CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’idée du recours à la participation des habitants dans le processus de conception des espaces construits apparaît en Occident à la Renaissance, dès les premières manifestations du discours instaurateur de la ville. Il s’agit alors à la fois d’établir un dialogue entre l’architecte et son client, futur usager des espaces à concevoir, et de caractériser socialement les habitants afin de pouvoir répondre au mieux à leurs besoins et désirs en matière d’espaces [Choay, 1980]. Depuis, cette idée est récurrente, mais c’est surtout à partir des années soixante et soixante-dix qu’elle resurgit, soit dans la même tradition des théories de l’urbanisme (comme avec Ch. Alexander), soit dans des discours plus politiques découlant des principes de l’autogestion (comme chez J. Turner) ou liés à un contexte de « luttes urbaines ». Cette idée est alors particulièrement polémique, le pouvoir des « savants » étant sérieusement mis en cause par les « profanes ». Peu à peu, cependant, les antagonismes se sont atténués, au moins dans les discours des divers acteurs concernés, et l’invocation de la participation des habitants semble être devenue aujourd’hui unanime, y compris de la part des institutions autrefois critiquées pour leurs pratiques excluantes. Ce glissement est notamment dû aux discours véhiculés universellement par les diverses organisations internationales qui valorisent la gouvernance ou la concertation, même si ces idées sont très diversement conçues, comprises et mises en œuvre [Les Annales de la recherche urbaine, 1998].

2Cet unanimisme des discours est trop peu confronté à la diversité d’expériences et de pratiques qui, si elles sont de plus en plus nombreuses et élaborées tant dans les pays du Nord que ceux du Sud [CNUAH, 1996], présentent aussi des difficultés, des limites, voire échouent. En effet, ces expériences peuvent provenir « d’en bas » comme « d’en haut », ce qui change radicalement les règles du jeu ; elles peuvent aussi servir de preuve à la correcte incorporation des pressions internationales ou bien, à l’inverse, montrer que les acteurs locaux ont encore une possible marge de manœuvre dans la gestion de leurs propres affaires (par exemple, le budget participatif de Porto Alegre). Diverses évaluations de ces expériences, passées et présentes [Blanc, 1995 ; Lorcerie, 1995 ; Atkinson, 1998], ont mis en évidence de nombreux obstacles. Parmi eux, d’abord le fait que la démarche participative, elle-même inscrite dans un processus de rationalisation politique plus large, vient souvent bousculer une structure sociopolitique qui repose sur des valeurs d’une tout autre nature [Vidal, 1998] ; ensuite, la différence, parfois profonde, des intérêts en jeu, selon le type d’acteur impliqué. Enfin, la grande diversité de langages mis en confrontation et donc d’interprétations du processus et de ses méthodes. Par ailleurs, ces expériences peuvent être conjoncturelles, peu institutionnalisées, car souvent mises en œuvre pour répondre à des besoins spécifiques et momentanés, la mobilisation cessant dès que la demande est satisfaite.

3Ce contraste entre un discours laudateur et unanime et des pratiques variées et difficiles rend donc suspect ce même discours et incite à en différencier les fondements et à poser plusieurs questions. La participation est-elle perçue par les décideurs traditionnels comme devant modifier les modalités de la prise de décision ou plutôt comme permettant de neutraliser le social pour mieux caler des changements économiques globaux et locaux ? L’apparente volonté de développement de la démocratie participative serait-elle liée à l’état dit « critique » de la démocratie représentative ? En d’autres termes, quelles sont les tensions entre démocratie représentative et démocratie participative ? Quels enjeux représente le recours à la participation dans la planification et la gestion d’une croissance urbaine qui tend à adopter de nouvelles formes ?

4Ces questions sont particulièrement aiguës dans les pays en développement. Malgré des tentatives proprement locales de gestion participative, parfois si réussies qu’elles deviennent exemplaires aussi bien pour d’autres pays du Sud que pour ceux du Nord, les modèles imposés sont souvent conçus par les grandes puissances économiques. Dans ces conditions, qu’attendent les organisations internationales de la généralisation du discours participatif ? Un maquillage « politiquement correct » à des réajustements économiques imposés ? En quoi ces mêmes orientations peuvent-elles servir ou desservir les pouvoirs locaux ? Que se passe-t-il avec les formes de représentation populaire souvent mises en cause par ces nouvelles formes de planification et de gestion urbaines ? Sont-elles affectées, résistent-elles ou se recomposent-elles ? Dans quelles conditions ? Comment s’articulent des notions globalisantes de « citoyenneté », « communauté », « société civile » avec la diversité des acteurs urbains et celle de leurs problématiques ?

5Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous proposons dans ce texte d’analyser la mise en œuvre de la participation, en cherchant à dégager les formes de son appropriation par l’ensemble des acteurs concernés et, donc, son impact effectif. Nous nous référons ici au programme appelé « contrôle fiscal civique » mené à bien par la controlaría (cour des comptes) dans la ville de Bogotá, capitale de la Colombie, entre 1997 et 1999. Il s’agissait de préconiser le contrôle de l’exécution des investissements publics par les citoyens qui en bénéficiaient. Ce programme s’inscrivait directement dans les nouveaux processus de planification et de gestion décentralisées engagés dans ce pays au cours des années quatre-vingt-dix. Après une contextualisation, nous présenterons un récit détaillé de cette expérience [2]. Parce qu’elle a été difficile et a abouti à un échec relatif, cette expérience a été peu diffusée, évaluée et encore moins analysée. Elle figure parmi d’autres expériences du même type, à Bogotá ou dans d’autres villes colombiennes, qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie. Son analyse doit donc être référée aux nombreux travaux locaux sur la décentralisation, les luttes urbaines et les formes d’organisation populaire, le pouvoir local, le clientélisme [3].

Un environnement urbain, social et politique en proie à de profonds changements

6La Colombie est un pays doté de nombreuses ressources naturelles (exploitées depuis longtemps ou non) et d’une géographie telle que les différences régionales y sont fortement marquées. Quelques régions se sont développées économiquement dès le XIXe siècle. L’urbanisation s’est fortement accusée à partir du milieu du siècle dernier atteignant, en 1993, un taux de 69,1%. Ce processus s’est appuyé sur un réseau urbain quadricéphale longtemps équilibré [4] : Bogotá et les trois grandes villes, Medellin, Cali et Barranquilla [Gouëset, 1998]. Si le développement économique a contribué au bien-être de certaines catégories de la population, il a aussi été accompagné de fortes inégalités, d’exclusions, en milieu rural comme dans certaines zones urbaines.

