CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’expérience de décentralisation ghanéenne interfère avec la réorientation du développement urbain dans le cadre des projets de la Banque mondiale. Centré sur Accra depuis 1983, le projet « Urban II » est ainsi relayé par « Urban IV » à la fin de la décennie suivante dans les cinq plus grandes villes du pays. L’orientation globale est confirmée : recouvrement des coûts des services de proximité, promotion de la participation locale [1]. Le nombre de districts ghanéens est en effet porté de 65 à 110 en 1988 et leurs assemblées sont désormais élues aux deux tiers des membres. Ainsi la rhétorique du « rendre des comptes » à l’intention des maîtres d’œuvre et d’ouvrage, de la solvabilité en direction des consommateurs, croiset-elle abondamment celle de la bonne gouvernance locale : « renforcement des moyens » du côté des gestionnaires, « participation » du côté des « communautés » de base. Les deux ont marqué l’« ère Rawlings » et la reformulation de l’autorité de l’État sous de nouveaux modes de contrôle des espaces politiques locaux [2].

2La logique avant tout endogène de la décentralisation et celle plus exogène de la gestion urbaine sont abondamment décrites dans les analyses sur le pays [Crook, 1998 ; Mohan, 1996] et les rapports d’expertise qui se sont multipliés dans la dernière décennie [Accra Planning and Development Programme, 1992 ; Republic of Ghana, 1996]. Les termes de référence en chaîne et les ciblages « clés en main » qui structurent le discours technico-financier sur le développement ont connu de nouvelles extensions depuis le Programme de redressement économique de 1983 : mise en œuvre décentralisée, lutte contre la pauvreté, promotion des femmes, environnement « soutenable », enjeux patrimoniaux. C’est dans ce contexte que les comités de défense de la révolution sous le contrôle du PNDC se sont substitués aux forces vives des comités de défense populaire. Quatre ans plus tard, en 1989, les assemblées de districts étaient élues dans le même mouvement d’ajustement du PNDC aux pressions libérales du FMI et de la Banque mondiale.

3La mobilisation communautaire est donc fortement sollicitée dans nombre d’opérations urbaines sous la tutelle du ministère du Gouvernement local. Son interprétation pose toutefois problème. D’une part, parce que sa contribution au développement apparaît déchargée de toute dimension historique. D’autre part, parce que la littérature existante se révèle contradictoire. Concernant la planification urbaine, par exemple, les besoins locaux sont appréciés tantôt face à un centralisme persistant, tantôt à l’aune d’une décentralisation jugée trop dispersante : définition insuffisante des responsabilités respectives, défaut de coordination des initiatives. Une même ambivalence traverse les héritages historiques et territoriaux de l’indirect rule coloniale : base conservatrice d’un système de notables traditionalistes ? Ou relais de l’État dans ses efforts de modernisation ? Enfin, l’économie politique « du local » apparaît également réorientée depuis les années quatre-vingt, du populisme de la révolution Rawlings à son instrumentalisation par les bailleurs de fonds internationaux puis dans la compétition pluripartiste.

4Le débat est donc loin d’être clos sur la récurrence et les faiblesses des arguments localistes. Il reste surtout nourri d’exemples de localités qui tiennent lieu de communautés tout entières. Dans les districts d’Accra-ville et de Tema (la ville portuaire nouvelle de la métropole), la mise en œuvre du projet « Urban IV » donne pourtant l’occasion d’analyser le fonctionnement réellement fragmentaire de la capitale ghanéenne. Urban Environmental and Sanitation Project concrétise en effet l’implication directe du gouvernement local à deux niveaux. Les assemblées de district et leurs subdivisions (assemblées sub-métro d’Accra) sont désormais chargées du déroulement technique et budgétaire des programmes, notamment de la sélection des entrepreneurs et de la mise en place de comités d’action environnementale. L’accent mis sur la « réhabilitation communautaire » valorise de plus un niveau infra-urbain d’intervention, de manière intégrée et non par les retombées d’une approche sectorielle des problèmes. Si cette composante pilote ne couvre encore que la moitié des crédits dévolus à Accra-ville (sans compter les lourds fonds dévolus au drainage), il est clair pourtant que le projet suivant, « Urban VI » en préparation aujourd’hui, s’inspirera de la même échelle de consultation et de mise en œuvre.

5Loin de n’être que le bon élève de montages rodés dans l’ingénierie internationale du développement, le leadership local se révèle, dans cette expérience, plus rugueux qu’il ne paraît dans les textes préparatoires et les discussions de groupes suscitées par les consultants. Sa profondeur historique se dévoile à travers plusieurs épisodes de l’affirmation de contre-pouvoirs, d’alliances, et de conflits politiques au sein de la trame urbaine contemporaine. À la fin des années cinquante, le durcissement des relations entre « autochtones » Ga et migrants urbains s’est déjà exprimé par un mouvement d’opposition direct au père de l’indépendance ghanéenne [Quarcoopome, 1992]. À l’issue de la révolution de 1982, une bataille de contrôle des toilettes publiques conduit plus tard les élus locaux à un jeu de navettes entre les intérêts des populations démunies et ceux des entrepreneurs de la privatisation. Dans la dernière décennie, enfin, les quartiers déshérités se trouvent mis en concurrence dans l’allocation des crédits internationaux de développement urbain. On s’appuiera sur les deux derniers de ces jalons pour illustrer la dimension fractale de la gestion d’Accra, et sa nature foncièrement politique [3].

Vers la confiscation des toilettes publiques ?

