CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La relation entre âge et migration a été l’objet de plusieurs recherches en Suisse. La plupart de ces études s’intéressent à la situation des anciens travailleurs immigrés en provenance d’Europe du Sud qui atteignent l’âge de la retraite ou sont confrontés au vieillissement dans le pays où ils résident  [1]. Dans cet article, nous nous penchons sur une population qui a rarement fait l’objet d’attention de la part des chercheurs et des intervenants sociaux, à savoir des personnes âgées originaires d’Afrique et d’Amérique latine et qui résident dans la Confédération helvétique. La politique d’immigration suisse n’avait pas prévu de recruter ces personnes comme salariées sur le marché du travail. Cependant, celles-ci sont venues par d’autres voies, telles que le mariage, le regroupement familial, l’asile, les études et sont restées. Seule une minorité très qualifiée est arrivée pour travailler dans des organisations internationales ou des entreprises multinationales ; à l’autre extrême, certaines personnes ont trouvé du travail dans le domaine du care ou de l’économie domestique mais n’ont jamais obtenu d’autorisation de séjour.

2Dans cet article, nous nous intéressons aux situations de vie et aux dilemmes de ces personnes dans la vieillesse. Tout d’abord, nous décrivons le contexte des migrations africaine et latino-américaine en Suisse. Nous détaillons ensuite notre problématique et la méthodologie de notre recherche. Enfin, nous analysons de manière empirique le matériel récolté sous la forme d’une typologie et discutons nos résultats.

Contexte des migrations latino-américaine et africaine en Suisse

3Les migrations africaine et latino-américaine  [2] vers la Suisse sont relativement récentes lorsqu’on les compare aux immigrations européennes traditionnelles, caractérisées par l’arrivée des travailleurs issus des pays limitrophes (Allemagne, France, Autriche, Italie) avant et après la Seconde Guerre mondiale  [3]. Les mouvements migratoires des Latino-Américains vers la Confédération deviennent plus importants à partir des années 1970 avec l’arrivée des premiers exilés des dictatures du Cône du Sud et s’amplifient avec la mondialisation et les crises économiques connues par divers pays de ce sous-continent dans les années 1990 et 2000  [4]. Quant aux personnes provenant d’Afrique, les dictatures (Zaïre devenu République démocratique du Congo), les guerres civiles en Angola et en Somalie ainsi que les famines en Érythrée et en Éthiopie ont favorisé l’arrivée en Suisse des réfugiés de ces pays entre les années 1975 et 1990. Selon les données de l’Office fédéral de la statistique (ofs, 2013), le nombre d’étrangers au 31 décembre 2013 était estimé à 1 886 630 sur une population totale de 8 136 700 habitants. Les Italiens (301 254), suivis des Allemands (293 156) et des Portugais (253 769), constituent les nationalités les plus représentées. Le nombre d’Européens établis résidant en Suisse est très élevé, comparé à celui des ressortissants d’autres continents. On relève parmi ces derniers, entre autres, la présence de 83 873 Africains et de 42 911 Latino-Américains  [5].

4Les migrations latino-américaine et africaine en Suisse sont dues à une diversité de causes de départ et à des motivations complexes telles que : des projets économiques et familiaux, des projets de promotion professionnelle, mais aussi l’instabilité politique dans le pays d’origine, les guerres ou les situations de violence politique  [6]. Le nombre de Latino-Américains et d’Africains, en Suisse, progresse chaque année dans un contexte d’augmentation générale de la population étrangère résidante (tableau 1).

Tableau 1

Effectif de la population étrangère d’Amérique latine et d’Afrique résidante en Suisse, de 2009 à 2013

Tableau 1
Nationalité 2009 2010 2011 2012 2013 Étrangers 1 714 004 (100 %) 1 766 277 (100 %) 1 815 994 (100 %) 1 869 969 (100 %) 1 937 447 (100 %) Amérique latine 38 795 (2,26 %) 40 394 (2,29 %) 41 528 (2,29 %) 42 223 (2,26 %) 42 911 (2,21 %) Afrique 57 704 (3,37 %) 71 527 (4,05 %) 74 838 (4,12 %) 78 156 (4,18 %) 83 873 (4,33 %)

Effectif de la population étrangère d’Amérique latine et d’Afrique résidante en Suisse, de 2009 à 2013

Source : ofs (Office fédéral de la statistique), Population résidante en Suisse selon la nationalité par pays (2009-2013).