7Cette évolution est aussi liée à la nature du système politique : des pouvoirs régionaux indépendants, reposant sur une structure sociale fortement hiérarchisée et marquée par le paternalisme, le caciquisme, le clientélisme, ont nui à l’affirmation d’un État central fort et se sont opposés profondément à la confrontation sociale publique et directe, de telle sorte que le recours à diverses formes de violence a été récurrent. On a ainsi parlé d’une situation locale paradoxale entre un ordre démocratique (la Colombie n’a pratiquement jamais connu de régime dictatorial) et une violence plus ou moins intense et souterraine [Pécaut, 1987]. Dans les années cinquante, une guerre civile (la violencia) entre les deux grands partis politiques traditionnellement en conflit fit plus de deux cent mille morts. Durant la décennie suivante ces deux partis se réconcilièrent (el frente nacional), tout en écartant du nouvel ordre ainsi établi des courants plus extrémistes, qui optèrent alors pour la clandestinité et la lutte armée (guérillas, puis plus récemment, mouvements paramilitaires). Le narcotrafic, de son côté, s’est développé rapidement puis a progressivement infiltré l’ensemble des organismes politiques, officiels ou clandestins. Depuis les années quatre-vingt sont cycliquement engagées des négociations entre État et guérillas mais sans succès, sauf avec l’une d’elles, le M19, en 1990.

8Tandis que se complexifiaient les conflits, la démocratisation est apparue, dans les quinze dernières années, comme un enjeu d’importance croissante, notamment à travers la nouvelle Constitution de 1991. Elle semble répondre à des besoins spécifiquement locaux de « réconciliation » (le M19 ainsi que des minorités ethniques ont eu des représentants à l’assemblée constituante), mais elle s’inscrit aussi dans un contexte latino-américain plus général, marqué par la décentralisation, le transfert de compétences et ressources de la nation aux collectivités locales, une profonde réorganisation politico-administrative, la mise en place de nouveaux processus de planification et gestion locales s’appuyant sur des formes de participation du citoyen dans la prise de décisions et dans le contrôle de leur application. Il s’agit ainsi de relégitimer les institutions publiques, mais aussi de faciliter l’ouverture économique engagée au tout début des années quatre-vingt-dix. Malgré ses problèmes (ou grâce à l’un d’entre eux, le narcotrafic, diront d’aucuns), le pays a conservé, jusque récemment, une économie internationalement considérée comme « équilibrée », peu affectée par la crise de 1985, avec une faible inflation. La fin des années quatre-vingt-dix est cependant marquée par une crise économique sans précédent.

9La démocratisation politique concerne le dispositif de représentation (élection populaire des maires et des préfets) comme la participation des citoyens. Elle affecte un système politique agité par la crise des partis traditionnels qui s’appuient toujours sur des réseaux sociopolitiques clientélistes actifs, et le surgissement de figures nouvelles dites « indépendantes ». Si la création des JAC (Juntas de acción comunal), dans les années soixante, a correspondu à une mobilisation sociale intense liée aux revendications de régularisation foncière et d’équipement en services de quartiers autoconstruits, celle-ci connaît, durant les années quatre-vingt-dix, une certaine régression.

10Bogotá, peuplée en 1993 de près de 6 millions d’habitants, reflète les dynamiques de l’ensemble du pays, mais par certains côtés s’en démarque aussi. Un taux de croissance de la population très élevé, notamment à cause de l’arrivée massive de migrants, explique un étalement très rapide durant les années cinquante et soixante. Cette expansion s’est produite souvent de manière illégale, malgré des plans conçus dès la fin des années quarante, car les pouvoirs publics ne les appliquent que partiellement. À partir des années soixante-dix, alors que les comportements démographiques changent (baisse de la natalité, diminution et diversification des migrations), les formes de croissance de la ville changent aussi : l’expansion se poursuit au-delà des limites du district, absorbant les communes voisines et constituant ainsi une aire métropolitaine, tandis que les zones existantes se densifient. Dans ce contexte, le laisser-faire des pouvoirs publics aggrave un fonctionnement urbain chaotique (congestion, insécurité, dégradation des espaces publics, etc.).

11À partir des années quatre-vingt-dix, en grande partie grâce aux nouveaux outils de la démocratisation et de la décentralisation, la gestion de la ville est reprise en mains. Chaque maire, élu au suffrage universel depuis 1988, y contribue à sa manière : J. Castro (1992-1994) intervient dans le domaine politico-administratif et financier, A. Mockus (1995-1997) développe un discours sur la culture citoyenne, E. Peñalosa (1998-2000) réalise de grands travaux de réhabilitation des espaces publics. Néanmoins, cette réorientation incontestable est parfois limitée par le poids de logiques clientélistes traditionnelles qui lient les élus du conseil du district (municipal) avec leur électorat (le secteur économique, les agents de l’administration publique ou certaines organisations d’habitants).

L’indéniable mais difficile ouverture d’espaces démocratiques locaux

12Au cours des années quatre-vingt, mais surtout à partir de la Constitution de 1991 et de la très abondante juridiction qui en découle, de nombreuses réformes sont donc engagées tant dans le domaine de la représentation que dans celui de la participation des citoyens [5]. Certaines concernent directement l’élaboration et l’application des plans de développement urbain. C’est le cas avec, d’une part, la création au niveau de l’arrondissement d’une nouvelle instance politique, la JAL (junta administradora local), un conseil d’élus par l’ensemble des citoyens (la loi de 1986 ne sera cependant appliquée par les villes que très progressivement) ; d’autre part, avec des institutions, des formes d’organisation citoyenne et des procédures (la personeria, la contraloria, la veeduria, etc.), nouvelles ou redéfinies, qui permettent un meilleur contrôle de la gestion des pouvoirs publics.

13Ces changements, de différente nature, engendrent une prolifération d’expériences dans l’ensemble du pays, à différentes échelles territoriales (de la nation au quartier en passant par le département, la municipalité et l’arrondissement), d’ampleur, d’efficacité et de valorisation très variables. Ces expériences favorisent la formation des fonctionnaires publics, des élus et des leaders communautaires, organisée par diverses entités (secteur public, ONG, organisations internationales, universités, bureaux de consultants, etc.) qui parfois se spécialisent dans ce domaine.