6Dans les quartiers de la région capitale, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont vu se multiplier les initiatives pour pallier les insuffisances de l’offre ministérielle de services de proximité [Gough, Yankson, 1997]. Dans cette économie des conteneurs à ordures, des petits transformateurs électriques, des drains secondaires, et des opérations de nettoyage, le populaire dispute la part belle à l’entreprise de mise sous tutelle que mènent les assemblées métropolitaine (Accra-ville), municipale (district de Tema) et locales (district Ga) depuis leur mise en place dans la métropole du grand Accra. La généralisation du discours environnemental montre une confusion croissante entre ressources communes et bénéfices particuliers dont une pléthore d’organisations, formelles ou non, est le théâtre. Les manques restent cependant structurels pour une part majoritaire de la ville.

7À l’interface de ces deux légitimités, celle d’une société civile nébuleuse d’une part, et celle, institutionnelle, des assemblées de district d’autre part, le rôle des élus de base (assembly members) donne lieu à une variété de situations locales que l’on ne peut interpréter de prime abord qu’en termes personnels. Car la composition des assemblées interdit aux représentants des quartiers de se présenter sous des étiquettes partisanes. Sur le fond, la question est bien politique puisque 30 % des membres sont nommés. La décentralisation a fait d’emblée des assemblées un instrument de contrôle pour le pouvoir central relayé par le parti majoritaire [Verlet, 1992]. Dans la décennie suivante, la focalisation du débat démocratique national, entre les supporters du NCD et les électeurs ralliés à l’opposition, a biaisé ce positionnement imposé des élus locaux sur la base de leur seul mérite personnel.

Les quartiers : consommateurs dotés de besoins…

8L’exemple des public toilets illustre particulièrement ce tiraillement des communautés urbaines entre une logique de marchandisation croissante et un processus d’instrumentalisation politique. La couverture sanitaire domestique de la région capitale – près de 3 millions d’habitants en 2000 – est notoirement insuffisante. Les trois quarts des ménages partagent leurs toilettes ; 41 % dépendent d’équipements de quartier [Benneh, 1993]. L’entassement des ménages dans l’habitat de cour est parfois tel, dans les vieux quartiers Ga, dans les « zongos » de migrants musulmans décentrés à partir des années quarante, ou encore à Ashaiman – le double populaire de la ville planifiée de Tema –, que d’anciens espaces dévolus à l’hygiène ont été reconvertis en chambres locatives. Le palliatif des « latrines seau-cuvettes », qui oblige à vider les réceptacles plusieurs fois par semaine sans évacuation satisfaisante des excrétas, conduit également une partie conséquente de la population citadine à préférer une offre de service extérieure au logement.

9Dans ce contexte de risque sanitaire élevé, les choix opérationnels de « Urban IV » sont évidents. La « composante toilettes » – 22 % des crédits prévus en 1996 pour Accra – occupe la majeure partie du texte de programmation, avec quatre procédures de sélection : toilettes domestiques (1660 à Accra-ville et Tema), d’écoles (160), de quartiers (26), de zones commerciales (10). La logique de projet s’illustre par l’interpellation redondante des citadins, des collectifs locaux et des opérateurs économiques sur leurs responsabilités financières : critères de candidature pour une assistance technique, normes de passation de marché, recouvrement des coûts différenciés dans la formule plus globale du « à chacun selon ses moyens ».

10Trois années effectives de mise en œuvre montrent pourtant les mêmes limites que celles qui, au-delà du cas ghanéen, marquent les expériences africaines de réalisation des projets Banque mondiale : démotivation des comités de suivi, insuffisance du nombre de produits finis par rapport aux projections initiales, faible capacité des entrepreneurs locaux à répondre aux normes de délais [4], difficulté des destinataires à rester cohérents en termes de demande sociale. L’accent mis sur les latrines ventilées au début du projet, dans la foulée des prototypes des années quatre-vingt, s’est ainsi trouvé remis en cause par une préférence croissante pour les w.-c. chasses, jugés plus conformes à la modernité d’une capitale mais aussi facteurs de surcoûts.

11Par delà ces termes de référence et problèmes, banaux sur la scène urbaine africaine, les légitimités qui se sont cristallisées autour des toilettes de quartier s’enracinent dans une histoire plus ancienne. Elles se comprennent aujourd’hui à la fois par l’enjeu financier de taille de l’équipement, qui génère des ressources directes stratégiques pour les districts, et par le rôle chaotique que les élus locaux exercent dans leurs circonscriptions. La dernière décennie est ainsi le moment d’une entreprise de « domestication » des toilettes publiques sous la tutelle des assemblées locales et de leurs membres les plus entreprenants.

…ou acteurs du développement ?

12Au plan économique, d’abord, sont répercutés les slogans libéraux dans deux directions de rationalisation marchande. À partir de 1997, il s’agit de privatiser la gestion des équipements existants. Un coup d’arrêt est de plus donné, en principe, aux nouvelles constructions en faveur d’un relais à prendre par les ménages. Les toilettes publiques ne devraient être destinées qu’aux gens de passage, dans les gares routières et sur les marchés. Mais cette position est loin de faire l’unanimité dans les secteurs pauvres et locatifs de fortes densités, quand bien même la population y subit un coût d’usage bien supérieur à celui de l’entretien d’équipements domestiques. À Accra-ville, l’assemblée sub-métro d’Ayawaso supervise ainsi 17 « toilettes publiques » pour 13 quartiers, toutes aujourd’hui tenues (d’une à cinq d’entre elles) par des entrepreneurs privés. En 2000, les contrats de gestion lui rapportent 50 % des bénéfices perçus à raison de 100 puis 200 cédis par visite [5]. Or, dans le même temps, la subdivision ne reçoit de l’assemblée métropolitaine qui la coiffe qu’une ristourne incertaine des rentrées d’argent prélevées sur l’activité commerciale de son domaine : en principe 50 % mais, dans la pratique, des versements mensuels de l’ordre de cinq millions de cédis. Pour un budget de fonctionnement annuel de 200 millions de cédis, on comprend que les revenus dégagés par les toilettes contribuent pour une part essentielle au paiement d’une centaine de salariés.

