CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous voudrions ici, pour comprendre certains des « fonctionnements réels » des administrations africaines (lesquels, si l’on se réfère aux normes officielles, aux discours publics et aux attentes des usagers, sont incontestablement des « dysfonctionnements »), mettre en parallèle deux professions apparemment aux antipodes l’une de l’autre : celle de sage-femme et celle de douanier. Nous procéderons tout d’abord à une comparaison proche des données empiriques [1], pour déboucher ensuite sur une proposition de modèle exploratoire, tentant d’interpréter les comportements des agents publics comme renvoyant à des normes pratiques et non comme un simple écart par rapport aux normes officielles. Deux composantes de ces normes pratiques seront analysées : les cultures professionnelles locales, spécifiques, et la culture bureaucratique privatisée, transversale.

Pourquoi ces deux professions ?

2Tout les oppose à première vue. Le douanier opère dans un registre du contrôle et de la répression, alors que la sage-femme est associée à une délivrance et s’inscrit dans le champ des soins, de la prise en charge [2], voire de la compassion. Du point de vue de l’« usager », l’apparition du premier est plutôt annonciatrice de mauvaise nouvelle, alors que la venue de la seconde signale l’inverse, même si dans les deux cas un fond d’angoisse est toujours présent : mais ces deux angoisses ne sont pas de même nature.

3Les deux cultures professionnelles sont pour le moins différentes et relèvent de cursus de formation complètement divergents. La fonction de douanier est centrée sur la répression des fraudes, elle renvoie à une culture juridique, mais aussi à un apprentissage de techniques policières, à la maîtrise de réglementations complexes, à des procédures de surveillance, de guet, de soupçon. La fonction de sage-femme est de type paramédical, focalisée sur l’assistance à l’accouchement : sa préparation (consultations prénatales) et la détection éventuelle de risques, sa facilitation, son monitorage, certaines manœuvres en cas de problèmes mineurs, l’appel à des spécialistes en cas de problèmes graves et les premiers soins au nouveau-né et à l’accouchée…

4Et pourtant, ces deux métiers, fort éloignés l’un de l’autre, sont tous deux en Afrique l’objet d’une réputation exécrable. Les discours quotidiens spontanés comme les entretiens d’enquête convergent : les sages-femmes sont très largement décriées, on leur reproche d’insulter les parturientes, de les mépriser, de les racketter ; quant aux douaniers, on les considère comme appartenant à une profession maudite, porteuse d’enrichissement aussi rapide qu’illicite, toujours prête à réprimer ou à extorquer.

5D’une certaine façon, ces deux professions entretiennent, semble-t-il, avec leurs « usagers » respectifs (et selon le point de vue de ceux-ci), des relations similaires : le douanier comme la sage-femme s’enrichissent à leurs dépens, ils les traitent avec morgue, ils peuvent tout se permettre car l’impunité leur est garantie, ils s’en prennent aux démunis et s’arrangent avec les riches et les puissants, et malheur à qui ne connaît ni douanier (pour qui fait du commerce) ni sage-femme (pour qui accouche), car seule la connaissance personnelle peut permettre de se tirer d’affaire avec eux… Cette vision fort pessimiste et désabusée est largement partagée, selon nos enquêtes.

6Pourquoi donc ces deux « extrêmes professionnels » sont-ils ainsi rapprochés dans l’opprobre public ?

Des formes de « violence » et de « racket » ayant un air de famille

Les sages-femmes

7Toutes nos enquêtes le montrent : les maternités sont, plus encore que les dispensaires et les hôpitaux, perçues comme des lieux de corruption, au sens large du terme [3]. Et on retrouve, autour de l’accouchement, l’ensemble des dysfonctionnements relevés quotidiennement dans les centres de santé, mais quasiment « en pire ». En fait, le parcours de la parturiente est aussi un parcours d’obstacles, oii l’on peut identifier diverses séquences distinctes, qui sont chacune, de façon plus ou moins aiguë, des lieux de « frictions » entre d’un côté, les personnels de santé (sages-femmes, mais aussi matrones, aides-soignantes, infirmières, filles de salle, gardien) et, de l’autre, les usagers (parturientes, mais aussi accompagnantes et maris) : l’arrivée, l’attente avant l’entrée en salle de travail, la salle de travail, les suites de couches, la sortie. Nous prendrons comme exemple privilégié ici une séquence particulière, la salle de travail, et un lieu de friction spécifique dans cette séquence, ayant pour pivot le problème suivant : comment accélérer le travail ?

8Face à une femme anonyme en travail (en particulier s’il s’agit d’une primipare), suspecte de ne pas « pousser » assez, les sages-femmes adoptent le plus souvent une série de comportements stéréotypés qui sont éloignés tant d’une attitude compatissante que des normes techniques officielles apprises à l’école professionnelle. Elles allient la violence verbale (insultes du type « tu ne faisais pas tant de manières quand tu t’es fait faire cet enfant » ; ou menaces du type « si tu ne pousses pas assez, on va te déchirer » ; « si tu ne pousses pas assez, on va t’envoyer il la maternité centrale [4] »), et parfois même la violence physique (pour comprimer énergiquement le ventre [5]), à la proposition quasi systématique (tournant parfois à l’injonction) d’administrer « un sérum », c’est-à-dire en fait une injection par perfusion d’ocytociques (en général Syntocinon dit « synto »), pour augmenter le rythme et la force des contractions, injection qu’il faut payer à la sage-femme. Autrement dit, les sages-femmes ont comme pratique courante de vendre, à titre personnel, une injection de synto, bien au-delà des indications normales de ce produit [6]. Ces flacons, les sages-femmes se les procurent en les achetant elles-mêmes, pour les revendre aux « clientes ».