14Dans le cas du district de Bogotá, les JAL constituent une des pièces maîtresses du programme du maire J. Castro qui les crée en 1993 (cf. decreto 1421 : Estatuto orgânico del distrito capital). Influencé par le modèle des arrondissements parisiens, Castro redéfinit le découpage du territoire du district en 20 arrondissements (chacun d’entre eux rassemblant plusieurs centaines de quartiers) et leur transfère des pouvoirs et des ressources gérés par la JAL et le maire d’arrondissement (non élu, il est choisi par le maire du district parmi trois candidats proposés par la JAL). Les édiles de la JAL sont élus au suffrage universel tous les trois ans (en 2001 a commencé une quatrième période), comme et en même temps que le maire du district et les membres du conseil du district. Le nombre d’édiles varie entre 7 et 11 selon la population de l’arrondissement. Les fonctions de la JAL sont très nombreuses s’agissant de l’adoption du plan de développement local [6] (à partir de la formulation des besoins de la base mais aussi en concordance avec le plan du district), du contrôle de la prestation des services publics, de la gestion et du contrôle de l’exécution des investissements du district à l’échelon de l’arrondissement, de la présentation des projets d’investissement, de l’approbation du budget annuel et de la promotion de la participation citoyenne dans le contrôle des affaires publiques. Par contre, les ressources dont dispose l’ensemble des arrondissements par transfert du district sont faibles car elles ne correspondent qu’à plus ou moins 10% des ressources du district.

Figure 1

Système de représentation politique de la population à Bogotá

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Système de représentation politique de la population à Bogotá

15La principale activité des JAL tourne donc autour de l’élaboration du plan de développement local [7] et le suivi de sa mise en œuvre. Les projets qui figurent dans ces plans consistent très souvent en des constructions ou améliorations d’infrastructures (voirie) et de bâtiments à fonction sociale (éducation, santé, sports et culture, etc.) et peu en des activités de travail communautaire, développement institutionnel ou animation socioculturelle. Cette préférence peut être liée au fait que de nombreux quartiers ont encore des besoins très importants dans ces domaines. Mais elle provient aussi du fait que les élus considèrent être jugés par leurs électeurs sur la base de résultats « visuellement » identifiables [García, Zamudio, 1997].

16La mise en place des JAL s’est produite dans un tissu sociopolitique préexistant fortement organisé entre le conseil du district et les JAC (juntas de acción comunal) (cf. figure 1). Depuis les années soixante, les JAC représentent les habitants au niveau du quartier. Leurs membres sont élus par les habitants du quartier qui y sont affiliés (le taux d’affiliation pouvant être très variable d’un quartier à l’autre). Leur mobilisation est bien sûr liée à la nature des besoins des quartiers. C’est ainsi qu’elles ont souvent joué un rôle très important dans les processus de régularisation des quartiers illégaux et de leur équipement en infrastructures et services publics. Toutefois, dans les années quatre-vingt-dix, l’action de ces organisations populaires s’essouffle tandis que s’affaiblit d’une manière générale la mobilisation sociale et politique dans la société et que sont progressivement satisfaits les besoins en services. Le conseil du district, de son côté, est resté plus stable, même si l’arrivée en son sein de nouveaux courants dits indépendants a fait envisager certains rééquilibrages. L’introduction des JAL durant cette même période fut quelque peu difficile [Velásquez, 1996 ; Garcia, Zamudio, 1997]. Aujourd’hui, les trois niveaux de pouvoir (conseil, JAL et JAC) semblent être (ré)articulés.

17Divers chantiers ont permis que, non sans mal, les JAL trouvent leur légitimité : la mise au point des plans de développement des maires Mockus puis Peñalosa qui, pour la première fois, se sont appuyés sur les propositions des arrondissements présentées dans les encuentros ciudadanos ; puis, à partir de 1997, l’élaboration du premier POT (plan de ordenamiento territorial), qui a réuni, au sein du CTP (concejo territorial de planeación), un édile de chaque arrondissement et des représentants des différents gremios (corporations des différentes branches du secteur productif) et ONG de la ville. Toutefois, les JAL et l’administration locale n’ont cessé d’être l’objet de débats, les maires ayant eux-mêmes des opinions divergentes sur elles : Castro a créé les JAL en leur donnant de nombreuses fonctions, la coexistence de certaines d’entre elles (la définition des projets dans le plan de développement local, la gestion et le contrôle de leur exécution) pouvant être dangereuse. C’est d’ailleurs ce qu’invoquera Peñalosa lorsque, dès son arrivée à la mairie en 1998, il retirera à l’administration locale ses attributions dans l’exécution des fonds publics et les redonnera à l’administration « districtale » à travers la UEL (unidad ejecutiva de localidades).

18On voit donc que la mise en œuvre des réformes en matière de démocratie représentative est difficile. Il en est de même pour celles de la démocratie participative, celles-ci devant d’ailleurs contribuer au contrôle des premières. C’est le cas avec la nouvelle procédure du contrôle fiscal civique, promue par la contraloría de Bogotá et conçue pour être exercée au niveau de l’arrondissement.

Le contrôle fiscal civique : une procédure a priori novatrice

19La mission de la contraloría de Bogotá est de contrôler le « bon usage » des fonds publics [8] tant au niveau du district que de l’arrondissement. Il s’agit donc de lutter contre la corruption lors de l’attribution des contrats, même lorsque celle-ci se fait dans le cadre d’appels d’offres censés être transparents, et contre toute anomalie dans l’exécution de ces mêmes contrats (la pire étant celle du contrat payé bien que non exécuté). Son rôle étant principalement de détecter ces anomalies mais non d’en sanctionner les auteurs, elle opère en complémentarité avec les autres grandes institutions du droit pénal (la fiscalía et la procuraduría). Elle dispose de ressources assez importantes mais insuffisantes dès lors qu’elle a dû se pencher non seulement sur les réalisations de l’administration districtale mais aussi sur celles des administrations locales.

20En 1997, la contraloría est dirigée par un homme qui a une vision quelque peu idéaliste de la mission de son institution. Il est en phase avec Mockus, le maire du moment, au discours très novateur [9]. Adhérant aux principes de la nouvelle Constitution, le contralor cherche à intégrer le contrôle citoyen de l’exécution des fonds publics à tous les niveaux du nouveau processus de planification et de gestion. C’est dans ce cadre qu’il va promouvoir le « contrôle fiscal civique », programme préconisé au plan national mais peu appliqué localement.

21Le contrôle fiscal consiste en la révision des contrats d’un point de vue juridique (selon les règles prescrites dans la loi 80 de 1993 dont l’objectif est d’éviter toutes sortes de détournements), financier (correspondance entre opérations réalisées et transactions de fonds) et gestionnaire (respect des projets prévus dans les plans de développement, efficacité dans le déroulement du contrat, etc.). L’exercice du contrôle fiscal civique consacre le droit qu’ont les citoyens [10] de veiller à ce que les projets de financement public censés améliorer leur propre cadre de vie soient correctement exécutés. Pour être les plus directement concernés par ces projets, la motivation et le niveau d’exigence des citoyens dans l’appropriation de cette procédure sont supposés être les plus élevés.