13Dans le secteur voisin d’Okankwe, qui compte 11 toilettes de quartier, la privatisation s’est davantage engagée autour de six nouveaux équipements construits et gérés d’emblée par des entrepreneurs ayant soumissionné à son niveau. Les bénéfices quotidiens moyens sont estimés à 100000 cédis, ce qui est jugé « plus rentable que de faire travailler un taxi entre Accra et Kumasi » (président de l’assemblée, mars 2001). Que les toilettes soient donc private public toilets, public privatized ou private commercial, leur rendement financier n’incite guère certains élus à en stabiliser le nombre au profit des seules initiatives domestiques. Mieux, il les encourage à en prendre le contrôle économique en sous-main, comme ce fut aussi le cas dans la subdivision d’Ablekuma dans les années quatre-vingt-dix.

14En réalité, ces perspectives économiques et politiques avaient déjà attisé les convoitises locales avant même le réenclenchement du processus électoral dans le pays. Dans les années soixante et soixante-dix, l’accès aux toilettes de quartier était gratuit mais le service s’était paralysé faute de maintenance. La période révolutionnaire imposa alors une exigence de moralisation qui conduisit les comités de défense populaire – Accra en comptait un millier à la fin de 1982 – à se concentrer sur l’amélioration des conditions de vie dans les voisinages, notamment sur la réhabilitation des toilettes [Nugent, 1995]. Puis le PNDC canalisa ce potentiel de prise de conscience environnementale dans les comités de défense de la révolution, préparant ainsi le terrain à une reprise en main institutionnelle des toilettes. Lors de leur mise en place à la fin des années quatre-vingt, les assemblées de district ont donc pris le contrôle des équipements en imposant un service payant censé couvrir les frais de maintenance.

15Mais cette mise sous tutelle butta sur des mobilisations plus locales et déjà bien rodées à l’argumentaire communautaire, comme celle du Ashaiman Waste Management Committee, pour étendre des conduites d’eau, déboucher les toilettes anciennes et en construire de nouvelles contre toute tentative de confiscation. Ce fut notamment le cas de groupes de voisinage que confortaient certains encouragements du chef de l’État. « À l’approche des premières élections, chacun des candidats s’est affairé à mobiliser ses jeunes autour des toilettes et la bataille a même dégénéré avec des affrontements physiques sur le terrain » (élu de New Fadama, mars 2001). Dix ans plus tard, la politique de privatisation est présentée par les districts comme un moyen de brider les conflits d’une société civile encore trop « turbulente »… en même temps d’ailleurs qu’elle devrait « responsabiliser les populations gagnées par l’anomie locale » ! Le contrepoids des clubs de jeunes reste un facteur non négligeable d’effervescence communautaire, avec lequel les élus locaux doivent composer pour pérenniser leur implantation dans les quartiers au-delà d’un mandat de quatre ans [6].

16Entre intérêts de proximité, tremplins politiques et bonne gouvernance libérale, l’affaire des toilettes donne ainsi lieu à une marqueterie d’implications personnelles. La confusion sémantique – domestique, collectif, communautaire, partagé, partisan, privatisé – met à mal la partition des sphères publique et privée. Les jeux d’équilibre sont parfois difficiles entre l’attente de certains ménages en faveur de toilettes supplémentaires, la pression d’autres pour que soient éliminés d’anciens équipements gênants, et les nouvelles convoitises marchandes.

17Ici, un conseil traditionnel de chefferie tente de marginaliser le contrôle de district en prélevant une taxe ad hoc sur de nouvelles toilettes et douches, au nom du : « le gouvernement et l’assemblée municipale ne nous donnent rien » (Tema New Town). Ailleurs au contraire, les nuisances de constructions illicites en zone inondable conduisent les élus locaux à prendre la tête d’associations de résidents et à se placer en pourfendeurs d’intérêts spéculatifs privés : ceux de propriétaires qui facturent 100 cédis la visite des latrines-seaux clandestines qu’ils ont installées en rangées de quatre ou cinq et qu’ils vident quotidiennement dans les rares caniveaux disponibles en pariant sur l’insuffisance des latrines publiques ventilées (Ashaiman-Asenso). Ailleurs encore les élus locaux se présentent en faveur d’un relais privé, mais en vertu d’une logique de compétition avec les élus parlementaires. L’une des représentantes de Teshie termine ainsi son mandat en 1996 après avoir échoué, faute de ressources financières propres, à concrétiser un projet de construction d’une toilette de quartier, et pour avoir voulu faire cavalier seul quand le député concurrent prétendait superviser l’entreprise. Les « refus de collaborer » entre porteurs d’une même légitimité électorale prennent en effet souvent appui sur le contrôle des toilettes. La confrontation est directe dans la subdivision d’Ayawaso dont un des députés avait initié la construction d’un édicule en faveur du quartier d’Alajo au milieu des années quatre-vingt-dix. Bien que dix millions de cédis aient été déboursés à l’entrepreneur sur les crédits imputés par l’Assemblée nationale aux investissements locaux, le président de l’assemblée sub-métro mit fin aux travaux au motif « qu’il n’avait pas été mis au courant et qu’un collectif de résidents était venu se plaindre à son niveau ».

18Par delà la rationalisation marchande relayée par les collectivités décentralisées, et les termes de référence globalisants de « Urban IV », le devenir d’un équipement de proximité laisse entier le foisonnement de situations locales. Une telle marqueterie se comprend bien structurellement par les écarts de densités et les différentiels socioéconomiques qui conditionnent la demande, et qui ne peuvent que croître dans un contexte métropolitain. Toutefois, la donne politique de la quatrième république ghanéenne a sensiblement orienté la pratique gestionnaire établie au sein des quartiers. Nombre de ces tensions montrent surtout que les espaces locaux d’Accra s’inscrivent dans une contradiction forte : d’un côté de réels sentiments d’appartenance, concrétisés par une dynamique associative foisonnante dans les territoires de la proximité [Acquah, 1958] ; de l’autre la pression de forces segmentaires ou de nouvelles appartenances supralocales. Casse-tête citadin, ou opportunité pour une gestion plus libérale des services urbains ? La mise en concurrence qui découle d’une telle tension rejoint en tout cas l’émulation qui fonde, plus globalement, les principes libéraux des rapports marchands.

