CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les délégations de services urbains à des compagnies privées se sont multipliées en Amérique latine. Elles concernent chaque jour davantage d’habitants et des services de plus en plus variés. Cette tendance, encouragée par les organismes internationaux et impulsée par les gouvernements nationaux tout d’abord dans les capitales et les grandes villes, a été progressivement étendue à des villes intermédiaires. Elle suscite parfois des formes de résistance de la part des acteurs de la société locale. Ainsi, des projets de délégation de service ont été ralentis, freinés, voire ajournés. Plus rarement, la réaction de la société locale a conduit à l’annulation de contrats de délégation. Tel est le cas des services d’eau et d’assainissement des villes de Tucuman, en Argentine, et de Cochabamba, en Bolivie, où, à la suite de processus conflictuels, des acteurs locaux ont contraint de puissantes compagnies transnationales à se retirer après la signature d’un contrat de délégation. Il faut ici préciser que l’emploi du terme « privatisation » est stricto sensu inexact. La plupart du temps, on a affaire en fait à une concession de longue durée (en général trente ans), ce qui, théoriquement, implique un partage des rôles entre autorité concédante (qui reste propriétaire des installations) et concessionnaire. Toutefois, cet emploi n’est pas anodin, il insiste sur la rupture avec la gestion étatique antérieure. Après une présentation synthétique de chacun des deux cas, cet article vise à saisir, à partir d’une grille d’analyse commune, la signification des conflits observés en dépassant la logique proprement sectorielle des services d’eau et d’assainissement.

2La question de la gestion de l’eau dans les villes d’Amérique latine a essentiellement fait l’objet d’études nationales alors que les tentatives de synthèse sont rares. H. Coing s’est intéressé aux difficultés du service public [1986] et à la mise en place de nouveaux modèles de gestion en Argentine, au Brésil et au Venezuela [1996 a, 1996 b]. Par ailleurs, le croisement des dimensions techniques et sociales a été souligné par D. Faudry [1990] tandis que les travaux, plus ponctuels, de G. Dupuy [1992] rappellent l’importance de l’étude des réseaux pour comprendre les services de l’eau. Appliquées au cas de la Colombie, les analyses socioéconomiques de S. Jaramillo [1995] et L.M. Cuervo [1996] font, elles, le bilan de la diversité des politiques menées sur plus de vingt ans. Dans une perspective internationale, D. Lorrain [1995, 1999] compare diverses expériences de gestion urbaine de l’eau mettant en jeu des acteurs privés, aussi bien en France (Lyon) qu’en Afrique (Côte d’Ivoire), qu’en Angleterre, en Amérique latine (expérience de Buenos Aires, échec de « privatisation » à Caracas) ou encore en Asie (Chine). Les travaux publiés par la Banque mondiale complètent ces vues, notamment par les études de projets innovants et la perspective de leurs transferts dans d’autres villes [Riviera, 1996]. Plus récents, les actes du séminaire Faire parler les réseaux : l’eau [Paris, IHEAL, 20-21 janvier 2000] rassemblent les textes d’une vingtaine d’auteurs. Ils insistent plus particulièrement, mais non exclusivement, sur le cas argentin, pionnier dans le domaine. Enfin, deux ouvrages récents réalisés à partir de thèses [de Gouvello, 2001 ; Fournier, 2001] rendent compte, d’une part, des mutations liées aux services de l’eau et à l’émergence de nouveaux acteurs en Argentine et, d’autre part, des inégalités sociales et des concurrences entre les divers usages de l’eau à partir d’exemples mexicains et vénézuéliens.

Tucuman : une remise en cause du modèle longue et larvée

3Tucuman est une agglomération de 600 000 habitants située dans le nord-ouest argentin. Au début des années quatre-vingt-dix, la gestion de l’eau y est conforme au modèle public d’Amérique latine : les réseaux de distribution et d’évacuation ne couvrent pas l’ensemble des périphéries urbaines, les tarifs sont très bas, le service est déficient, des investissements massifs et des transformations techniques deviennent nécessaires pour le maintenir et l’améliorer, etc. La solution qui s’impose alors est l’application du modèle de partenariat public/privé préconisé par le gouvernement argentin appuyé par la Banque mondiale. La première expérience de délégation en Argentine concerne la province de Corrientes mais c’est Buenos Aires en 1993 qui, en raison de la taille des services concernés, a institué la voie à suivre. De nombreuses délégations ont suivi : en 1995, Santa Fé, Rosario et Tucuman, en 1997, Cordoba, en 1998, Mendoza et en 2000, le reste de la province de Buenos Aires.

