CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Ekurhuleni Metropolitan Area, ou East Rand [1], est une vaste conurbation (2 millions d’habitants), composée de huit anciennes municipalités, située à l’est de Johannesburg dans la province du Gauteng. L’East Rand (plus de 670000 emplois) est la première région industrielle du pays, même si ce sont aujourd’hui les activités tertiaires qui se développent, ainsi que l’industrie de haute technologie. Au contraire, l’industrie lourde licencie tandis que le secteur minier est en voie de disparition alors que la région est née, à la fin du xixe siècle, sur des mines de charbon et d’or.

2La population de l’East Rand est composée à 73% de personnes se qualifiant de « noires ». Les autres « East-randais » se répartissent de la façon suivante : Blancs, 21,9%, colorés, 2,9%, Indiens, 1,45%, (seuls 0,66% des East-randais ne répondent pas sur ce point [2]).

3L’urbanisation de l’East Rand est très discontinue et les différenciations socio-spatiales y sont très fortes. La carte ci-après (figure 1) donne une image de la structure spatiale de la région. Le long d’un axe central est-ouest, qui correspond au filon aurifère du Witwatersrand, se sont développés les centres-villes puis les zones industrielles des années quarante et cinquante, consacrées à l’industrie lourde (métallurgie et chimie surtout). Cette zone est aujourd’hui en crise : fermeture de mines, développement de camps d’habitats illégaux, déclin des activités commerciales dans les centres anciens, crise de l’industrie.

4De part et d’autre de cet axe s’étendent des banlieues résidentielles habitées par des Sud-Africains blancs : vastes quartiers de villas aux paysages de suburbs nord-américaines et quartiers plus populaires de « petits Blancs ».

Figure 1

Image de la structure spatiale de l’East Rand-Ekurhuleni

Figure 1

Image de la structure spatiale de l’East Rand-Ekurhuleni

5Plus au nord, se trouvent les zones de dynamisme économique actuel, surtout autour de l’aéroport international où se développent les industries légères et de haute technologie et les activités commerciales dans de vastes centres commerciaux. L’axe autoroutier qui traverse cette zone est essentiel : il relie le Gauteng au port de Maputo, c’est un tronçon du « corridor de Maputo », axe de développement prioritaire du pays.

6Enfin, en position périphérique, se trouvent quatre grands blocs de quartiers « noirs », vastes townships planifiées dans les années cinquante, construits jusqu’aux années soixante, et conçus comme des villes satellites : Katorus (430000 habitants), Kwadutsa (250000 habitants), Daveyton-Etwatwa (190000 habitants) et Tembisa (250000 habitants). Ces townships, entourées de camps de squatters illégaux ou légalisés, rassemblent l’essentiel de la population de l’East Rand dans des zones tout à fait dépourvues d’activités économiques.

7L’East Rand a été en outre marqué par sa division, dès l’origine, en municipalités concurrentes dont le tableau suivant donne une idée de la diversité.

8L’exemple de l’East Rand est original parce que l’on y a totalement changé d’échelle de gouvernement entre 1995 et 2000. En 1995 ont été établis des pouvoirs municipaux, intégrant villes blanches et villes noires. En 2000, on a aboli ces municipalités pour mettre en place une unique autorité métropolitaine. Pourquoi ?

L’originalité de la politique sud-africaine de « métropolisation »