Mise en concurrence des déshérités : solvabilité et mobilisation

19Alors que les interventions techniques dans la ville étaient déjà éclatées entre plusieurs responsabilités ministérielles, le dispositif né de la décentralisation ajoute, dans la dernière décennie, un découpage de la métropole assez touffu en quatre ou trois niveaux. Les assemblées sub-métro et conseils de ville (district d’Accra), les conseils de zone (district de Tema) et de secteurs (district Ga) en constituent les niveaux médians entre assemblées de district et quartiers. En réalité, seules les six assemblées sub-métro d’Accra bénéficient d’un budget prévisionnel (qu’elles jugent bien insuffisant) et définissent des priorités d’action depuis 1998. Quant à la maille la plus fine d’animation locale, également mise en place en 1998, elle est vouée au développement de base. Mais ces nouveaux Unit Committees soulignent d’emblée la démotivation des populations citadines par rapport à celles des zones rurales : confusion entre l’élection de leurs membres et celles des assemblées, quota de cinq membres nommés parmi les quinze de chaque comité [7], élus ne se réunissant pas faute d’indemnités financières. Surtout, la base territoriale de mobilisation rappelle les Comités de défense de la Révolution qui ont placé les initiatives communautaires, en pleine effervescence quinze ans plus tôt, sous contrôle politique national.

20La redistribution des fonds du développement urbain vers la base se déroule donc dans un jeu de pressions fortes qu’active le discours globalisant des projets sur la participation citadine. Car, entre le niveau de la collectivité décentralisée et celui des voisinages urbains, le défaut de lubrifiant a laissé le champ libre à la concurrence d’autres leaderships, ceux des membres élus des assemblées locales et des membres du Parlement ghanéen.

De dix-sept à trois

21Parmi les dix-sept quartiers classés comme démunis, la sélection de trois zones pilotes à Accra n’engage pas seulement quatre années d’expérimentation de prototypes techniques en matière d’hygiène, d’électricité publique, de drainage et de voirie. Elle est aussi décisive quant à la diffusion de termes de références standardisés pour la « candidature » des zones de pauvreté dans le prochain dossier « Urban VI ». Elle témoigne surtout de la rapidité avec laquelle les acteurs locaux – des consultants ghanéens aux élus de 1996 (Parlement), 1994 et 1998 (assemblées de districts) – ont assimilé les critères d’appréciation de la bonne gouvernance dans la logique de projet.

22En premier lieu, la capacité à payer, qui structure les rapports de la Banque mondiale : « One of the fundamental principles of the program is that beneficiaries are to fully cover the operation and maintenance costs of the infrastructure provided through fees or taxes. Available information on ability and willingness to pay indicates that this is realistic » [World Bank, 1996 : 15]. En second lieu, la mobilisation de « ranked communities according to the severity of their needs and their prior demonstrations of community initiatives and cohesiveness » [ibidem : 76], On touche ici une contradiction importante dans l’approche de la solidarité citadine, en présupposant que les plus pauvres sont les mieux outillés socialement pour dépasser les difficultés qu’ils rencontrent d’abord individuellement. À l’occultation de cette contradiction, à l’égard des bailleurs de fonds, il reviendra aux élus locaux de s’employer. De la « volonté » au caractère démonstratif de la participation, se jouent en effet bien des carrières politiques, et en premier lieu celles des présidents de subdivisions urbaines qui sont désormais élus tous les deux ans.

23Cela permet d’abord de comprendre le reclassement d’un quartier d’autochtones, Ga, face à ses concurrents peuplés de migrants dans la sélection des communautés à réhabiliter en priorité. Car une temporalité plus profonde a tissé la trame également mouvementée des pouvoirs coutumiers dans l’agglomération. L’héritage du passé interfère ainsi avec la gestion urbaine récente, d’une part, dans le rapport entre légitimités « indigènes » et la force du nombre des « migrants », d’autre part, dans les contradictions internes aux premières, récurrentes sur la scène foncière [8]. Peu nombreuses sont aujourd’hui les « communautés mixtes » où collaborent au développement un chef Ga et des leaders d’opinion « étrangers », autres notables ethniques ou religieux, dont l’audience peut d’ailleurs dépasser les limites du quartier. Malgré le brassage des populations dans la majeure partie de l’agglomération, subsiste une partition grossière entre « quartiers indigènes », dont les représentants n’échappent pas au jeu des intérêts coutumiers, et les « quartiers de migrants » dont les divers représentants ethniques ne manifestent qu’une allégeance symbolique à l’égard du pouvoir Ga.

24En effet, la reconversion des terres de culture en front d’urbanisation a placé le leadership coutumier sur la défensive, moins sous les apparences d’un groupe de pression cohérent qu’en ordre dispersé. Des relations fluctuantes des leaders Ga avec le pouvoir politique, central et local, persistent dans l’organisation du marché foncier et la gestion urbaine des années quatre-vingt-dix. La préparation du projet « Urban IV » par la Banque mondiale semble ainsi apporter quelque crédit au front commun des intérêts indigènes à défendre. Parmi les dix-sept communautés pressenties pour une réhabilitation pilote au début des années quatre-vingt-dix, aucun des quartiers Ga ne figurait en tête de liste. Cela n’augurait guère d’une volonté de rééquilibrage après que le précédent projet « Urban II » eut concentré ses interventions sur le secteur de Nima-Mamobi, zongo par excellence. Les représentants des communautés Ga de l’Est, et dans une moindre mesure ceux de l’Ouest, ont donc boycotté les premières réunions de concertation organisées par l’assemblée métropolitaine. La mobilisation de lobbies d’influence conduisit finalement les consultants à reformuler leurs priorités : un quartier « purement Ga » (Teshie), un quartier « purement migrant » (Mamobi-Ouest) et une « communauté mixte » (Sukura) furent retenus comme cibles opérationnelles.

