CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La réforme de l’État est à l’ordre du jour à l’échelle mondiale, que ce soit dans les pays développés ou dans les pays en développement (PED). En Afrique plus qu’ailleurs, la question de l’État est au cœur des difficultés rencontrées depuis près de trente ans. Les maux dont il souffre sont bien connus : opacité, arbitraire, manque de compétences, politiques erronées, mauvaise gouvernance, corruption selon le langage des organismes internationaux, ou encore népotisme, clientélisme, tribalisme, patronage, distribution de prébendes, prééminence des « Big men », « politique du ventre », etc., chez les africanistes. Ces caractéristiques communes à l’ensemble du continent, à des variantes près, ont conduit à en qualifier le mode de fonctionnement de « néopatrimonial » [Médart, 1982 ; 1991]. Aux règles de l’État de droit et à l’impartialité des procédures bureaucratiques légal-rationnelles chère à Weber s’est substituée une logique de « chevauchement » (straddling), mise en lumière à l’occasion du fameux « débat kenyan » [Cowen, Kinanjui, 1977 ; Kitching, 1985 ; Copans, 1995] et largement reprise depuis par les africanistes [Bayart, 1989]. Cette dernière est caractérisée par la confusion entre le politique et l’économique, et le non-découplement des sphères publique et privée, la première étant soumise à la seconde. Derrière la façade institutionnelle se cachent au mieux l’État rentier et au pire l’État prédateur, kleptocrate ou malfaiteur. Dans de nombreux pays, sa déliquescence est telle qu’on a pu parler de privatisation [Politique africaine, 1999], voire de criminalisation de l’État [Bayart, Ellis, Hibou, 1997].

2 Pour faire face à cette dérive, l’aide publique internationale (APD), sous la tutelle des institutions de Bretton Woods, a conditionné ses interventions à la mise en place de réformes de l’État. L’ère des ajustements structurels avec son avatar contemporain, la lutte contre la pauvreté, qui a été imposée à la grande majorité des PED, se caractérise par une remise en question radicale du rôle de l’État. Nul ne contestera la nécessité de réformes visant à mettre fin aux dysfonctionnements patents et, dans certains cas dramatiques, de la régulation publique. En revanche, on est en droit de s’interroger sur les politiques préconisées et mises en place, dont le contenu a été invariablement guidé par un parti pris idéologique (le fameux « consensus de Washington »), avec pour maîtres mots : équilibre budgétaire, dérégulation, libéralisation. Dans ce domaine, le « moins d’État » a longtemps tenu lieu de principe fondateur unique (catéchisme) des réformes du secteur public ; et c’est encore trop souvent lui qui se cache derrière les oripeaux du « mieux d’État », décliné comme un slogan par les institutions internationales depuis qu’elles ont redécouvert (récemment) les vertus de l’intervention publique [Banque mondiale, 1997].

3 Après deux décennies, le bilan des réformes du secteur public est celui d’un échec global. Rarement politique aura connu une telle généralisation pour d’aussi piètres résultats. Sous le chapeau générique de la réforme du secteur public, il convient de distinguer trois composantes principales : la restructuration et la privatisation des entreprises publiques, la gestion des dépenses publiques et la réforme de l’administration. Si, par nature, ces programmes sont difficiles à évaluer, un consensus se dégage, même au sein des institutions qui les ont promus, pour juger leurs résultats décevants, voire franchement négatifs [Lindauer, Nunberg, 1994 ; Lienert, Modi, 1997 ; Berg, 2000]. Cette reconnaissance les a d’ailleurs conduits à reconsidérer leur stratégie à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, avec la mise en place de réformes dites de la « seconde génération » et plus largement à porter l’accent sur les institutions et la qualité de la gouvernance [Haque, Aziz, 1999 ; Banque mondiale, 2000 a].

4 L’objectif de cette étude est de contribuer à la réflexion dans ce domaine en se centrant sur l’analyse des réformes de la fonction publique à Madagascar. Depuis le début des années quatre-vingt et à l’instar de beaucoup d’autres, ce pays a mis en œuvre une politique tout à fait standard sur ce front, avec des résultats similaires. Au-delà des spécificités, les enseignements qui peuvent en être tirés présentent suffisamment de points communs avec un éventail assez large de pays africains pour être généralisés. Notre thèse centrale est que les réformes de la fonction publique ont non seulement été un échec mais qu’elles ont paradoxalement contribué à la dégradation des services publics africains, qu’elles étaient censées rendre plus efficaces.

5 La première partie portera sur le fonctionnement de l’administration à Madagascar. Après avoir présenté le point de vue des administrés sur la performance des services publics, nous tenterons d’identifier les facteurs objectifs susceptibles de justifier l’opinion qu’ils s’en font. Nous mettrons en lumière les principales sources d’inefficacité et leur évolution sur longue période. Dans la seconde partie, nous chercherons à identifier les raisons qui ont conduit à la situation actuelle, en mettant l’accent sur l’impact des réformes passées. En conclusion, nous nous interrogerons sur l’économie politique de la réforme afin de dégager quelques pistes pour l’avenir.

