CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Certaines recherches ont le pouvoir de transformer un paysage scientifique et politique. L’œuvre de Rommel Mendès-Leite est de celles-là. Précurseur des travaux sur l’homosexualité, cet anthropologue et enseignant-chercheur à l’Institut de psychologie de l’Université Lyon 2 a forgé une place à ce champ d’études au sein des sciences sociales françaises. Dans le même temps, il a contribué à transformer les approches du vih/sida, mais aussi les politiques publiques de prévention. Rommel Mendès-Leite est décédé en 2016 après trente ans de carrière. Préfacé par Maks Banens, cet ouvrage réédite quelques-unes de ses publications les moins accessibles, dont plusieurs sont coécrites avec d’autres chercheurs/euses. Neuf articles et chapitres y figurent et sont divisés en deux axes de recherche : l’intrication entre genre et sexualité d’une part et le vih (virus de l’immunodéficience humaine)/sida d’autre part. Mais au-delà de ces deux thématiques, le texte rend justice à la pluralité et à la complexité de ses orientations théoriques et méthodologiques.

2Cet ouvrage restitue les grandes lignes de la pensée de Rommel Mendès-Leite. On y redécouvre notamment l’attention que ce chercheur porte aux catégorisations relatives au genre et à la sexualité. Qu’est-ce qu’une orientation sexuelle ? Comment penser l’homosexualité, la bisexualité ? De quelle(s) manière(s) définir le genre ? Dans chacun de ses textes, Mendès-Leite revient sur les différentes approches de ces catégories, tout en les historicisant. Une démarche chère à cet anthropologue pour qui le sens des mots est important. L’œuvre de Mendès-Leite en dit également beaucoup sur les scripts sexuels. À partir de ceux des homosexuels masculins, il éclaire les dynamiques de l’hétérosexualité. L’organisation des rôles de genre en contexte homosexuel révèle selon lui le poids des rapports sociaux de sexe entre les hommes et les femmes. Rommel Mendès-Leite décrit les contraintes qui s’exercent sur les personnes, mais aussi les manières dont ces dernières négocient avec ces contraintes. Ses analyses des processus de subjectivation sont particulièrement riches de deux points de vue. D’abord, parce qu’elles font une grande place aux tensions intrapsychiques, notamment aux conflits entre virilisme et égalitarisme dans les socialisations à la masculinité. Ensuite, parce qu’elles articulent la construction des identités individuelles avec la construction d’identités collectives en tant qu’homme·s homosexuel·s. Rommel Mendès-Leite retrace en effet l’histoire des modes de vie gays en les inscrivant dans leur contexte sociopolitique. Il le fait non seulement dans le contexte français, mais aussi dans d’autres environnements culturels, avec une prédilection pour le Brésil. Dans cet ouvrage transparaît enfin la grande variété des méthodes employées par ce chercheur, de l’ethnographie à l’analyse statistique en passant par les entretiens. Ces divers éléments, qui contribuent à faire l’originalité de l’approche de cet auteur, ont rendu possible un apport unique aux études sur la sexualité, mais aussi au militantisme lgbt et à la politisation de l’épidémie du vih/sida.

3En amont de ses analyses sur le rapport au risque, Rommel Mendès-Leite pense l’intrication entre genre et sexualité. Le premier article de l’ouvrage traite de la sexuation des rôles dans les rapports homosexuels au Brésil. Dans un système de classement sociosexuel que l’auteur qualifie de « machiste » (p. 31), seul le rôle de passif (souvent méprisé, car associé à la féminité) renvoie à l’homosexualité, tandis que le rôle d’actif permet de préserver symboliquement la masculinité en maintenant l’illusion de l’hétérosexualité. C’est ce que l’auteur qualifie de « jeu des apparences » (p. 37), une expression qui serait peut-être à discuter tant ces rôles, loin de se limiter à des apparences, se trouvent matérialisés dans le contexte de l’hétérosexualité (et dans celui de l’homosexualité, par d’autres rapports sociaux que le sexe.) Avec l’émergence d’un système de valeurs plus égalitaire, ce jeu devient « confusionnel » (p. 56). L’assouplissement des places attribuées à chacun favorise les pratiques homosexuelles versatiles et les gays voient désormais leur orientation homosexuelle définie par le sexe de leurs partenaires plus que par un rôle de genre.

