CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Introduction

1Le but de cet article est d’explorer la relation complexe et ambiguë entre migration et honte ceci par le biais de trois sous-thèses :

  • L’émigration est une des réponses possibles pour éviter la honte et l’humiliation de la part des autrui significatifs.
  • Afin de ne pas perdre la face, les migrants résidant dans une nouvelle société communiquent rarement leurs difficultés et souffrances à ceux restés au pays. Cela a pour conséquence de valoriser davantage l’option émigration.
  • Le retour « les mains vides » devient une option quasi impossible pour les migrants poussés au départ du pays de résidence.

2Avant de développer ces trois thèses, il est important de préciser quelques concepts centraux utilisés dans ce texte, tels ceux de migration et de honte.

3Tout d’abord, nous entendons par migration un déplacement durable, au minimum de plusieurs mois, dans l’espace. Ici nous nous intéressons aux migrations internationales qui impliquent le franchissement d’au moins une frontière étatique. Nous nous centrons sur un spectre limité des facteurs liés à l’émigration où la honte, la culpabilité, la crainte de perdre la face jouent un rôle important. Cependant, il est nécessaire de rappeler que les migrations ne se réduisent pas à ces facteurs, et qu’il convient de les inscrire dans un cadre complexe dans lequel une multiplicité d’autres facteurs complémentaires peut intervenir (Castles et Miller, 2003).

4Quant à la honte, il s’agit d’un sentiment, d’une émotion (Vermot, 2015) qui se situe à la croisée entre des dimensions sociales et individuelles (de Gaulejac, 1996). Ce sentiment émerge à partir d’une relation problématique à autrui. L’individu qui vit cette situation a la sensation de perdre son honneur, sa dignité face au jugement des autres. Il expérimente une atteinte à l’image de soi, une sensation de perdre la face (Goffman, 2003), un sentiment d’humiliation face à autrui en prenant conscience de son infériorité. Si la honte s’inscrit dans la durée, elle peut donner lieu à des formes de vulnérabilité qui affectent l’identité. En effet, sur le plan psychologique, « la honte et la difficulté à accepter de reconnaître et d’aborder ses défaillances accompagnent, complexifient ou aggravent le noyau ou la symptomatologie psychopathologique » (Labrune, 2014, p. 58).

5La honte n’est pas nécessairement liée à une condition sociale spécifique, mais à un mélange de plusieurs sentiments qui se mêlent et superposent dans la relation avec autrui. Certes, dans certaines situations comme la grande précarité, des sentiments de honte ont plus de chance d’émerger. Mais, comme le signale de Gaulejac : « Ce n’est pas la pauvreté qui provoque la honte, c’est une combinaison entre plusieurs sentiments dans le rapport avec autrui : la différence, la condescendance, le sentiment d’injustice, la colère rentrée que l’on ne peut exprimer parce qu’il faut être reconnaissant… [ce sont] autant de coups psychiques » (1996, p. 111).

6La notion de honte va souvent de pair avec celle de culpabilité (Baldassar, 2010). La culpabilité se situe plutôt dans le « registre du faire », alors que la honte dans « le registre de l’être » (de Gaulejac, 1996, p. 102), tout en étant deux faces d’un même sentiment de malaise. Ainsi, on se sent coupable de ne pas avoir pu faire ou d’avoir fait certaines choses en lien avec ce qui était attendu socialement et culturellement de la personne. Celle-ci peut avoir le sentiment d’avoir perdu son honneur lorsqu’elle n’a pas pu accomplir ses devoirs sociaux. En effet, dans nombre de sociétés, et notamment dans les sociétés africaines qui nous intéressent en particulier ici, la notion de honte va de pair avec la notion d’honneur (Peristiany, 1966 ; Herzfeld, 1980).