Le fonctionnement de l’administration publique : éléments de diagnostic

6 Stigmatiser l’inefficacité des services publics n’est bien souvent qu’un lieu commun, dont il n’est pas scientifiquement légitime de se satisfaire. Pour fonder le diagnostic, il faudrait pouvoir mesurer la productivité de l’administration. Or la nature non marchande des activités et leur finalité économique (création d’externalités positives) sont autant d’obstacles à l’élaboration de concepts et d’indicateurs empiriques d’efficacité des services publics. Nous n’avons évidemment pas la prétention d’avoir trouvé la solution à cette question théorique, sur laquelle butte depuis toujours la science économique. En revanche, nous tenterons d’étayer notre analyse en nous appuyant sur des données empiriques originales, exceptionnellement riches, collectées par le projet Madio [1]. En premier lieu, le degré de satisfaction des usagers fournit une mesure indirecte de la performance de l’administration. En tant que bénéficiaires potentiels des services publics, on doit pouvoir apprécier, à travers leurs opinions, si l’administration remplit effectivement sa mission. En second lieu, il est nécessaire de compléter cette mesure subjective par des indicateurs plus objectifs. En effet, pour un même niveau de prestation, les administrés peuvent se montrer plus ou moins satisfaits, en fonction de leurs attentes.

Des indicateurs subjectifs : la perception des usagers

7 À l’heure où la réforme du service public fait de la relation de clientèle un maître mot du rapport administration/administrés, l’objectif affiché est loin d’être atteint. Le jugement de la population sur le fonctionnement de leur administration est sans concession. En 1998, moins de 15 % des Tananariviens la jugeaient efficace, une petite moitié lui accordait le bénéfice du doute, tandis que 36 % considéraient sa performance négative. La dénonciation des services publics n’est pas propre aux habitants de la capitale. Elle touche non seulement l’ensemble du milieu urbain, mais aussi les campagnes, dans des proportions très similaires. Deux ans plus tard, la situation a peu changé, et s’est même légèrement dégradée, d’après les données disponibles pour la capitale. On ne recueille plus que 5 % d’avis positifs sur l’efficacité de l’administration.

8 La conséquence directe de cette opinion négative est le faible niveau de confiance qu’ils lui accordent. Pris dans leur ensemble, près de 70 % de la population ne font pas confiance aux services publics dans l’accomplissement de leur mission. Globalement, les ruraux font preuve d’encore plus de défiance que les urbains. Si toutes les administrations sont touchées par ce phénomène massif, certaines sont particulièrement en ligne de mire. Des différentes fonctions identifiées dans les enquêtes, la justice est la plus décriée, suivie du service des domaines (pour les ruraux). Les services de santé et d’éducation en milieu rural semblent toutefois échapper à la condamnation unanime des usagers, avec près de 60 % de satisfaits.

9 Ce regard critique sur l’administration est partagé par toutes les couches de la population. Pour aucune, les services publics ne recueillent une majorité de suffrages positifs : hommes, femmes, jeunes, vieux, riches, pauvres, etc. Même les fonctionnaires, dont on aurait pu attendre plus de mansuétude, souscrivent à ce bilan négatif : un quart seulement lui fait confiance et à peine 12 % la trouvent efficace. Cette condamnation est d’autant plus significative qu’ils portent un jugement de l’intérieur, donc a priori averti.

Figure 1

Indices de satisfaction et de confiance dans l’administration

Figure 1

Indices de satisfaction et de confiance dans l’administration

Sources : Enquête emploi 1998, 2000, Observatoires ruraux 1999, Enquête annuelle dans l’industrie, 1998, Madio, nos propres calculs.

10 L’administration n’a pas meilleure presse chez les industriels. Au total, moins de 4 % des entreprises du pays se déclaraient satisfaites des prestations du service public, tandis que le solde de confiance est systématiquement négatif. Aucun des services ne recueille, en termes d’opinion favorable, plus du quart du suffrage des chefs d’entreprise. Encore une fois, la justice est mise sur la sellette, à côté des services douaniers et fiscaux, comme source majeure de mécontentement des opérateurs [Madio, 1999].

Des indicateurs objectifs : absentéisme, corruption et politisation de l’administration

11 Pourquoi l’administration ne répond-elle pas à l’attente des citoyens ? Les enquêtes dont nous disposons permettent d’identifier au moins trois champs qui font l’objet de manquements graves : l’absentéisme, la corruption et la politisation abusive de la fonction publique.

12 En premier lieu, le problème d’absentéisme, souvent stigmatisé, avait en fait rarement été mesuré. On pouvait même être en droit de s’interroger sur son existence réelle : s’agissait-il d’un phénomène massif ou une généralisation abusive de détracteurs du service public se basant sur quelques cas isolés ? Mais les déclarations des administrés confirment que l’absentéisme affecte fortement la productivité des services publics. Près de la moitié des administrés n’ont pas trouvé les fonctionnaires à leur poste au moment où ils avaient besoin d’eux. Ils ont dû revenir plusieurs fois dans les services concernés. Le nombre de retours moyen est de trois et, pour la moitié de la population, il a fallu s’y reprendre au moins à deux fois. Pour certains, le compte est beaucoup plus lourd : la délivrance d’un service aura exigé vingt, voire cinquante démarches successives.

13 En deuxième lieu, la corruption gangrène tous les rouages de l’administration. Même si globalement la petite corruption est en régression depuis 1995, elle reste un phénomène massif : en 1998, 29 % des habitants de la capitale en ont été personnellement victimes (42 % en 1995). C’est d’ailleurs pourquoi ce fléau est considéré par les Malgaches eux-mêmes comme le principal problème qui entrave le développement du pays [Razafindrakoto, Roubaud, 1996], Nous ne reviendrons pas ici sur les effets économiques néfastes de la corruption en termes d’efficacité (distorsions, coûts de transaction, rationnements) et d’équité, tant la littérature sur la question est abondante. Parmi les services incriminés, l’administration territoriale, à ses différents échelons (quartiers, communes, départements, régions), est de loin la plus souvent citée. Les citoyens y sont confrontés dans tous les domaines où ils ont l’occasion de la solliciter (délivrance et légalisation d’actes divers, cadastre, impôts locaux, enregistrement, etc.). S’il convient de ne pas tirer de ces résultats un palmarès de la corruption [2], l’ampleur du phénomène conduit à apprécier avec plus de circonspection les bienfaits attendus du processus de décentralisation en cours. Par ailleurs, l’administration centrale est elle aussi largement affectée (police, tribunaux, services de santé et d’éducation).