Plus de deux ans de négociations préliminaires

4Début 1993, l’assemblée législative de la province de Tucuman propose les différentes étapes du calendrier de la délégation du service. Au départ, cinq entreprises internationales acquièrent le cahier des charges. La procédure doit se dérouler sur neuf mois. Dans la réalité, vingt-sept mois sont nécessaires pour déléguer le service, et seule une compagnie, le consortium Aguas del Aconquija [1] dépose en fin de compte sa candidature. À la suite de plusieurs mois de négociations, le contrat de délégation est signé en mai 1995. Mais entre-temps, la campagne électorale pour le poste de gouverneur de la province a commencé. Le gouverneur R. Ortega, proche du président de la République C. Menem, est remplacé par un personnage de l’opposition, le général A. Bussi, l’un des responsables de la répression sous la dictature. Par la suite, l’honnêteté de cet ancien militaire fait l’objet d’une remise en cause au niveau national, tant par la justice que par la classe politique. En fait, avant l’achèvement de son mandat (fin 1995), le gouverneur R. Ortega, connu sous le nom de « Palito », ancienne vedette de la chanson, souhaite signer le contrat de concession. Membre du Parti justicialiste et fidèle de C. Menem, il suit les lignes de la politique nationale de « privatisation ». Mais la victoire du général A. Bussi, candidat du parti Force républicaine, bouleverse les perspectives et réactive les pratiques autoritaires d’une classe politique d’une époque révolue. La privatisation de l’eau donne en réalité au nouveau gouverneur élu l’occasion de régler des comptes politiques dans le cadre tant provincial que national, et notamment contre le Parti justicialiste. L’échec de la privatisation à Tucuman est donc fortement lié à des rivalités, des opportunités d’alliance ainsi que divers rebondissements entre partis et personnalités politiques.

5Dans le modèle de gestion mis en place, un organisme de régulation rassemble des députés élus et des techniciens fonctionnaires. Son rôle consiste à veiller au respect du contrat entre la compagnie privée et la société civile. Il contrôle la qualité des prestations, le calendrier des investissements, l’augmentation du tarif, etc. Une autre structure est créée en 1992 par les pouvoirs publics afin d’assurer ce que l’on appelle la défense du peuple, c’est-à-dire des consommateurs face aux sociétés privées. Un « Défenseur du peuple » est désigné par l’assemblée législative et une équipe d’une vingtaine de personnes l’assiste. C’est un contre-pouvoir officiel défini dans le but de prévenir les abus potentiels des privatisations récentes ou prévues : téléphone, électricité, eau, transport, etc. Il s’agit d’un guichet ouvert où les plaintes de la société civile sont enregistrées puis traitées après négociations avec les compagnies privées d’exploitation des services. Enfin, deux associations indépendantes d’usagers ont été formées spontanément mais ont joué un rôle mineur. L’organisme de régulation, le Défenseur du peuple et les associations d’usagers sont donc les trois nouveaux types d’acteurs qui expriment clairement les redistributions des pouvoirs liées aux services urbains.

6Les objectifs du contrat initial sont ambitieux : pour le grand Tucuman, branchement à l’eau courante pour tous les habitants six ans après le début de la délégation, alors que le taux de raccordement est de 81% au départ, et branchement au tout-à-l’égout pour tous au bout de onze années alors que le taux n’est que de 44% initialement. Le contrat concerne également une quinzaine de petites villes de la province où les services sont encore plus déficients. L’entreprise doit investir au cours des trente années un total de 384,5 millions de dollars US dont près des deux tiers concernent la réhabilitation ou la rénovation des canalisations existantes en très mauvais état, et l’extension du réseau. La compagnie a sans doute proposé un service de trop haut niveau et surtout ne l’a pas expliqué à la population qui ne comprenait pas pourquoi l’eau pouvait être facturée si cher.

7Fin 1995, tout juste trois mois après le début de la délégation de l’eau, les dénonciations et accusations locales commencent contre la compagnie. Les habitants se plaignent tout d’abord le l’augmentation des tarifs et refusent de payer les factures. La classe politique reprend à son compte cet argument et estime que la progression des tarifs ne respecte pas le contrat signé. Face aux débats croissants et au début de polémique, une commission composée de cinq députés de divers partis politiques est mise en place afin de proposer une nouvelle grille tarifaire. Cette commission forme un nouvel acteur, non prévu initialement et qui donne aux élus un poids et une légitimité supplémentaires. Elle réduit le rôle de l’organisme officiel de régulation qui occupe, de ce fait, plus une fonction de consultation que de médiation. Même si la commission ne joue pas un rôle déterminant, cette modification révèle la mainmise de la classe politique sur le processus de régulation.

Le rejet catégorique et généralisé du modèle

8Au cours du mois de janvier 1996, l’eau distribuée devient subitement de couleur marron et le reste pendant dix jours, suite à des travaux de nettoyage à l’intérieur des canalisations. L’impact sur la population est sans précédent. Les autorités publiques n’ont plus le contrôle de l’eau et cèdent à la panique : le ministre des Affaires sociales de la province déclare à tort que l’eau n’est plus potable et que les risques d’apparition de la fièvre typhoïde, du choléra et de l’hépatite sont grands. D’un seul coup, on pense que la compagnie détient un pouvoir sur la santé des habitants, un droit de vie comme de mort, ce qui rappelle que le contrôle de l’eau est symbolique d’un contrôle social plus général. Les médias jusqu’alors en position d’observateurs deviennent de véritables acteurs. C’est notamment vrai pour la presse et le journal La Gaceta de Tucuman qui institue une rubrique intitulée « eaux tumultueuses » retraçant chaque jour pendant des années tous les épisodes du feuilleton du conflit lié à l’eau. Le gouverneur, la classe politique, l’organisme de régulation, le défenseur du peuple, les médias accusent durement la compagnie qui en retour dénonce la campagne de dénigrement dont elle est victime et l’irresponsabilité de quelques personnalités locales. Le ton n’est plus aux négociations policées mais aux rapports de forces entre, d’une part, la province, et d’autre part, la compagnie privée dont les dirigeants sont des étrangers. Le recouvrement des factures continue sa chute spectaculaire. La dette envers la compagnie augmente d’autant. La question financière devient préoccupante, le conflit est alors élargi à l’échelle nationale, puis progressivement internationale : la chancellerie argentine, le ministère de l’Intérieur, l’ambassade de France à Buenos Aires sont informés et mis à contribution pour résoudre le conflit, sans résultat. D’un conflit entre province et entreprise, on passe à des discussions interétatiques entre la France et l’Argentine. Dans la confusion générale, la chambre des contentieux administratifs de la province de Tucuman condamne la compagnie à appliquer de nouveaux tarifs. Celle-ci rétorque en demandant un arbitrage international auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), proche de la Banque mondiale. La compagnie légitime sa demande par le traité signé entre la France et l’Argentine pour protéger les investissements réciproques. La situation semble bloquée.