7Afin d’aborder la problématique du lien entre honte et migrations, nous utilisons du matériel empirique tiré de deux recherches sur des Africains de l’Ouest qui ont tenté d’émigrer ou qui ont émigré vers l’Europe. La première recherche explore les facteurs qui poussent des jeunes adultes à vouloir quitter leur pays ou à l’avoir fait. Des entretiens qualitatifs ont été menés auprès d’une vingtaine de personnes en Mauritanie et au Sénégal. Pour ceux ayant vécu en Europe pendant un certain temps, la question des liens avec leurs compatriotes restés au pays a également été analysée (Bolzman, Gakuba et Guissé, 2011). La deuxième étude porte sur des personnes originaires de divers États de l’Afrique de l’Ouest ayant déposé une demande d’asile en Suisse et qui ont reçu une réponse négative à leur demande ou dont les autorités ont décidé de ne pas entrer en matière sur leur demande. Des entretiens qualitatifs ont été menés auprès de près de trente personnes dans ces situations (Amalaman, 2016).

2 – Pression sociale vers l’émigration et honte

8Dans certaines sociétés ouest-africaines en profonde mutation socio-économique, caractérisées par un taux de chômage élevé, des inégalités croissantes et la précarité, l’émigration vers l’Europe est devenue pour de nombreuses personnes, et plus particulièrement pour les jeunes, un moyen de s’en sortir et d’aider leurs familles (Bolzman, Gakuba et Guissé, 2011). La pression familiale s’exerce ainsi sur les jeunes, surtout lorsqu’ils sont comparés à leurs connaissances de quartier qui ont émigré et qui renvoient une image de réussite. Cette pression s’accompagne d’une mobilisation familiale à travers un soutien financier au candidat à l’émigration dans le souci d’assurer le succès de son projet.

9La dimension familiale dans le processus migratoire est bien expliquée par Stark (1991) dans ses travaux sur la nouvelle économie. Selon cet auteur, l’émigration est le résultat d’une stratégie familiale destinée à améliorer la situation matérielle et sociale de celle-ci. Un membre de la famille est envoyé à l’étranger afin qu’il contribue financièrement à l’augmentation du revenu familial de ceux qui restent. Ainsi, celui-ci doit partir pour que les autres puissent mieux rester. Plus les membres de la famille se sentent brimés lorsqu’ils se comparent à d’autres personnes de référence et plus ils auront tendance à faire pression sur l’un des leurs pour qu’il parte, afin de surmonter cette frustration relative. Du côté des personnes qui subissent ces pressions, la honte et les remords de ne pas pouvoir « être à la hauteur », de ne pas pouvoir se montrer digne du soutien demandé par sa famille en restant au pays, peuvent se manifester. C’est ce que nous avons pu observer chez un certain nombre de personnes interviewées dans le cadre de nos recherches.

10Comme l’indique ce jeune d’origine malienne et qui se trouvait en Mauritanie au moment de l’entretien, si l’on n’émigre pas on n’est pas considéré comme un vrai homme. On a donc honte de rester et on se sent obligé de partir. « Je vois de plus en plus de jeunes de Bamako-ville qui se rendent en Mauritanie. Je me disais que c’était pour trouver du travail jusqu’au jour où j’ai rencontré la mère d’Amadou en compagnie du cadet de la famille dans un bureau de Western Union en train de retirer de l’argent. J’étais trop surpris, et le soir je suis allé prendre les nouvelles d’Amadou, et c’est là que sa maman m’a fait savoir qu’il est parti en France. Je suis rentré le soir chez moi, et quand j’ai donné la nouvelle à ma maman, elle me répondit sèchement “C’est un homme”. Cette nuit, je n’ai pas pu dormir, et dès le lendemain, j’ai pris la décision de partir. Je vends de l’eau à Nouakchott et nous sommes plus de 40 Maliens qui faisons le même métier dans l’espoir de trouver de l’argent pour voyager. »

11En particulier, les jeunes chômeurs ou avec des emplois informels font l’objet d’un regard très inquisiteur de la part des autres. Ils font l’objet des moqueries ou des critiques. Ils sont comparés aux émigrés qui ont réussi et qui envoient de l’argent. Mais même les travailleurs stables peuvent faire l’objet des jugements négatifs. C’est le cas de ce jeune sénégalais qui ne veut pas être considéré comme une « chèvre » : « Au début, je ne voulais pas émigrer car je gagnais plus ou moins ma vie, mais à force d’entendre les éloges faits à l’endroit des émigrés : “Si les hommes vont à la forêt, ce sont les chèvres qui restent pour garder le village”, alors je me suis dit qu’il fallait faire comme tout le monde. »