5Les pays d’Amérique latine les plus représentés au niveau de la population résidante en Suisse en 2013 étaient le Brésil (19 243), la Colombie (4 422), le Chili (3 485) et le Pérou (3 036). En Afrique, il s’agit du Maroc (7 534), de l’Érythrée (16 584), de la Tunisie (7 113), de la Somalie (6 425), de la République démocratique du Congo (5 670), du Cameroun (4 380) et de l’Angola (3 945). Ces statistiques montrent qu’une partie significative des immigrés proviennent de pays ayant connu des guerres civiles ou des violences politiques comme la Colombie, l’Érythrée et la Somalie. Cette situation a des conséquences sur le vécu psychologique et socioéconomique de ces immigrés. Soulignons que les effectifs de la population africaine et latino-américaine en Suisse sont supérieurs au nombre mentionné dans le tableau 1 si l’on prend en compte les personnes qui ont acquis la nationalité suisse et les personnes « sans-papiers ». Le tableau 2 fait état du nombre de ressortissants d’Afrique et d’Amérique latine et Caraïbes qui ont demandé la nationalité helvétique en 2011 et 2012. Le nombre annuel de naturalisations est relativement stable. Ainsi, on peut estimer qu’environ 20 000 Africains et 15 000 Latino-Américains ont acquis la nationalité suisse depuis 2003. Quant aux « sans-papiers », leur nombre, notamment des Latino-Américains, est estimé à environ 30 000 personnes  [7].

Tableau 2

Acquisition de la nationalité suisse en 2011-2012

Tableau 2
Nationalité 2011 2012 Amérique latine et Caraïbes 1 613 1 407 Afrique 2 337 2 417

Acquisition de la nationalité suisse en 2011-2012

Source : ofs, Acquisition de la nationalité suisse selon la nationalité antérieure.

Le vieillissement des populations latino-américaines et africaines en Suisse

6La progression de la population migrante latino-américaine et africaine en Suisse s’accompagne, comme ce fut le cas des premiers immigrants européens du Sud en Suisse (Italiens et Espagnols), du phénomène de vieillissement. Ainsi, un nombre croissant d’immigrés africains et latino-américains commencent à entrer dans la tranche de vie qui les situe comme des « personnes âgées ». Nous entendons par personne âgée « toute personne plus âgée que la moyenne des autres personnes de la population dans laquelle elle vit  [8] ». Dans le contexte des pays de l’ocde, « la population âgée est définie comme le nombre d’habitants de 65 ans ou plus d’une région donnée » (ocde, 2010, p. 20)  [9]. Il convient de préciser que la notion de personne âgée ne correspond pas nécessairement à un âge précis qui serait le même partout. Il s’agit, en effet, d’une construction sociale qui peut être interprétée différemment selon les représentations collectives et les valeurs culturelles dominantes dans un contexte déterminé. Dans les sociétés où l’on se marie très jeune, comme dans certaines sociétés d’Afrique et d’Amérique latine, les personnes peuvent être considérées très tôt comme âgées à cause de leur statut de grand-parent. Pour cette raison, dans cette recherche exploratoire, nous nous intéressons aux personnes âgées de 60 ans et plus. Le tableau 3 fournit quelques informations sur la distribution par âges des personnes immigrantes d’origine africaine et latino-américaine en Suisse et âgées de 40 ans et plus.