9En mars 1997, la visite du président J. Chirac au président C. Menem change la donne : un accord est conclu avec une révision des tarifs à la baisse à peine deux semaines avant la rencontre. Parallèlement, la Banque mondiale avait suspendu un crédit normalement octroyé à l’Argentine jusqu’à ce que le conflit soit résolu. Quelques mois plus tard, en novembre 1997, après divers rebondissements, la compagnie déclare rompre le contrat aux torts de la Province. De son côté, la Province estime que cette décision n’est pas valide et annonce, à son tour, la rupture du contrat mais aux torts de la compagnie. Le conflit continue néanmoins car la compagnie souhaite cesser ses activités le plus rapidement possible, le niveau de recouvrement des factures continuant à fléchir pour s’abaisser à moins de 20% début 1998. Mais la Province ne l’entend pas ainsi et oblige la compagnie à poursuivre le service jusqu’en octobre 1998, date à laquelle un organisme public national, l’Organisation nationale des travaux hydrauliques et de l’assainissement (Enohsa [2]), reprend la gestion. En dépit du caractère temporaire de cette solution, c’est encore aujourd’hui cet organisme qui gère le service. La prise en charge de la gestion à l’échelle nationale symbolise l’échec de la décentralisation de ce secteur. Début 2000, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, qui s’était d’abord déclaré incompétent pour résoudre le conflit, préconise, en fin de compte, un retour aux négociations locales. Un nouveau gouverneur ayant été élu entre-temps, de nouvelles perspectives d’évolution sont désormais ouvertes. Du temps sera encore nécessaire pour instaurer une solution durable, régler le contentieux financier et rompre avec le contexte de polémique, de suspicion, de délation et de diffusion d’informations contradictoires qui a entretenu à Tucuman pendant plusieurs années une confusion publique générale sur la question.

Cochabamba : de la concession à la « guerre de l’eau »

10Troisième ville de Bolivie avec 600000 habitants, Cochabamba constitue le cœur urbain de la région préandine du Chaparé, dont l’économie est fortement sinistrée par la décision du gouvernement bolivien d’y éradiquer la culture de la coca. Depuis plusieurs décennies, la région connaît des problèmes de dotation en eau : la faiblesse des ressources disponibles localement s’accommode mal d’une concurrence entre usages (eau potable, irrigation) attisée par une urbanisation croissante. En 1985, cette situation a même débouché sur un conflit ouvert entre usagers agricoles et usagers urbains, qualifié rétrospectivement de « première guerre de l’eau ».

11À l’origine de ce premier conflit se trouve la décision de Semapa (l’entreprise municipale en charge des services) de lancer un programme de perforations profondes en vue d’améliorer la dotation en eau de la ville. Craignant que ce projet affecte l’eau souterraine qu’elles utilisent, les associations d’irrigation de la région protestent. La « première guerre de l’eau » éclate : elle oppose le milieu rural (représenté par les associations d’irrigation) au monde urbain (Semapa, et, au-delà, la population urbaine, au travers de la fédération des associations de quartier). Le conflit est résolu grâce à un accord par lequel la Semapa s’engage à remettre une partie de l’eau sortant des nouveaux puits aux associations d’irrigation. Au cours de ce premier conflit, les associations d’irrigation ont commencé à se structurer et ont créé la Fedecor (la fédération des associations d’irrigation de la vallée de Cochabamba), partie prenante dans la constitution de la Coordinadora de Defensa del Agua y la Vida, l’acteur central des événements de 2000.

12Pour pallier le problème de la concurrence entre usage urbain et usage agricole de l’eau, un projet de grande ampleur avait été élaboré dès les années cinquante : le projet Misicuni. Celui-ci comportait trois volets : production d’électricité, dotation d’eau pour l’irrigation de la vallée, dotation en eau potable de la ville de Cochabamba. L’intégration de ces trois aspects était censée garantir un service continu, abondant et de faible coût, la production d’électricité abaissant le coût de celle de l’eau. La réalisation du projet impliquait des travaux de grande envergure : un barrage de grande capacité ; la perforation d’un tunnel de 19 kilomètres de long traversant la cordillère nord de Cochabamba ; une turbine de génération électrique en sortie du tunnel et une canalisation de grande capacité pour alimenter le réseau d’eau de la ville. Jamais réalisé, mais invoqué à de multiples occasions tant par les hommes politiques locaux que par les gestionnaires de la Semapa, ce projet a été progressivement converti en une aspiration fondamentale de la population de la région.