14 Troisième facteur, la politisation de l’administration est mise en avant comme un facteur d’inefficacité de l’administration. Près des trois quarts des Tananariviens lui en font grief. Si nous avons pu montrer que l’affiliation à un parti politique, et en particulier au parti au pouvoir, était faible et seulement légèrement supérieure chez la masse des fonctionnaires que celui enregistré dans la population dans son ensemble (respectivement 4 % et 2,4 %), il augmente sensiblement à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie administrative [Roubaud, 2000]. L’accaparement des postes de responsabilité par la tendance politique en place est une entorse aux principes méritocratique et démocratique et favorise une gestion clientéliste et discriminatoire des ressources publiques.

15 Paradoxalement, les fonctionnaires sont tout autant victimes des dysfonctionnements du service public que l’ensemble des administrés. Dans ce domaine, la solidarité de corps ne joue pas. Cet état de fait explique leur point de vue critique sur les performances de la fonction publique. Ces résultats invalident l’hypothèse d’une stratégie tacite ou concertée de résistance passive de la part de fonctionnaires cherchant à préserver leur rente de situation, stratégie qui serait en partie à l’origine de l’échec des réformes.

Figure 2

Absentéisme, politisation et corruption de l’administration

Figure 2

Absentéisme, politisation et corruption de l’administration

Sources : Enquête emploi 1998, Observatoires ruraux, 1999, Enquête annuelle dans l’industrie, 1998, Madio, nos propres calculs.

16 Si les ruraux semblent moins touchés par les dysfonctionnements de l’administration, c’est surtout parce que celle-ci est souvent absente dans les campagnes. Pourtant, malgré la démission de « l’État absentéiste », ils ne sont pas épargnés : 18 % se plaignent de ne pas avoir trouvé les fonctionnaires à leur poste au moment où ils avaient besoin d’eux, 20 % ont été victimes d’actes de corruption et les deux tiers ont eu à souffrir de la politisation des représentants locaux de l’État.

17 En fait, la population subit d’autant plus la défaillance des services publics qu’elle a recours à ses services : les urbains plus que les ruraux et les industriels plus que tous. Ainsi, 80 % des chefs d’entreprise déclarent que l’administration est trop politisée et 36 % ont été personnellement sollicités par des fonctionnaires indélicats dans le cadre de leur activité. Les services douaniers et fiscaux sont aux premières loges, suivis de la police et de la justice. Dans le cas des industriels, il est possible de dépasser la seule mesure de la petite corruption, pour toucher le phénomène plus opaque de la grande corruption, à travers la passation des marchés publics. Parmi les entreprises qui ont soumissionné à des appels d’offres publics (soit environ un quart de l’ensemble des entreprises), 11 % seulement déclarent que l’octroi est transparent, 82 % affirment qu’il est nécessaire d’avoir des relations bien placées et 65 % de payer des commissions pour obtenir un marché public [Madio, 1999]. Ces chiffres confirment que la corruption touche l’ensemble de l’administration malgache, et va croissant de la base au sommet de l’État.

18 Parallèlement aux trois sources de dysfonctionnement qui viennent d’être soulignées, l’évolution du mode de recrutement dans la fonction publique sur longue période constitue également un indicateur qui mérite d’être relevé pour tenter d’étayer l’impression de délitement progressif du fonctionnement de l’administration. En même temps que les flux d’embauche se tarissaient, les moyens d’intégrer l’administration devenaient de plus en plus liés au capital social du candidat. Si le concours n’a jamais constitué la seule voie d’accès à la fonction publique, il comptait pour environ la moitié des nouvelles embauches jusqu’au début des années soixante-dix. Depuis lors, sa part n’a cessé de reculer, pour n’en représenter plus qu’un tiers au cours des dix dernières années. Parallèlement, la mobilisation des relations personnelles est devenue le principal canal de recrutement en passant de 20 % pour les plus de 45 ans à 75 % chez les jeunes de moins de 25 ans. Cette évolution doit évidemment être mise en relation avec la politisation de l’administration relevée précédemment. Ce changement radical dans le mode d’accès à la fonction publique est bien le symptôme du recul du modèle weberien et de la « retraditionalisation » de l’État, pour reprendre l’expression proposée par Chabal et Dalloz [1999] à propos de la dynamique des sociétés africaines.

L’impact des réformes de la « première génération »

19 Les dysfonctionnements de la fonction publique malgache amènent à s’interroger sur les facteurs qui ont conduit à une telle situation. Il s’agit en particulier de faire le lien entre les performances de l’administration et les réformes successives dont elle a été l’objet. À l’instar de la plupart des pays d’Afrique, deux vagues de réforme se sont succédé depuis le début des années quatre-vingt (voir encadré ci-après). La première (dite de la « première génération ») était fondée essentiellement sur deux principes : d’une part, le caractère impératif et prioritaire du rééquilibrage budgétaire ; d’autre part, la nécessité de réduire les champs d’intervention de l’État ainsi que sa taille. Que ce soit dans le cadre des programmes de stabilisation, d’ajustement structurel ou sectoriel, les restrictions budgétaires ont servi de « deus ex machina » à la réforme de l’administration, partant du principe que le moins d’État ne pouvait qu’être bénéfique. La reconnaissance des résultats mitigés des mesures mises en œuvre au cours de cette phase a récemment conduit les institutions internationales à une réorientation des objectifs en concédant qu’il est aussi nécessaire de tenir compte de la qualité des services délivrés, mais sans remettre en cause le truisme de base (« faire mieux avec moins »).