Tableau 3

Effectif de la population étrangère d’Amérique latine et d’Afrique résidante en Suisse âgée de 40 ans et plus (décembre 2013)

Tableau 3
Nationalités Tranches d’âge 40-64 ans 65-79 ans 80 ans et plus Pays d’Afrique 20 491 999 124 Pays d’Amérique latine et Caraïbes 15 749 691 149

Effectif de la population étrangère d’Amérique latine et d’Afrique résidante en Suisse âgée de 40 ans et plus (décembre 2013)

Source : ofs, Population résidante étrangère par pays et âge au 31 décembre 2013.

7Les données du tableau 3 montrent qu’un grand nombre d’immigrés africains (20 491) et latino-américains (15 749) se trouvent dans la catégorie d’âge 40-64 ans. Par ailleurs, le nombre de ceux qui se retrouvent dans les tranches d’âge de 65 ans et plus est encore modeste. Mais ce nombre devrait augmenter de manière significative dans les années à venir, puisque les actifs proches de l’âge de la retraite sont bien représentés parmi ces populations.

8Certaines des personnes africaines et latino-américaines ont vécu des événements traumatiques liés aux guerres ou à la violence dans leur pays d’origine et mènent une vie précaire dans la société d’accueil. En effet, n’ayant pas travaillé longtemps en Suisse pour diverses raisons (non-équivalence de diplômes, discrimination face à l’emploi, âge, problèmes de santé…), elles n’ont pas assez cotisé pour avoir une retraite qui leur permette d’être autonomes financièrement. Certaines travaillent sans autorisation de séjour et ne bénéficient de presque aucune protection sociale. D’autres éprouvent des difficultés à retourner dans leur pays d’origine parce qu’elles n’y ont plus de famille.

9Les personnes âgées issues de l’immigration africaine et latino-américaine en Suisse font partie des catégories minoritaires peu connues et n’ayant pas encore fait l’objet d’études scientifiques. De là tout l’intérêt d’une recherche exploratoire qui étudie les besoins socio-sanitaires de ces personnes, leurs aspirations et attentes, leurs conditions de vie (qualité de vie, perception de leur santé, relations avec les proches) et leur prise en charge (soins formels et informels).

10Nous abordons notre problématique en combinant deux perspectives : l’étude des parcours de vie et l’étude des migrations. La perspective de parcours de vie nous rend attentifs à cinq principes qui ont été énoncés par Elder et Kirkpatrick Johnson  [10] : le présent des individus n’est compréhensible que situé par rapport à leurs trajectoires de vie antérieures ; il importe également de tenir compte de l’insertion des individus dans des temps historiques et des espaces spécifiques qui influencent leur vie ; mais les individus sont aussi acteurs de leur vie et prennent des décisions en fonction des opportunités, des contraintes et de leurs ressources ; ils s’adaptent aux changements sociétaux et aux transitions en fonction des moments de leur vie où ces événements interviennent ; enfin, les vies individuelles sont liées à celles des autrui significatifs pour eux. Quant à l’étude des migrations, elle nous permet de comprendre les motifs et conditions du déplacement, l’importance du statut juridique de quelqu’un pour la définition de sa place dans la société  [11], ainsi que la nécessité d’étudier les situations individuelles non seulement en lien avec leur société de résidence, mais également en relation avec leur société d’origine  [12].

11À partir de ce cadre théorique, nous nous intéressons aux trajectoires de vie précédentes des immigrés âgés africains et latino-américains, aux contraintes qu’ils affrontent dans cette étape de leur vie, ainsi qu’aux logiques de mobilisation de leurs ressources pour faire face aux situations qu’ils rencontrent.