9La métropolisation, au sens de polarisation des pouvoirs économiques et politiques dans les grandes villes, est une des manifestations de la phase actuelle de la mondialisation et peut être comprise comme une influence du « global » sur le « local ». Elle pose des questions sur la forme de gouvernement des grandes villes qui pourrait être la plus adaptée à accompagner ce mouvement tout en préservant la démocratie locale. La métropolisation administrative et politique, à savoir la mise en place d’autorités métropolitaines centralisées gérant de grandes agglomérations naguère administrativement divisées, est la solution adoptée en Afrique du Sud [3] qui semble suivre en cela une tendance « globale [4] ». Mais ce pays est original car y est traité dans un même temps et avec le même outil un autre problème, celui de la réunification de la ville à partir d’une structure spatiale, administrative et politique ségréguée, héritage de l’apartheid (et des politiques ségrégationnistes qui l’ont précédé [5]). Ainsi, les grandes villes sud-africaines changent leur mode de gouvernement, en « métropolisant », pour répondre à la contrainte globale (rendre les grandes villes « compétitives » à l’échelle internationale) mais peut-être plus encore pour résoudre des problèmes locaux (transformer les identités locales héritées pour les fondre dans une nouvelle identité citadine unique, favoriser la redistribution économique vers les quartiers défavorisés, établir la démocratie locale). Dans la perspective d’une réflexion sur les rapports entre local et global, le cas est donc intéressant, et tout particulièrement celui de l’East Rand, car il s’agit ici de créer une autorité unique dans une région urbaine qui n’est pas dominée par un seul centre urbain et qui n’a jamais réellement connu d’unité administrative ou politique. Reste à savoir ce qui est entendu par « local » dans le cas sud-africain : municipalités antérieures à la métropolisation ? Quartiers naguère légalement ségrégués et qui le sont encore dans les faits ? Portions de ces quartiers ? Comme ailleurs en ville, mais plus encore dans le cas sud-africain, c’est la multiplicité et la superposition des territorialités locales qui font la complexité des situations et qui expliquent la diversité des réactions aux différentes formes de métropolisation.

Figure 2

Populations et ressources budgétaires des municipalités de l’East Rand (2000)

Figure 2
Municipalités Population % de la population totale Ressources budgétaires 1999-2000 % des ressources de l’ensemble de l’aire métropolitaine Ressources budgétaires/habitant Alberton 148816 7,8 479550790 10,7 3222 Benoni 365464 19,2 531281340 11,9 1453 Boksburg 261436 13,7 634924544 14,2 2428 Brakpan 171356 9,0 314400000 7,1 1834 Greater Germiston 421358 22,1 1029522848 23,1 2443 Greater Nigel 91727 4,8 126317573 2,8 1377 Springs 160801 8,4 523169069 11,7 3253 Kempton Park 284247 15,0 825800000 18,5 2905 Total 1905205 100 4464966164 100

Populations et ressources budgétaires des municipalités de l’East Rand (2000)

Sources : recensement général de 1996 et compilation à partir de divers rapports municipaux. Les budgets sont en rands sud-africains, un rand vaut actuellement un peu moins d’un franc français.

10Mon hypothèse est que, dans le cas de l’East Rand, ce qui a conduit à la mise en place d’une autorité métropolitaine est d’une part l’échec de la politique d’intégration à l’échelle municipale qui a buté sur l’échelle du quartier, d’autre part la convergence d’intérêts politiques et économiques, locaux et nationaux. J’avance que la métropolisation administrative et politique ne s’est pas faite sous l’influence du niveau « global [6] ». Pour le comprendre, il faut descendre à l’échelle des municipalités et des quartiers.

Boksburg, des identités bousculées…

11Dans le bureau de Nick Swanepoel, directeur des Community Services (qui regroupent l’ensemble des services d’urgence) de l’ex-municipalité de Boksburg, est affiché, à une place d’honneur, le diplôme de « centre de formation international » de la brigade de pompiers de Boksburg. À côté est épinglé un message de compliments de la brigade de pompiers de Houston, au Texas. Si cette brigade de pompiers est si « internationale », c’est qu’elle a en charge la surveillance, outre du territoire municipal de Boksburg, de l’aéroport international de Johannesburg, nœud de communication de toute l’Afrique australe, situé sur la municipalité voisine de Kempton Park. Cependant, Nick Swanepoel emmènera aussi volontiers ses hôtes visiter le « musée » de la brigade : véhicules anciens, photographies, uniformes du début du siècle… les faisant entrer alors dans l’histoire d’une petite ville minière sud-africaine fière de son « identité ». La ville de Boksburg me semble bien refléter la complexité du rapport entre « le global » et « le local ».

12L’ex-municipalité de Boksburg présente les mêmes divisions spatiales que l’ensemble de l’East Rand. S’opposent sur son territoire une zone centrale en crise, une zone nord dynamique et le sud, noir, constitué essentiellement par la township de Vosloorus, naguère municipalité distincte (figure 3).