20 S’il est encore trop tôt pour juger des résultats de cette seconde génération de réformes, élaborées dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix et timidement engagées à Madagascar depuis 1999, on peut en revanche se pencher sur l’efficacité de près de deux décennies d’ajustement quantitatif. D’un point de vue strictement budgétaire, certains objectifs ont été atteints. De 1973 à 1996, le poids de la masse salariale relativement au PIB a été divisé par deux en passant de 6,6 % à 3,1 %. Parallèlement, les dépenses de l’État en biens et services se montaient à 9 % du PIB en 1973. Elles ne représentaient plus que 4,4 % en 1996 [3]. Toutefois, la question du déficit public reste entière du fait de la dégradation de la performance fiscale et de l’augmentation des intérêts de la dette, qui passent de 0,2 % à près de 5 % au cours de la même période. Sur le front de l’emploi public, la stratégie du containment a été couronnée de succès. L’effectif total (y compris les militaires) qui était de l’ordre de 100000 en 1980 ne dépassait pas 115000 en 1996, soit, compte tenu d’une croissance démographique de 3 % l’an, un recul de 30 % en termes relatifs. La décision d’appliquer un gel brut [4] des embauches en 1989 a même conduit à une diminution absolue de près de 13 % en l’espace de six ans. Au-delà des chiffres, c’est le principe même du « moins d’État », sur lequel se fondent les coupes sévères, qui mérite d’être questionné. Nous tenterons de montrer que la contraction brutale et continue de la masse salariale, obtenue par un ajustement à la baisse à la fois de l’emploi et des rémunérations, a provoqué des effets dévastateurs sur la capacité administrative de l’État. Cependant, le diagnostic est d’autant plus difficile à étayer que les informations précises et fiables font défaut. Ce travers, loin d’être propre à Madagascar, est généralisé. Mais, à la différence de ceux qui s’étonnent qu’on ait consacré aussi peu d’efforts pour réunir des données sur l’emploi et les salaires dans la fonction publique alors qu’ils sont au centre des politiques mises en œuvre [Schiavo-Campo et alii, 1997 ; Haque et Aziz, 1998], il nous semble que ces lacunes en termes d’information statistique sont justement un effet pervers des réformes et constituent une des conséquences de la dégradation des performances de l’administration.

Deux générations de réforme de la fonction publique

La « première génération » des réformes en Afrique s’inscrivait dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. L’objectif affiché était de maximiser la productivité des dépenses de l’État. Mais concrètement, il s’agissait de résoudre la contrainte des finances publiques en limitant d’une part, les domaines d’intervention de l’État et, d’autre part, le poids de la masse salariale. Les mesures spécifiques clairement envisagées portaient sur :
  • le recentrage du rôle de l’État autour de ses fonctions essentielles [*] ;
  • la diminution de l’effectif du personnel et son redéploiement dans les secteurs prioritaires ;
  • la mise en place d’agences autonomes ou la contractualisation pour la fourniture de certains services publics ;
  • la restructuration des rémunérations pour rendre plus transparents et maîtriser le poids des avantages hors salaires.
La baisse des salaires réels n’était pas explicitement préconisée dans les textes. Toutefois, les gouvernements ont été poussés à appliquer une telle mesure pour faire face à la nécessité de rétablir à court terme l’équilibre budgétaire. Et cela d’autant plus que beaucoup d’analyses insistent sur le fait que les fonctionnaires reçoivent un revenu nettement supérieur au PIB par tête.
Dans les faits, pour le cas malgache, ces options, avec la primauté de l’objectif de stabilisation financière, se sont traduites par des mesures de privatisation, le gel brut des embauches, la mise en place de structures parallèles pour contourner les dysfonctionnements des services administratifs clés (impôt, prévision, suivi des politiques, etc.), une politique salariale restrictive et la réduction du poids de l’ensemble des dépenses de fonctionnement de l’administration.
La « seconde génération » des réformes, mise en œuvre depuis la fin des années quatre-vingt-dix, n’exclut pas la nécessité de poursuivre les ajustements quantitatifs tout en insistant cette fois-ci sur l’objectif d’amélioration de la qualité de la fonction publique et notamment des ressources humaines. Les conflits en termes d’objectifs pouvant surgir entre les deux volets de la réforme – restrictions quantitatives et amélioration de la qualité – sont dorénavant reconnus. Mais la possibilité de trouver un juste équilibre est mise en avant.
Concernant le cas de Madagascar, les mesures préconisées concrètement en 1999 pour la seconde vague des réformes portent globalement sur : l’information et la consultation des usagers ; la responsabilisation des agents de l’État et notamment des cadres ; la refonte du statut des fonctionnaires prévoyant la contractualisation progressive de certains postes pour permettre de lier les rémunérations aux mérites ; la décentralisation ; l’accroissement de l’effectif de 2,5 % par an en les concentrant dans les secteurs prioritaires [**] ; l’augmentation annuelle du salaire minimum à un rythme supérieur à l’inflation ; et la décompression de la grille salariale. Malgré tout, les textes stipulent clairement encore la nécessité de tenir compte des contraintes financières de l’État et donc de l’obligation de contrôle de la masse salariale.
Sources : Lienert et Modi [1997], Primature [1999].