25L’intrication de concurrences internes et externes est pourtant bien connue dans l’ancien village de pêche de Teshie, qui dispose d’un domaine intérieur non négligeable. De multiples conflits jalonnent l’histoire des alliances et des rivalités, engageant tantôt la communauté face aux terroirs voisins, tantôt les familles qui la composent entre elles. À partir des années vingt, c’est le cas quand la responsabilité de la terre passe de fait entre les mains des lignées fondatrices sur « leurs » domaines respectifs, à la faveur d’un affaiblissement conjoncturel du clan du chef. C’est encore le cas dans les années quatre-vingt quand les terres Ga de l’Est, après plusieurs réquisitions publiques (domaine de la foire commerciale, camps militaires, zone de promotion immobilière), se transforment en proche banlieue de la capitale.

26La carte politique des années quatre-vingt-dix ajoute alors son lot de pressions : lobbying pour la prise en compte des autochtones comme « déshérités », implication de parlementaires dans la querelle de désignation d’un nouveau chef. Un cercle vicieux s’est enclenché entre le contrôle du quartier, qui engage le partenariat avec le projet urbain, et le marché foncier. La rivalité des clans porte sur les terres encore aliénables, mais elle exige de chacun qu’il paie ses propres gardiens, géomètres, avocats, pour lutter contre les empiétements des autres, et qu’il redistribue les profits de positions ponctuelles d’autorité auprès des clientèles dont il dépend. Il faut donc vendre de nouvelles parcelles à bâtir aux plus solvables, surtout extérieurs à la communauté, dans une surenchère qui accroît en retour les coûts sociaux : nouvelles frustrations des usufruitiers lésés, tensions croissantes autour des mouvements de jeunes, regain de procédures judiciaires quand un même terrain est vendu à plusieurs acheteurs par différents vendeurs en même temps.

27Forgé dans les conflits, le profil du leadership Ga s’est bien émietté : d’une concurrence entre communautés, puis entre clans, on en vient à déplorer que « toutes les familles sont aujourd’hui divisées sur les successions en leur sein et à la tête de Teshie » (chef régent de Teshie, avril 2000). Le constat final est que « les jeunes veulent bien discuter avec les experts de ce qu’il faut faire de l’argent de la Banque mondiale, mais il n’y a plus de terrains pour implanter les équipements nécessaires à Teshie. Notre club n’a pu construire sa paillote que sur une passerelle au-dessus d’un caniveau » (élu de Teshie-Akromadeokpo, avril 2000).

De troisième à quatrième

28Dans une logique plus directement politique, le quartier de Mamobi-Ouest s’est quant à lui retrouvé dans le tiercé gagnant des crédits Banque mondiale alors qu’il n’était initialement que classé cinquième, tandis qu’un autre secteur de migrants, Lagos Town, d’abord troisième sur la liste, a subi les frais d’une permutation qui l’a mis hors jeu. Depuis, le représentant de ce zongo d’origine Hausa n’a de cesse que d’en prouver la pauvreté dans un double rapport d’adversité. D’abord à l’égard du secteur voisin de New Town, de peuplement chrétien, plutôt Akan et Ewe, qui concentre les services du quartier : station d’essence, gare de stationnement, poste de police, banque et poste ; les deux circonscriptions électorales sont ainsi en juxtaposition froide plutôt qu’en collaboration en économies d’échelle. Surtout à l’égard du zongo voisin de Nima-Mamobi, qui a toujours mieux capté l’attention politique nationale puis les bienveillances extérieures. Autant « les gens de New Town ont eu à cœur de chercher du travail et de scolariser leurs enfants », autant « ceux d’en face – l’autre versant d’un collecteur insalubre – se sont installés dans le sousemploi, disposent de temps libre et de professionnels pour leur activisme » (élu de Lagos Town-Kwaotsuru, février 2000). Il est certain que de tels courtiers du développement ont relayé les défenseurs de Nima après que le quartier eut connu plusieurs tentatives de déplacement depuis la première république. Leur travail de mise en réseau est d’ailleurs confirmé à l’égard de la Banque mondiale, de l’Agence de développement canadienne, de bailleurs de fonds arabes ou libyens, par l’analyse comparée des organisations non gouvernementales et communautaires. Nima y apparaît proche de son prolongement direct de Mamobi, tandis que Lagos Town est en retrait des initiatives locales [Yankson, 1998].

29Les jalousies cumulées à l’égard des « primes à la pauvreté » accordées à Nima ressortissent aussi aux logiques récentes de la Quatrième République. Nima et Lagos Town se trouvent dans la même circonscription parlementaire où se croisent, au milieu de la décennie, les ambitions du député, élu du premier quartier, et celles du président de l’assemblée sub-métro, élu du second. Dans ces parcours inégaux de captation des attentions des bailleurs de fonds et d’entretien d’une image de marque de sous-développement, Lagos Town s’est retrouvée désavantagée par son concurrent de Nima qui serait intervenu pour Mamobi-Ouest contre les intérêts de son rival.