Méthodologie

12Afin de traiter ces questions, nous avons interviewé 38 personnes (14 immigrés africains et 24 immigrés latino-américains) dans les cantons de Genève et de Vaud. Ces deux cantons sont ceux qui comptent le plus grand nombre de migrants d’Afrique et d’Amérique latine en Suisse romande. L’échantillon inclut des personnes de 55 ans et plus  [13], 24 hommes et 14 femmes ayant accepté de participer à la recherche. La technique d’échantillonnage intentionnel ou de convenance a été utilisée. Elle consiste à choisir les sujets en fonction des objectifs de la recherche. Nous nous sommes appuyés sur des informateurs privilégiés, actifs dans le réseau associatif africain et latino-américain, pour accéder au terrain. Pour le choix des interviewés, nous nous sommes basés sur plusieurs critères tels que la nationalité des répondants, leur sexe, leur âge à l’arrivée en Suisse, leurs motifs d’immigration (guerre, travail, études, regroupement familial, asile) et leur niveau d’instruction. Ces critères devaient permettre d’obtenir un échantillon hétérogène qui varie le vécu et l’histoire personnelle de chaque migrant. L’intérêt de diversifier l’échantillon est aussi de saisir des cas négatifs, c’est-à-dire des personnes ayant vécu des trajectoires et des situations différentes de celles des autres interviewés. Ces répondants peuvent ainsi mettre à l’épreuve le modèle et les hypothèses énoncés  [14]. Si le cas négatif s’intègre dans le modèle, il viendra renforcer l’interprétation de la problématique proposée. Dans le cas contraire, il pousse les chercheurs à l’inclure dans leur modèle et à développer une explication plus complexe de la problématique énoncée au départ.

13Les entretiens compréhensifs que nous avons menés ont été de type biographique, le but était de « recueillir des données subjectives fournies par des sujets interrogés sur les événements de leur existence en tant qu’acteurs et par rapport aux autres acteurs, aussi bien de leur groupe social d’appartenance que par rapport aux acteurs sociaux des autres groupes avec lesquels ils ont été en contact au cours de leur vie  [15] ». Ainsi, les témoignages qui résultent des entretiens constituent un moyen de situer l’individu à la fois par rapport à l’histoire de sa vie et à l’histoire collective. Ils permettent de placer l’acteur en relation avec les événements personnels qui composent sa biographie, singulière et unique, mais également de saisir les éléments communs à sa famille, son milieu socioculturel, sa classe d’appartenance, sa génération, autrement dit l’ensemble des médiations qui le relient à l’histoire d’une ou plusieurs sociétés  [16].

14Les données sur lesquelles s’est construit cet article ont été obtenues en situation d’entretien, c’est-à-dire lors d’une situation d’interaction entre un narrateur et un interviewé. Il s’agit de témoignages relativement courts (entre une et trois heures) ne couvrant que certaines périodes de la vie de la personne. Nos interviews portent sur un segment ou « tranche de vie  [17] » de l’individu. Nous nous sommes intéressés aux trajectoires migratoires et de vie, aux années précédant la retraite et à la période de vie au moment de l’entretien. Nous avons aussi abordé les questions qui se posent et les perspectives par rapport au lieu de vie futur des interviewés.

15Nous avons analysé les entretiens en tenant compte des critères suivants : les trajectoires socioprofessionnelles au pays d’origine et en Suisse, les trajectoires migratoires et les formes de légitimité juridique en Suisse, la situation actuelle sur le plan des ressources socioéconomiques, sociales, de santé ; les modes d’intégration en Suisse et les liens transnationaux avec le pays d’origine ; les contraintes perçues et les logiques de mobilisation de ressources. Sur la base de ces critères, nous avons construit une typologie des situations des immigrés africains et latino-américains en Suisse.

Une typologie

16L’analyse des entretiens nous amène à distinguer quatre types parmi les immigrés interrogés : les transnationaux, les incertains entre ici et là-bas, les stables dans la société de résidence, les promoteurs de projets dans leur société d’origine. Nous présentons à présent ces quatre types. Ceux-ci sont des constructions synthétiques élaborées par les chercheurs à partir de la réalité empirique, mais ne peuvent en aucun cas être appliqués de manière mécanique à chaque individu singulier. Il s’agit plutôt de points de repère pour l’interprétation des situations rencontrées.