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« Après l’accouchement de leur "passe" [protégée], la sage-femme, la fille de salle et l’infirmière se sont endormies. Après 1 heure du matin, nous [les stagiaires] avons au total quatre femmes en travail […]. À 5 heures 30, accouchement de Mme A. d’un enfant de sexe féminin, né vivant, à terme. Cinq minutes après, nous observons une vente, par la sage-femme, de synto à une femme en travail. En fait, c’est le reste du synto acheté par une autre patiente. Après avoir reçu l’argent du produit, elle place la perfusion à la femme. Il est à remarquer que la sage-femme s’est réveillée uniquement parce qu’elle voulait vendre son synto »
(extrait du carnet de note d’une élève sage-femme, stagiaire, pendant la nuit du 2 au 3 mai, dans une maternité de Niamey [7])

10Parfois, le même flacon, dilué, est revendu en plusieurs « doses ». Parfois, la sage-femme « place » son produit avec la complicité des filles de salle, plus proches des parturientes. Parfois, les « recettes » ainsi obtenues sont « mutualisées » au niveau de l’équipe de garde (qui, dans une maternité, est l’unité pertinente).

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« Le manœuvre dit qu’à chaque sortie de garde (8 heures ou 20 heures), le personnel de garde [sage-femme, fille de salle et infirmière] se partage l’argent qu’il a gagné, à la devanture de la maternité, au vu et au su de tout le monde ».
(rapport d’enquête de A. Tidjani Alou, maternité de B., Niamey)

12Mais dans tous les cas, l’objectif est clairement économique : c’est le meilleur moyen d’arrondir le salaire, par exemple de le doubler [8]. L’« argument de vente », si l’on peut dire, joue sur la vulnérabilité des femmes en couches et leur ignorance des normes médicales : on accepte de payer parce que c’est une prescription de la sage-femme, on accepte aussi de payer pour accélérer le travail, pour soulager l’angoisse, pour souffrir moins longtemps, pour éloigner la menace de l’épisiotomie, et surtout de l’évacuation ou de la césarienne… Ou parce que refuser de payer, c’est accroître les risques.

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« Il y a une sœur du gardien qui est venue accoucher à la maternité. L’équipe de garde leur a demandé de donner 5000 francs CFA pour qu’on place un sérum de synto pour accélérer le travail, mais elle a refusé de donner les 5000 francs CFA. Après l’avoir insultée, elles lui ont donné une ordonnance, afin qu’on aille à la pharmacie l’acheter. Ce jour-là, cette femme a accouché dans la douleur car elles ne se sont pas occupées d’elle, parce qu’elle a refusé d’acheter leur produit simplement ».
(rapport d’enquête de A. Tidjani Alou, maternité de B., Niamey)

Les douaniers

14Plus encore au niveau de la douane, on a affaire à un parcours du combattant où, de séquence en séquence, les occasions de friction, c’est-à-dire de ponction, se multiplient. On prendra ici aussi un exemple parmi bien d’autres : les contrôles effectués sur les routes, hors des postes de douane, par la brigade mobile (dite « la brigade »). La brigade a pour mission non seulement de vérifier que les véhicules qu’elle intercepte ont des papiers de dédouanement en règle (établis aux postes réguliers), et donc ne contiennent pas de marchandises de contrebande, non déclarées, mais aussi de vérifier que ces dédouanements sont « normaux », autrement dit qu’il n’y a pas eu sous-évaluation de complaisance par les douaniers postés à l’entrée sur le territoire. Cette brigade a toute latitude pour réévaluer le montant des droits à payer et établir des redressements ou infliger des amendes.

15Il y a normalement des « indications » (sondages aléatoires, motifs de soupçons ou action sur renseignements) qui devraient borner les interventions de la brigade. Mais en fait, celle-ci agit bien au-delà de ces indications et utilise son pouvoir quasi discrétionnaire pour prélever un péage presque systématique sur tous les transporteurs qui passent à sa portée. Il suffit de menacer d’opérer un contrôle : celui-ci implique en effet un déchargement intégral pour fouille du véhicule et une perte considérable de temps et d’énergie, même pour un camionneur « en règle », lequel n’a de surcroît aucune garantie que ses papiers ne seront pas contestés malgré tout. L’usage est donc de glisser, que l’on soit en règle ou pas, une certaine somme à la brigade. Les « convois » (camions groupés sous l’autorité d’un chef de convoi expert en arrangements avec la douane) ont leurs propres tarifs.

16Les sommes recueillies, considérables [9], sont en général « mutualisées » au niveau de la brigade, avec une redistribution d’une partie du gain vers les supérieurs hiérarchiques.

17Ici aussi, mais d’une autre façon, le « racket » profite de la vulnérabilité de l ’usager, en prenant son temps en otage et en jouant sur sa fatigue.