13En attendant, les services assurés par l’entreprise municipale sont déficients en quantité comme en qualité. En 1995, 54% seulement de la population urbaine sont connectés au réseau d’eau (et moins encore aux égouts) et, dans les zones desservies, le service accuse de nombreuses coupures. Plus de 40% de la population urbaine a accès à l’eau au travers de moyens alternatifs : mini-réseaux alimentés à partir d’une ressource en eau locale et gérés par des associations de quartier (coopératives ou comités d’eau), puits directement creusés par les habitants, approvisionnement par camions-citernes. Développés en raison de la carence de service officiel, ces systèmes alternatifs ne sont qu’exceptionnellement contrôlés par l’entreprise municipale.

La mise en concession des services

14Face à cette situation, la concession des services d’eau et d’assainissement de Cochabamba est envisagée une première fois en 1997. Le président de la République Sanchez de Lozada, alors en fin de mandat, propose d’opter pour le projet alternatif Corani. Comme le projet Misicuni, celui-ci repose sur une production combinée d’hydroélectricité et d’eau potable, mais à partir d’une source plus accessible. Cette solution alternative reçoit l’appui de la Banque mondiale, hostile à la réalisation du projet Misicuni jugé trop onéreux et non rentable. Mais le pouvoir politique local et la population de Cochabamba s’opposent farouchement au projet Corani qui semble signifier l’abandon du projet Misicuni, revendication fondamentale de la région à l’État bolivien. Soutenu par une coalition de partis opposés au président sortant, Hugo Banzer promet, lors de la campagne qui va le mener à la présidence de la République, la réalisation du projet Misicuni : l’alternative Corani est enterrée.

15Dès la fin 1997, le nouveau gouvernement signe un contrat avec l’entreprise bolivienne Astaldi-ICE, qui s’engage à réaliser les travaux de perforation du tunnel dans un délai de quarante-quatre mois. Les autres aspects du projet Misicuni sont intégrés au cahier des charges de l’appel d’offres pour la concession des services d’eau et d’assainissement, lancé au début de 1999. Une demi-douzaine d’entreprises acquièrent ce cahier des charges dont la Compagnie générale des eaux, la Lyonnaise des eaux et Azurix [3]. Mais le 14 avril 1999, jour de la remise des offres, seule Aguas del Tunari effectue une proposition. Cette entreprise est en réalité un consortium composé de : International Water, une société créée dans les îles Caïman par les groupes nord-américains Edison et Bechtel [4], qui détient 55% du capital de l’entreprise et joue le rôle d’opérateur ; Riverstar International, créée en Uruguay par le groupe espagnol Abengoa (25% du capital) ; quatre entreprises boliviennes, possédant chacune 5% du capital (dont ICE, également responsable de la perforation du tunnel du projet Misicuni, et SO.BO.CE, qui possède la fabrique de ciment la plus importante du pays).

16Selon la loi bolivienne, l’absence d’autres offres doit conduire à l’organisation d’un nouvel appel d’offres. Mais, au travers d’un décret suprême, le président Banzer autorise une négociation directe avec Aguas del Tunari. Une commission ad hoc, composée de fonctionnaires nationaux et locaux, est alors créée. En mai, la Compagnie générale des eaux et Azurix expriment le désir de participer aux négociations : la commission refuse et déclare que les discussions avec l’entreprise Aguas del Tunari doivent rester confidentielles. Elles aboutissent en septembre à la signature d’un contrat de concession d’une durée de quarante ans.

17La diffusion publique du contrat révèle alors des problèmes majeurs :

  • les obligations de l’entreprise sont floues et aucun système de pénalités n’est défini : une hausse des tarifs de 35% est pourtant prévue dès le mois de janvier 2000 ;
  • la réalisation du projet Misicuni apparaît incertaine : les engagements de l’entreprise en la matière sont conditionnés par l’octroi d’un crédit international à faible taux d’intérêt, dont l’obtention n’est nullement garantie ;
  • le statut juridique du contrat est exorbitant : il transcende tous les décrets et lois boliviens existants.
De plus, trois jours à peine avant la prise de possession des services par l’entreprise, le Parlement bolivien adopte la loi n° 2029, laquelle lui octroie le droit de s’approprier les puits exploités par des tiers et d’exiger l’expropriation des lagunes utilisées par les associations d’irrigation.

De la résistance de la société civile à l’annulation du contrat

18Un double mouvement de protestation prend forme avant le début de la gestion privée. D’un côté, la Fédération des associations d’irrigation de la vallée de Cochabamba s’insurge contre la loi n° 2029 qui remet en question le droit traditionnel des paysans de disposer d’une eau gratuite. De l’autre, un groupe rassemblant des professionnels du secteur et des représentants du milieu associatif dénonce l’augmentation des tarifs à venir. Les deux mouvements créent ensemble, en novembre 1999, la Coordinadora Departamental de Defensa por el Agua y la Vida (coordination départementale de défense de l’eau et de la vie). Des barrages routiers sont organisés en signe de protestation contre l’augmentation prévue des tarifs. Le 11 janvier 2000, la police réprime fortement une manifestation organisée à l’appel de la Coordinadora. L’organisme de régulation du secteur au niveau national (la Superintendencia de Aguas) défend alors l’entreprise et assure que l’augmentation n’excédera pas 35%.