Figure 3

Township de Vosloorus

Figure 3

Township de Vosloorus

13En 1994, Boksburg a réintégré Vosloorus [7]. Le numéro de janvier 2000 du Boksburg Mirror, la gazette municipale, annonçait fièrement l’identité de la ville pour le nouveau millénaire. Le nouveau logo, placé désormais aux entrées de la ville et sur le papier à en-tête de la municipalité, représente le soleil levant (nous sommes à l’est, puisque dans l’East Rand, mais aussi à l’aube d’un temps nouveau) et un avion en vol (indiquant la proximité de l’aéroport mais aussi la modernité et l’ouverture sur le monde). La commission chargée de l’héraldique a aussi produit un nouveau blason : un bouclier de guerrier africain derrière lequel se croisent un casse-tête et une lance et sur lequel on voit une roue noire dentée qui représente l’activité industrielle de la ville. Ces différentes images ont été soumises aux populations de la ville : aucune critique n’a été faite, preuve d’une indifférence générale d’autant plus justifiée qu’au moment même où l’on préparait les cérémonies officielles d’inauguration de ces nouveaux symboles, on apprenait la constitution de l’autorité métropolitaine de l’East Rand, ce qui sonnait le glas de Boksburg…

14Pourtant, l’effort de construction d’une identité boksburgeoise ne s’était pas limité à la production de symboles. Entre 1995 et 2000, un vaste travail de consultation des populations avait été réalisé pour construire le Boksburg de demain dans le cadre d’un découpage de la municipalité en douze circonscriptions électorales. La délimitation des circonscriptions électorales (figure 4) reposait sur un compromis entre partis politiques. Les élus aux conseils municipaux le seraient pour 40% à la proportionnelle sur des listes de partis politiques, pour 60% au niveau des circonscriptions. Les circonscriptions devaient être pour moitié situées dans l’ancienne municipalité blanche, pour moitié dans l’ancienne municipalité noire. Ce système devait permettre aux partis blancs d’être assurés d’avoir des élus dans l’ancienne municipalité blanche, de façon non proportionnelle au nombre d’habitants. Sur ces bases, les premières élections locales de novembre 1995 se sont bien déroulées, amenant un homme noir au poste de maire, à la tête d’un conseil municipal dominé par l’ANC mais d’une administration municipale composée de fonctionnaires surtout Blancs et Afrikaners [8]. Les circonscriptions, ou wards, sont devenues un niveau territorial important parce que l’ensemble du processus de participation populaire a été fondé sur cette échelle. Le Development Facilitation Act de 1995 et le Local Government Transition Act (LGTA) de 1996 rendaient obligatoire, pour toutes les municipalités, la rédaction d’un document, le Land Development Objectives (LDO) devenu Integrated Development Plan (IDP, imposé par le LGTA), présentant un programme de développement pour la municipalité, sur cinq ans, accompagné de son budget prévisionnel. L’élaboration de ce plan devait reposer sur la consultation des communautés [9].

Figure 4

Circonscriptions électorales

Figure 4

Circonscriptions électorales

© Gervais-Lambony 2001

15Pour pouvoir justifier de la participation populaire, il était nécessaire de créer les structures de communication. Chaque ward devait élire un Ward Committee, parmi les résidants, parmi lesquels était élu un Executive Committee chargé d’animer la communauté et d’organiser les réunions de préparation du LDO/IDP. Enfin, chaque ward devait élire trois représentants pour les différents comités sectoriels municipaux (développement économique, services, équipements, santé, sécurité… ; à Boksburg ils étaient au nombre de six). Chacun de ces comités était composé de conseillers élus, de fonctionnaires municipaux, des élus des wards et de représentants des prestataires de services (police, téléphone, compagnie d’électricité, etc.). Dans l’idéal, ce processus revenait à demander aux « communautés » d’établir la liste de leurs besoins, de les hiérarchiser, de faire vérifier les possibilités par les techniciens, de revenir avec des propositions consulter les communautés, enfin de faire voter le programme (et le budget) par les élus. Théoriquement, c’est un modèle de démocratie locale.