Brève comparaison

18Bien sûr, il s’agit de deux « formes élémentaires » de corruption profondément différentes. Les « recettes » sont sans commune mesure, entre la sage-femme qui arrondit ses fins de mois et le douanier qui s’enrichit vite et beaucoup. Les logiques prédatrices sont aussi quelque peu différentes : le douanier est plutôt dans une logique de « péage », alors que la sage-femme joue plutôt sur une logique de transaction [10]. Un point commun est certes que chacun met en œuvre un savoir spécialisé complexe, hermétique à l’usager moyen. Ce dernier, du fait de son ignorance, dans un cas du code de la douane, dans l’autre cas des techniques obstétricales, est d’emblée en position de faiblesse. Mais ces deux types de savoirs sont très spécifiques, sans aucun rapport entre eux, et ils renvoient à des univers techniques incommensurables.

19Dans les deux cas, les justifications avancées, celles qui servent de « support » ou de « légitimation » à la ponction, ont un fondement réel : il existe de vraies indications pour le synto ; de même, certaines déclarations en douanes sont sous-évaluées, avec ou sans la complaisance des postes frontières. Mais, dans les deux cas, les pratiques réelles sont étendues démesurément au-delà du seul noyau admissible, pour devenir systématiques.

20À première vue, les victimes de ces pratiques sont seulement les usagers : le transporteur comme la parturiente sont l’objet d’un prélèvement indu, qui passe de leur poche dans celle du douanier ou celle de la sage-femme. Mais il y a aussi un préjudice, certes annexe, subi par le « tiers absent [11] », à savoir le service public, acteur invisible pour les parties, mais qui pourtant perd ainsi une partie éventuelle de ses recettes douanières (pour les cas de fraudes rendues possibles par la complaisance de la brigade) ou de ses recettes de santé (pour les cas d’indications normales de synto dont le produit aurait dû être fourni par les stocks publics, ou en raison des complications éventuelles entraînées par ces pratiques).

21Mais, surtout, ces « formes élémentaires » de corruption font partie, dans le domaine des douanes comme dans celui de la santé, d’un ensemble beaucoup plus général de dysfonctionnements et de pratiques plus ou moins illicites, de fait quasi banalisées. Il n’est aucune séquence de contact entre douaniers et usagers où l’on ne trouve, de façon généralisée, diverses formes d’« arrangements » ou de ponctions, toujours au bénéfice personnel du douanier, mais aussi parfois au bénéfice de l’usager (et alors aux dépens de l’État), que ce soit sous la forme de la création de files d’attente (engendrant donc des « raccourcis » ou des « passe-droits » payants) ou qu’il s’agisse de sous-évaluations « négociées » des marchandises. Ces pratiques illicites vont de la base (petite corruption systémique) au sommet (faveurs accordées pour raisons politiques ou clientélistes, ou grande corruption). Quant au secteur de la santé, il est, lui aussi, largement victime d’une « privatisation » interne : surfacturations indues, ventes illicites de médicaments, consultations privées clandestines, détournements de matériels et de fournitures, utilisation du secteur public pour capter une clientèle privée, tout cela est monnaie courante, dans les maternités comme dans les dispensaires et hôpitaux.

22Dans ces deux domaines aussi, on constate une attitude fréquente, pour ne pas dire dominante, de morgue et de dédain envers les usagers anonymes, que leur vulnérabilité permet, semble-t-il, d’humilier, d’ignorer, de mépriser à loisir. Les témoignages d’usagers sont le plus souvent accablants : « on ne nous regarde même pas », « on nous traite comme des animaux », sont des remarques fréquentes. Inversement, dès lors qu’on « connaît quelqu’un », le comportement change, voire s’inverse. Les relations avec un usager familier, ou simplement « recommandé » (par un ami, un collègue, un parent), redeviennent « humaines », parfois même surpersonnalisées : l’usager est alors pris en charge avec égards, ou empressement. Il est à tous égards infiniment préférable, si l’on a affaire avec la douane ou avec la santé (et c’est vrai aussi des autres services publics), d’avoir en leur sein un « PAC » (expression courante désignant les « parents, amis et connaissances »). Diverses stratégies des acteurs visent d’ailleurs à se constituer ainsi une « relation » dans l’administration concernée. On voit donc des relations « dyadiques » permanentes s’instaurer : la femme enceinte parlera alors de « sa sage-femme », qu’elle consulte, parfois à domicile, et qui se rendra disponible quoi qu’il arrive pour l’accouchement, et le transporteur évoquera quant à lui « son douanier » dont il attendra la présence au poste de douane pour s’y présenter.

23Évidemment, les phénomènes ici évoqués vont bien au-delà des douanes ou des maternités et concernent l’ensemble des administrations et services publics.

Proposition d’un modèle exploratoire

24Nous voudrions rendre compte, par ce modèle, de la présence, dans les deux domaines considérés, à la fois d’éléments relevant de cultures professionnelles très spécifiques et sans commune mesure et d’éléments renvoyant à une sorte de culture bureaucratique commune.

figure im1

25Selon un schéma linéaire encore souvent prévalent (ci-contre), les écarts constatés entre normes et comportements relèvent essentiellement d’une mauvaise « application » des normes, ou d’une insuffisante compréhension de celles-ci (le « message » est brouillé), et il convient alors soit de mieux surveiller l’application des normes (contrôle), soit de mieux en garantir la maîtrise par les acteurs (formation).

figure im2

26Nous préférons utiliser un schéma plus complexe, qui insère, entre les normes officielles et les comportements, un niveau de normes « pratiques ». Les comportements réels ne sont pas simplement des déviances par rapport aux normes officielles, ils relèvent en fait d’autres normes, non dites, que l’on appellera normes pratiques. Autrement dit, les comportements, dont on constate qu’ils ne suivent pas les normes officielles, ne sont pas simplement erratiques, non conformes, aléatoires, ils sont réglés par d’autres normes de fait, qu’il convient de « découvrir ». Cette découverte est d’autant moins simple que ces normes pratiques ne sont pas nécessairement conscientes, explicitement connues en tant que telles, des acteurs eux-mêmes.