22Par ailleurs, un aspect du programme de contrôle fiscal civique est alors très présent : ce contrôle ne peut être correctement exercé par les citoyens que si ceux-ci connaissent et maîtrisent l’ensemble du processus de planification et de gestion urbaines. C’est-à-dire qu’il s’agit de promouvoir une nouvelle « culture » des citoyens qui s’appuierait non tant sur l’attitude de la dénonciation (courante dans une société où les conflits entre clans politiques sont souvent canalisés par le judiciaire), mais plutôt sur celle de la responsabilisation (difficile quand les pratiques de la planification et de la gestion étaient auparavant beaucoup moins élaborées et très souvent confinées dans les sphères administratives).

23La contraloría a mené ce programme à partir de différentes approches. La première a consisté à sélectionner (sur la base de dossiers présentés dans le cadre d’un appel d’offres) une organisation civique dans chacun des quatre arrondissements choisis (Usaquen, Kennedy, Tunjuelito, Rafael Uribe [11]). Chacune était donc contractuellement liée à la contraloría et rémunérée par elle. Après une formation spécifique, l’organisation devait examiner 70% des contrats effectués dans son arrondissement durant l’année antérieure, et présenter les résultats de ses investigations dans divers rapports et dans le cadre de deux audiences publiques.

24Après avoir engagé le processus dans les trois premiers arrondissements, il fut cependant procédé à une première réorientation, liée à des problèmes de mise en œeuvre (comportement de l’organisation civique du premier des quatre arrondissements, complexité des tâches). En effet, à Usaquen, la procédure a été très lourde et, selon la contraloría, serait devenue pour l’organisation le moyen de « régler des comptes politiques ». Bien que dans le cas des deux arrondissements suivants (Kennedy et Tunjuelito) la situation ne fût pas aussi problématique, il fut décidé, pour le dernier arrondissement (Rafael Uribe), de se tourner vers des universitaires (considérés comme plus neutres et plus compétents) afin qu’ils prennent en charge à la fois l’exercice du contrôle fiscal puis sa transmission progressive à la population à travers sa sensibilisation, son information et sa formation. L’équipe d’universitaires fut également sélectionnée dans le cadre d’un appel d’offres [12]. Ce glissement traduit un des défis du programme : rendre la population capable d’exercer une activité « savante »… Peu après cette réorientation a eu lieu l’élection de Peñalosa, le nouveau maire, puis celle du nouveau contralor. Or, comme nous l’avons signalé plus haut, Peñalosa changea nettement d’attitude vis-à-vis des administrations d’arrondissement, en les privant du pouvoir d’établir des contrats. Cette mesure rendant caduc, à partir de 1998, l’exercice du contrôle fiscal civique au niveau local, le nouveau contralor Or, comme nous l’avons signalé plus haut, Peñalosa changea nettement d’attitude vis-à-vis des administrations d’arrondissement, en les privant du pouvoir d’établir des contrats. Cette mesure rendant caduc, à partir de 1998, l’exercice du contrôle fiscal civique au niveau local, le nouveau contralor ; au profil très différent de celui du précédent, laissa le programme se terminer dans les conditions initiales (les contrats examinés étant encore tous antérieurs à 1998), mais adopta une autre approche pour sa poursuite en privilégiant la formation massive de leaders communautaires à l’ensemble des nouvelles procédures de la planification et de la gestion (dont celle du contrôle fiscal), au détriment de leur pratique.

La pratique du contrôle fiscal civique : récit d’une expérience difficile

25Nous allons présenter ici une partie de ce programme, celle réalisée par une équipe d’universitaires dans l’arrondissement de Rafael Uribe en 1998. Si la contraloría a considéré que le contrat avait été correctement effectué par cette équipe, le bilan n’en est pas moins complexe.

Des engagements initiaux très spécifiques

26Le contrat avait deux objectifs : la réalisation du contrôle fiscal en soi et la sensibilisation de la population à cette pratique. Mais, de manière plus précise, l’intervention de l’équipe a comporté les tâches suivantes :

  • une formation initiale au plan de développement, à la loi d’établissement de contrat, au budget, à la lecture et à l’analyse juridiques des contrats ;
  • la définition de l’« échantillon » de contrats à examiner (70% de l’ensemble des contrats réalisés au cours de l’année 1997 par l’administration de l’arrondissement de Rafael Uribe, c’est-à-dire 210 contrats dont le total représente autour de 20 millions de francs) et la mise au point d’outils de lecture et d’analyse des contrats (la juridique examine 35 éléments) ;
  • l’exercice direct du contrôle fiscal avec, d’une part, l’analyse juridique des contrats et, d’autre part, dans le cas des contrats ayant pour objet une construction (environ 50% d’entre eux), une visite technique ;
  • la réalisation de deux présentations publiques des résultats des investigations ;
  • le travail de sensibilisation et de formation de la population de l’arrondissement au contrôle fiscal et aux processus de planification et gestion urbaines en cours, à partir d’enquêtes auprès des habitants bénéficiaires des contrats évalués.

Figure 2

Division politico-administrative du district de Bogotá

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Division politico-administrative du district de Bogotá

27Pour mener à bien notre activité, nous avons constitué une équipe de plusieurs personnes, aucune n’habitant l’arrondissement, mais dont les formations et expériences (notamment travail social, ingénierie civile) permettaient de répondre aux objectifs. En présumant que les fonctionnaires de la contraloría nous apporteraient un soutien en matière juridique, nous n’avons pas fait appel à des juristes.

Rafael Uribe : un arrondissement entre péricentre et périphérie

28L’arrondissement de Rafael Uribe est situé dans le péricentre sud (cf. figure 2) autour d’une colline et réunit 125 quartiers. Il s’est urbanisé dans sa partie basse dans les années cinquante avec l’occupation légale ou non de terres par de nombreux migrants (dans ce dernier cas, la situation a été régularisée depuis), mais également avec des quartiers planifiés pour des classes moyennes aujourd’hui appauvries. La partie haute s’est urbanisée plus tard. On y trouve des quartiers déjà consolidés mais aussi des quartiers très inconfortables qui, étant beaucoup plus récents, sont apparus dans les derniers recoins disponibles donc souvent localisés dans des zones à hauts risques naturels (glissements de terrain, inondations) ; ces quartiers sont peuplés par des personnes déplacées par la violence ou par des ménages en situation de grande précarité et d’exclusion économique et sociale. Selon les statistiques, la population de Rafael Uribe, qui s’élevait en 1997 à environ 300000 habitants, appartient en grande majorité (72,5 %) à la strate socio-économique 3 [13], donc a priori aux classes moyennes, mais vit des problématiques sociales variables selon le quartier.