Les transnationaux

17Les transnationaux sont des personnes qui ont choisi la Suisse comme pays de résidence principal tout en gardant des contacts réguliers avec leur pays d’origine. Elles ont un vaste réseau de relations au pays d’origine, mais aussi dans le pays d’accueil. Elles ont migré vers la Suisse pour poursuivre leurs études, pour des motifs professionnels ou en raison d’un regroupement familial. Elles ont pu maintenir ou améliorer leur statut socioprofessionnel pendant leur vie active et ont donc une situation économique satisfaisante, ainsi qu’un bon état de santé. Du point de vue de leur statut juridique, elles ont une double nationalité : suisse, ou d’un pays européen, et de leur pays d’origine.

18Ainsi, Angelica fait des séjours réguliers en Argentine : « Oui, je voyage assez régulièrement. Je profite de participer à des congrès de psychanalyse en Argentine, mais je vais aussi visiter mes parents, même s’ils sont morts […]. Ma sœur habite en Espagne, mais j’ai une grande famille très proche et ils sont contents de me voir. J’ai aussi la chance que mon compagnon aime bien l’Argentine, nous aimons voyager dans mon pays, nous y allons non pas chaque année, mais tous les deux ans » (Angelica, 63 ans).

19Malgré des réseaux bien établis dans les deux pays, pour des raisons financières, familiales ou d’accès à des soins de santé, ces personnes gardent leur résidence principale en Suisse tout en faisant des séjours réguliers dans le pays d’origine, pratiquant ainsi une forme de « double présence » : « Oui, parce que… surtout, nous avons les enfants et petits-enfants ici. C’est le premier point. Et en second lieu, en raison de notre âge et pour des raisons de santé. Nous nous sentons plus sûrs de continuer ici. Nous avons un système d’assurance qui nous permet de nous faire soigner et aller au Chili maintenant… On arriverait… même pas comme des nouveaux, parce qu’à notre âge on ne peut pas entrer dans le système d’assurance pour veiller à notre santé […]. En principe, j’aimerais habiter au Chili, mais voyant la réalité des choses, nous resterons vivre ici » (Gerardo, 69 ans).

Les incertains entre ici et là-bas

20Les incertains entre ici et là-bas sont des personnes qui sont dans l’impossibilité de décider de leur avenir, en raison de la pauvreté de leurs ressources et/ou de contraintes juridiques qu’elles rencontrent. En effet, leur situation économique est précaire et, même si elles sont parmi les plus jeunes des interviewés, elles ont souvent des problèmes de santé et peu de droits sociaux résultant de leur migration à un âge plutôt avancé vers la Suisse. En outre, elles craignent de perdre le peu de droits sociaux qu’elles ont en Suisse, si elles la quittent. Ainsi, elles se trouvent dans l’attente et espèrent que la situation s’améliore pour réaliser leurs projets : « Je suis entre deux… Je me dis si je pars… Je vais demander qu’on me verse mon avs [rente de vieillesse suisse] là-bas. Avec ça je pourrais vivre tranquillement… Avec 2 500-3 000 Frs, je peux vivre tranquillement au pays mais mon médecin me dit, attendez, vous devez quand même garder une adresse ici parce que si jamais vous devez vite rentrer, il faut payer l’assurance maladie quand même. Alors, si on vous ampute de 400 Frs et quelques de l’assurance maladie… Moi, c’est ça… Je ne suis pas encore au clair… Une année et je vais voir ça après » (Édouard, 65 ans).

21La mobilité géographique est restreinte pour une partie de ces personnes en raison de leur statut de séjour inexistant (« sans-papiers ») ou précaire (demandeurs d’asile, admissions provisoires). Elles ne peuvent que garder un contact virtuel et à distance avec leurs proches au pays d’origine. La précarité et l’incertitude constituent des traits constitutifs majeurs de leur vie. Elles ont moins de droits sociaux que les autres migrants, tant dans leur pays de résidence que dans leur pays d’origine. En particulier les « sans-papiers » n’ont pas accès à des pensions de retraite. Cette absence de sécurité financière oblige ces personnes à continuer à travailler, en Suisse, afin d’économiser le capital nécessaire à leur quatrième âge : « Tant que je travaille, c’est-à-dire que je peux m’entretenir, avoir mon argent, mais si je rentre dans mon pays, je sais que je n’aurai pas d’argent. Personne ne va s’occuper de moi, personne n’aura la responsabilité de me prendre en charge… C’est un peu stupide ce que je vais te dire, mais j’ai dit à ma fille, “tu ne vas pas me prendre en charge, je ne l’espère pas, je ne le souhaite pas. J’espère épargner de l’argent pour moi et que cet argent soit pour ma vieillesse et voilà. Et si je ne peux pas, il y a alors des moyens de disparaître du monde”. C’est-à-dire que je ne veux pas arriver à un moment où je perde le sens, que je sois obligée de demander s’il vous plaît, aidez-moi, et que je n’aurai plus la capacité de faire quoi que ce soit » (Ana, 60 ans).

