CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage En quête d’appartenances est original à plus d’un titre. Tout d’abord, il inaugure une collection dédiée aux « grandes enquêtes » que les éditions de l’Ined ont récemment ouverte. Cette collection suit un double objectif : proposer des analyses permettant de comprendre les évolutions sociodémographiques qui affectent aujourd’hui nos sociétés et produire une réflexion sur les dispositifs d’enquête dont cette connaissance est le produit. Ici, les analyses reposent sur l’enquête Histoire de vie - Construction des identités, conduite en 2003 sous l’égide de l’Insee, de l’Ined et de plusieurs organismes de la recherche et de la statistique publique. Elles sont regroupées en neuf chapitres thématiques qu’accompagne une préface de François Héran, principal inspirateur de l’enquête, et une postface de Claude Dubar, dont les travaux sur l’identité ont contribué à son armature théorique. Une riche annexe est composée de la présentation de l’enquête ainsi que – c’est une originalité à saluer quand on connaît les lenteurs et limites passées de la mise à disposition des fichiers par la statistique publique – d’un cd-rom comprenant les données détaillées, ce qui permettra aux lecteurs de procéder eux-mêmes aux traitements statistiques qu’ils souhaitent réaliser.

2L’ouvrage ne constitue toutefois pas qu’une innovation éditoriale. L’enquête sur laquelle il s’appuie est par elle-même originale. Elle suit un pari de méthode détaillé par François Héran (p. 7) : donner une assise quantitative en population générale à une sociologie des identités qui, en rupture avec les débats français des années 1990, ne limite pas l’examen du thème de l’intégration aux seules populations immigrées. Ce qui a été visé au travers de cette enquête, c’est une compréhension du lien social dans une société où les individus apparaissaient de plus en plus en quête d’autonomie par rapport à leur condition. Il s’agissait par là de comprendre la façon dont les différentes identités pour autrui et pour soi (selon les termes cette fois de Claude Dubar) s’articulaient avec les trajectoires individuelles et les inscriptions collectives. Différents domaines de la vie sociale ont ainsi été explorés, dans l’enquête comme dans l’ouvrage : le rapport à la famille, au travail, aux « lieux », que ceux-ci soient symboliques (la religion et la politique, les langues) ou physiques (les origines et ancrages géographiques, la santé).

3Même avec une problématique ambitieuse, l’enquête a suivi des principes forts que l’on retrouve dans les chapitres du livre : en premier lieu s’extraire de la seule question migratoire, nous l’avons dit ; poser ensuite le caractère multiple et évolutif des identités ; enfin, dépasser une approche uniquement objectivante pour donner la parole aux enquêtés, en tentant de suivre une logique de récit biographique, en proposant une description des épreuves vécues. Objet d’analyse en soi, l’articulation des différentes « identités » en un ensemble possiblement intégré entendait permettre un retour sur les variables classiquement maniées par la statistique sociale : le sexe, l’âge, le pays de naissance, la catégorie socioprofessionnelle, etc. Il ne s’agissait pas de nier le poids des déterminants objectifs mais de travailler aux reconstructions dont ils sont l’objet, donnant une importance toute particulière aux processus d’émancipation et, dans une perspective goffmanienne, aux identités blessées. La mise en œuvre d’un tel programme n’est pas allée de soi, comme le rappelle François Héran : il a fallu dépasser les réticences de l’Insee afin de construire un dispositif qui suive cette ligne problématique en restant compatible avec les contraintes d’une enquête en population générale. Cela n’a été possible que grâce à la mobilisation d’un groupe de statisticiens et de chercheurs à même de traduire sous forme de questionnaire les intentions initiales et d’exploiter les résultats de l’enquête. L’ouvrage En quête d’appartenances en est le fruit.

4Du point de vue de la thématique du genre, plusieurs chapitres contribuent à confirmer ou enrichir les connaissances existantes. Dans leur contribution (chapitre III), Hélène Garner, Guillemette de Larquier, Dominique Méda et Delphine Rémillon examinent les différences du rapport au travail des hommes et des femmes. Ces auteures mettent en évidence un résultat à deux faces : d’une part les femmes déclarent moins souvent que les hommes que « le travail est plus important que le reste » (selon les termes de l’enquête) ; mais, à situation familiale et de carrière donnée (compte tenu notamment des interruptions d’activité et du fait d’avoir des enfants), le constat est inverse. Il y aurait ainsi une co-construction parallèle mais différenciée selon le sexe des situations objectives d’activité et de mise à distance subjective du travail.

5Dans le chapitre V, Olivia Samuel met en avant un résultat similaire s’agissant du rapport à la famille. Elle montre que l’identification à la famille, légèrement plus répandue pour les femmes, ne tient en réalité qu’aux différences de situations familiales avec les hommes. Examinant la mise à distance subjective de ce « pilier des identités » – déclarer que l’on est « un homme ou une femme tout simplement » et non un « enfant », « conjoint » ou « parent » –, l’auteure pointe par ailleurs une asymétrie entre hommes et femmes. Lorsque l’on suit l’échelle sociale, l’autonomie subjective par rapport à la famille décrit une courbe en u, mais elle n’a pas le même sexe en « haut » et en « bas » : les « hommes tout simplement » sont plus souvent des chômeurs et des travailleurs peu qualifiés pour lesquels l’incertitude professionnelle se traduit par des difficultés de projection dans la famille ; les « femmes tout simplement » occupent, à l’inverse, plus souvent des emplois qualifiés, leur réussite professionnelle s’accompagnant d’une émancipation par rapport à la famille, qu’il y ait ou non un conjoint et des enfants. Ces résultats réaffirment la force des normes et attentes sexuées en France au début des années 2000 : le travail pour les hommes, la famille pour les femmes (p. 112). Ils soulignent en même temps la singularité des femmes diplômées qui expriment une forme d’affirmation de soi identitaire échappant aux normes sociales de la famille (p. 122).