La démocratie locale « en direct »

16Les réunions organisées dans le cadre des LDO, à Boksburg, ont été organisées par deux employés de la municipalité spécialement affectés à cette tâche. Les réunions étaient annoncées à l’avance, après chaque réunion étaient rédigées des « minutes », disponibles à la municipalité et distribuées lors de la réunion suivante. L’exemple détaillé d’une réunion LDO est révélateur des difficultés de fonctionnement de cette démocratie locale toute neuve qui bute sur une échelle territoriale forte et largement héritée, celle du quartier ségrégué racialement et socialement. Le lundi 12 mars 2000 à 18 heures 30, dans le ward 10 de Boksburg, s’ouvrait une réunion dans le Civic Center de Reiger Park devant environ 200 personnes. Le ward 10 (35000 habitants) est composé de la township de Reiger Park [10], du quartier « coloré » récent de Delmore Park et de quatre grands camps de squatters sis sur d’anciens terrains miniers : Ramaphosa, Chris Hani, Joe Slovo, Angelo (et de quelques autres camps, plus petits). Ce soir-là, David, un des deux fonctionnaires chargé d’organiser les réunions LDO, est seul : le conseiller municipal ne viendra pas. David est lui-même « coloré », il est donc relativement à l’aise à Reiger Park, mais ce soir-là, l’assistance est largement dominée par des résidents noirs des camps illégaux, les « colorés » sont à peine une dizaine.

17Le premier problème est celui de la langue : la réunion va se dérouler en anglais et xhosa, pas en afrikaans (pourtant langue principale de Reiger Park). Un jeune leader associatif de Ramaphosa, Chris, fait une traduction en xhosa de ce que David dit en anglais, puis en anglais de ce que demandent les assistants xhosa (mais presque tous interviennent en fait en anglais). Il y a un malaise certain car finalement bien peu de gens s’expriment dans leur langue maternelle…

18La réunion commence par un appel par quartier de la circonscription pour savoir lesquels sont représentés. « A l’appel du nom de votre quartier, levez la main » : personne du camp Tokyo Sexwale, beaucoup de Ramaphosa, beaucoup aussi de Joe Slovo, une vingtaine de Chris Hani, quelques-uns de Driefontein et de Delmore Informal, mais seulement trois de Reiger Park et deux de Delmore. Pourquoi cet appel ? Dans une circonscription diverse, on considère qu’une bonne représentation de chaque quartier est le gage de la démocratie.

19L’importance de l’échelle du quartier par rapport à celle du ward est mise en relief par les premières interventions des participants. C’est un résidant coloré de Delmore Park qui demande : « Je voudrais savoir exactement où se trouve le Delmore Informal Settlement. »

20Un habitant de ce camp répond : « À gauche de la route principale de Delmore, après la station-service. »

21L’homme de Delmore Park : « D’accord, je connais ce quartier, mais il ne s’appelle pas Delmore Informal, d’ailleurs il est situé sur la municipalité de Germiston et pas de Boksburg. »

22L’homme du bidonville : « Si, il s’appelle comme ça, et attention, il fait bien partie de Boksburg et pas de Germiston. »

23L’enjeu de cette discussion est de savoir, pour les résidants de Delmore Park, si ce camp est nouveau, s’il est bien dans le ward, s’il est bien dans Boksburg. Derrière, il y a l’enjeu économique pour le ward et l’enjeu identitaire pour ce tout petit quartier. Finalement l’homme de Delmore, ironiquement, déclare qu’il vient de se découvrir de nouveaux voisins…

24On passe ensuite à ce qui va occuper l’essentiel de la réunion : l’élection de représentants du ward dans les comités sectoriels. Il faut trois représentants par quartier pour chacun des comités. Officiellement, la communauté a été informée par le conseil municipal et les candidats devraient être déjà choisis. En fait, il semble que très peu dans l’assistance sachent de quoi il retourne.