19La révolte explose lorsque, à la fin du mois de janvier 2000, les usagers reçoivent leur facture et constatent une hausse allant pour certains jusqu’à 150%, conséquence d’une « recatégorisation » de la clientèle. En effet, les usagers sont classés en plusieurs catégories, soumises à des tarifs différents. Pour parvenir au taux de rentabilité de 15 % (négocié par l’entreprise avant la signature du contrat) sans augmenter de plus de 35 % le tarif du mètre cube, l’entreprise a changé de catégorie un certain nombre d’usagers à leur insu. En réaction, la Coordinadora organise, le 4 février, la prise symbolique de la ville de Cochabamba. Elle réclame la dérogation de la loi n° 2029 et des décrets ayant permis la concession, la nullité du contrat de concession et la destitution du responsable de la Superintendencia et exige que la loi sur l’eau soit élaborée en impliquant tous les acteurs concernés. Mais le gouvernement recourt à nouveau à la répression. Le 5 février, toutes les routes d’accès à la ville sont coupées tandis que de très violents affrontements opposent la population urbaine et rurale et la police, lesquels se soldent par 22 blessés et 135 arrestations. La médiation de l’Eglise catholique permet l’obtention d’un accord autour de trois points : la révision du contrat de concession ; l’élaboration d’une nouvelle loi de services d’eau potable et d’égouts avec la participation des associations d’irrigation, des coopératives et des comités d’eau ; la suspension de l’augmentation des tarifs pendant la période de négociation. Au – delà de ces acquis, le résultat principal est la reconnaissance de la Coordinadora comme acteur légitime pour débattre de la loi et du contrat.

20Toutefois, lorsque les clauses du contrat sont rediscutées, la Coordinadora constate l’impossibilité de parvenir à un accord et quitte la table des négociations. Sa position se radicalise. Le 4 avril 2000, elle entame « la bataille finale de la guerre de l’eau » autour de deux mots d’ordre : « dehors Aguas del Tunari » et « l’eau n’est pas une marchandise ». Des barrages routiers isolent la ville du reste du pays. Les affrontements avec la police et l’armée, particulièrement violents, se soldent par un mort et une trentaine de blessés. L’état de siège est déclaré, mais la mobilisation se poursuit. Le 10 avril, 50000 personnes envahissent la place d’armes. Le gouvernement annule alors le contrat de concession. C’est un succès indéniable pour la Coordinadora dont le poids politique se trouve renforcé et qui va se convertir en porte-parole général des revendications de la région de Cochabamba.

21Le 14 avril, l’entreprise municipale Semapa est reformée. Des autorités sont nommées à partir de suggestions de la Coordinadora et l’entreprise assume à titre transitoire la responsabilité des services d’eau et d’assainissement. Mais les défis techniques et financiers à affronter demeurent entiers.

Tucuman et Cochabamba : les facteurs communs de l’échec des « privatisations »

22À Tucuman comme à Cochabamba, le départ de la compagnie privée signe l’échec de la concession des services d’eau et d’assainissement. Les brèves monographies présentées ci-dessus montrent que les caractéristiques des conflits sont différentes. Ainsi, au plus fort de la crise, l’usage de la répression militaire à Cochabamba s’oppose au recours à des procédures juridiques de tout type observé à Tucuman. Toutefois, au-delà de leurs expressions conflictuelles distinctes, ces deux échecs de privatisation reposent sur des facteurs communs.

Une légitimation initiale insuffisante des entreprises aggravée par une insécurité juridique

23La procédure d’appel d’offres puis la sélection, basée sur la transparence et le principe de la concurrence, doivent octroyer au prestataire la légitimité de la fonction. Or, dans les deux cas, un seul candidat a présenté une offre, ce qui a mis à bas l’idée même de concurrence. En outre, des mesures dérogatoires ou contestables et non prévues initialement (décret d’exception, négociations directes, etc.) ont été adoptées pour permettre de mener à terme le processus d’attribution du marché. Dans ces conditions, les entreprises commencent leur nouveau rôle de prestataire dans un climat de rumeurs et de suspicions – parfois fondées – de la part d’acteurs de la scène locale (associations d’usagers, presse, hommes politiques d’opposition). Insuffisamment légitimées par la procédure, les entreprises se retrouvent dans une position fragile.

24Cette fragilité institutionnelle est renforcée par les incertitudes économiques et juridiques une fois la concession commencée. À ce titre, la question très sensible des tarifs est emblématique. Le nombre de ménages qui ne peut effectivement pas payer est minoritaire. Certes, l’augmentation des coûts des autres services (téléphone, électricité, etc.), alors que les salaires stagnent ou fléchissent, a provoqué une lassitude générale face au renchérissement constant du coût de la vie. Mais surtout, la question des tarifs est complexe et inaccessible au grand public. Aussi le refus de payer exprime-t-il avant tout un refus d’un processus qui n’est pas compris. Les fondements économiques et juridiques des concessions reposent sur de très nombreux textes juridiques : contrats, lois, décrets, ordonnances, circulaires, etc., qui sont tantôt redondants, tantôt contradictoires. Ces textes relèvent de divers secteurs (économie, environnement, santé, etc.) dont les instances existent à divers niveaux : municipal, régional, national et international. Si le contrat de concession est le document premier de référence, en cas de conflit, d’autres documents juridiques sont invoqués en fonction du point de vue adopté. Il n’existe donc pas de sécurité juridique dans la mesure où tout document est contestable ou contesté sans qu’une hiérarchie juridique puisse être clairement établie.