12Les migrants deviennent en quelque sorte des modèles de la réussite sociale, la norme à suivre par les jeunes. Si l’on veut atteindre un statut social qui implique du prestige, de la considération, la migration apparaît comme l’alternative. Comme l’explique ce jeune : « Il est impossible de vivre actuellement aujourd’hui à Kaédi si tu es jeune sans argent. Tous les jeunes de la ville vivent le retour des immigrés comme une humiliation. Ils dépensent beaucoup d’argent. Ils portent des beaux habits et ils ont de belles voitures. » En effet, si l’on ne migre pas, on ne peut pas se marier, être respecté par la communauté : « Partir en Europe signifie pour moi la considération parce que les gens “immigrés” sont plus respectés que les personnes qui sont au Sénégal. »

13On migre donc pour se sentir considéré, respecté par la communauté, ainsi que pour devenir un « bon parti » dans le cadre du marché matrimonial et réussir donc sa transition vers la vie adulte : « Ici il y a des jeunes, ils ont leurs copains qui vivent en Italie, chaque deux ans ils viennent en vacances, construire une maison, acheter une voiture, c’est plus facile, si tu as une copine et que tu sors avec, si tu veux la marier et que tu n’as pas été en Europe, ses parents vont refuser, parce que celui qui est en Europe peut donner 800.000 FCFA, moi je suis là, je ne peux même pas donner 200.000 FCFA. Même dans les mosquées, si le père a un enfant en Europe, tous les vieux qui sont là le respectent. À cause de ces problèmes-là, c’est pour cela que les jeunes ne veulent pas rester ici. Même les vieux dans les quartiers, si tu n’as pas été en Europe, ils ne te respectent pas » (Migrant sénégalais, expulsé deux fois).

14Ces divers témoignages montrent l’importance de la dimension genrée dans les dynamiques amenant au départ. En effet, la pression s’exerce quasi exclusivement sur les jeunes hommes. Ce qui est en jeu est leur masculinité, leur réputation d’hommes à part entière dans la société. En effet, les devoirs de l’homme sont associés à l’entretien de sa famille, voire à l’amélioration du niveau de vie et du statut social de sa famille. Sa capacité financière lui permettra aussi de se positionner de manière avantageuse sur le marché matrimonial (Sow et Tanon, 2011). Dans ce cadre, partir, prendre des risques font partie des devoirs à assumer et sont associés à l’identité masculine, à la virilité. Ainsi, pour nombre de jeunes gens, le voyage vers l’Europe est devenu une obligation sociale, un rite de passage nécessaire pour s’assurer une place respectable au sein de la communauté.

3 – Une fois « là-bas » : éviter de perdre en crédibilité. Le silence des migrants face aux difficultés

15Souvent les migrants, lorsqu’ils arrivent dans une nouvelle société, vont trouver des conditions de vie et de travail plus difficiles que celles qu’ils avaient imaginé avant leur départ. C’est le cas de Marc (30 ans, demandeur d’asile à Genève et qui a reçu une réponse négative) :

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« Je ne connaissais pas l’asile, je ne savais pas qu’il y avait des étapes à franchir, c’est ici que j’ai compris le mot asile, sinon je le prenais comme un mot dans le dictionnaire, c’est ici que j’ai su que l’asile a des conditions, sinon tu es débouté, ce que je pense c’est quoi, je débarque avec mon petit sac, je m’arrange à jeter ça sous un vieux camion, je sors, je fais des travaux de merde, j’empoche pour qu’on ne me vole pas et la nuit je dors dans les camions, j’arrive, on ne peut pas dormir dehors, il n’y a pas de travail on va faire comment. On m’a parlé de la Suisse, c’est un monsieur qui m’a parlé trois mois avant de prendre l’avion, il était venu faire ses études et il me disait que la Suisse est difficile mais je ne le croyais pas et toi tu as pu acheter une moto, un tracteur, je ne le croyais pas parce que lui il est venu avec un permis B, je suis un requérant, je ne peux pas travailler comme lui. »

17Ces conditions de vie peuvent être source de souffrance. Mais rares sont les migrants qui vont parler de leurs difficultés aux proches restés au pays. Leurs proches et eux-mêmes ont tellement investi dans la migration que les migrants ne peuvent pas donner une image négative de l’expérience migratoire. Celle-ci par définition doit être une réussite, le contraire serait honteux, tant pour la personne elle-même que pour ses proches.