L’effectif de la fonction publique : sur ou sous-administration ?

21 Le sureffectif de la fonction publique est posé comme un postulat dans la plupart des analyses sur les réformes en Afrique [Lindauer, Nunberg, 1994 ; Lienert, Modi, 1997 ; Banque mondiale, 2000], Or, la notion de taille optimale de l’administration est très discutée. Bruton et Hill [1996] relèvent que les liens (positifs ou négatifs) entre la taille et la performance de l’État ne sont pas démontrés et dépendent du contexte du pays. Par ailleurs, la comparaison du nombre de fonctionnaires par habitant montre que le caractère pléthorique de l’effectif de l’administration africaine est loin d’être avéré. Bien au contraire, avec moins d’un fonctionnaire pour cent habitants dans la plupart des pays d’Afrique, contre un ratio environ dix fois supérieur pour les pays de l’OCDE, le continent souffre de sous-administration chronique. Dans l’étude la plus complète réalisée à ce jour sur cette question, à partir de données compilées pour plus de cent pays, Schiavo-Campo et alii [1997] confirmaient ce diagnostic : la taille de l’administration africaine relativement à sa population est la plus faible du monde. Même en rapportant le nombre de fonctionnaires à la population active, la sous-administration africaine reste massive : de 2 % à 3 % à Madagascar contre 24 % pour la France. Il faut remonter en 1886 pour retrouver en France le ratio de deux agents de l’État pour cent personnes actives. Ce ratio atteint déjà 7 % en 1947, avant même la mise en place de l’État providence [de Singly, Thélot, 1988]. Dans ces conditions, il est difficile de s’expliquer l’acharnement persistant à vouloir réduire les effectifs publics africains, qualifiés de pléthoriques, contre l’évidence la plus élémentaire ; sinon à invoquer un tropisme anti-État de la part des promoteurs des réformes. Au dictionnaire des idées reçues, le rightsizing de l’administration est devenu synonyme de downsizing.

Figure 3

Comparaison de la part de l’emploi public relativement à la population totale

Figure 3

Comparaison de la part de l’emploi public relativement à la population totale

Sources : Observatoire des fonctions publiques africaines (OFPA), OCDE/Public Management, Public Sector Pay and Employment (PSPE), nos propres calculs.

22 L’aveuglement des fonctionnaires internationaux ne semble d’ailleurs pas être partagé par la population malgache. En effet, à peine un tiers des habitants de la capitale adhère à l’idée selon laquelle le nombre de fonctionnaires est trop élevé dans le pays. Près de 20 % affirment même qu’ils sont trop peu nombreux. Les chefs d’entreprise, peu susceptibles de mansuétude à l’égard de l’administration, sont encore plus nombreux à se plaindre des sous-effectifs : un opérateur sur trois réclame plus de fonctionnaires. Ces résultats sont d’autant plus significatifs que le credo libéral est largement martelé par les médias et qu’en tant qu’usagers des services publics, ils sont aussi les principales victimes de la mauvaise organisation de l’administration.

23 Outre son impact sur la capacité des services publics, le gel des recrutements n’a pas été sans conséquence en termes de vieillissement de la fonction publique, rendant d’autant plus improbable le sursaut productif tant attendu [5]. Ainsi, Madagascar constitue un cas extrême en Afrique, avec un âge moyen de 44 ans dans l’administration contre 35 ans pour l’ensemble de la population active occupée en 1999. D’après les chiffres de l’OFPA (Observatoire des fonctions publiques africaines), plus de 80 % des fonctionnaires malgaches avaient plus de 40 ans en 1995 (et 40 % plus de 50 ans), alors que les pourcentages équivalents se situent entre 30 % et 50 % dans les autres pays africains (et 5 % à 16 % pour les plus de 50 ans).

Salaire, compression de la grille indiciaire et pauvreté

24 Moins difficile à mettre en œuvre, la réduction des salaires réels a été l’instrument privilégié de réduction des dépenses. Les fonctionnaires n’ont cessé de subir une dégradation du niveau de leur salaire réel durant près de deux décennies. Amorcée à la fin des années soixante-dix, la politique de désindexation des salaires sur les prix a été maintenue jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix. La chute a été vertigineuse. Ainsi, entre 1978 et 1996, le salaire moyen des agents de l’État a baissé de 74 % en termes réels. Malgré une inversion de tendance depuis cette date, les salaires publics restent en 2000 inférieurs de 46 % à leur niveau en 1978.

25 Au-delà du recul sans précédent du pouvoir d’achat moyen des fonctionnaires, la comparaison avec l’évolution sur longue période du salaire minimum en vigueur dans le secteur privé montre que, dans un contexte économique défavorable qui n’a épargné aucune catégorie de salariés, ce sont les agents de l’État qui ont été les plus affectés. En 1981, le salaire public le plus faible (catégorie I, 300) équivalait à 2,3 fois le smic. Il n’était plus que de 20 % supérieur en 1996. Même si une revalorisation des salaires publics a eu lieu depuis cette date, le rapport reste en deçà de son niveau de départ (1,8 en 1999).