4Un conflit entre héritage patriarcal et nouvelles normes égalitaristes se fait toutefois sentir parmi les hommes. Il ne leur est pas spécifique : on le retrouve aussi chez les femmes, dans les représentations qu’elles ont des hommes. Le deuxième texte en témoigne. Portant sur les représentations de la masculinité parmi de jeunes Brésilien·ne·s, il met en évidence une inversion selon le sexe des enquêté·e·s. Les femmes se représentent les hommes en tant que groupe social machiste, mais elles voient dans les individus masculins qui les entourent des figures progressistes, tandis que les hommes tiennent individuellement à des valeurs traditionnelles, tout en convenant que le groupe des hommes devrait tendre vers l’égalitarisme (des résultats qui éclairent, à la fois, les tensions entre féminisme et hétérosexualité chez les femmes et la place ambiguë des hommes dans les mobilisations féministes.) Mais dans les deux cas, les représentations demeurent, d’une manière ou d’une autre, genrées. Dans un bref texte inséré à un autre endroit de l’ouvrage, Rommel Mendès-Leite invite à relativiser ces représentations de genre occidentales. Décrivant les différents statuts sociaux accordés aux intersexes et aux trans’ à d’autres époques et dans d’autres cadres socioculturels, il questionne un « ordre social sexué » qui persiste à différencier et hiérarchiser deux catégories de sexe.

5Malgré le déclin des normes socio-institutionnelles traditionnelles, il n’est pas évident de se défaire de leurs prescriptions relatives au genre et à la sexualité. Le troisième texte montre la difficulté à se construire en tant qu’homosexuel·le lorsque l’on a été socialisé à l’hétérosexualité. À partir des enregistrements d’appels vers la ligne Azur de l’association Sida info service, Rommel Mendès-Leite identifie deux stratégies fréquemment investies pour mieux vivre la tension entre désirs homosexuels et hétérosexualité incorporée. La première est « le refus » (p. 89), qui consiste à cantonner les rapports homosexuels à des écarts sans avenir, et la seconde est « la ruse » (p. 95), qui consiste à se travestir en femme, voire à changer de sexe. Dans les deux cas, il s’agit de préserver l’hétérosexualité, du moins pour un temps.

6Néanmoins, le poids de l’hétérosexualité obligatoire tend à s’alléger avec le développement d’une identité homosexuelle collective. Le quatrième texte s’intéresse à la genèse de ce que Mendès-Leite qualifie d’« homosexualité identitaire » à travers le prisme des lieux de sexualité gays. Des lieux publics aux backrooms d’établissements communautaires, l’auteur décrit une institutionnalisation progressive de l’homosexualité masculine qui passe par la privatisation de la sexualité. Dans le contexte de l’épidémie du sida, les pouvoirs publics (dont les politiques sont peu analysées) voient dans les lieux communautaires un moyen de contrôler la propagation de la maladie. Par ailleurs, pour les homosexuels eux-mêmes, le sentiment d’appartenance à une communauté a un rôle positif dans la gestion du risque.

7Portant sur le vih, la seconde section de l’ouvrage met en évidence un certain nombre d’écueils des politiques de prévention. Dans le premier article de cette partie, qui porte sur le sexe anal, Rommel Mendès-Leite plaide pour une approche compréhensive dans les recherches sur le risque du sida. Bien que cette pratique du sexe anal représente une véritable composante de l’identité gay, elle a souvent été déconseillée par les pouvoirs publics en raison d’un risque élevé de contamination. Conçue comme étant particulièrement dangereuse, la pénétration réceptive, est, de plus, associée à un stigmate de genre. Cette double peine peut conduire à de fausses croyances parmi les gays, notamment lorsqu’ils se représentent la position active comme exempte de tout risque, un phénomène que l’auteur qualifie de « protection imaginaire » et qui fait l’objet du texte suivant.