18Même si les migrants font des travaux considérés comme peu prestigieux dans la société de résidence, et qu’eux-mêmes considéreraient comme dégradants dans leur société d’origine, ils les acceptent parce qu’ils leur permettent d’avoir accès à un revenu qui leur donne du prestige et leur permet d’échapper à la honte dans la société d’origine. Comme l’exprime ce jeune dont le travail consiste à maintenir la propreté des toilettes publiques : « Ici, je peux nettoyer parce que personne ne me connaît, au pays je ne pourrais pas le faire car il y a le regard des autres. »

19On accepte de n’être « personne » ici, pour être quelqu’un au pays. La notion de ce qui est dégradant pour la personne est différente selon que l’on se trouve au pays ou à l’étranger. On peut se permettre d’exercer des métiers que l’on n’accepterait pas d’occuper au pays, justement parce qu’on n’est pas sous le regard quotidien des autrui significatifs. En effet, le groupe de référence auquel on se compare ne se trouve pas dans la société de résidence, mais bien dans la société d’origine.

20Les migrants parlent rarement de leurs problèmes, même si leurs vies en Europe peuvent être parfois très dures. « Je ne veux pas inquiéter ma famille », « je perdrais la face sinon » sont des phrases qui reviennent souvent dans les entretiens. Par contre, certains envoient des photos des lieux touristiques et agréables, ou des moments de « réussite » (monuments prestigieux, mariage, belle voiture, beaux habits, etc.) en Europe [4]. D’autres émigrés qui reviennent en visite dans le pays d’origine n’hésitent pas à afficher les preuves matérielles de leur réussite. Ils prennent leur revanche sur les privations subies au pays de résidence en affichant ostensiblement que leur projet valait la peine. En agissant de la sorte, ils renforcent le mythe de la migration comme porte vers la réussite. Ils confirment que le départ et l’absence quasi permanente constituent la condition de la reconnaissance sociale dans « leur société ». De par leurs signes de richesse, ils rabaissent et humilient ceux restés sur place et mettent la pression, directement ou indirectement, pour qu’ils partent. Cette situation nourrit ainsi l’imaginaire des populations restées dans les régions d’origine qui rêvent de faire comme les autres et d’accéder à une réussite sociale et matérielle (Sall, 2011 ; Sow et Tanon, 2011). Le silence tacite entretenu autour des conditions difficiles dans la société d’immigration contribue ainsi à renforcer l’attrait du départ comme option sociale hautement valorisée.

4 – La honte du retour avec les « mains vides »

21La grande majorité des migrants qui réussissent la traversée vers l’Europe n’ont pas la chance d’obtenir un statut juridique légitime dans leurs pays de destination. En effet, il est très difficile pour des migrants en provenance d’Afrique d’obtenir des autorisations de séjour et de travail leur permettant de rester en Europe. Il en va de même pour ceux qui en font une demande dans le cadre de la procédure d’asile. Les autorités des pays concernés n’entrent pas en matière par rapport à celle-ci ou la refusent. En outre, un certain nombre de ceux qui viennent des pays dits sûrs, sans instabilité sociopolitique reconnue, sont expulsés très vite après leur arrivée ou après quelques années de séjour « sans papiers ».

22Dans la plupart de ces cas, les expulsés n’annoncent pas le retour à leurs proches alors que les personnes déboutées font tout pour ne pas être expulsées. Pour toutes ces catégories, le retour avec « les mains vides » est perçu comme impossible. Ce type de retour « honteux » est à l’opposé du retour, souvent provisoire, les « mains pleines » des migrants en réussite. Un jeune mauritanien candidat à l’émigration par voie maritime parle de sa honte du retour au pays les mains vides en ces termes : « Je suis à Nouadhibou et je ne peux pas rentrer (au village) car j’ai raté ma traversée. Mon père est polygame et nous sommes très nombreux à la maison. Je ressens une forte pression depuis que mon demi-frère a commencé à construire sa maison. Je savais qu’il est à Madrid, mais comme il n’envoyait rien, il n’y avait rien de visible. Mais un bon matin, il a acheté un terrain et a commencé à construire. Ma marâtre chante un peu partout qu’elle va déménager dès la fin des travaux. Notre maman souffre de tout ce grand tapage et c’est pourquoi je suis ici à Nouadhibou dans les bateaux de pêche afin de trouver de quoi financer mon voyage » (Mauritanien, candidat à l’émigration clandestine).