26 Plusieurs analyses imputent l’échec des réformes à une politique de contraction salariale différenciée au détriment des catégories les plus qualifiées [6] [Lienert, Modi, 1997 ; Banque mondiale, 2000 b]. Pour le cas malgache, les catégories élevées ont effectivement été les plus touchées par la politique salariale restrictive puisqu’elle s’est faite plus particulièrement en leur défaveur entre 1993 et 1997 [7]. Les estimations économétriques à partir des données de l’enquête emploi montrent que le niveau des rémunérations (y compris les avantages hors salaires) des cadres du public, entre 1995 et 1997, est de 20 % inférieur à celui de leurs homologues du secteur privé, toutes choses égales par ailleurs. Par la suite, malgré un spectaculaire mouvement d’élargissement de l’éventail des salaires, les cadres de l’administration continuent d’enregistrer une prime négative. En effet, dans un contexte de pénurie d’offre de main-d’œuvre qualifiée, la reprise économique a conduit les entreprises privées à augmenter fortement les salaires de leurs cadres.

Figure 4

Évolution des salaires publics en termes réels 1980-2000

Figure 4

Évolution des salaires publics en termes réels 1980-2000

Sources : ministère de la Fonction publique, du Travail et des Lois sociales, nos propres calculs.

27 Chez les non-cadres, il apparaît que les fonctionnaires sont effectivement mieux payés que leurs homologues du secteur privé. Ceteris paribus, ils perçoivent en moyenne une prime positive de l’ordre de 30 %, qui se maintient sur l’ensemble de la période 1995-2000. Cette prime est croissante à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des emplois. S’il semble bien exister un désalignement par rapport aux prix du marché en faveur des fonctionnaires peu qualifiés, les autorités malgaches sont confrontées à un dilemme : la contraction des salaires de la grande masse des fonctionnaires est incompatible avec l’objectif affiché de lutte contre la pauvreté. En effet, en 1995, 78 % des ménages dont le chef était employé dans l’administration à un poste de non-cadre supérieur, soit près de 90 % des fonctionnaires, vivaient en dessous du seuil de pauvreté [8] (contre 82 % pour l’ensemble des habitants de la capitale). Malgré les fortes réévaluations depuis cette date, ils étaient encore 57 % en 2000. La politique salariale expansive a donc eu un impact très significatif sur la réduction de la pauvreté à Madagascar, à la fois directement pour tous ceux qui exercent dans le secteur formel, mais aussi indirectement à travers l’accroissement de la demande globale [Razafindrakoto, Roubaud, 1999 ; Cogneau, 1999].

28 Ici aussi, le point de vue de la population corrobore l’idée que les fonctionnaires ne sont pas surpayés. En effet, 52 % des Tananariviens considèrent que les fonctionnaires ne sont pas assez payés, non seulement dans l’absolu, mais aussi relativement à leurs homologues du privé. Les industriels sont encore plus catégoriques. Ils sont moins d’un quart à juger que les salaires publics sont trop élevés, contre 56 % qui pensent le contraire.

Rémunération et performance de l’administration

29 La forte détérioration du pouvoir d’achat des fonctionnaires constitue en soi un résultat négatif, compte tenu de ses répercussions sur le niveau de vie des ménages. Mais, de plus, elle a forcément eu des effets nuisibles sur la motivation des salariés et, partant, sur la performance des services publics. à ce sujet, l’impact éventuel de la baisse des rémunérations sur le niveau de la corruption fait l’objet de discussions [Van Rijckeghem, Weder, 1997 ; La Porta et alii, 1999 ; Swamy et alii, 2001]. Mais en général, l’absence d’informations empiriques limite la portée de ces analyses. Au mieux, on dispose d’indices de perception de la corruption, par nature subjectifs et peu fiables. Dans le cas malgache, les données disponibles permettent d’estimer précisément l’incidence de la petite corruption. On peut ainsi connaître la proportion de la population qui a déclaré avoir été victime de la corruption au cours de l’année précédant l’enquête en 1995, 1998 et 2000. En 1995, l’incidence de la corruption était massive : elle dépassait 40 %. Trois ans plus tard, elle avait régressé à 29 % et n’atteignait plus que 11 % en 2000 [Razafindrakoto, Roubaud, 2001 b]. Bien qu’il soit impossible de tester formellement l’impact de la hausse des salaires publics sur le taux de corruption, d’autres facteurs pouvant jouer simultanément (comme la baisse de l’inflation qui réduit l’incertitude), il ne fait aucun doute que l’amélioration du pouvoir d’achat des fonctionnaires a été un facteur déterminant du recul exceptionnel de la corruption (figure 5). Parallèlement, le nombre de fonctionnaires pluriactifs (moonlighting) a lui aussi baissé de plus de 5 points. Si une politique salariale généreuse ne saurait tenir lieu de panacée à la restauration-création d’une administration publique efficace et intègre, ces résultats mettent clairement en évidence le caractère suicidaire d’une contraction massive de la rémunération des fonctionnaires, telle qu’elle a pu être menée à Madagascar, comme dans de nombreux autres pays africains, pendant près de deux décennies.

Figure 5

Salaires publics et performance de l’administration

Figure 5

Salaires publics et performance de l’administration

Sources : Enquête emploi 1995-2000, Madio, nos propres calculs.

Un consensus massif pour un système d’incitation-sanction

30 La remise en question de la légitimité de l’État et la dévalorisation induite de la fonction publique suite à la « première génération » des réformes ont conduit à un phénomène de démission des fonctionnaires devant leurs missions et leurs responsabilités. La réévaluation des salaires est une étape incontournable de la réhabilitation des services publics. Mais ces augmentations ne devraient être octroyées qu’en contrepartie d’une amélioration de la productivité et des services rendus. Il est étonnant que des mesures plus ambitieuses instaurant un système d’incitation-sanction ne soient pas plus explicitement envisagées dans les réformes en cours. Et cela d’autant plus qu’une telle option fait l’objet d’un consensus populaire massif. 95 % de Tananariviens sont favorables à la mise en place d’un système de rémunérations liées au mérite et à la performance. 90 % demandent que les fonctionnaires défaillants soient sanctionnés, sans exclure la possibilité de licenciement, en cas de faute grave. Toujours à l’encontre de ces fonctionnaires qui ne remplissent pas correctement leur mission, 88 % suggèrent qu’ils soient remplacés par des jeunes diplômés, recrutés pour l’occasion. Comme on pouvait s’y attendre, les chefs d’entreprise se prononcent également de façon unanime en faveur de ces mesures.