Les stables dans la société de résidence

22La catégorie des stables dans le pays d’accueil est constituée de personnes qui ont décidé de vieillir en Suisse jusqu’à la fin de leur vie. Ils ont quelques points en commun avec les migrants de la catégorie précédente. La principale différence réside dans le fait que les premiers ont un statut légal stable et des droits sociaux en Suisse. Même si leur situation économique et leur état de santé sont précaires, car ils ont connu des trajectoires professionnelles discontinues ou une déqualification durable, ils disposent d’une protection sociale pour faire face à la précarité. Il s’agit principalement de personnes qui ont émigré comme réfugiés en Suisse ou pour s’y faire soigner. Leur famille et leurs liens sociaux sont concentrés dans le pays de résidence. Ils n’ont plus d’attaches familiales, ni de réseau social dans leur pays d’origine et estiment qu’il leur sera difficile de s’adapter aux réalités locales en cas de retour : « En Colombie, à mon âge, je n’ai pas cotisé, commencer à faire quelque chose ne serait pas possible. Ça serait pratiquement mourir de faim. Et surtout, en supposant que l’on commence à travailler, un salaire là-bas ne permet pas de vivre. Ici, avec l’aide sociale, je vis d’une manière ou d’une autre » (Jorge, 62 ans).

Les promoteurs de projets dans leur société d’origine

23Les promoteurs de projets dans le pays d’origine sont des personnes à la retraite ou proches de la retraite qui ont décidé d’initier des projets d’affaires, de développement ou qui ont des ambitions politiques dans leur pays d’origine. Il s’agit de personnes disposant d’un niveau de formation universitaire, avec des ressources politiques et sociales importantes, mais orientées vers leur pays d’origine et ayant le sentiment que leurs ressources seront davantage valorisées dans ce pays qu’en Suisse. Ces personnes sont venues en Suisse comme fonctionnaires internationaux, étudiants ou réfugiés et disposent d’un permis permanent de résidence ou de la nationalité suisse. Les hommes sont plus représentés que les femmes dans cette catégorie. Ils privilégient davantage leurs rôles publics que leurs rôles privés (contacts quotidiens avec leurs enfants et petits-enfants).

24Ils se rendent régulièrement dans leur pays d’origine pour suivre leurs affaires ou développer un réseau social dans le but de préparer leur retour. Certains comptent même s’y installer définitivement dans les prochaines années. Ils estiment que leur qualité de vie durant la vieillesse sera meilleure dans leur pays d’origine qu’en Suisse. Plusieurs personnes issues de l’immigration africaine et latino-américaine ont parlé de leur projet de retour définitif. C’est l’exemple d’Hubert (64 ans) : « J’ai des projets mais c’est des microprojets. Je le fais aussi dans la fonction d’expérimenter parce que quand on veut se lancer… Parce que là-bas il y a d’autres réalités qu’on n’a pas ici, donc il faut du temps pour bien maîtriser ces créneaux et une fois qu’on sait comment ça fonctionne, on peut se lancer. Ce que j’ai pensé, parce que j’ai un cousin là-bas qui est dans l’agriculture, donc ça m’a beaucoup intéressé. Je me suis associé avec lui, donc pour l’instant c’est ça et je me dis qu’aussitôt que ce sera maîtrisé… dans ce domaine surtout, c’est le début qui est difficile. Une fois que les choses seront maîtrisées, alors là, ça va. Ça se passe dans ma région d’origine. Pour le moment, je fais des va-et-vient parce que mon épouse est plus jeune que moi et pour elle on attend d’ici à ce que les choses commencent à marcher un peu bien au pays et à ce moment-là, il y aura deux choses. Soit elle va… parce qu’elle ne pourra pas continuer jusqu’à l’âge de la retraite, c’est trop long. Donc si les choses commencent à tourner bien, elle pourra aussi prendre une préretraite et sera beaucoup plus disponible. Les enfants, ils devront faire leur part parce que ce n’est pas à nous de leur imposer de vivre à tel endroit. C’est eux qui feront le choix. Nous, en tout cas, on préfère regagner le pays » (Hubert, 64 ans).