25S’ensuit un débat : le résidant de Delmore Park, qui s’est déjà exprimé, déclare : « Nous allons y passer toute la nuit, que chaque quartier désigne trois personnes et en donne la liste à David plus tard. » Mais David ne veut pas partir sans noms, sachant d’expérience que si le vote ne se fait pas maintenant, il ne se fera pas. Des intervenants des camps se plaignent : « Nous ne savons pas ce que l’on attend de nous, cette réunion n’a pas été bien préparée… » David répond : « Vous n’étiez pas là aux réunions précédentes, comment pouvez-vous ensuite vous plaindre de ne pas comprendre ? » L’assistance s’agite, beaucoup de femmes chuchotent, un groupe quitte la salle. Finalement, David parvient à reprendre les choses en mains : chaque quartier représenté va se rassembler dans un coin de la salle, et en cinq minutes, réunir trois noms. Devant la complexité de la procédure, que faire d’autre ? David obtiendra ses listes.

26Cet exercice de démocratie locale permet un véritable contact entre les « communautés » des différents quartiers. Car on sent bien qu’à l’intérieur des wards, c’est à l’échelle du quartier qu’est la véritable identité locale car là sont les intérêts et besoins spécifiques et là aussi sont les leaders locaux et les réseaux sociaux. Cela étant, on observe la constitution d’une ébauche d’identité de ward : au moins pour ceux qui participent, les identités locales sont bousculées… Mais l’échec principal de la construction identitaire à l’échelle municipale est que la force des identités de quartiers reste dominante. Ainsi, dans le ward 12, la non-participation de certains quartiers rend impossible la mise en place d’un Executive Committee. Ce ward, le plus hétérogène de Boksburg, comprend plusieurs camps illégaux, un quartier « coloré », un quartier indien, deux petits quartiers naguère blancs mais aujourd’hui habités par des Noirs aisés et un quartier « blanc ». Ces trois derniers quartiers et un des camps illégaux n’ont jamais été représentés aux réunions LDO, bloquant ainsi le fonctionnement de la circonscription.

27En deuxième lieu, il est clair que les réunions LDO déçoivent les attentes des participants. Pour eux, il s’agit de parler de points concrets : installer un feu rouge à tel endroit, couper l’herbe de tel terrain vague, améliorer les parcs publics, installer des ralentisseurs dans telle rue, supprimer telle décharge illégale, goudronner les rues de tel secteur, introduire des patrouilles de police dans telle rue… Autorité métropolitaine ou nouvelle identité municipale ne sont pas des préoccupations majeures…

Mettre en place une autorité métropolitaine : pourquoi et pour qui ?

28Quoi qu’il en soit, le gouvernement, sur avis d’experts [11], a tranché pour une autorité métropolitaine pour l’East Rand, malgré le considérable effort de reconstruction sur cinq ans à l’échelle municipale. Ce virage est compréhensible. En 2000, l’ANC a remporté les secondes élections législatives post-apartheid, Thabo Mbeki a succédé à Nelson Mandela, le gouvernement n’est plus « d’union nationale » et le temps est à une redéfinition du fonctionnement de l’État. Sur le plan économique, bien des illusions ont été perdues, notamment le Reconstruction and Development Program (RDP), qui devait financer le rattrapage social de façon centralisée, a été remplacé en 1997 par le programme au contraire nettement libéral Growth, Employment and Reconstruction (GEAR). Dans les grandes villes, le temps n’est plus ni à la négociation politique avec les minorités, ni au renforcement du pouvoir central pour permettre la redistribution mais, au contraire, à la réforme libérale, à la privatisation des services, à la rationalisation… Donc l’État sud-africain, pour la première fois, n’a plus aucun intérêt au contrôle fort du pouvoir local. Ce contrôle était nécessaire au régime d’apartheid pour gérer la question « indigène » et contrôler les flux de main-d’œuvre, il était aussi nécessaire à l’ANC tant qu’il cherchait à mettre en œuvre le RDP. Ce n’est plus le cas : la Métro permet d’assurer le virage libéral du régime (elle sera un agent de rationalisation économique efficace, prétexte en elle-même à cette rationalisation) tout en renforçant le pouvoir local de l’ANC (et en brisant des identités municipales hostiles) ; c’est ce qu’ont démontré les résultats électoraux locaux de 2000 (l’ANC a remporté 57% des suffrages et 99 des 176 sièges au conseil métropolitain).