23Ainsi, certains expulsés ne disent pas à leurs familles qu’ils sont de retour car ils ont honte de leur réaction. Ils préfèrent rester dans l’anonymat de la ville ou des lieux lointains plutôt que de se montrer en ayant échoué devant leurs proches. C’est leur prestige personnel qui est en jeu. Ils préfèrent vivre dans un dénuement extrême plutôt que de devoir avouer l’échec de leur projet migratoire. Une étude de Amalaman (2016) sur la problématique du retour des requérants d’asile déboutés et des personnes d’origine ouest-africaine frappées de non-entrée en matière en Suisse romande montre que 64 % des déboutés de l’asile interviewés disent qu’ils ne peuvent pas rentrer les mains vides et que 12 % ont des dettes, ce qui les empêche de retourner sans les avoir remboursées.

24Ce taux très élevé de répondants refusant de rentrer les « mains vides » est corroboré par les témoignages recueillis par un professionnel travaillant en Suisse dans un bureau d’aide au retour des personnes qui ont vu leur demande d’asile rejetée. « Si des requérants d’asile, que l’on appelle péjorativement “RAD”[5] et des “personnes frappées de non-entrée en matière” sont venus demander l’asile en Suisse, c’est pour des raisons propres et c’est difficile pour eux de partir quand ils sont rejetés. D’après les témoignages que nous recevons, il y a des personnes qui se sont endettées pour voyager jusqu’en Suisse. Ils vendent des biens de la famille (terre, maison) ou prennent des dettes pour financer leur voyage. Il est donc difficile pour ces personnes de retourner bredouilles au pays. »

25Lors des entretiens, certaines phrases revenaient régulièrement chez les personnes ayant échoué dans l’obtention de l’asile : « Je ne peux pas rentrer en ayant échoué. Tous les efforts de la famille n’auraient servi à rien. » « Je ne pourrais plus regarder mes parents en face. »

26L’échec de la migration est donc vu comme un échec social. Tant que le migrant n’aura pas accompli les buts du projet migratoire, il se sent coupable et estime honteux de se montrer devant sa famille. Il sait qu’il n’aura pas de place reconnue dans sa société d’origine et préfère l’absence au déshonneur. Il cherche ainsi constamment à retarder son retour, alors même que les opportunités qui s’offrent à lui dans la société de destination sont extrêmement réduites.

5 – Conclusion

27La question de la honte est présente tout au long du processus migratoire. On part pour ne pas être désigné du doigt comme un sous-homme, pour ne pas se sentir coupable de n’avoir rien accompli qui soit perçu comme digne de ce qu’attend la communauté. Il s’agit ici de la « honte d’être » provoquée par les tiers qui observent et qui jugent un membre de la communauté.

28Le départ fait partie du processus d’entrée et de consolidation de sa place en tant qu’adulte à part entière dans la société. Il y a en effet, dans la migration et dans la prise de risques qu’elle implique, souvent une démarche s’apparentant à une obligation initiatique, à un rite de passage permettant d’être reconnu socialement comme membre de la communauté. La migration est perçue non seulement comme une montée, une ascension vers un espace plus valorisé, mais aussi comme une montée de la valeur de l’individu qui accomplit ce voyage (Sall, 2009).

29Une fois la destination atteinte, on se doit de ne pas décevoir les proches. On doit tout faire pour donner des signes de réussite du projet migratoire et pour minimiser les inconvénients qui pourraient faire perdre la face au migrant lui-même et à ses proches. Les expatriés n’ont pas le droit de se montrer « moins performants » que d’autres migrants, sous peine d’une dévalorisation sociale. La reconnaissance passe par la préservation de la distance géographique, l’installation dans un provisoire qui dure et la répétition des signes de succès lors des formes de communication directes ou à distance avec les autrui significatifs du pays d’origine.