27Notre hypothèse, ici, portera sur l’existence de deux composantes de ces normes pratiques, que nous nous proposons d’appeler respectivement « culture professionnelle locale » (CPL) et « culture bureaucratique privatisée » (CBP [12]).

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Les cultures professionnelles locales (CPL)

28Chaque métier a ses compétences techniques et ses normes professionnelles officielles, qu’un système de formation spécifique (cursus professionnel, avec formation initiale, et formation continue) a pour mission d’inculquer. Mais chaque métier est pratiqué de fait, localement, d’une façon quelque peu différente du modèle officiel, tout en incorporant de nombreux éléments de celui-ci, mais mêlés à des habitudes, des routines et des « tours de main » correspondant à un « savoir-faire » spécifique, à des ajustements liés au site, au fonctionnement particulier de la structure, au système local de gestion, à la nature de la hiérarchie en place, aux relations entre collègues, aux contraintes contextuelles, matérielles, financières, etc. C’est cet ensemble composite que nous appellerons « culture professionnelle locale », ou CPL [13].

29La CPL des sages-femmes en Afrique est marquée par un écart considérable entre la formation théorique reçue (souvent de type très scolaire, au pire sens du terme) et les conditions d’exercice « réel » du métier ensuite, dans un contexte de pénurie grave de matériels et de médicaments. Les stages pratiques, en fin de formation, sont souvent un traumatisme. Les stagiaires découvrent le « vrai » métier de sage-femme, loin des schémas aseptisés et intemporels des cours, sans aucun encadrement de leurs enseignants : ce sont elles qui doivent subitement faire l’essentiel du travail, sous la surveillance souvent lointaine de sages-femmes du service, qui les insultent parfois lorsqu’elles les réveillent « pour rien ». Ces stages, et les deux ou trois premières années d’affectation, constituent le lieu essentiel de la socialisation professionnelle, l’espace d’apprentissage de cette CPL. On y découvre comment se débrouiller avec tel ou tel médicament en rupture de stock, à travailler sans doigtiers disponibles, avec un tensiomètre en panne, et l’ambulance qui fait les courses du chef de service. On y apprend les trucs de métier, et aussi les « combines » plus ou moins tolérées. On y fait le tri entre certains gestes indispensables, et d’autres que l’on s’habitue à négliger. On s’y protège peu à peu contre la souffrance et la mort, on s’y défend de mieux en mieux contre les exigences excessives des parturientes et de leurs accompagnants, on s’habitue au dénuement et aux injustices, on en revient de ses illusions initiales, on commence à arrondir les fins de mois.

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« Le problème que nous rencontrons ici en stage est l’impossibilité d’appliquer la théorie. Dès que les stagiaires commencent à pratiquer la théorie, les titulaires disent que ce n’est pas ça et cela les met beaucoup dans l’embarras ».
(F. C. M., élève sage-femme stagiaire, ENSP, Niamey)

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« Il y a une très grande différence entre ce qu’on nous apprend à l’école et ce qu’on voit sur le terrain. Par exemple, à l’école, on nous dit que pour procéder à l’expulsion d’un placenta, il faut attendre 30 à 45 minutes après l’accouchement, le temps que ça se décolle, ensuite on procède à l’expulsion complète. Mais là, on voit des sages-femmes qui attendent juste le temps de faire la toilette du bébé, environ 10 à 15 minutes, pour procéder à la délivrance, elles l’expulsent de force et les patientes font des hémorragies ».
(Mme I. A., élève sagefemme stagiaire, ENSP, Niamey)

32Cet apprentissage « sur le terrain », avec un mélange d’initiation et de désenchantement, les douaniers le font aussi au sortir de l’école des douanes, bien sûr dans des conditions totalement différentes et pour aboutir à une CPL complètement autre, marquée par une culture de « corps en tenue ». Ici, le tri s’opère au sein d’une réglementation complexe et changeante, entre ce qui est utile et ce qui est inutile, ce que l’on doit absolument respecter et ce avec quoi on peut prendre des distances ou que l’on peut négocier. Peu à peu, on apprend les non-dits et les codes informels, les filières et les raccourcis, on commence à avoir ses « indics » et à savoir les manipuler, on noue des relations privilégiées avec tel transitaire ou tel commerçant, on acquiert un savoir-faire dans les rapports avec ses chefs ou avec ses subordonnés, on devine quels sont les « ascenseurs » qu’il faut renvoyer, les services qu’il faut savoir rendre, les bénéfices auxquels on peut prétendre et ce qu’il faut redistribuer à la hiérarchie, on apprend à ruser et à transiger.