Figure 6

Des mesures pour une meilleure efficacité de l’administration (en pourcentages)

Figure 6

Des mesures pour une meilleure efficacité de l’administration (en pourcentages)

Sources : Enquête emploi 1998, Madio, nos propres calculs. Les estimations des deux dernières colonnes sont fragiles car elles reposent sur un faible nombre d’observations (60 et 40 respectivement).

31 La sociologie primaire, qui tient lieu de pensum aux stratèges de la réforme de l’État dans la plupart des pays du monde où elle est proposée, a tendance à opposer les administrés, victimes parées de toutes les vertus, à des fonctionnaires archaïques, censés représenter le principal frein à la modernisation de l’administration. Outre le fait que les fonctionnaires ont souvent joué un rôle moteur dans la mise en œuvre des changements aussi bien économiques que politiques (dans le processus de démocratisation par exemple), cette bipolarisation réductrice semble être largement erronée. Les fonctionnaires sont presque aussi unanimes que leurs concitoyens pour plébisciter les mesures envisagées précédemment. C’est tout juste s’ils se montrent un peu plus réticents à certaines d’entre elles, à savoir celles dont la connotation est la plus répressive. « Seulement » 84 % revendiquent l’application de sanctions sévères allant jusqu’à la mise à pied pour les fonctionnaires indélicats, et 82 % le recrutement de jeunes à leur place, contre respectivement 90 % et 88 % en moyenne. Même en essayant de repérer parmi les fonctionnaires des groupes susceptibles de se montrer les plus rétifs, comme ceux qui pourraient être les premiers à en faire les frais (les moins qualifiés, les plus âgés) ou encore les syndiqués, il est impossible d’identifier de véritables poches de résistance aux principes de la réforme.

32 L’application de ces mesures serait sans nul doute une véritable révolution par rapport à la pratique actuelle, où l’impunité règne en maître. Elles sont d’ailleurs identifiées comme les facteurs clés de la performance de l’administration dans diverses études [Rauch, Evans, 2000]. L’adhésion massive de la population, y compris des fonctionnaires eux-mêmes, à ces principes qui sont par ailleurs au cœur des orientations officielles de la réforme, conduit à s’interroger en conclusion sur les raisons pour lesquelles ils ne sont pas effectivement mis en œuvre.

33 Les réformes de la fonction publique de la « première génération » ont porté exclusivement sur des mesures d’ajustement budgétaire et de restrictions des dépenses, allant dans certains cas jusqu’à une remise en cause systématique du rôle et des fonctions de l’État. Cette approche a produit des effets désastreux sur la capacité administrative de l’État. La qualité et la performance d’une institution publique dépendent de sa tradition et sa réputation, de ses ressources matérielles, de la clarté de son mandat, de son organisation et de sa liberté en matière de réorganisation, des systèmes d’incitation, et de la qualité de ses ressources humaines [Tanzi, 2000]. Notre analyse montre qu’aucune de ces conditions n’a été prise en compte dans le passé. Bien au contraire, les politiques appliquées allaient exactement à l’encontre de ces principes de base. Elles ont conduit à un affaiblissement de l’État alors que ce dernier devait gérer des transformations profondes de l’économie. En fait, l’importance des problèmes institutionnels dans les pays d’Afrique a été sous-estimée. Les réformes de la « première génération » supposaient que l’efficacité de l’État reposait essentiellement sur le choix d’une politique économique adéquate, sans qu’on ait besoin spécifiquement d’améliorer la performance de ce dernier en tant qu’institution chargée de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques. Les analyses s’accordent aujourd’hui pour placer le développement institutionnel et le renforcement des capacités au centre de la réforme. Toutefois, dans ce domaine, les mesures préconisées se révèlent difficiles à mettre en œuvre. Des incertitudes subsistent sur la manière dont elles doivent être menées. Sur ce point, l’économie politique de la réforme reste à concevoir.

34 L’échec de la réforme met à jour un véritable paradoxe. Non seulement elle est préconisée « d’en haut » (gouvernants, bailleurs de fonds), mais elle est aussi réclamée par l’ensemble de la population. De plus, responsables comme administrés convergent sur les mesures à prendre. On se trouve donc a priori dans un cas particulièrement favorable où un large consensus se dégage pour mettre en place la réforme. Cette configuration mérite d’être soulignée, car nombre de mesures de politiques économiques adoptées dans le cadre des programmes d’ajustement s tructurel sont loin de bénéficier de la même unanimité [9].