29Les acteurs locaux ont eu, quant à eux, des réactions diverses quand il devint certain que le gouvernement allait imposer une seule autorité métropolitaine. Les municipalités réagirent d’abord vigoureusement car ce changement signifiait à court terme leur disparition. De plus, les villes « riches » (et surtout Germiston) s’inquiétaient de l’intégration métropolitaine qui imposerait une redistribution de leurs revenus.

30Les partis politiques minoritaires et la plupart des fonctionnaires municipaux étaient hostiles à la Métro. Ils en décrivent un sombre tableau : licenciements, baisse des salaires des employés municipaux, privatisation des services, remplacement des cadres par des Africains incompétents… et aussi prise de pouvoir autoritaire par l’ANC et redistribution injuste des revenus des municipalités plus riches vers les plus pauvres. De l’autre côté, l’ANC de l’East Rand y était favorable car il y voyait l’occasion d’une véritable prise de pouvoir. Les civics, déjà structurées à l’échelle de l’East Rand, sont aussi en faveur de l’autorité métropolitaine. Dans tous ces groupes, il y avait bien sûr des exceptions, conseillers ANC qui risquaient de perdre leur place, fonctionnaires municipaux qui se prévoyaient mieux placés dans la nouvelle hiérarchie…

31Pour le maire de Boksburg, interrogé en 1999, la Métro était sans hésitation une excellente chose. Il représente parfaitement l’opinion de l’homme politique ANC, suffisamment important pour ne pas risquer de perdre son poste d’élu, voire pour espérer aller très haut dans la hiérarchie politique de la Métro [12]. Pour lui, l’intérêt de la Métro est d’abord politique : « Ce sera la fin de leurs petits royaumes. » C’est-à-dire à la fois la fin des pouvoirs locaux hérités (les anciennes municipalités [13]), la fin du poids des minorités blanches et de leurs élus, mais aussi la fin du pouvoir des fonctionnaires sur les élus. En effet, avec la Métro est mis en place un maire qui n’a pas un simple rôle de représentation : l’Executive Mayor, doté de réels pouvoirs dont celui de nommer le Chief Executive Officer, c’est-à-dire le chef de l’ensemble des fonctionnaires municipaux qui a prise sur eux tout en dépendant des élus. En même temps, la Métro est interprétée par notre interlocuteur comme l’occasion de récupérer des fonctions jusque-là attribuées à la province (le Gauteng en l’occurrence), surtout en matière de logement. La réforme du gouvernement local est donc perçue comme une alliance du pouvoir central et d’un nouveau pouvoir local contre les provinces et les anciennes municipalités. Ensuite, et ensuite seulement, viennent des considérations d’ordre économique : la Métro supprimera la concurrence absurde entre municipalités et permettra à l’East Rand de développer réellement son potentiel de première région industrielle du pays et de nœud de communications nationales et internationales. Pour y arriver, il faut un pouvoir fort, centralisé… et ANC. Cette position est très représentative de celle des cadres ANC de l’East Rand. À quelques nuances près, elle semble refléter aussi le point de vue des civics[14] (dont de nombreux élus sont d’ailleurs issus). Les élus de base ajoutent qu’en l’état actuel, ils n’ont pas de bureaux, pas de secrétariat, et que la Métro va leur en fournir.

32Certains responsables administratifs sont d’un avis similaire mais pas pour des raisons politiques. M. Swanepoel écrit, dans un article publié dans une revue spécialisée : « In terms of government policy, local authorities in South Africa are to be rationalised. This is a political decision based on praticabilities and financial pressures[15]. » Et d’expliquer que la création de la Métro est l’outil par excellence de cette rationalisation. Membre très actif des commissions préparatoires à la Métro, il prend évidemment l’exemple de la réorganisation des services de pompiers pour la défendre : au lieu des dix-sept centres de surveillance dans l’East Rand, il y aura deux centres ultramodernes pour toute la Métro, au lieu de huit responsables, il y en aura un et la coordination des secours sera bien mieux assurée. Pour M. Swanepoel, c’est la station de pompiers de Boksburg qui devra servir de modèle : elle est de niveau international et a parfaitement géré en 1995 l’extension de son aire d’intervention à Vosloorus en rénovant son annexe locale dans la township. Il voit une Métro moderne, au budget considérable (5 milliards de rands), efficace. Enfin, il ne craint pas I’affirmative action car la compétence technique des cadres blancs est indispensable. Discours optimiste donc, et fondé sur des considérations techniques et économiques, mais aussi sur une ambition personnelle et pour sa propre institution.