33La CPL des douaniers et la CPL des sages-femmes sont évidemment totalement irréductibles l’une à l’autre. Chacune combine trois ensembles d’éléments au moins : a) des « traces » directes des normes et compétences officielles respectives ; b) des traces plus indirectes, en ce qu’elles ont été « adaptées » et « trafiquées », on pourrait dire « détournées [14] » ; c) un ensemble de comportements appris sur le tas, autrement dit de normes informelles produites localement, à la fois d’ordre « technique », d’ordre « relationnel » et d’ordre « économique », y inclus la corruption (on pourrait ici parler de coping stratégies, de « débrouilles »).

34Une CPL quelconque inclut d’ailleurs souvent divers corps ou statuts, formels ou informels : la CPL d’une maternité associe, autour des sages-femmes, les aides soignantes, les filles de salle, parfois des matrones ou des secouristes, chacun de ces « corps » pouvant de fait pratiquer les mêmes actes thérapeutiques, nouer des relations similaires avec les usagers et développer les mêmes « combines ». De même, un bureau de douane, c’est aussi des transitaires officiels ou clandestins et des rabatteurs ou indicateurs (cf. karen duwan, « chien de douane », en langue hausa).

35Le plus souvent, l’espace privilégié de constitution, d’exercice et de reproduction de la CPL est le service ou l’équipe (une maternité ou une équipe de garde ; un bureau de douane ou une brigade), avec, dans le système actuel de turn-over frénétique des administrations africaines, où les chefs de service restent rarement plus d’un an et où la valse des affectations ne s’arrête guère, une « permanence » de cette CPL (c’est-à-dire une mémoire des habitudes, routines et combines locales) qui est assurée paradoxalement par les petits personnels auxiliaires, souvent « bénévoles », et, eux, stables, car non « affectables » ailleurs.

36On en arrive ici à des traits structuraux des services publics, qui renvoient quant à eux à une culture bureaucratique transversale aux différentes professions.

La culture bureaucratique privatisée (CBP)

37Quels que soient les services publics ou les administrations concernées, un certain nombre de comportements récurrents se manifestent, dans la façon de travailler des fonctionnaires et leurs rapports avec les usagers [15]. On les regroupera sous les traits suivants :

38Le « privilégisme » : toute fonction bureaucratique implique un ensemble de privilèges, visibles et invisibles, qui sont au cœur de l’identité professionnelle. Les « avantages de fonction » (dont beaucoup sont informels, relevant de l’usage et non du droit, des situations acquises et non des conventions collectives) sont étendus autant que possible (et le plus souvent au détriment des « clients ») : usage privé et systématiquement abusif du téléphone, de la climatisation, des véhicules de service (pour la santé : l’ambulance), du matériel de bureau (ou médical), des fournitures… Le « marquage » symbolique de la distinction entre le fonctionnaire et le vulgaire usager, qui est, lui, exclu de ces avantages, doit par ailleurs être affirmé, et la supériorité du premier sur le second sans cesse réaffirmée, par les mots comme par les gestes. L’espace professionnel est totalement approprié par les fonctionnaires (pour leur sociabilité personnelle) en excluant ainsi toute conception d’un espace partagé entre les agents publics et les usagers : l’usager est donc un gêneur.

39La « privatisation interne » : tout acte professionnel faisant normalement partie du cahier des charges d’un fonctionnaire n’est effectué avec zèle et célérité (et parfois même n’est effectué tout court) que si le fonctionnaire reçoit une rémunération privée de l’usager concerné (chacun sait qu’on n’obtiendra une pièce d’état civil, un passeport ou un permis de conduire qu’en mettant la main à la poche). Un poste quelconque est donc évalué moins en fonction de son profil officiel, ou du salaire officiel qu’il procure, qu’en fonction des opportunités d’appointements « supplémentaires » (normalement illicites, mais devenus quasi routiniers) qu’il offre (dans la santé comme dans les douanes ou la gendarmerie, on parle de « poste juteux »). Cette sorte de « privatisation interne » (il faut payer le fonctionnaire à l’acte) supporte aussi bien des stratégies de « survie » (par exemple avec les retards de salaires importants connus ici ou là) que des stratégies d’accumulation. L’acte peut être licite (soigner, délivrer un acte de naissance) comme illicite (provoquer un avortement, fermer les yeux sur une fausse déclaration).

40Le clientélisme : les affectations et promotions dans la fonction publique relèvent pour une très grande part du clientélisme, et en particulier du clientélisme partidaire. En fonction des multiples changements d’alliances au sein des majorités et des alternances éventuelles au pouvoir, les postes de tous ordres servent à remercier les militants, cadres et financiers des partis, et leurs obligés pour les services rendus. Il n’y a inversement que peu de promotions qui se fassent selon des critères de compétence et de technicité. Devenir « major » (infirmier-chef) affecté à tel dispensaire ou adjudant affecté à tel bureau est donc plus dû à l’intervention d’un « protecteur » ou à la détention de la carte du bon parti qu’à un choix proprement technico-professionnel. Un effet très important de ce système est l’existence d’une impunité généralisée. Toute sanction pour faute professionnelle est très difficile à appliquer, le sanctionné pouvant toujours mobiliser des « interventions », parfois haut placées, en sa faveur. Une démission rampante de la chaîne hiérarchique face à toute prise de risque ou tentative de réforme en découle. Un autre effet est que tout poste est censé procurer une « rente », dont le bénéficiaire est redevable au parti ou au nominateur, ce qui crée une « dette » devant être payée ultérieurement en faveurs, en complaisances ou parfois en argent…