30Les ressources des deux élus diffèrent en effet. Le député s’appuie sur l’appareil du parti présidentiel, alors dominant à l’assemblée métropolitaine d’Accra, et sur l’assemblée nationale qui fournit « sa » part de fonds publics à l’intention du développement local. L’élu de quartier s’appuie quant à lui sur le groupe de jeunes qu’il a mis en place, sur l’organisation de réunions (propriétaires, femmes) et de campagnes de nettoyage. Ces formes d’action ne génèrent pas de fonds propres,mais suscitent plutôt l’expression de nouveaux besoins financiers pour le quartier. Elles sont pourtant payantes en termes de longévité politique de son représentant depuis la fin des années quatre-vingt : « Organiser un travail communautaire est devenu cher pour nous, les élus de la base. Tu dois payer de ta poche l’essence et les outils. Les jeunes réclament des boissons et quelque chose à manger pour venir participer. Tu ne récoltes que des ennuis si tu n’y mets pas ton argent. Mais c’est en montrant les gens organisés que les projets sélectionnent ton quartier » (élu de Lagos Town-Kwaotsuru, février 2000).

31Les termes de références circulent donc avec leur lot de réinterprétations. Quoi qu’il en soit, « Urban IV » a bien révélé la confrontation plus générale de deux ingénieries politiques, celle de la base et celle de l’appareil. L’alternance démocratique qui se joue dans la montée en force de l’opposition à partir du milieu des années quatre-vingt-dix fait rebondir cette dualité dans un nouveau jeu de miroirs entre conflits internes aux partis et conflits entre partis.

« Who is who on the ground ? » : le rattrapage des logiques partisanes

32L’exposé d’une situation personnalisée, bien qu’enracinée dans les histoires du peuplement local et les structures socioéconomiques lourdes de la ville, rappelle l’analyse que Joseph Ayee a faite des conflits ghanéens de décentralisation [Ayee, 1999]. Dans le contexte d’Accra, il faut cependant rapporter le rapport de concurrence entre députés et représentants des districts, non aux District Chief Executives mais plutôt aux présidents des assemblées métropolitaines et sub-métro qui s’appuient sur une base territoriale fine. La mobilisation autour des équipements a pris en effet des formes contrastées d’un quartier à l’autre dans la dernière décennie, tout en étant polarisée par le partage d’influence entre les deux types de responsabilités. Ici, les collaborations sont provisoires, ailleurs, les mésententes sont voilées, ailleurs encore les conflits sont ouverts.

33Au plan institutionnel d’abord, 86 responsabilités techniques et financières ont été dévolues aux collectivités territoriales par la loi sur le gouvernement local de 1993 (Act 462). Mais la décentralisation soulève de réels problèmes de moyens. À partir de l’année suivante, 5 % du revenu national était alors transféré aux budgets des districts pour leurs projets de développement, par le biais d’un débat parlementaire. La procédure du District Assemblies Common Fund (DACF) fut donc d’emblée placée sous le contrôle du NDC qui disposait de 189 des 200 sièges de députés à l’époque. Les cinq plus grandes villes du pays reçurent ainsi un tiers de leur budget total. En 1994 également, le DACF rapportait trois fois plus que les revenus de taxes locales dans la périphérie rurale du grand Accra [Ayee, 1995].

34De cette dévolution pourtant plus avancée qu’ailleurs en Afrique de l’Ouest, résulte cependant un difficile partage d’initiatives sur le terrain. Les élus locaux n’ont pas de ressources d’investissement propres mais fixent les priorités d’action pour les quartiers au travers des comités sectoriels de district auxquels ils sont rattachés ou dans les assemblées sub-métro dans lesquelles certains siègent. À ce pouvoir de décision sans moyens s’oppose l’intervention directe de députés dont les ambitions nationales ne peuvent se passer d’une base politique locale. Membres de droit des assemblées de district, ils n’y ont pas le pouvoir de voter. Pourvoyeurs de fonds stratégiques pour le développement territorial, puisque le gouvernement impose depuis 1998 que 20 % du DACF versé aux districts soient investis pour le compte des comités de base dans leur « lutte contre la pauvreté », ils risquent ne pas en tirer les bénéfices électoraux locaux.

35Dans la pratique, cela conduit bien des parlementaires à faire cavalier seul dans la mise en œuvre de « leurs » projets : les assemblées se plaignent d’être court-circuitées sur le choix des équipements, des sites d’implantation, des entrepreneurs ; les soupçons se multiplient sur la corruption qui préside à ces choix. Le défaut de coordination des initiatives, le manque de transparence financière, les ripostes de présidents d’assemblées qui estiment ne pas avoir été mis au courant, les compromis trouvés au prix de retards d’exécution, ne sont pas rares. Nombre de critiques sur l’utilisation des « ressources locales » laissent planer le doute sur l’efficience du DACF en milieu urbain.

36De tels dysfonctionnements pourraient n’apparaître qu’institutionnels si le principe de l’élection des assemblées de district sur des bases non partisanes n’avait pas été battu en brèche. D’une part, par la montée en puissance du National Patriotic Party face à l’hégémonie nationale et locale du NDC [Nugent, 2000]. D’autre part, par la tentation croissante de certains élus de base de faire évoluer leur rôle d’animateurs territoriaux vers la députation. À partir du milieu des années quatre-vingt-dix, les collaborations deviennent plus difficiles au sein des quartiers. Les problèmes de communication s’exacerbent surtout à l’approche des nouvelles investitures législatives.

37À Accra-ville notamment, la conflictualité prend des formes ouvertes pour savoir qui patronne le développement. Les députés en sont d’autant mieux perçus comme les courtiers qu’ils drainent désormais des fonds pour cela. Les Assembly members ripostent en affirmant qu’ils détiennent la vraie légitimité de la base en ayant repris à leur compte l’organisation du travail communautaire (creusement et curage des caniveaux notamment) qui incombait autrefois aux chefs et groupes de jeunesse. Ils sont aussi plus assidus aux réunions des assemblées, ce qui conditionne le versement de leurs indemnités, que les représentants des services techniques et bien des députés absentéistes. À partir de 1998, le fossé s’élargit enfin du fait du retard que les présidents d’assemblées prennent pour verser les 20 % du DACF aux nouveaux comités de base. Car ce qui aurait pu relayer sur le terrain les « faveurs » des députés ne se révèle pas fonctionnel dans les quartiers urbains : participation électorale médiocre, concurrences personnelles, population absorbée par les impératifs de sa survie au jour le jour. D’autres formes de mobilisation, notamment dans les extensions périurbaines, se révèlent alors plus actives, mais au service d’intérêts plus sectoriels que communautaires : propriétaires des associations de résidents, promotionnaires des School Leavers Unions, groupes professionnels ou églises impliqués dans la sensibilisation à l’environnement.