Remarques finales

25À travers les types présentés, on a pu remarquer la grande diversité de la population africaine et latino-américaine âgée résidente en Suisse. En effet, ces personnes se trouvent dans des situations économiques, sociales et juridiques très variées. Leurs modes d’insertion en Suisse, ainsi que les liens conservés avec leur pays d’origine sont différents, tout comme leur regard sur l’avenir.

26Nous n’avons pas pu aborder en détail dans cet article comment les trajectoires précédentes des personnes interviewées ont exercé une influence sur leurs conditions de vie actuelles et sur leurs manières de se projeter vers l’avenir. Néanmoins, quelques éléments liés aux circonstances de leur migration vers la Suisse, ainsi qu’à leur statut juridique dans ce pays permettent de comprendre quelles sont leurs ressources et leurs contraintes au moment de l’entretien.

27Les types que nous avons présentés sont forcément schématiques. De plus, ils ne sont pas figés et les personnes à la retraite peuvent se retrouver dans l’une ou l’autre catégorie en fonction de l’évolution de leurs ressources, de leurs stratégies individuelles ou des changements dans la situation sociopolitique et économique, aussi bien dans leur pays d’origine que dans leur pays d’accueil.

28En tout état de cause, pour les travailleurs sociaux il est important de mieux connaître les circonstances qui entourent les vies des personnes âgées immigrées, afin d’assurer un accompagnement adapté à leurs réalités et aspirations.