41L’improductivité : dans tous les services (et la santé, par exemple, n’échappe pas à la règle), la productivité du travail est particulièrement faible. Non seulement les heures de présence officielles ne sont pas respectées (certains personnels soignants ne font assez souvent que cinq heures journalières au lieu de huit, par exemple), mais encore une partie non négligeable de la présence au travail est consacrée à des activités non professionnelles (sociabilité entre collègues ou visites privées) ou même à du repos (sieste). Cette improductivité est à la fois compensée et aggravée par la présence dans beaucoup de services de « bénévoles », personnels permanents mais non statutaires et non rémunérés, qui deviennent nécessaires au fonctionnement des services et reçoivent de menues gratifications « informelles ».

42La déshumanisation et la surpersonnalisation : l’inattention, le dédain et même le mépris envers les usagers anonymes, que nous avons évoqués plus haut à propos des maternités et des douanes, se retrouvent partout, dans l’ensemble des administrations et services publics. Mais, partout aussi, on constate inversement des parenthèses d’attention, d’égards et même de compassion, réservés pour l’essentiel aux personnes recommandées (et, parfois, à de rares anonymes chanceux). Du côté des usagers, on « joue » évidemment, autant qu’il est possible, sur les relations directes ou indirectes : on cherche avant tout à connaître quelqu’un dans le service auquel on doit avoir affaire, non à suivre la procédure normale (ou même à la connaître).

43Ces différentes caractéristiques de la CBP sont donc transversales aux divers domaines administratifs. Certains comportements des personnels de santé, qui choquent quiconque est habitué à ce que la santé constitue un univers autonome régi par des règles spécifiques, se comprennent sans doute mieux si l’on sait qu’il s’agit en fait de comportements largement répandus dans les autres services publics. Il faut, pour que la CBP puisse se reproduire quotidiennement, un environnement propice. En l’occurrence, c’est la crise générale de l’État en Afrique, voire sa déliquescence, qui a permis à la CBP de s’installer ou en tout cas de se développer [16]. Les principales causes de cette crise de l’État sont bien connues : les multiples retards de salaires dans de nombreux pays, divers effets pervers des politiques d’ajustement structurel, la dérégulation des salaires à l’extérieur de la fonction publique, l’absence dramatique de moyens de fonctionnement des administrations, le caractère fictif des budgets, l’irresponsabilité des élites politiques, la corruption électorale généralisée…

Combinaisons des CPL et de la CBP ?

44C’est évidemment par commodité analytique que nous distinguerons ce qui relève d’une CPL et ce qui relève de la CBP. Dans les faits, les deux sont imbriqués, enchevêtrés, voire confondus. Par exemple, on pourrait déchiffrer dans l’absence de compassion et de prise en charge des malades par les personnels de santé cette double influence :

  • d’un côté, une CPL qui a incorporé diverses « défenses » face aux exigences indues des malades ou aux risques d’une prise en charge qui deviendrait vite sans limites ou face à l’impuissance devant les souffrances ou la mort ;
  • de l’autre côté, une CBP qui construit l’usager anonyme comme tout à la fois un gêneur, un inférieur, et une proie.
De même, le rapport très particulier au temps que l’on constate chez les sages-femmes relèverait simultanément :
  • d’un temps « technique » lié à la CPL (rythme des « gardes » nocturnes, temps trompeur du « faux travail », temps plus standardisé expérimentalement de la dilatation, temps normalisé du partogramme, etc.) ;
  • d’un temps « bureaucratique » lié à la CBP (le temps illégitime de l’usager est toujours une perturbation du temps légitime de l’agent).
Mais il y a évidemment d’autres éléments qui entrent en ligne de compte, et la question des « normes pratiques » ne peut se réduire aux deux seules composantes ici identifiées, CPL et CBP. Par exemple, le contexte social immédiat peut intervenir : dans un centre de santé rural, villageois, le poids des relations d’interconnaissance (face to face societies) vient considérablement moduler la composante CBP, dans la mesure où l’infirmier ou la sage-femme ont comme clients des acteurs pour beaucoup connus, non anonymes.

45Par ailleurs, les normes sociales venant de la société englobante interfèrent aussi, tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire. Les préséances statutaires (âge, genre, condition sociale) sont ainsi parfois respectées, parfois ignorées, dans les interactions entre fonctionnaires et usagers.

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47Le modèle proposé ici se veut exploratoire et non explicatif. Il ne s’agit donc pas de présenter un système interprétatif « bouclé », mais de définir des lignes de pente permettant d’avancer dans la compréhension du « fonctionnement réel » des administrations africaines contemporaines, fort éloigné du fonctionnement « officiel » (celui des organigrammes ou de la langue de bois officielle) et encore mal investigué : pourquoi les agents du service public – et plus particulièrement ceux de la santé – agissent-ils comme ils le font ? Nous devons avoir comme postulat que ce sont tous des gens parfaitement « normaux » (autrement dit que nous-mêmes, si nous étions à leur place, agirions de même) et que leurs comportements ne sont pas purement aléatoires, mais suivent un certain nombre de logiques, certes diverses, mais relativement limitées en nombre, et qu’il nous faut identifier. En utilisant ici le terme de « culture », comme quasi-équivalent à « normes pratiques », nous avons voulu insister sur l’exploration de ces logiques, c’est-à-dire de représentations, normes et stratégies relativement partagées. On aura compris que c’est là une utilisation totalement non culturaliste (et donc ni traditionaliste, ni déterministe, ni homogénéisante) du concept de « culture ».