8Le travail de Rommel Mendès-Leite sur les protections imaginaires est sans doute le mieux connu. L’anthropologue constate qu’il existe un écart entre les consignes de prévention et les pratiques des hommes homosexuels. Cette inadéquation ne relève pas d’une méconnaissance du risque, nous dit-il, mais d’une négociation entre risques et désirs. Des comportements qui semblent irrationnels dans une logique de santé publique ne le sont pas forcément sur le plan individuel. Ainsi, les gays peuvent-ils se penser à l’abri s’ils évitent les pratiques sexuelles ou sélectionnent des partenaires qui leur semblent être en bonne santé. Ce texte relativise la pertinence de la politique du « tout capote », les individus évaluant le risque sur la base de critères subjectifs. Selon l’auteur, l’un des critères de cette évaluation est le degré d’altérité : la prévention est d’autant moins investie que l’autre est perçu comme familier. Toutefois, le sexe du/de la partenaire n’entre pas en jeu dans la conception de l’altérité, comme le démontre un autre texte portant sur les hommes bisexuels. En effet, ces derniers utilisent davantage le préservatif avec leurs pairs qu’avec les femmes. Pour eux, c’est l’hétérosexualité qui est familière : un autre homme leur semble toujours plus étranger qu’une femme.

9Le dernier texte de l’ouvrage opère plusieurs déplacements d’objets. Du point de vue du sexe – il porte sur l’expérience des femmes –, mais aussi du statut sérologique, puisqu’il inclut uniquement des séropositives, et de l’âge, car il y est question de vieillissement. Rommel Mendès-Leite observe que le vécu de la séropositivité est particulièrement difficile chez les femmes. D’abord, parce qu’elles sont généralement contaminées par leur conjoint suite à un adultère. Ensuite, parce que le vih est souvent synonyme, pour elles, de vieillissement accéléré et de fin de l’activité sexuelle. Bien que ce chapitre s’intéresse à la spécificité de l’expérience féminine de la maladie, on peut regretter la rareté des analyses en termes de rapports sociaux de sexe, notamment à propos de la dévotion des femmes vis-à-vis de conjoints qui leur ont transmis le virus (l’inverse serait-il vrai ?). Le rôle du genre dans le rapport au corps est mentionné, mais sans évoquer le double standard de l’âge ni la socialisation différentielle des hommes et des femmes à la santé (les femmes ayant plus de propension à identifier leurs symptômes et à les énoncer.) Cependant, si les femmes demeurent à la marge des recherches de Rommel Mendès-Leite, ce dernier formule les bases d’une approche compréhensive de leur relation au vih.

10Les terrains de recherche de Rommel Mendès-Leite ne se referment pas avec sa disparition. De nombreuses pistes peuvent être suivies pour continuer de faire vivre son travail et le prolonger. À propos des femmes tout d’abord, dont l’expérience du risque est souvent jugée marginale (le titre de l’article « Zoom sur les femmes » en est un révélateur), la contrainte à l’hétérosexualité qui les frappe de plein fouet a déjà donné lieu à des recherches sur leur difficulté à négocier l’utilisation du préservatif. Il importerait également de prendre en compte la pluralité des parcours et expériences de ces femmes qui, dans cet ouvrage portant en grande partie sur l’homosexualité (masculine), semblent être toutes hétérosexuelles. L’hétérogénéité sociale des groupes d’hommes gays et bisexuels pourrait, elle aussi, être explorée plus avant. Bien que Rommel Mendès-Leite décrive systématiquement la composition sociodémographique de ses échantillons, il analyse peu les différences de statut social entre partenaires et n’aborde pas les différences d’âge, ou de « race ». Les positions occupées par chacun dans les rapports sexuels entre hommes ne seraient-elles pas, dans une certaine mesure, socialement situées ? Il nous appartient d’élaborer de nouvelles recherches à partir du cadre de pensée original de ce chercheur. Une chose est sûre : des systèmes de classement socio-sexuels aux protections imaginaires, en passant par le concept d’altérité, Rommel Mendès-Leite nous lègue de nombreux outils essentiels à une socio-anthropologie de la sexualité.

Emmanuel Beaubatie
Iris – ehess
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/03/2019
https://doi.org/10.3917/tgs.041.0208
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...