29C’est le cas, par exemple, de quartiers voisins, situés dans la zone haute de l’arrondissement [14]. L’un, créé de manière planifiée il y a une vingtaine d’années, est aujourd’hui occupé par une population plutôt stable dans son emploi et son lieu de résidence, et est bien représenté par sa JAC. Un deuxième, créé à la même époque mais illégalement, a été consolidé et régularisé grâce aux luttes de ses fondateurs qui, aujourd’hui, ne sont ni actifs ni représentatifs d’une population qui a changé entre temps. Ces fondateurs pourraient bien être remplacés par des organisations nouvelles, plus indépendantes. Un troisième enfin, urbanisé de manière informelle aussi, mais plus récemment, par des habitants aux problématiques sociales lourdes (avec notamment l’arrivée de déplacés par la violence depuis quatre ou cinq ans), montre une mobilisation collective très faible et confuse, une certaine anomie, une difficulté à transmettre ses besoins.

30La politique locale, telle qu’elle se manifeste dans les élections des onze édiles de la JAL, est toujours très marquée par le bipartisme. Quelques indépendants ont toutefois essayé de pénétrer le jeu électoral. Les relations entre la JAL et les maires de l’arrondissement ont parfois été très tendues. Et celles entre la JAL et les deux autres niveaux de représentation de la population sont étroites : d’un côté, avec les leaders des JAC qui, selon leur degré d’organisation, peuvent avoir un rôle très déterminant dans le jeu clientéliste (à travers l’expression des besoins de la population et dans le suivi de leur satisfaction) ; de l’autre, avec les conseillers du district qui ont souvent su utiliser ce nouveau maillon intermédiaire dans la structure du pouvoir local, même s’ils continuent parfois de s’appuyer directement sur les JAC.

31Comme dans la plupart des autres arrondissements, les projets formulés dans le plan de développement local du moment répondent aux besoins tels que les organisations de quartiers les expriment et consistent donc principalement en des revêtements de voies pas encore bitumées ou très dégradées, des constructions ou réfections de bâtiments scolaires et de santé, des aménagements de parcs, de terrains de sport, etc. Le fait que le plan ait été modifié à deux reprises après son adoption laisse supposer que son élaboration fut entravée non seulement par l’improvisation qui a régné à ce moment-là – accentuée par l’imposition, provenant du district, d’une nouvelle formulation – mais aussi par diverses pressions politiques…

Une procédure au déroulement incomplet

32Une fois acquises les connaissances de base et repérées les diverses dynamiques locales, nous avons commencé à exercer le contrôle fiscal en soi. Cette activité fut très fastidieuse : tous les membres de l’équipe ont travaillé à mi-temps durant un an, chacun ayant à la fois consulté les contrats et fait des visites de terrain. L’apprentissage de la logique juridique propre au contrôle, à l’œuvre aussi bien dans l’examen des contrats que dans la rédaction des rapports, fut très laborieux ; d’autant que l’appui des fonctionnaires de la contraloría, une fois achevée la période initiale de formation, fut assez inégal, ces fonctionnaires étant eux-mêmes soit surchargés de travail, soit insuffisamment compétents pour transmettre leur savoir-faire. Par ailleurs, nous avons rencontré divers obstacles, institutionnels ou non, dans l’accès aux contrats : l’administration locale redoutait, surtout au début, l’intromission de personnes extérieures aux jeux des pouvoirs locaux et « incontrôlables ». Nous avions donc largement sous-estimé le temps prévu au déroulement de cette activité.

33Dans ces conditions, le travail de sensibilisation de la population a dû être réduit [15] : si nous avons pu faire connaître notre démarche à travers les enquêtes de terrain et les audiences publiques et par là même montrer l’intérêt de la procédure, il est clair qu’une transmission de la méthode du contrôle était devenue impossible.

34En outre, les deux audiences dominicales au cours desquelles ont été présentés et débattus nos résultats, et où sont intervenus le contralor et ses fonctionnaires d’un côté, l’administration locale de l’autre, ont réuni assez peu de participants (une soixantaine parmi lesquels des édiles, des leaders de JAC et autres organisations et, très rares, des habitants indépendants). Les débats qui y ont eu lieu ont peu porté sur nos propres résultats. Cette situation fut le fait des édiles qui avaient su mobiliser leurs propres réseaux pour pouvoir être en mesure de mieux canaliser toute attaque à leur encontre.

Des résultats divers

35Par rapport à l’objectif principal de lutte contre la corruption, nous avons détecté assez peu de cas susceptibles d’une enquête plus approfondie [16] : une vingtaine, c’est-à-dire 10% de l’ensemble des contrats révisés (ceux-ci consistant principalement en des chantiers inachevés). En revanche, nous avons constaté que la plupart des contrats avaient été exécutés de manière confuse, en grande partie à cause d’une mauvaise connaissance du processus de planification et des modifications successives du plan de développement par l’administration locale. La confusion provenait cependant aussi des nombreuses erreurs (de procédure, présentation, rédaction, etc.) qui émaillaient les contrats eux-mêmes : dans la définition de leur objet (non coïncidence entre l’objet et le besoin auquel il est censé répondre, localisation incorrecte, descriptifs et devis mal faits), dans leur exécution et les différents suivis auxquels elle doit donner lieu, dans leur évaluation finale. Il était souvent difficile de détecter si, à l’évident et compréhensible manque de « culture technique », ne se superposait pas aussi un brouillage des pistes intentionnel et donc sanctionnable.