35 Dans ce jeu à quatre acteurs – les bailleurs de fonds, les autorités politiques, les fonctionnaires et les citoyens -, ce sont à notre avis les deux premiers qui portent la plus lourde responsabilité de l’échec. La question de « l’appropriation » (ownership), dont dépendent la mise en œuvre effective des mesures et leurs chances de succès, est au cœur du problème. L’attitude ambiguë des bailleurs qui continuent de ne pas croire à la primauté du rôle de l’État, tout en lui demandant de réaliser des transformations majeures au niveau du pays, est particulièrement néfaste. Les inconvénients d’une faible implication des décideurs nationaux dans l’élaboration des politiques sont aujourd’hui de plus en plus reconnus par les institutions internationales [Nunberg, 1997 ; Banque mondiale, 2000 b]. Toutefois, sur le terrain, l’approche technocratique des bailleurs de fonds, dictant plus ou moins ouvertement le modèle à suivre et reposant sur la théorie du best practice, reste prédominante. Elle se fait au détriment d’un pragmatisme tenant compte des réalités du terrain et permettant aux gouvernements de s’exprimer sur leurs objectifs notamment de long terme. Comme le soulignait E. Berg [2000], l’aide extérieure est ainsi elle-même à l’origine de l’échec des réformes, puisque les mesures sont imposées, le plus souvent de façon non coordonnée par les différents organismes.

36 Dans ces conditions, les autorités nationales se considèrent libérées de la responsabilité de réussir des réformes [Knack, 2000]. Sur ce marché de dupes, elles font semblant d’en accepter le principe pour éviter les conséquences néfastes d’une rupture avec la communauté financière internationale, sans pour autant se donner les moyens de la mener à bien. Cette attitude dilatoire cache en fait une absence de volonté politique de faire aboutir la réforme. Les élites au pouvoir auraient trop à perdre dans l’instauration d’une administration efficace, intègre et indépendante. Elle ne pourrait plus alors servir d’alibi à ses propres pratiques clientélistes et de corruption à grande échelle. On est donc ramené à la nature néopatrimoniale de l’État en Afrique. S’il y a peu à attendre des classes dirigeantes, peu susceptibles d’abandonner de plein gré les privilèges dont elles jouissent et si, à court terme, la « société civile » est encore trop faible pour faire contrepoids, les bailleurs de fonds pourraient en revanche jouer un rôle catalyseur en favorisant la transparence et la circulation de l’information sur la gouvernance publique ; par exemple, en promouvant les enquêtes auprès des usagers et, plus généralement, en poussant à la mise en place d’un véritable système de suivi de la qualité des services publics. Le processus de démocratisation en cours sur le continent offre une opportunité inespérée pour transformer les effets d’une telle stratégie. Mais cela suppose qu’ils soient capables de faire leur aggiornamento sur leurs erreurs passées.

Notes

  • [*]
    Économistes IRD, Cipre/Dial.
  • [1]
    Projet Madio (Madagascar-Dial-Instat-Orstom) : projet d’appui à la collecte de données statistiques et à la réflexion macroéconomique
  • [2]
    Pour définir un véritable taux de corruption, il faudrait rapporter le nombre d’actes entachés de corruption au nombre total d’opérations exécutées. La prédominance de l’administration locale dans la distribution des institutions touchées par la corruption peut tout simplement refléter le fait que les services de proximité qu’elle délivre sont beaucoup plus souvent sollicités par la population que d’autres services d’administration centrale.
  • [3]
    Ces chiffres, tirés de la base de données de la Banque mondiale [WDI, 2000], sont peut-être surestimés. D’après les données du FMI, depuis le milieu des années quatre-vingt, le pourcentage serait de l’ordre de 2 % (et même 1,1 % en 1996).
  • [4]
    Théoriquement, le gel brut suppose l’arrêt des embauches sans même prévoir le remplacement des départs à la retraite. Dans la pratique, quelques nouveaux fonctionnaires ont été recrutés mais en nombre très limité.
  • [5]
    Ce gel des recrutements a eu un impact très négatif sur l’insertion des jeunes, et plus particulièrement des diplômés [Antoine et alii, 2001].
  • [6]
    La baisse des salaires réels et la compression de la grille sont des faits stylisés observés dans la plupart des pays africains qui ont entrepris des réformes.
  • [7]
    Pour la catégorie X, la plus élevée, les salaires réels ont chuté de 76,4 % de 1981 à 1996.
  • [8]
    Le seuil retenu équivaut à la norme de consommation alimentaire de 2 300 calories par tête et par jour.
  • [9]
    Par exemple, la stratégie de désengagement de l’État à travers la privatisation des entreprises publiques est beaucoup plus controversée [Razafindrakoto, Roubaud, 2001 a]. Des pans entiers de la société, dont certains groupes de pressions particulièrement puissants, la rejettent, notamment au nom de la souveraineté nationale. Par ailleurs, les opinions diffèrent largement quant aux modalités concrètes de sa mise en œuvre.
Français

Résumé

À l’instar de la majorité des pays africains, Madagascar s’est engagée depuis deux décennies dans une succession de réformes de la fonction publique. Cet article se propose d’en dresser le bilan. La thèse centrale de l’étude est que les réformes de la fonction publique ont non seulement été un échec mais qu’elles ont paradoxalement contribué à la dégradation des services publics africains qu’elles étaient censées rendre plus efficaces. Après avoir mis en lumière les principaux dysfonctionnements de l’administration, à l’origine d’une véritable crise de confiance des usagers, à partir d’indicateurs objectifs et subjectifs, les auteurs se penchent sur les facteurs qui ont conduit à une telle situation. Ils mettent l’accent sur l’impact des politiques adoptées, notamment en termes d’emplois et de rémunérations. Pour finir, ils s’interrogent sur l’économie politique de la réforme afin de dégager quelques pistes pour l’avenir.

Mots-clés

  • Afrique
  • administration
  • corruption
  • emploi
  • fonctionnaires
  • Madagascar
  • réforme de l’État
  • salaire

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Mireille Razafindrakoto
François Roubaud [*]
  • [*]
    Économistes IRD, Cipre/Dial.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.020.0043
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