38Une décennie après la mise en place des assemblées de district, et tout juste la population reconsultée dans le dernier niveau de la décentralisation, les difficultés à maintenir une animation locale non partisane dans un contexte national multipartiste sont apparues évidentes à tous. Certains quartiers, comme celui d’Abekan, sont ainsi tiraillés entre un député de l’opposition, et un représentant de la majorité. Mais les tensions n’étaient pas moins fortes au sein même du parti majoritaire à l’approche des législatives de 2000. Car certains élus de quartier estiment avoir désormais suffisamment d’expérience politique pour mériter l’investiture du NDC et concurrencer d’autres prétendants à la députation. Dans la circonscription parlementaire d’Ayawaso-Est, les relations du président de l’assemblée sub-métro avec les précédents députés s’étaient déjà envenimées en se cristallisant sur la concurrence de Lagos Town et de Nima.

39

« Eux, ils ont déjà été bien équipés en eau et conteneurs à ordures par la Banque mondiale. Mais nous, nous n’avons même pas de place disponible pour installer nos aires de dépôt et faire appel au district pour le ramassage des déchets. Les gens d’ici sont obligés de payer des femmes maliennes qui transportent les ordures dans des paniers sur leur tête vers les conteneurs des autres quartiers. Or ces circonscriptions voisines ne veulent plus que nous utilisions leurs équipements. Les gens de Nima m’avaient averti de faire installer mon propre conteneur, ou sinon ils renverraient les enfants et les femmes de Lagos Town ».
(président de l’assemblée sub-métro d’Ayawaso, mars 2001)

40La pénurie d’équipements urbains a donc multiplié les occasions d’un rattrapage partisan, dans lequel les rivalités personnelles disputent la part belle aux intérêts de quartiers. L’alternance démocratique de 2001 augure-t-elle alors d’une partition plus claire des responsabilités, sur des bases franchement politiques ? L’expérience des dernières législatives n’a certes pas mis fin aux suspicions au sein des partis. Celles-ci subsistent et devraient durcir encore les relations entre NPP et NDC qui contrôlent désormais chacun la moitié des présidences sub-métro. Car le jeu politique est bien éclaté au gré des circonscriptions gagnées par le nouveau parti présidentiel ou conservées par le précédent.

41

« Notre nouveau député est sorti du brouillard et personne ne le connaît à la base. Lagos Town lui a fait comprendre qu’il ne fallait plus compter sur Nima ni Mamobi qui ont fait faux bond au NDC dans la circonscription. C’est grâce à nos voix qu’il est passé de justesse, et on ne pourra plus nous léser dans les choix d’investissement ».
(président de l’assemblée submétro d’Ayawaso, mars 2001)

42Une façon de renverser le tribut politique et de faire contrepoids à l’ancienne prééminence des plus gros zongos dans le classement des communautés déshéritées de la capitale.

43La métropole, tout comme les districts « de l’intérieur », pointe la force du paradigme communautaire ghanéen. L’expression chapeaute l’appréciation de la gestion urbaine en termes d’identité, de demande, et de participation, selon une temporalité en réalité composite. Inscrit dans le long terme, l’attachement des citadins à leurs hometowns, en ville ou dans les districts ruraux, cautionne les pouvoirs coutumiers dans leur autorité foncière, et ce malgré de multiples conflits. En vingt ans d’ère Rawlings, « le local » est apparu au cœur d’une critique puis d’une restauration de l’État, et les villes n’ont pas manqué cette évolution politique : mobilisations de voisinage contre bureaucratie et corruption au début des années quatre-vingt, appropriation de la logique de projet par les assemblées décentralisées. Dans le court terme enfin, le dispositif électoral a imposé un redécoupage des entités locales et fait rebondir certaines frictions entre quartiers.

44La prégnance du paradigme est cependant loin de correspondre à l’image neutralisée, déchargée de sa densité historique et politique que renvoie l’expertise internationale à travers les constats ou les attentes en termes de « capacité et volonté à payer ». Rapportée à un agrégat de ménages ou aux assurances données par les leaders d’opinion, la mesure de cette demande est loin de cerner toute l’intrication des rapports sociaux verticaux et horizontaux qui font les contradictions communautaires. La définition qui est donnée de la bonne gouvernance risque donc d’apparaître comme un épiphénomène face à l’ampleur des enjeux marchands de l’urbanisation, de même que l’allocation des crédits de développement reste de portée limitée au regard de l’augmentation des besoins citadins.

45L’efficience communautaire rencontre de plus des démentis croissants. En progressant, le marché locatif suscite d’importantes redistributions de populations et affecte l’ancrage des citadins dans les seuls territoires de la proximité. La familiarité avec la ville et le recours à ses services ne relèvent guère d’une échelle univoque. Le travail communautaire rencontre l’apathie de ceux qui ne se sentent pas concernés, autant qu’il est jugé démonstratif d’en haut. La mobilisation sociale est donc appréciée, non sans ambiguïté, entre deux polarités : tantôt comme un prérequis garanti d’avance, quand il s’agit de définir les cibles des projets et de flécher les fonds, tantôt comme un objectif à atteindre à terme quand il s’agit de pérenniser les programmes de développement et d’en tirer des bénéfices électoraux.