36Si le travail de sensibilisation de la population fut beaucoup moins important que celui envisagé initialement, les visites de terrain et les entretiens, réalisés peu après l’acquisition de la méthode d’analyse des contrats, nous ont toutefois permis de capter les conditions d’appropriation de ce programme par les habitants. Trois aspects ont été dégagés. Le premier est celui de la formation. Comme nous l’avons dit, la procédure de contrôle fiscal est difficile et délicate et ne peut être menée sans une formation initiale solide et surtout un étroit accompagnement par les experts. On relève là une profonde contradiction propre à ce genre de programme participatif : provenant d’« en haut », il exige que des concepts, méthodes et langages « savants », soient réutilisés tels quels par les gens d’« en bas », par des « profanes ». Il manque souvent un travail pédagogique spécifique qui prendrait mieux en compte la diversité des habitants et des dynamiques sociales dans lesquelles ils sont immergés et donc les conditions de réceptivité et d’appropriation de ces savoirs. Malgré leur complexité croissante, ces dynamiques se comprennent aujourd’hui plus facilement [17]. D’autre part, le relais peut être partiellement pris par des habitants qui ont une solide formation générale (d’avocat, économiste, architecte, comptable) ou plus spécifique (autour des nouveaux processus de planification et gestion urbaines). La population n’est pas aussi unifiée que semblent le supposer les discours prônant la participation et les notions globalisantes de « citoyenneté » ou « communauté ». L’imprécision de ces discours peut être elle-même associée soit à un trop grand idéalisme, voire une profonde ingénuité (avec la représentation d’une communauté « pure et victime »), soit à l’inverse à un certain machiavélisme politique. Dans ce dernier cas, ce genre d’opération serait utilisé davantage comme preuve d’une correcte application des nouveaux principes de gestion, nécessaire pour l’obtention de financements, tout en sachant que la procédure aura de fortes probabilités de s’autoneutraliser.

37Le deuxième aspect concerne l’intérêt que les habitants auraient à participer dans ces processus en général et dans celui du contrôle fiscal en particulier. Si nous avons constaté le faible degré de leur information sur ces processus, nous avons aussi perçu leur motivation pour contribuer à (plus que pour assumer) la réalisation du contrôle fiscal. En effet, même si les témoignages sur les conditions de réalisation des contrats [18] étaient de qualité inégale ou parfois biaisés (profitant de cette opportunité pour appuyer ou critiquer la JAC), il est clair que certains habitants peuvent se prêter à ce jeu-là assez facilement. Néanmoins, comme nous le disions plus haut, ils sont aussi parfois pris dans des conflits et alliances qui peuvent les conduire à voir dans le contrôle fiscal non une procédure visant l’amélioration des produits des investissements publics locaux, mais plutôt le moyen de dénoncer des adversaires.

38Le troisième aspect découle directement de ces ambiguïtés. Il s’agit de l’implication d’une partie de la population dans des logiques clientélistes, alors qu’un des objectifs du contrôle fiscal est bien de lutter contre les effets de ces mêmes logiques… Les visites de terrain et entretiens nous ont d’abord permis de mieux comprendre rétrospectivement quelles avaient pu être les dynamiques de participation dans l’élaboration du plan de développement local. Les projets inscrits dans ce plan ne répondaient pas toujours aux besoins prioritaires. C’était notamment le cas avec des bitumages de rues qui ne desservaient que quelques familles, souvent l’une d’elles étant membre de la JAC du quartier, tandis que l’agrandissement ou la rénovation d’une école ou d’un centre de santé fréquentés par l’ensemble des habitants étaient attendus depuis longtemps. Le rôle de ces jeux clientélistes (avec un réseau associant leaders de JAC, édiles de JAL, élus du conseil du district) reste donc prépondérant, malgré les nouvelles règles mises en place dans les phases initiales de la planification, celle de l’identification des besoins, puis, en réponse, celle de la définition et de la sélection de projets. En percevant cette profonde contradiction, nous avons été conduits à relire notre expérience d’une autre manière.

À qui a servi le contrôle fiscal civique ?

39Il importe de resituer cette opération dans un système d’acteurs qui la perçoivent comme un intérêt ou une menace et, en conséquence, s’organisent, s’allient ou s’opposent entre eux. Ce système est constitué ici par trois acteurs principaux : la JAL et l’administration locale, les habitants, la contraloría ; secondairement par l’administration distritale[19], l’équipe d’universitaires, les conseillers du district [20] ou les entrepreneurs et prestataires de services avec lesquels ont été établis les contrats [21]. Dans la logique du contrôle fiscal civique, le premier est suspect, le deuxième est la victime et le troisième est le justicier. En fait, la logique semble avoir été tout autre.

40Nous pensons que le processus tel qu’il s’est développé, c’est-à-dire de manière relativement neutre, sans engendrer ou accentuer des conflits entre administration locale et habitants [22] (ce fut le cas, par contre, dans l’arrondissement d’Usaquen), a servi un système sociopolitique fondé sur le modèle traditionnel du clientélisme et reliant les différents niveaux de pouvoir (de la JAC au conseil de district, voire le congrès en passant par la JAL). Dans ce système se trouvent impliqués la majorité des élus mais aussi leurs électeurs. Il reste toujours actif. On le dit en crise mais il semble plutôt être en train de se recomposer. En d’autres termes, alors que l’objectif principal du contrôle fiscal civique était justement de lutter contre les pratiques clientélistes supposant que celles-ci vont à l’encontre des intérêts des habitants, le résultat serait, à l’inverse, un renforcement du système dont font aussi partie certains groupes d’habitants. On ne pouvait attendre que les bénéficiaires du clientélisme en dénoncent le fonctionnement… Ainsi, l’espace du jeune mais frêle pouvoir participatif semble avoir été investi, phagocyté par l’usé mais habile pouvoir représentatif. La relecture du comportement des trois principaux acteurs impliqués dans cette expérience conforte cette hypothèse.

Une administration locale solidaire

41La JAL de Rafael Uribe est traversée de plusieurs tendances politiques, traditionnelles et nouvelles (ou indépendantes). Mais, face au contrôle, il a existé entre les onze édiles un relatif consensus de défense. En effet, aux yeux des édiles, le contrôle constituait une menace, car il faisait peser sur eux un climat de suspicion, en mettant en cause leurs pratiques dans la définition des contrats. Cette menace les a conduits à mobiliser un ensemble de forces sociopolitiques et leur a ainsi permis de mieux asseoir le rôle de la JAL. Ce rôle n’est plus celui de gestionnaire du développement, mais de relais dans la mécanique représentative, ce que le maire du district peut voir d’un bon œil car il a toujours besoin d’un conseil en sa faveur.

42Cette attitude de défense de la part des édiles s’est manifestée dans deux mises en scène distinctes : dans l’enceinte même de la JAL, c’est-à-dire dans leur propre territoire, avec une unanimité des réactions face à nos questions sur leur rôle dans les nouveaux processus de gestion, rejetant toute suspicion sur leurs possibles agissements dans la gestion des contrats. Lors des audiences publiques, certains édiles, adoptant une stratégie de défense par l’attaque, adressaient à la contraloría des doléances diverses mais très générales ; puis ils faisaient exprimer, par les leaders de JAC qui leur étaient associés [23] et qu’ils avaient mobilisés pour l’occasion, leurs propres doutes sur la réelle viabilité et efficacité du programme.