48La compréhension de ces normes pratiques nous semble être un point de passage obligé de toute réforme. C’est en effet le seul moyen de pouvoir un jour répondre à cette question : quelles sont, parmi ces normes pratiques, celles qui sont modifiables, et dans quelles conditions ? Sinon, on continuera à ne s’appuyer que sur les normes officielles, pour tenter par tous les moyens de les inculquer encore et toujours aux acteurs administratifs, à coups de « projets », de stages, séminaires et autres formations. Le problème est que les « projets », stages, séminaires et autres formations sont depuis longtemps « récupérés » et « détournés » par les normes pratiques existantes, à la fois comme ressources supplémentaires à capter et à la fois à l’intérieur d’une compétence généralisée en « double langage » qui est sans doute une importante composante commune aux cultures professionnelles locales et à la culture bureaucratique privatisée, dans l’Afrique contemporaine [17]

Notes

  • [*]
    Directeur de recherche à l’IRD, directeur d’études à l’EHESS.
  • [1]
    Nous nous appuyons ici sur les résultats de deux programmes de recherche, en cours de publication. Le premier, financé par l’Unicef et la Coopération française et coordonné par Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan, est relatif à l’accès aux soins dans cinq capitales ouest-africaines, avec pour responsables nationaux Y. Diallo (Conakry), M. Koné (Abidjan), Y. Touré (Bamako), A. Fall (Dakar) et A. Souley (Niamey). Le second, financé par la Commission européenne et la DDC suisse et coordonné par G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan, porte sur la corruption dans trois pays africains (en particulier dans les douanes, la justice et les marchés publics), avec pour responsables nationaux M. Tidjani Alou (Niger), N. Bako-Arifari (Bénin) et G. Blundo (Sénégal). Sur les méthodes d’enquête et certains premiers résultats, cf. Blundo et Olivier de Sardan [2000], Jaffré [1999]. Je remercie Aboubacar Souley, Hadiza Moussa et Alain Prual pour leurs remarques sur une première version de ce texte.
  • [2]
    Soins et prise en charge correspondent à l’association en anglais de cure et de care.
  • [3]
    Sur ce sens large, cf., à propos du « complexe de la corruption », Olivier de Sardan [1999].
  • [4]
    La référence, qui est une indication thérapeutique décisive pour réduire la mortalité maternelle, est donc utilisée totalement à contre-emploi, comme menace, dans la mesure où accoucher à la maternité centrale signifie payer au moins dix fois plus cher l’accouchement, ce qui peut être une catastrophe économique. De plus, l’« opération » (la césarienne) est redoutée par les femmes (tant par peur d’une stérilité ultérieure que par peur de l’intervention elle-même).
  • [5]
    Dans d’autres séquences de l’accouchement, on constate parfois également des violences physiques, comme lorsque l’on exige d’une femme dont le col n’est pas encore suffisamment dilaté qu’elle marche en long et en large dans la cour de la maternité.
  • [6]
    Cela n’est pas sans conséquence néfaste en matière de santé publique : alors que la prescription d’ocytocique doit être réservée à des indications très particulières, son administration quasi systématique développe les risques de rupture utérine.
  • [7]
    Cité in Souley [2000 :16-17].
  • [8]
    Sur Niamey, par exemple, la dose de synto est vendue par les sages-femmes entre 5 000 et 8 000 francs CFA Si l’on estime que le bénéfice est de 4 000 à 7 000 francs CFA par flacon (dans la mesure où le même flacon peut servir à plusieurs administrations), on a, pour une moyenne de deux accouchements par équipe de garde, pour 15 jours par mois de service, et même en redistribuant jusqu’à la moitié de la somme aux membres de l’équipe (« bénévoles » ou filles de salle), un « revenu » mensuel supplémentaire allant de 60 000 à 100 000 francs CFA, pour un salaire officiel situé entre 50 000 et 90 000 francs CFA Rappelons que les sages-femmes sont en général épouses de fonctionnaires, parfois mêmes de hauts fonctionnaires (cf. l’article pionnier de Jaffré & Prual [1993] sur les sages-femmes au Niger).
  • [9]
    5 000 à 10 000 francs CFA par camion pour environ 20 camions par jour, cela fait une « recette » collective de 100000 à 200000 francs CFA par jour, plus qu’un mois de salaire.
  • [10]
    Nous avons, dans nos études sur la « petite corruption » en Afrique, identifié plusieurs « formes élémentaires » de corruption : la commission, le péage, la privatisation de l’acte, la gratification…
  • [11]
    Cf. Meyer-Bisch [2000].
  • [12]
    Le rôle que joue la « pluralité des normes » en Afrique a déjà été signalé [Berry, 1993 ; Lund, 1998 ; Chauve au, Le Pape, Olivier de Sardan, 2001]. Mais les exemples analysés relèvent le plus souvent de domaines particuliers, comme le foncier, où divers types de légitimités et de recours nettement identifiés et « visibles » s’affrontent. Nous tentons ici d’explorer, en nous intéressant au service public, soumis officiellement à un seul type de normes, d’autres modalités, plus fluides et latentes, de cette « pluralité des normes ».
  • [13]
    On trouvera dans Darré [1997], à propos des pratiques agricoles en France, une approche stimulante de la production de normes par le groupe professionnel local (le même auteur présente les sources théoriques de sa réflexion dans Darré [1999]).
  • [14]
    Ce terme n’est pas ici pris dans le sens d’un prélèvement illicite, mais dans celui d’une réorientation ou d’une transformation. Sur les processus de « détournement » classiques dans les opérations de développement, cf. Olivier de Sardan [1995].
  • [15]
    Nous laisserons de côté deux questions importantes, qui nous emmèneraient trop loin : d’une part, celle de savoir si l’on retrouve une partie de ces comportements dans les entreprises privées ; d’autre part, celle des « exceptions », à savoir les fonctionnaires – et il y en a – qui ont des comportements éloignés du modèle de la culture bureaucratique privatisée, soit parce qu’ils agissent plus près des normes officielles (fonctionnaires zélés, compétents, efficaces, intègres…), soit parce qu’ils s’en éloignent au contraire à l’excès (délinquance).
  • [16]
    L’héritage colonial ainsi que les séquelles de la guerre froide, des partis uniques et des régimes militaires y sont aussi pour beaucoup.
  • [17]
    Dans le contexte du développement, la maîtrise de ce double langage est une ressource importante [Bierschenk, Chauveau, Olivier de Sardan, 2000].
Français