La mise en accusation des entreprises par les acteurs de la société locale

25La faible légitimité initiale des entreprises renforcée par les incertitudes juridiques inhérentes au contexte n’explique pas tout. Elle se double d’un travail actif de mise en accusation des compagnies privées mené par les acteurs de la société locale.

26Présentée au départ comme une solution institutionnelle technique et économique appropriée, la compagnie privée se convertit, dans les deux cas étudiés, en un problème qui, très rapidement, ne peut être résolu que par son départ pur et simple. Ce renversement complet de perspective peut en partie s’expliquer par des attentes trop importantes puis déçues quant aux changements espérés. Si on note des erreurs objectives des compagnies, notamment dans leurs stratégies de communication, cela ne suffit pas à expliquer les ressentiments exprimés à leur égard. À Cochabamba, le projet Misicuni incarne un espoir local depuis cinquante ans et est caractéristique de l’idéologie de développement découlant de la construction de barrages et de grands travaux que l’on observe un peu partout dans le monde depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si ce modèle est remis en cause au niveau international depuis le début des années quatre-vingt-dix, il reste ancré dans les opinions publiques locales. À Tucuman, la privatisation, pour être acceptée, est présentée comme une solution miracle qui va permettre de généraliser, et rapidement, les services de l’eau à tous.

27Dans les deux cas, avant l’arrivée de la compagnie, la déficience du service est perçue comme une fatalité. En cas de problème et de contestation, il n’existe pas vraiment d’interlocuteur auquel on peut s’adresser et exercer des pressions efficaces. Le service public assure une gestion minimale sans que la population ni les élus n’aient de réelle prise sur elle. Le discours dominant est technico-fataliste. Après la délégation, des responsables bien identifiés apparaissent. Les usagers deviennent des clients et se comportent comme tels. Ils deviennent exigeants car ils paient plus cher le service ; des contestations surgissent qui n’étaient jusqu’alors pas exprimées. Du jour au lendemain, les gestionnaires de l’eau ont des comptes à rendre et on leur fait porter toutes les responsabilités, y compris celles héritées de la gestion antérieure. En quelques semaines, les compagnies sont perçues comme des agents extérieurs venant réaliser des profits au détriment de sociétés locales en voie de paupérisation. Les performances techniques, les savoir-faire, les expériences en matière de gestion, et en général les aspects positifs des compagnies sont totalement ignorés. L’idée selon laquelle un grand groupe international puisse venir faire des profits à leurs dépens inspire un profond rejet généralisé. Puis, au fur et à mesure du déroulement du conflit, la compagnie devient la cible de toutes les revendications dans des sociétés où les opportunités de contestation sont rares. La tournure internationale que prennent les conflits donne d’autant plus de poids aux débats. La gestion déléguée devient alors un prétexte pour exprimer des difficultés socioéconomiques beaucoup plus globales.

Des temporalités en décalage

28Le départ des compagnies est exigé sans qu’elles aient eu le temps de faire leurs preuves. Très rapidement, une opinion publique hostile se forge à leur égard et cette mauvaise image ne peut plus être récupérée. En quelques semaines, l’idée que les compagnies doivent partir est ancrée. Vives et instantanées, ces réactions s’expliquent en partie par le fait que la privatisation a été présentée comme une solution miracle et immédiate.

29La délégation d’un service urbain à une société privée, la création formelle d’un organisme de régulation, la rédaction d’un contrat de concession, son approbation juridique sont réalisables en quelques mois. La mise en place d’un nouveau mode de gestion, par le haut, peut donc être rapide. De plus, dans nos deux cas, une conjoncture politique particulière joue le rôle d’accélérateur de processus. En effet, les échéances électorales présidentielles ou provinciales conduisent les élus à agir vite pour présenter des bilans concrets de leurs actions. Parallèlement, les candidats opposés aux privatisations disposent d’un argument de campagne pour se démarquer politiquement. Dans ce contexte rapide, la question du choix entre les diverses formules d’un partenariat public/privé n’est pas sérieusement débattue, mais réduite au manichéisme opposant gestion publique et gestion privée. Pour leur part, les compagnies fonctionnent également sur des logiques de temps court face à la concurrence et dans un contexte d’appel d’offres mondial où le temps de réaction d’un consortium apparaît comme essentiel pour remporter un marché. L’adoption d’un nouveau mode d’organisation des services est, dans les deux cas, le résultat d’un processus relativement rapide.

30Toutefois, la concession ne se traduit pas instantanément par des changements spectaculaires perceptibles par l’usager. De tels résultats ne peuvent être obtenus qu’après plusieurs années d’investissements et de travaux. Le rodage des nouvelles institutions (l’entreprise, mais aussi l’organisme de régulation) exige du temps. L’amélioration notable de la gestion des services engage une temporalité nettement plus longue que celle qui préside à l’organisation d’un appel d’offres ou d’élections politiques.