33Les forces dominantes dans l’East Rand étaient donc en faveur de la mise en place de la Métro, mais sur des bases différentes, plutôt politiques ou plutôt économiques et technocratiques. Et c’est précisément là que réside l’ambiguïté qui n’est pas un gage de réussite : pour les uns, la Métro est, de bonne foi, un outil politique pour assurer démocratie et redistribution, pour les autres elle est un outil de rationalisation qui risque d’avoir des effets contraires, notamment – se profilent, comme à Johannesburg, le désengagement de l’État et la privatisation des services –, pour d’autres enfin, elle est un moyen d’assurer le renforcement du pouvoir des élus et de l’ANC… Ces trois points de vue se sont retrouvés dans le débat sur la structure interne de la Métro. Fallait-il créer des sous-structures métropolitaines fortes, concentrer le pouvoir au niveau métropolitain ou encore le distribuer au niveau des circonscriptions électorales ? Les fonctionnaires penchaient vers la première solution, les politiques ANC vers la deuxième, les associations locales et bien des élus vers la troisième. Il est aujourd’hui acquis que le pouvoir sera concentré au niveau du Conseil métropolitain.

34En tout cas, il est clair que la « mode » internationale de la métropolisation administrative a servi ici des intérêts locaux d’une part, des intérêts de l’État central d’autre part. À ces deux niveaux, on a beau jeu de décrire la réforme administrative comme « imposée » par la mondialisation… alors qu’elle est due à la double convergence conjoncturelle du local et du national et du politique et de l’économique. Reste à mesurer si cette réforme va modifier effectivement les comportements et références identitaires citadins, mais on voit que ce n’est sans doute pas l’objectif principal. De toutes les façons, comme le montre l’exemple trop rapidement évoqué des circonscriptions de Boksburg, ni les anciennes municipalités ni la future Métro ne peuvent transcender réellement la territorialisation au niveau du quartier, véritable niveau « local » en l’occurrence.