Résumé

Les professions de sage-femme et de douanier, apparemment aux antipodes, sont pourtant unanimement décriées et offrent, selon les représentations populaires, quelques similitudes dans leur mépris envers les « usagers anonymes » (en contraste avec l’attention ou la complaisance envers les usagers recommandés) ou le « racket » auquel elles se livrent à leurs dépens, même si les revenus illicites qu’elles procurent sont très différents. On peut, de cette comparaison, déduire un « modèle exploratoire » qui tente de dégager certaines composantes des « normes pratiques » qui, loin des normes officielles, règlent les comportements des agents de l’État en Afrique: d’un côté, des cultures professionnelles locales, propres à chaque métier, où se mélangent des bribes de savoirs appris en formation et des savoir-faire et attitudes appris sur le tas; de l’autre côté, une culture bureaucratique privatisée, commune à tous, avec son « privilégisme », ses « ventes à l’acte », son improductivité, son clientélisme, sa conjonction de déshumanisation et de surpersonnalisation.

Mots-clés

  • État
  • bureaucratie
  • corruption
  • normes
  • culture professionnelle
  • informel
  • santé
  • douanes

Bibliographie

  • Bierschenk T., Chauveau J.-P., Olivier de Sardan J.-P. (éd.) [1999], Les Courtiers locaux du développement, Paris, Karthala.
  • Berry S. [1993], No Condition is Permanent. The Social Dynamics of Agrarian Change in Sub-Saharian Africa, Madison, University of Wisconsin Press.
  • Blundo G., Olivier de Sardan J.-P. [2000], « La corruption comme terrain : pour une approche socioanthropologique », in G. Blundo (éd.), Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, Genève, Nouveaux Cahiers de l’IUED, 9.
  • Chauveau J-.P, Le Pape M., Olivier de Sardan J.-P. [2001], « La pluralité des normes et leurs dynamiques en Afrique », in Winter (éd.), Inégalités et Politiques publiques en Afrique. Pluralité des normes et jeux d’acteurs, Paris, Karthala.
  • Darré J.-P. [1997], L’Invention des pratiques en agriculture, Paris, Karthala.
  • Darré J.-P. [1999], La Production de connaissance pour l’action. Arguments contre le racisme de l’intelligence, Paris, Maison des Sciences de l’homme.
  • Jaffré Y. [1999], « Les services de santé "pour de vrai". Politiques sanitaires et interactions quotidiennes dans quelques centres de santé (Bamako, Dakar, Niamey) », Bulletin de l’Apad, 17 : 3-17.
  • En ligneJaffré Y., Prual A. [1993], « Le corps des sages-femmes, entre identités professionnelle et sociale », Sciences sociales et Santé, 11 (2).
  • Lund C. [1998], Law, Power and Politics in Niger, Hamburg, Lit Verlag.
  • Meyer-Bisch P. [2000], « La corruption des ordres et des acteurs du politique : la lutte contre le gris », in G. Blundo (éd.), Monnayer les pouvoirs. Espaces, mécanismes et représentations de la corruption, Genève, Nouveaux Cahiers de l’IUED, 9.
  • Olivier de Sardan J.-P. [1995], Anthropologie et Développement. Essai en socioanthropologie du changement social, Paris, Karthala.
  • En ligneOlivier de Sardan J.P. [1999], « A Moral Economy of Corruption in Africa ? », The Journal of Modem African Studies, 37 (1) : 25-52.
  • Souley A. [2000], Santé urbaine à Niamey : indicateurs de l’équité et de la qualité dans l’accès aux soins. Rapport final de l’enquête socioanthropologique, Niamey, IRD, multigr.
Jean-Pierre Olivier de Sardan [*]
  • [*]
    Directeur de recherche à l’IRD, directeur d’études à l’EHESS.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.020.0061
Pour citer cet article
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