31L’échec des concessions tient pour une part aux différences notables existantes dans les temporalités en jeu. Si les compagnies et les élus peuvent avoir intérêt à établir rapidement un nouveau mode de gestion, les habitants, les associations, les médias fonctionnent selon d’autres rythmes du changement. Ces acteurs ne sont pas forcément prêts à accepter les conséquences pratiques de ce changement (en particulier l’augmentation du tarif) sans avoir encore vraiment perçu les bénéfices qu’ils pouvaient en retirer, à savoir une amélioration des services, voire l’accès aux services. De plus, changer de modèle suppose, dans une certaine mesure, un changement social. L’acceptation du paradigme néolibéral, son adaptation graduelle aux pouvoirs d’achat, mais aussi la compréhension des enjeux techniques demandent un temps long d’échanges, de partage d’opinions contraires et de diffusion de connaissances objectives.

Une instrumentalisation politique de l’eau qui perdure

32Dans les sociétés d’Amérique latine, l’eau a un sens social fort. Historiquement, les jeux de pouvoirs passent par le pouvoir sur l’eau. Dans les quartiers urbains périphériques non raccordés aux réseaux, le clientélisme politique permet traditionnellement l’obtention des services urbains. La délégation à une compagnie privée modifie de fait les règles de ce clientélisme. Si les élus ne sont pas totalement écartés, les choix techniques et financiers très complexes leur échappent désormais en partie.

33Toutefois, à Cochabamba comme à Tucuman, la « marchandisation » des services de l’eau ne s’est pas accompagnée d’une dépolitisation – même relative – du thème. De la définition de l’appel d’offres à la signature du contrat, l’eau est utilisée comme un outil politique majeur, pour essayer de gagner une élection, présenter un programme politique alternatif ou s’opposer à la majorité nationale. À Cochabamba, la réaffirmation du projet Misicuni par Hugo Banzer en pleine campagne présidentielle est un geste guidé par un opportunisme politique. À Tucuman, les nombreuses modifications apportées par les élus au calendrier de la procédure de concession des services s’expliquent bien plus par les aléas des rapports de pouvoirs sur la scène politique provinciale que par la maturation progressive du projet. Cette forte politisation perdure une fois le contrat signé. En théorie, la sphère politique doit s’effacer au profit de l’organisme de régulation dont il doit en outre garantir l’indépendance. Mais dans nos deux exemples, le rôle des organismes de régulation apparaît secondaire dans les faits. L’indépendance et la légitimité politiques de ces organismes ne sont pas établies par leur seule création : elles demeurent entièrement à construire. Aussi, en cas de problème et de contestation, ce sont les acteurs significatifs du point de vue politique qui s’expriment. Dans le cas de Cochabamba, un nouvel acteur majeur sur le plan politique apparaît : la Coordinadora. Légitimée par les associations rurales et urbaines et sa lutte sur le terrain, son influence sur le destin du contrat se révèle bien plus tangible que les analyses du régulateur. À Tucuman, lorsque surviennent les défaillances techniques, les dossiers échappent également largement au régulateur. Ils sont la proie de l’irresponsabilité de quelques élus démagogiques, conscients de leur mauvaise foi mais guidés par des intérêts personnels, soutenus par de nombreux autres élus qui ne peuvent être que solidaires sans toutefois bien saisir les enjeux techniques et financiers.

34La sphère politique s’est recomposée, mais elle a maintenu les services de l’eau en tant qu’objet politique et de revendication sociale. L’évolution vers une gestion plus marchande est ainsi bloquée tandis que le sentiment d’ingérence gagne du terrain. Les services de l’eau ont été transformés en patrimoine local, en bien commun à défendre contre des compagnies privées, de surcroît étrangères et perçues comme des intruses. Il n’est pas accepté qu’une compagnie privée s’immisce dans les rouages internes de la société, ses rapports de pouvoir. Les déterminants importants du jeu social et politique n’ont pas été effacés d’un seul coup par de simples règles marchandes. La société civile réagit parce qu’elle se sent dépossédée de ses pouvoirs : pouvoir de fixer le coût de l’eau, de décider de tel ou tel projet régional d’envergure, de telle ou telle extension de réseau, etc.

35*

36Tucuman et Cochabamba sont deux villes périphériques de pays périphériques où la récession économique provoque une baisse généralisée des revenus et une progression de la pauvreté. Avec les privatisations des services urbains, leurs habitants ont eu l’impression de subir les inconvénients de la mondialisation sans bénéficier en contrepartie des retombées positives. Le refus local de l’application du modèle de gouvernance a permis l’apparition de nouveaux acteurs tandis que des acteurs traditionnels ont parfois saisi l’opportunité des conflits pour reconquérir une légitimité perdue ou diminuée. Ce refus est en partie lié à la surdétermination du politique dans la gestion urbaine. Parfois peu scrupuleuses, les compagnies ont assurément commis des erreurs. Mais trop de paramètres sont rentrés en ligne de compte pour qu’elles les maîtrisent effectivement. Fondamentalement, le manque d’appropriation de la question par la société civile et l’insuffisance de débats publics constructifs n’ont pas autorisé la définition d’un modèle de gestion décentralisé et adapté aux spécificités locales. La transition vers une gestion plus professionnelle et marchande est suspendue mais le départ des compagnies et la rupture des contrats sont bien plus qu’un simple retour à la phase antérieure. Ces résistances locales participent plus généralement à une phase d’apprentissage, en cours, pour accorder les temps des compagnies internationales, les temps juridiques, les temps politiques et les temps des habitants qui refusent de devenir de simples clients. En dépit des conflits durs, des pertes financières et du rallongement des délais, le processus pour définir un nouveau mode de gestion est malgré tout constructif du point de vue de la démocratie locale et de l’émergence de réels contre-pouvoirs face à l’application de recettes trop générales.