Notes

  • [*]
    Laboratoire Géotropiques (université de Paris-X-Nanterre), UMR Temps (IRD-ENS), Institut universitaire de France.
  • [1]
    East Rand est le nom historique de cette région urbaine, qui la désigne comme étant la périphérie orientale du Witwatersrand, centré sur Johannesburg ; Ekurhuleni est le nom africain donné en 2001 à la nouvelle aire métropolitaine.
  • [2]
    Le recensement de 1996, premier de la période post-apartheid, comprenait une question sur l’appartenance raciale mais c’était aux enquêtés eux-mêmes de se définir et ils pouvaient refuser de le faire. Ajoutons que nous employons ici des catégorisations raciales seulement parce qu’elles sont une dimension importante de la société sud-africaine, encore aujourd’hui.
  • [3]
    On pourra se reporter, pour des éclairages sur ces politiques en Afrique du Sud, à Claire Bénit, « Pouvoirs locaux et redistribution dans une ville divisée : Johannesburg », Villes en parallèle [2001], 30-31, Paris : 37-62 ; et à Robert Cameron (ed.) [1999], Democratisation of South African Local Government, a Tale of Three Cities, Pretoria, J.L. van Schaik.
  • [4]
    Tendance bien illustrée par les cas étudiés dans Françoise Dureau et alii (éd.) [2000], Métropoles en mouvement, Paris, Anthropos-IRD ; ou, de façon synthétique, dans Sylvy Jaglin, « Le gouvernement des grandes villes », in Marie-Anne Gervais-Lambony (éd.) [2001], Les Très Grandes Villes, Paris, Atlande : 48-51.
  • [5]
    Pour une présentation de l’histoire des politiques urbaines de l’apartheid, voir notamment Philippe Gervais-Lambony [1997], L’Afrique du Sud et les États voisins, Paris, Armand Colin.
  • [6]
    Cette « instrumentalisation » du global est-elle originale ou est-ce le cas de figure répandu dans les grandes villes aujourd’hui ? On ne peut ici que proposer d’ouvrir ce débat.
  • [7]
    Vaste ensemble de plus de 130000 habitants, Vosloorus a eu un statut municipal de 1983 à 1994. C’était une Black Local Authority censée se gouverner elle-même et s’autofinancer. Elle a été boycottée immédiatement par les populations mais n’en a pas moins existé. Sur les transformations de l’East Rand entre 1990 et 1994, on pourra se reporter à Ivor Chipkin [1999], « Les ambiguïtés du gouvernement local en Afrique du Sud : le cas de l’East Rand », dans Philippe Gervais-Lambony et alii (éd.), La Question urbaine en Afrique australe, Paris, Karthala-IFAS : 125-140. Plus largement, sur les formes de gouvernement local en Afrique du Sud au début des années quatre-vingt-dix, voir Mark Swilling et alii (eds) [1991], Apartheid City in Transition, Oxford University Press.
  • [8]
    « Ethnie » sud-africaine blanche, de langue afrikaans, composée des descendants de colons hollandais et de huguenots français.
  • [9]
    La démarche à suivre a été précisée dans une impressionnante brochure produite par le ministère du Gouvernement local et provincial avec l’aide technique et financière des services de coopération allemands (GTZ). Tout y est dit : que faire, semaine après semaine, comment consulter les populations, comment préparer le budget, comment diffuser l’information…
  • [10]
    Il s’agit de l’ancien quartier non blanc de Boksburg, devenu quartier réservé aux « colorés » à partir du début des années soixante.
  • [11]
    Le rapport Mabin-McCarthy a joué à cet égard un rôle essentiel : Alan Mabin, Jeffrey McCanhy, Application of Sections 2, 4 and 5 of the Municipal Structures Act 117/1998 to the Question of Metropolitan areas, Final Report to the Department of Constitutional Development, July 1999, non publié.
  • [12]
    Au moment de l’entretien, puisqu’il a depuis démissionné suite à une très étrange affaire de mœurs, coup monté contre lui ou réalité, la question reste posée.
  • [13]
    Du point de vue des découpages électoraux, c’est bien le cas : pour les élections de 2000, les circonscriptions ont été redessinées et débordent bien souvent les frontières des anciennes municipalités.
  • [14]
    Ces associations locales ont émergé dans les années quatre-vingt, dans un contexte de quasi-guerre civile, elles ont tendu à jouer un rôle d’autorités locales informelles dans les quartiers noirs où elles restent puissantes même si la mise en place du nouveau système de gouvernement local légitime les a fragilisées.
  • [15]
    « En termes de politique publique, les autorités locales sud-africaines doivent être rationalisées. Il s’agit d’un choix politique fondé sur des impératifs pratiques et financiers », Emergency Services SA, 21 (1), février 2000 :12-13.
Français

Résumé

Depuis l’an 2000, l’Afrique du Sud a redéfini les territoires métropolitains de ses grandes villes. Il s’agit d’un cas original de métropolisation administrative censé permettre une meilleure intégration urbaine et redistribution économique. Cette politique répond cependant à des objectifs multiples, à la croisée du local et du global. L’objectif de cet article est d’analyser les causes et les conséquences socio-identitaires de cette politique dans le cas particulier de l’East Rand, région urbaine complexe située à l’est de Johannesburg. L’hypothèse est que ce qui a conduit à la mise en place d’une autorité métropolitaine dans l’East Rand est d’une part l’échec de la politique d’intégration à l’échelle municipale qui a buté sur l’échelle du quartier, d’autre part la convergence d’intérêts politiques et économiques, locaux et nationaux.

Mots-clés

  • Afrique du Sud
  • East Rand
  • métropolisation
  • politique urbaine
  • identités
  • quartier
  • ségrégation
Philippe Gervais-Lambony [*]
  • [*]
    Laboratoire Géotropiques (université de Paris-X-Nanterre), UMR Temps (IRD-ENS), Institut universitaire de France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.021.0027
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