43On a aussi noté une certaine solidarité de la JAL avec l’administration locale qui était également visée. Les maires d’arrondissement commettent parfois des erreurs voire des actes illégaux (beaucoup ont été révoqués pour cette raison), soit par méconnaissance de leurs fonctions et des procédures, soit par surcharge de travail les conduisant à déléguer certaines de leurs tâches à des fonctionnaires pas toujours bienveillants, soit de manière intentionnelle. Ils savent que ces défaillances seront très facilement exploitées par leurs inévitables rivaux (y compris dans certains cas des édiles) et sont de plus en plus prudents. Ce fut le cas de la mairesse de Rafael Uribe qui a pris ses fonctions alors que nous avions déjà commencé notre programme : elle nous a facilité l’accès à l’information alors que nous avions rencontré divers obstacles et elle a su utiliser les audiences pour mettre en valeur sa fonction et ses engagements.

Des habitants complices

44Au milieu d’une masse non impliquée, il faut différencier au moins deux types d’habitants : les premiers sont liés à des organisations sociales, principalement les JAC ; les seconds, indépendants, sont soit assez bien formés et/ou informés pour participer dans les nouveaux processus de gestion, soit complètement perdus, dépassés ; ces derniers reflétant la situation de leur propre groupe social, fortement marqué par la précarité, voire l’exclusion sociale. Ce sont les premiers qui nous intéressent ici.

45Comme nous l’avons déjà signalé, à travers nos enquêtes de terrain et au cours des audiences, il nous est apparu que ces habitants étaient directement liés aux édiles, ce qui fut déterminant dès l’élaboration du plan local. Dans les audiences, nous avons assisté à quelque chose d’assez étrange, négation en quelque sorte de ce qui était visé avec le contrôle fiscal civique : dans les questions, demandes d’éclaircissements, débats, que nous pouvions formuler, les intervenants se référaient peu aux contrats réalisés dans leur quartier sous la responsabilité de l’arrondissement, mais préféraient souligner l’absence de projets en matière de services publics, sociaux ou domiciliaires, certains d’entre eux ne pouvant relever que de l’administration « districtale ». Ce décalage, entre des aspirations légitimes mais exprimées dans un espace et un temps inadéquats, est difficile à interpréter : est-ce celui entre une planification et une gestion de plus en plus « fines et élaborées », supposant de la part de la communauté une information assez précise sur les différents niveaux de décision, et des attentes de la part de ce groupe social, fondées, mais exprimées de manière encore très primaire ? Ou bien ces revendications visaient-elles à détourner l’attention sur le fonctionnement clientéliste dont ce même groupe social est directement bénéficiaire et, par là même, à le protéger ? Le profil des intervenants nous suggère qu’il s’agit plutôt de la deuxième raison.

Une contraloría ambiguë

46Malgré la nature de sa mission, la contraloría s’inscrit aussi dans le jeu politique puisque le contralor est élu par le conseil du district. Dès lors, ses programmes peuvent être utilisés à d’autres fins que celles énoncées officiellement. D’autre part, comme nous l’avons déjà signalé, il y a eu deux contralores impliqués dans ce programme, avec des objectifs et stratégies différents, le second héritant d’un programme complètement conçu par le premier. Or nous sommes intervenus peu après le départ du premier, que nous n’avons jamais rencontré dans ce contexte. Et le second, bien qu’il ait été présent aux deux audiences publiques, n’a jamais présenté de bilan [24], de sorte que n’avons donc pas d’évaluation du processus provenant de la contraloría elle-même.

47Il est important de recontextualiser ici l’action de chaque contralor. L’action du premier s’inscrit dans une politique municipale tournée vers la « culture citoyenne », donc la formation d’un citoyen responsable, indépendant des courants politiques traditionnels et des jeux clientélistes, engagé dans son arrondissement et pouvant exercer un contre-pouvoir à la JAL mais dans un certain équilibre. Celle du second est liée à un rapport de forces tendu entre le district et les arrondissements, le maire contrôlant, dès sa prise de fonctions, les modalités d’établissement des contrats (avec la création de la UEL [25] dans le secrétariat de gouvernement du district), mais aussi au retour du favoritisme dans l’attribution des très grands travaux du district et du clientélisme au niveau du conseil. Dans ce dernier contexte, l’orientation prise par le second contralor est assez cohérente puisqu’il s’agit, à travers la formation massive de leaders de JAC [26], de réactiver la relation directe district-quartier sans que ce soit nécessairement aux dépens du niveau intermédiaire de représentation que constituent les JAL à l’échelle de l’arrondissement.

48La position de la contraloría vis-à-vis de l’université (qui par contre n’avait aucun intérêt politique à travers ce contrat) nous semble rétrospectivement ambivalente : attendait-elle réellement que notre équipe joue un rôle de facilitateur dans la transmission de la procédure à la population ou bien, au contraire, un rôle d’intermédiaire neutralisant l’ensemble du processus ?

49Cette expérience fut spécifique y compris dans le programme de contrôle fiscal civique. Toutefois, elle nous a permis de mettre en évidence certaines des difficultés qui se présentent dans la mise en œuvre de processus participatifs. Si ce constat invite au pessimisme et à la désillusion, il peut aussi mener à la démythification de la figure du citoyen de la Constitution de 1991 et, par là même, à des réajustements conceptuels plus généraux autour du politique dans une conjoncture locale particulièrement complexe.

