les pays du Sud à entrer dans le cadre des règles élaborées par les institutions de Bretton-Woods (consensus de Washington) et à appliquer la stricte discipline financière des programmes d’ajustements structurels (PAS). Que ce soit sur les niveaux de vie, l’état des services publics dans le domaine de la santé et de l’éducation et la situation de la dette, les effets négatifs des mesures ultra-orthodoxes de ces programmes ont conduit à une reconnaissance progressive des questions de pauvreté dans la stratégie des institutions financières internationales. Depuis 1999, l’assouplissement des PAS va de pair avec des modalités nouvelles d’allégement de la dette (initiative PPTE, pays pauvres et très endettés) conditionnant cet allégement à l’élaboration sous contrôle de CSLP (cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté). Pour les États des pays concernés ce contrôle est double. Les CSLP doivent en effet être validés par des représentants des institutions internationales et des pays donateurs d’un côté, et de l’autre par des représentants de la société civile dont on force parfois l’émergence.

2Apparaîtrait ainsi un nouveau consensus. L’accent est mis maintenant sur la lutte contre la pauvreté dans les politiques de développement prônées et encadrées par les institutions de Bretton-Woods. Les Nations unies, de leur côté, en ont fait aussi un point fondamental dans la déclaration du Millénaire, dans laquelle la communauté internationale s’engage à réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour (population estimée à 1,2 milliard d’individus). Cet objectif est également repris en 2002 dans la déclaration du Sommet mondial du développement durable de Johannesburg. Enfin les banques régionales et les agences bilatérales de développement ont rejoint le cortège. Ainsi, consacrée à la fois comme condition et objectif prioritaire du développement (durable) dans le monde, la lutte contre la pauvreté semble recueillir l’adhésion générale à l’orée du nouveau siècle.

3Cependant, s’il y a consensus sur les buts, des désaccords persistent sur les moyens. L’économiste indien Ravi Kanbur, concepteur d’une première version du rapport 2000 de la Banque mondiale sur le développement dans le monde, a fait l’analyse de ces désaccords [1] Selon lui, ils se situeraient principalement sur les modalités de conduite de la politique économique, que ce soit sur le rythme et le séquençage de l’ajustement fiscal, la politique monétaire et des taux d’intérêt, la régulation des taux de change, le commerce et l’ouverture commerciale, la libéralisation financière y compris la dérégulation des flux de capitaux, l’ampleur et les méthodes de privatisation des entreprises publiques, etc. En définitive, ces désaccords, qui opposeraient deux grands groupes, d’un côté les institutions financières internationales, les banques d’aide et les ministres de finances, et de l’autre les différents acteurs non gouvernementaux (et, ajoute-t-il, les non-économistes), porteraient donc sur le contenu libéral des politiques macroéconomiques. R. Kanbur note toutefois que les domaines de consensus se sont élargis depuis une trentaine d’années, tant du côté des politiques que de celui des chercheurs. Ainsi les effets de l’éducation et de la santé sont maintenant placés à égalité avec le revenu dans l’évaluation de la pauvreté et des conséquences des politiques économiques. Dans le même ordre d’idées, il espère aussi que l’effort de conceptualisation se poursuivra et que des avancées récentes comme les notions d’empowerment et de participation auront un statut équivalent, dans l’approche de la pauvreté, à ceux de l’éducation, de la santé et du revenu.

4Il apparaît donc que les avancées conceptuelles permettraient de progresser sur la voie de la réduction du phénomène de la paupérisation et que le travail des chercheurs trouverait en l’occurrence une certaine utilité. Le champ semble mieux circonscrit et les mécanismes mieux identifiés – importance du genre et des interactions santé-éducation dans la reproduction des inégalités, « trappes de pauvreté », utilité des filets de sécurité dans la prévention, etc., ce qui conduit à l’amélioration des investigations statistiques et une meilleure connaissance des points d’attaque des politiques de réduction. Cependant le primat de l’économique dans tout ce qui touche au développement, à la redistribution et à la pauvreté est de plus en plus critiqué. Le réductionnisme de l’individualisme méthodologique qui est au cœur de la démarche de l’économie libérale est contesté et son influence dans les institutions internationales de développement est dénoncée comme abus de position dominante. Le débat se porte aussi au niveau épistémologique. Les sociologues, anthropologues et spécialistes des sciences politiques doutent de la pertinence heuristique de modèles qui reposent sur des attendus extrêmement élémentaires du comportement supposé rationnel et informé de l’homo œconomicus. Les courants dominants de l’économie reprochent en retour aux autres disciplines de sciences sociales leur absence de rigueur et l’utilité trop spécifique des approches qualitatives. Il serait toutefois peu productif de laisser ces oppositions dans la caricature. Des influences croisées existent, engendrant des enrichissements conceptuels réciproques, et l’incitation à des démarches interdisciplinaires, en particulier dans le domaine de la pauvreté, est de plus en plus forte.

5Au-delà de l’évolution souhaitée de la recherche académique et de l’interpénétration progressive des différentes disciplines pour faire avancer la connaissance de la pauvreté et mieux la réduire, certains chercheurs expérimentent une démarche susceptible de mieux affronter encore ce phénomène. C’est une recherche qui ne se contente pas du dialogue entre chercheurs. Elle entend assumer sa part de responsabilité dans le développement de la société et se soucie des besoins concrets de la politique, de l’économie et de la population. C’est une recherche engagée qui propose des alternatives visant à nourrir et à améliorer la mise en œuvre des stratégies de réduction de la pauvreté et des inégalités.

6C’est ce type de recherche que suscite le réseau Impact « Appui aux politiques publiques de réduction de la pauvreté et des inégalités [2] ». C’est dans cette optique qu’ont été publiés récemment deux ouvrages. Un point de vue est livré ici sur chacun d’entre eux. Le premier est celui de François Roubaud sur L’Impatience des pauvres, de Gérard Winter et le second de Guillaume Leroy sur Comment réduire pauvreté et inégalités ?, de Marc Lévy (dir.).

Notes

  • [1]
    R. Kanbur [2001], « Economic Policy, Distribution and Poverty : the Nature of Disagreements », World Development, vol. 29, issue 6 : 1083-1094.En ligne
  • [2]
    Fondé à l’initiative de G. Winter (IRD) pour prolonger un travail d’expertise collective entrepris à partir de 1997. Initialement consacré à l’analyse des conséquences des politiques d’ajustement structurel sur la situation des ménages en Afrique subsaharienne, le travail s’est par la suite efforcé de faire des propositions en matière de politiques publiques de réduction de la pauvreté et des inégalités.
    Le réseau fonctionne grâce aux contributions financières du ministère des Affaires étrangères, de I’IRD, du Cirad, de Dial et du Gret. Un comité d’une vingtaine de membres, présidé par Dominique Gentil (ex- Iram), assure son orientation. Le réseau, animé par M. Lévy (Gret), combine une activité en direction des besoins des pays partenaires et une activité de contribution à l’élaboration de politiques publiques au niveau français.
    Le réseau se positionne sur les questions du lien entre politiques et pratiques. Plus précisément sur l’amélioration des méthodes permettant aux décideurs, en particulier des pays partenaires, de faire progresser, au fur et à mesure, la mise en œuvre de la stratégie. A la fois donc un suivi d’un point de vue analytique (faire le lien entre les résultats et la stratégie) et d’un point de vue pratique (outils méthodologiques). http://gret.org/anim-reseau/lcpi.htm.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2011
https://doi.org/10.3917/autr.027.0107
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