30Ce processus renforce la pression sociale sur ceux qui n’envisagent pas de partir. Afin de se soustraire à des jugements négatifs, ils se doivent d’émigrer. On est en présence d’un véritable fait social, au sens durkheimien, avec une force externe et contraignante qui s’exerce sur les membres du groupe. Cette pression est genrée, car ce sont principalement les hommes qui sont perçus comme devant assurer le statut social du groupe via l’argent qu’ils envoient. S’ils veulent être des « vrais hommes », y compris reconnus comme de « bons partis » pour le marché matrimonial, ils doivent émigrer.

31Si le départ est inscrit dans l’ordre des choses, il en va de même pour les conditions du retour. Tant que les buts assignés à la migration ne sont pas atteints, le retour ne peut être que honteux et culpabilisant. Il vaut mieux vivre dans la précarité extrême, « se sacrifier », disparaître plutôt que retourner les mains vides. Ainsi, pour préserver sa place dans le groupe il vaut mieux se tenir à l’écart par rapport à celui-ci. On est davantage présent en restant absent.

32Dans le cas étudié, la honte et la culpabilité ont pour résultat de motiver, maintenir et amplifier le processus migratoire. Cependant, on peut se demander si, malgré les points communs avec d’autres situations, notre exemple est généralisable. En effet, dans d’autres contextes, par exemple dans certains pays d’Amérique latine, on a pu observer que les non-migrants peuvent chercher à juger de manière négative certains modes de migration, notamment lorsque les partants laissent des enfants au pays. Dans ce cas, les pressions pour produire de la honte sont inversées : ce sont ceux qui partent qui sont montrés du doigt en tant que « mauvais parents », en particulier lorsqu’il s’agit des femmes migrantes (Carbajal, 2005), ce qui met en évidence différentes formes genrées de la honte. Par ailleurs, selon les contextes, les non-migrants peuvent aussi tenter de lancer des actions de « contre-dénigrement », par exemple en traitant les migrants de « parvenus », d’« arrivistes », etc., afin de tenter de combattre la pression migratoire. Ces aspects de résistance des non-migrants et de production de formes de stigmatisation des migrants méritent d’être approfondis.

33Enfin, nous avons étudié des formes de honte des migrants en lien avec leur pays de départ. On peut se demander si, dans un contexte où la migration est perçue comme un phénomène de longue durée ou permanent, des formes de honte ne peuvent pas aussi se manifester en lien avec des situations vécues dans le pays de résidence. Cette dimension reste à explorer.

34Dans une perspective d’intervention psychosociale auprès des migrants, on perçoit l’importance du rôle des émotions, et notamment de la honte et de la culpabilité, dans la construction de certains projets migratoires, dans la relation des migrants avec leur pays d’origine ou dans la problématique du retour. Probablement, toute tentative de leur imposer des actions qui ne prennent pas en compte ces dimensions émotionnelles sera vouée à l’échec.

Notes

  • [1]
    Dr. en sociologie, professeur à la Haute École de travail social, HES-SO, Genève.
  • [2]
    Dr. en sciences de l’éducation, adjoint scientifique à la Haute École de travail social, HES-SO, Genève.
  • [3]
    Dr. en socio-anthropologie, enseignant-chercheur à l’Université Peleford Gon Coulibaly (UPGC) de Korhogo, Côte d’Ivoire.
  • [4]
    On trouve ce phénomène aussi chez des migrants d’autres origines (voir par exemple Pina-Gurassimoff, 2003 pour les Chinois en France).
  • [5]
    Requérants d’asile déboutés.
Français

Cet article explore une dimension émotionnelle dans la vie sociale des individus, à savoir la question de la honte en relation avec la migration. À partir du cas des migrants d’Afrique de l’Ouest en Europe, et plus particulièrement en Suisse, il s’agit de comprendre la place que les sentiments de honte et de culpabilité ont pu jouer dans leur projet migratoire, dans ce que les migrants résidant en Europe communiquent aux personnes restées au pays d’origine, dans le positionnement que les personnes qui n’ont pas l’autorisation de résider de manière légitime en Europe adoptent par rapport à la question d’un éventuel retour au pays d’origine. Il s’agit également de contextualiser et discuter les résultats, ainsi que de situer certaines implications pour l’intervention.