46Au total, la métropole du grand Accra se recompose bel et bien dans une logique de fragmentation. Les limites nées de l’histoire du peuplement, les subdivisions issues de la décentralisation, et le découpage électoral ne se superposent pas. Les quartiers sont plus que jamais tiraillés entre des pressions segmentaires dans une logique d’adversité et des appartenances supralocales – celles des communautés religieuses n’étant pas des moindres – dans une mise en réseau. Les confrontations qui sont nées des enjeux quotidiens de la gestion urbaine sont bien variées d’un secteur à l’autre : public/privé, expert/populaire, migrants/indigènes, élus locaux/parlementaires. Elles se chevauchent parfois, mais selon des profils de compétition qui ne s’inscrivent pas dans une continuité territoriale. Les lignes de force du devenir urbain s’apprécient davantage en termes de problèmes posés : économiques, institutionnels et politiques, et moins en termes de gradients ou de contrastes susceptibles de structurer durablement l’espace urbanisé.

Notes

  • [*]
    Géographe, maître de conférences et chargée de recherche en accueil à l’IRD, University of Ghana, Department of Geography and Resource Development, Legon, Ghana.
  • [1]
    En parallèle, le projet « Urban III » soutient onze districts de l’intérieur dans leur rôle de prévision et de maintenance urbaine.
  • [2]
    Après deux coups d’État, en 1979 et 1981, et après avoir pris le contrôle de la vie politique ghanéenne dans le Provisional National Defence Council (PNDC) puis le National Democratie Council (NDC), Flt-Lt Jerry J. Rawlings est élu président de la Quatrième République en 1992 et réélu en 1996. Il se retire de la tête de l’État au profit du National Patriotic Party (NPP) et d’une alternance consacrée par les élections législatives et présidentielles de décembre 2000 et janvier 2001.
  • [3]
    Cet article est fondé sur un travail de terrain mené par entretiens approfondis dans sept communautés de la région capitale, dans le cadre d’une affectation au Ghana de l’Institut de recherche pour le développement (janvier 2000-juillet 2001) et d’une affiliation au département de géographie de l’université du Ghana (Legon).
  • [4]
    Dans l’économie inflationniste du Ghana, tout retard implique des surcoûts, et il n’est pas rare que des travaux restent gelés du fait de l’épuisement des fonds. Un dollar valait donc 2346 cédis au début de 1999 et 3051 cédis à la fin de la même année. Le cédi avait donc perdu un tiers de sa valeur sur le marché des changes bancaires, dépréciation qui n’a pas cessé les années suivantes.
  • [5]
    Prévue initialement à 40 % des rentrées financières, la part des entrepreneurs a rapidement été portée à 50 % « pour faire face aux dépenses d’électricité dans les toilettes », facilité accordée au processus de privatisation par les élus locaux. Il n’est pas exclu que ce gain soit aussi redistribué à certains d’entre eux, pour lesquels le gestionnaire n’est en fait que la couverture de leurs intérêts propres en matière de privatisation.
  • [6]
    « Nous les jeunes d’Ashiaman-Est, nous exigeons que les recettes des toilettes communautaires, qui sont pompées par l’assemblée municipale de Tema, soient reversées au quartier pour son développement » (leader des jeunes NDC, mai 2000).
  • [7]
    Selon la même règle que celle qui fut imposée aux assemblées de district à la fin des années quatre-vingt, dans un processus de subordination au régime Rawlings et aux nouvelles alliances qu’il passait avec la chefferie ghanéenne.
  • [8]
    L’offre actuelle de terrains à bâtir dans le grand Accra vient en effet à plus de 90 % des propriétaires coutumiers [Accra Planning and Development Programme, 1992]. L’héritage de l’indirect rule se joue bien ici dans le contrôle foncier des « natifs ». Le milieu Ga de la capitale, entre autres, abonde en exemples de « réinvention de la tradition », les familles exacerbant leurs concurrences depuis l’entre-deux-guerres pour « sécuriser leurs droits sur la terre à l’ombre de la juridiction coloniale » [Firmin-Sellers, 1996], À ces fins, le passé coutumier fait l’objet de présentations fixistes, et en même d’une relecture constante en fonction des rapports de forces locaux ultérieurs. Les pratiques marchandes, très tôt acquises avant la colonisation britannique, mettent aux prises les chefferies entre elles, les chefs et les sous-chefs ou les clans familiaux qui ont tissé l’histoire des communautés, les familles entre elles, ainsi que l’ensemble de ces protagonistes et les acteurs publics du marché foncier [Kasanga et alii, 1996].
Français

Résumé

La succession de trois projets urbains de la Banque mondiale coïncide dans la dernière décennie avec la nouvelle donne politique de la Quatrième République ghanéenne. Ainsi réorientée entre des pressions institutionnelles nationales et les termes de références libéraux les plus banalisés des bailleurs de fonds, la gestion de la capitale donne l’occasion d’analyser les concurrences dans lesquelles, à une échelle territoriale fine, les « communautés » sont placées. La métropole en ressort particulièrement fragmentée sous l’impact de conflits plus ou moins ouverts. Dispositifs d’experts versus contrôles de quartier, pouvoirs coutumiers contre lobbies de migrants, élus locaux en butte aux initiatives parlementaires : telles sont quelques clés auxquelles s’attache l’article. Toutefois, les ramifications du gouvernement local ne se comprennent qu’à l’appui de reculs historiques sur la ville plus profonds que ne le suggère l’idée de gestion mondialisée.

Mots-clés

  • Accra
  • développement urbain
  • logique de projet
  • foncier
  • pouvoirs locaux
  • compétition politique

Bibliographie

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Monique Bertrand [*]
  • [*]
    Géographe, maître de conférences et chargée de recherche en accueil à l’IRD, University of Ghana, Department of Geography and Resource Development, Legon, Ghana.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.021.0135
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