Notes

  • [*]
    Claudio Bolzman est docteur en sociologie (université de Genève) et professeur à la Haute École de travail social de Genève (hes-so). Il est un spécialiste des questions liées à l’âge et à la migration.
  • [**]
    Théogène-Octave Gakuba est docteur en sciences de l’éducation (université de Genève) et diplômé en sciences politiques et relations internationales (université de Lyon 3). Il est actuellement adjoint scientifique à la Haute École de travail social de Genève (hes-so). Ses recherches portent sur les migrations internationales, sur l’interculturalité dans les domaines du social, de la santé et de l’éducation, et sur la résilience des personnes réfugiées.
  • [***]
    Siboney Minko est titulaire d’un master en socioéconomie de l’université de Genève. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur les croyances liées au sacré dans la vie des âgés issus de l’immigration.
  • [1]
    Claudio Bolzman, Rosita Fibbi, Marie Vial, « Les Italiens et les Espagnols proches de la retraite en Suisse : situation et projets d’avenir », Gérontologie et société, n° 91, 1999, p. 137-151 ; id., « La famille : une source de légitimité pour les immigrés après la retraite ? », Revue européenne de migrations internationales, n° 17, 2001, p. 55-78 ; Claudio Bolzman, Giacomo Vagni, « Égalité de chances ? Une comparaison des conditions de vie des personnes âgées immigrées et “nationales” », Hommes et migrations, n° 1309, 2015, p. 19-28.
  • [2]
    L’Amérique latine est ici définie selon un critère linguistique et désigne l’ensemble des pays du continent américain où l’on parle l’espagnol ou le portugais. Cette région comprend la majeure partie des pays d’Amérique centrale et ceux de l’Amérique du Sud.
  • [3]
    Étienne Piguet, L’immigration en Suisse. 50 ans d’ouverture, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004.
  • [4]
    Claudio Bolzman, Myrian Carbajal, Giuditta Mainardi, La Suisse au rythme latino. Dynamiques migratoires des Latino-Américains : logiques d’action, vie quotidienne, pistes d’interventions dans les domaines du social et de la santé, Genève, éditions ies, 2007.
  • [5]
    Office fédéral de la statistique, Population résidante étrangère par pays au 31 décembre 2013, Neuchâtel, ofs, 2013 (http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index.html).
  • [6]
    Claudio Bolzman, Myrian Carbajal, Giuditta Mainardi, La Suisse au rythme latino…, op. cit.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Nathalie Lelièvre, Statut juridique de la personne âgée en établissement de soins et maison de retraite, Paris, Heures de France, 2004, p. 89.
  • [9]
    ocde, Panorama des statistiques de l’ocde 2010. Économie, environnement et société, Paris, ocde Publishing, 2010, p. 20.
  • [10]
    Glen Elder, Monica Kirkpatrick Johnson, « The life course and ageing: Challenges, lessons and new directions », dans Richard Settersten (sous la direction de), Invitation to the Life Course. Towards new Understanding of Later Life, Amityville, Baywood, 2002, p. 49-81.
  • [11]
    Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck, 1991.
  • [12]
    Linda Basch, Nina Glick Schiller, Cristina Blanc-Szanton, Nations Unbound. Transnational Projects, Postcolonials Predicaments and Deterritorialized Nation-States, Amsterdam, Gordon and Breach Publishers, 1994.
  • [13]
    La grande majorité des interviewés ont 58 ans et plus, une seule personne a 55 ans.
  • [14]
    Daniel Bertaux, Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2013.
  • [15]
    Jean Poirier, Simone Clapier-Valadon, Paul Raybaut, Les récits de vie, théorie et pratique, Paris, Puf, 1983.
  • [16]
    Franco Ferraroti, Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les sciences sociales, Paris, Méridiens, 1983.
  • [17]
    Christian Lalive d’Épinay et coll., Vieillesses. Situations, itinéraires et modes de vie des personnes âgées aujourd’hui, Saint-Saphorin, Georgi, 1983.
Français

Cet article analyse les trajectoires, dilemmes et situations de vie des Africains et Latino-Américains âgés résidant en Suisse. Il combine une perspective de parcours de vie avec la sociologie des migrations afin de mieux comprendre les réalités de ces personnes. Sur la base d’entretiens biographiques avec 38 personnes âgées de 55 ans et plus, une typologie est proposée. Quatre types sont distingués : les transnationaux, les incertains entre ici et là-bas, les stables dans la société de résidence, les promoteurs de projet dans leur société d’origine. L’article permet ainsi de mieux saisir les conditions de vie des populations minoritaires peu connues des politiques sociales et des travailleurs sociaux.

Mots-clés

  • personnes âgées
  • migrants
  • africains
  • latino-américains
  • typologie
Claudio Bolzman [*]
  • [*]
    Claudio Bolzman est docteur en sociologie (université de Genève) et professeur à la Haute École de travail social de Genève (hes-so). Il est un spécialiste des questions liées à l’âge et à la migration.
Théogène-Octave Gakuba [**]
  • [**]
    Théogène-Octave Gakuba est docteur en sciences de l’éducation (université de Genève) et diplômé en sciences politiques et relations internationales (université de Lyon 3). Il est actuellement adjoint scientifique à la Haute École de travail social de Genève (hes-so). Ses recherches portent sur les migrations internationales, sur l’interculturalité dans les domaines du social, de la santé et de l’éducation, et sur la résilience des personnes réfugiées.
Siboney Minko [***]
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    Siboney Minko est titulaire d’un master en socioéconomie de l’université de Genève. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sur les croyances liées au sacré dans la vie des âgés issus de l’immigration.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/12/2016
https://doi.org/10.3917/vsoc.164.0079
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