Notes

  • [*]
    Ingénieur-docteur en urbanisme, Credal-CNRS.
  • [**]
    Maître de conférences en géographie, Creso UMR ESO CNRS, université de Caen.
  • [1]
    La compagnie Aguas del Aconquija SA est un consortium regroupant au départ la Compagnie générale des eaux qui est opérateur (30 % du capital), Benito Roggio e Hijos (22,5 % ), Dragados y Construcciones Argentina SA – Dycasa – (22,5 % ) et Supercemento SA (15 % ). Benito Roggio e Hijos est une société argentine fondée en 1908 à Cordoba. Elle compte 10000 employés répartis dans une dizaine de filiales spécialisées dans la construction et l’entretien d’infrastructures (réseaux de routes, métros, sociétés de péages, etc.), mais aussi dans d’autres secteurs (construction de logements, de centres commerciaux, sociétés de nettoyage, de collecte des déchets, etc.). Créée en 1968, Dycasa est une filiale argentine du groupe international d’origine espagnole Dragados dont les activités, initialement centrées sur les ouvrages portuaires et le dragage, tournent autour de la construction d’autoroutes, de ponts, de retenues d’eau, de logements mais aussi de bâtiments industriels ou encore de stations de retraitement des eaux usées. Enfin, Supercemento SA est une société de construction qui travaille en association avec, notamment, le groupe américain Owens-Corning et Dragados.
  • [2]
    L’Enohsa est l’organisme national chargé de promouvoir les infrastructures liées à l’eau et à l’assainissement. Il draine et gère les financements internationaux, peut contracter des crédits et peut aider les organismes tant publics que privés en cas d’endettement. Normalement, sa mission ne consiste donc pas à assumer la gestion directe des services, ce qui est néanmoins le cas à Tucuman en raison de la complexité de la situation.
  • [3]
    Azurix est une compagnie créée en 1998 par Enron, entreprise nord-américaine spécialisée dans les marchés de l’énergie, afin d’investir le marché de l’eau. Les deux premières années de son existence, l’entreprise connaît un développement spectaculaire avec, notamment : l’acquisition de l’opérateur anglais Wessex Water Pic ; en Argentine, une participation de 32 % au capital de Obras Sanitarias de Mendoza (plus d’un million d’habitants desservis) et la concession pour trente ans des services d’eau et d’assainissement d’une cinquantaine de municipalités de la province de Buenos Aires (2,3 millions d’habitants) ; au Mexique, une participation de 49,9 % à la concession de la ville de Cancún et la construction et l’opération d’usines de traitement à León et à Torreôn. Toutefois, au début de l’année 2001, la croissance d’Azurix s’est brutalement interrompue.
  • [4]
    Bechtel est l’une des plus importantes firmes américaines d’ingénierie industrielle, nées au début du xxe siècle avec la construction des grandes infrastructures (chemins de fer, canaux…) et qui se sont développées, après la seconde guerre mondiale, autour des projets de centrales thermiques, les aéroports et les grandes unités industrielles. Plus particulièrement spécialisé dans les grands équipements industriels, la pétrochimie, l’énergie et les grandes infrastructures, le groupe va se diversifier vers les équipements urbains, puis les services à partir de la fin des années quatre-vingt. En 1998, l’entreprise emploie 31000 personnes et a un chiffre d’affaires qui s’élève à 11,3 billions US$. Pour plus de détails, voir Dominique Lorrain, « Portrait d’entreprise : Bechtel », Flux, 38, octobre-décembre 1999 : 72-78.
Français

Résumé

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les délégations de services urbains à des compagnies privées se sont multipliées en Amérique latine. Si ce nouveau paradigme de gouvernance urbaine fait parfois l’objet d’une résistance au niveau local conduisant à freiner, voire à ajourner certains projets, il est rare d’assister à leur rejet après leur adoption. Tel est pourtant le cas de deux échecs de délégation survenus récemment dans le secteur de l’eau et de l’assainissement à Tucuman (Argentine) et Cochabamba (Bolivie). Dans les deux villes, les sociétés locales ont contraint, à la suite de conflits, une puissante compagnie privée internationale à se retirer, peu après la signature du contrat de concession. À partir d’une présentation synthétique de chaque cas, cet article cherche à identifier quelques processus et facteurs communs déterminants dans ces conflits en s’attachant aux recompositions actuelles des jeux et enjeux de pouvoirs sur la scène locale.

Mots-clés

  • Amérique latine
  • Argentine
  • Bolivie
  • services urbains
  • eau
  • privatisation
  • résistances locales

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Bernard de Gouvello [*]
  • [*]
    Ingénieur-docteur en urbanisme, Credal-CNRS.
Jean-Marc Fournier [**]
  • [**]
    Maître de conférences en géographie, Creso UMR ESO CNRS, université de Caen.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.021.0069
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