Notes

  • [1]
    Urbaniste, Universidad Externado de Colombia, IRD, Bogotá, Colombie.
  • [2]
    Comme nous l’expliquerons plus loin, nous avons directement participé à ce programme, non comme chercheur mais comme intervenant dans la réalisation du contrôle fiscal et dans la sensibilisation des habitants à cette nouvelle procédure.
  • [3]
    On trouvera en bibliographie seulement quelques-unes des références issues d’une large production locale dans ces domaines.
  • [4]
    Toutefois, Bogotá semble avoir pris une certaine prépondérance depuis les années soixante-dix, avec la concentration d’activités liées à la mondialisation de l’économie nationale : celles du secteur financier (banques, assurances, etc.) et celles des services qui en dépendent.
  • [5]
    Les dix ans de la nouvelle Constitution ont donné lieu à de nombreux bilans. Ceux qui concernent les effets des mesures en matière de démocratie participative sont plutôt marqués par une certaine désillusion [Uribe, 2001].
  • [6]
    Comme dans l’expression JAL, nous utiliserons à présent le terme « local » pour nous référer à l’échelle de l’arrondissement.
  • [7]
    Le plan de développement local, avec son budget triannuel, est la « carte de navigation » des édiles et du maire d’arrondissement inventoriant l’ensemble des projets à réaliser pour atteindre les objectifs fixés.
  • [8]
    Ce bon usage est évalué à partir de critères explicitement énoncés : économie, efficacité, efficience, équité économique, légale, financière et comptable, coûts environnementaux.
  • [9]
    Le contralor est élu par le conseil de district, ce qui signifie qu’il n’est pas neutre et que, selon les rapports de forces politiques au sein du conseil, il peut être proche ou éloigné du maire.
  • [10]
    Depuis la Constitution, divers termes sont utilisés dans les discours sociaux et politiques pour désigner les acteurs de la participation : la citoyenneté, la communauté, la société civile, etc. Toutefois, le choix de l’un ou l’autre de ces termes est rarement explicité dans ces mêmes discours.
  • [11]
    Les critères de choix des arrondissements n’ont pas été énoncés publiquement : s’est-il agi de les choisir pour leur problématique politico-administrative (arrondissements avec des passes difficiles en matière de gestion financière), sociopolitique (homogénéité ou diversité socioéconomiques, dynamisme des organisations sociales, civiques), etc. ? Il faut souligner que n’ont pas été inclus des arrondissements qui, en raison de leur grande pauvreté, sont l’objet de nombreuses actions, gouvernementales ou non.
  • [12]
    Comme précisé au début de ce texte, cette équipe provenait d’une faculté de travail social (censée maîtriser les techniques de concertation avec la communauté), appartenant à une université, Externado de Colombia, créée au milieu du XIXe siècle par des juristes et d’où sont issus de nombreux hauts fonctionnaires.
  • [13]
    Il existe à Bogotá une stratification socioéconomique (de 1 à 6), définie selon la présence des services publics et les caractéristiques du bâti, qui permet de fixer les tarifs des services publics selon les ressources supposées des habitants : en strate 1, correspondant aux quartiers habités par les populations les plus démunies, le tarif est très bas, en strate 6, correspondant aux quartiers des classes aisées, il est très élevé.
  • [14]
    Nous nous appuyons là sur les travaux de fin d’études des travailleuses sociales qui ont participé à notre équipe. Ces monographies portaient sur les organisations civiques de ces différents quartiers [Caldas, Cuenca, Gômez, 1999 ; Yepes, Quintero, 1999].
  • [15]
    Nous avons recouru à un système d’enquêtes auprès de la population bénéficiaire des contrats analysés (212 personnes autour de 50 chantiers) portant à la fois sur son évaluation de la réalisation de ces contrats et sur sa perception plus générale des processus de planification et gestion urbaines. L’idée initiale de prévoir, après ces enquêtes, des ateliers fut peu à peu abandonnée, par manque de temps et de ressources. L’équipe a alors choisi une autre formule avec la réalisation d’une vidéo présentant les objectifs et l’exercice du contrôle fiscal à partir d’entretiens avec les différents acteurs concernés.
  • [16]
    Il faut préciser que notre rôle était de mettre en évidence des incohérences dans le déroulement des contrats, l’enquête plus approfondie et ses éventuelles conséquences pénales étant ensuite assumées par la contraloría puis par d’autres institutions juridiques.
  • [17]
    Il existe aujourd’hui de nombreuses sources d’informations disponibles, depuis les recensements jusqu’à des études qualitatives, commanditées par la mairie elle-même.
  • [18]
    Dans le cas des contrats ayant pour objet une construction, nous les interrogions sur le moment, la durée, les maîtres d’œuvre, les modalités de la construction, etc.
  • [19]
    Nous nous référons ici à l’administration « districtale » au service du maire qui est directement impliquée dans la planification et la gestion locales : le secrétariat de gouvernement, le DAPD (Departamento Administratvo de Planeación Distrital, service de la planification urbaine), le DAAC (Departamento Administrativo de Acción Comunal, service qui chapeaute les JAC).
  • [20]
    Allusivement mentionnés car non rencontrés directement durant notre expérience.
  • [21]
    Nous ne les avons pas mentionnés jusqu’à présent, alors que le contrôle fiscal les met aussi en cause, en même temps que l’administration locale. C’est que nos interlocuteurs s’y sont très peu référés. Eux aussi sont des acteurs de cette culture de la corruption. Il semble qu’ils soient plutôt des petits entrepreneurs, parfois membres des réseaux familiaux et sociaux des agents de l’administration ou des élus. Mais nous n’avons pas disposé d’informations à leur sujet.
  • [22]
    Certes, I’aboutissement de ces investigations est très lent : s’il y a sanction, I’administration visée n’est déjà plus en place, ce qui en amenuise I’intérêt auprès de la population.
  • [23]
    Outre le fait qu’un édile cumulait cette fonction avec celle de vice-président de JAC (la trajectoire politique du président de JAC élu édile puis conseiller devient courante), nous avons pu repérer des segments de réseaux à partir des informations données par la liste des présents aux audiences et des enquêtes menées dans les quartiers souvent auprès des JAC.
  • [24]
    Il n’y eut que celui, très formel, de l’attestation du devoir accompli.
  • [25]
    Unitad ejecutiva de localitades, chargée d’exécuter les fonds publics attribués aux arrondissements.
  • [26]
    Un leader bénéficiaire de cette formation nous a tenu des propos au sujet du contralor très élogieux, dénotant ainsi le paternalisme dans lequel cette opération a pu baigner.
Français

Résumé

En Colombie, la gestion urbaine a traditionnellement été insuffisante face à l’ampleur et aux modalités de la croissance des villes. Mais, à partir des années quatre-vingt-dix, avec l’émergence et la circulation de discours provenant de l’extérieur ou élaborés localement qui favorisent la décentralisation, la démocratie locale et la participation des citoyens dans les prises de décisions concernant leur cadre de vie, sont apparus de nouveaux processus de planification et gestion urbaines. Toutefois, ces processus sont très diversement et inégalement appropriés par chacun des différents acteurs urbains selon ses intérêts, sa position et ses modes d’organisation et d’intervention, ce qui n’est pas sans mettre à l’épreuve la rationalité des nouveaux modèles préconisés. La réflexion ici développée s’appuie sur la présentation de la difficile mise en œuvre d’une procédure de gestion participative instituée par la cour des comptes de Bogotá entre 1997 et 1999 et le contrôle fiscal civique.

Mots-clés

  • Bogotá
  • planification urbaine
  • gestion urbaine
  • participation des citoyens
  • acteurs urbains
  • décentralisation
  • contrôle de gestion

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Thierry Lulle [1]
  • [1]
    Urbaniste, Universidad Externado de Colombia, IRD, Bogotá, Colombie.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.021.0151
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