Mots-clés

  • migration
  • honte
  • émotions
  • groupe de référence
  • autrui significatifs
English

Shame and migration: a complex relationship to grasp

Shame and migration: a complex relationship to grasp

This article explores an emotional dimension in the social life of individuals, namely the issue of shame in relation to migration. The case study of migrants from West Africa to Europe, and more particularly in Switzerland, allows to study the place that feelings of shame and guilt may have played in their migratory project, but also in the information that migrants living in Europe provide to their fellow countrymen living in their country of origin. The article also explores the stand adopted by migrants who do not have the authorization to reside legitimately anymore in Europe with respect to a possible return to their home country. Finally, the article contextualises and discusses the main results and deals with some implications for intervention.

Keywords

  • migration
  • shame
  • emotions
  • reference group
  • significant others

Références

  • Amalaman, M. (2016). Problématique du retour des requérants d’asile déboutés (RAD) et non-entrée en matière (NEM) d’origine ouest-africaine en Suisse romande (Genève, Vaud, Fribourg, Neuchâtel). Haute École de Travail Social de Genève et Université de Genève, Rapport de stage postdoctoral.
  • En ligneBaldassar, L. (2010). Ce « sentiment de culpabilité ». Réflexion sur la relation entre émotions et motivation dans les migrations et le soin transnational, Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 41, n° 1, pp. 15-37.
  • Bolzman, C., Gakuba, T. et Guissé, I. (dir.) (2011). Migrations des jeunes d’Afrique subsaharienne. Quels défis pour l’avenir ? Paris : L’Harmattan.
  • Carbajal, M. (2005). Actrices de l’ombre : la réappropriation identitaire des femmes latino-américaines sans-papiers. Université de Fribourg, Thèse de doctorat en travail social.
  • Castles, S. et Miller, M. (2003). The Age of Migration. New York: Guilford Press, 3rd ed.
  • Gaulejac, V. de (1996). Les sources de la honte. Paris : Desclée de Brouwer.
  • Goffman, E. (2003). Les rites d’interaction. Paris : Minuit.
  • En ligneHerzfeld, M. (1980). Honour and Shame: Some Problems in the Comparative Analysis of Moral Systems, Man, vol. 15, pp. 339-351.
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  • Peristiany, J. G. (Ed.) (1966). Honour and shame. The values of Mediterranean society. London: Weidenfeld and Nicolson.
  • Pina-Guerassimoff, C. (2003). Circulation migratoire et mobilité internationale des migrants chinois. Migrations Société, vol. 15, n° 86, pp. 9-22.
  • Raoult, P. A. et Labrune, L. (2014). La honte à l’adolescence. De l’affect au lien social. Paris : Éditions in Press.
  • Sall, M. (2011). À la découverte des territoires de l’émigration dans les représentations des jeunes sénégalais : le myhte du Kaaw. In C. Bolzman, T. Gakuba et I. Guissé (dir.), Migrations des jeunes d’Afrique subsaharienne. Quels défis pour l’avenir ? (pp. 105-119). Paris : L’Harmattan.
  • Sow, A. et Tanon, F. (2011). Migrations des jeunes et transformation de la société en Mauritanie. In C. Bolzman, T. Gakuba et I. Guissé (dir.), Migrations des jeunes d’Afrique subsaharienne. Quels défis pour l’avenir ? (pp. 121-138). Paris : L’Harmattan.
  • Stark, O (1991). The migration of Labour. Cambridge: Basil Blackwell.
  • Vermot, C. (2015). Capturer une émotion qui ne s’énonce pas. Trois interprétations de la honte. Terrains Théories, vol. 2, en ligne : https://teth.revues.org/224.
Claudio Bolzman [1]
  • [1]
    Dr. en sociologie, professeur à la Haute École de travail social, HES-SO, Genève.
Théogène-Octave Gakuba [2]
Adresse de correspondance des auteurs :
Haute École de travail social HES-SO
28, rue Prévost-Martin
1205 Genève
Suisse
  • [2]
    Dr. en sciences de l’éducation, adjoint scientifique à la Haute École de travail social, HES-SO, Genève.
Martin Amalaman [3]
  • [3]
    Dr. en socio-anthropologie, enseignant-chercheur à l’Université Peleford Gon Coulibaly (UPGC) de Korhogo, Côte d’Ivoire.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/03/2017
https://doi.org/10.3917/pp.044.0129
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