6La contribution de Florence Maillochon et Marion Selz (chapitre VI) complète le tableau précédent. Prenant comme objet la mise en couple, les auteures étudient ce moment de construction de soi où s’expriment « les ressorts fondamentaux d’élaboration des identifications plurielles des jeunes » (p. 126). De l’analyse sexuée des déterminants du fait d’être en couple et des représentations associées ressortent des différences notables entre hommes et femmes : pour les premiers, « l’identification au couple semble s’inscrire dans un parcours de stabilisation, voire de réussite sociale » (p. 140) – « être mari de » est révélateur d’un capital hérité, accumulé et consolidé – quand, pour les secondes, cette identification renvoie davantage à une forme de valorisation par procuration – l’acquisition d’un statut et l’ascension sociale apparaissent moins nécessaires à la mise en couple et peuvent même en être un frein –, à une identité compensatoire, par défaut quand d’autres ressources manquent.

7En dehors de ces trois chapitres portant sur le travail et la famille, les différences selon le sexe occupent une place mineure dans l’ouvrage. Le chapitre IV, qui porte sur la religion et le politique, confirme bien l’orientation sexuée des engagements, les femmes étant davantage investies dans la religion et les formes politiques peu institutionnalisées quand les hommes demeurent plus engagés dans les syndicats et les partis politiques. Mais la question du genre n’y est pas centrale. Les deux premiers chapitres, qui portent sur le sentiment d’appartenir à une classe sociale et le positionnement social des professions intermédiaires, ne ménagent pratiquement aucune place à l’analyse des différences entre hommes et femmes, signe des difficultés qu’il peut y avoir à articuler approches de classe et de genre. L’analyse croisée serait pourtant particulièrement intéressante puisqu’un des résultats avancés – la persistance de la notion de classe sociale, qui fait visiblement toujours largement sens au sein de la population – mériterait d’être confrontée avec les positionnements sexués par rapport au travail ou à la famille. Autres exemples des difficultés à croiser l’analyse de plusieurs types d’appartenance, les chapitres VII et VIII consacrés à l’attachement aux lieux et à la hiérarchisation sociale des langues se font essentiellement en lien avec les parcours migratoires. Et, malgré le caractère largement sexué du rapport à la santé, dans ses dimensions objectives (types d’atteinte, parcours de soin) comme subjectives (sentiment d’être en bonne santé, importance accordée à la santé), le chapitre IX, qui porte sur le ressenti des expériences de santé, ne ménage qu’une place limitée aux différences entre hommes et femmes.

8L’ambition était grande. Au total, au-delà de la thématique du genre, le pari n’apparaît que partiellement réussi. Certes, l’ouvrage rend utilement compte de l’originalité et de la richesse de l’enquête statistique. Les différentes contributions qu’il rassemble apportent des éléments de connaissance nouveaux sur les principales facettes de l’identité, la question du genre étant classiquement examinée au regard des situations professionnelles et familiales. Thème après thème, les chapitres rendent visible l’entrelacs des expériences individuelles et des appartenances sociales et permettent de comprendre la manière dont les individus opèrent un retour réflexif sur leurs trajectoires. Mais, au-delà des processus d’émancipation évoqués plus haut, la conclusion principale qui se dégage est bien la force des différences objectives, qui conditionnent l’accès aux ressources à la fois matérielles et symboliques pour construire son identité ou reconstruire ses identités. On aurait aimé que ce constat général, rapidement évoqué en fin d’introduction par les coordinatrices de l’ouvrage (p. 26), fût davantage approfondi dans les différentes contributions. Plus largement, on peut regretter que l’ambition initiale de l’enquête soit quelque peu restée lettre morte. En dehors de la postface qui propose une courte mise en perspective des « résultats de type inductif rassemblés dans [l’]ouvrage » (p. 200), manque une réelle synthèse réflexive sur l’apport de l’enquête à la sociologie des identités et de l’intégration.

9Là où une compréhension de l’articulation entre les différentes facettes de l’identité était attendue, éventuellement même déclinée pour différentes catégories de population (hommes et femmes, jeunes et plus âgés, immigrés et non immigrés, qualifiés et non qualifiés), les analyses apparaissent fragmentées (sur les classes sociales, le travail, les engagements, la famille, etc.), comme autant de domaines de spécialité des chercheur-e-s impliqué-e-s dans l’ouvrage. L’intersection des thématiques – des classes sociales et du genre ou des parcours migratoires par exemple –, aurait pu être développée. L’examen de la prise de distance par rapport aux appartenances objectives, aux « machines à intégrer » (selon les termes de François Héran) que sont la famille, l’école, la religion également. Tout comme aurait pu être plus systématique l’analyse des concurrences entre les référents identitaires. D’autres travaux réalisés à partir de l’enquête, comme ceux présents dans le double numéro [1] que la revue Économie et statistique lui a consacré, auraient pu être mobilisés à cette fin. Cela aurait permis de conserver son unité empirique à l’ensemble, à défaut d’une posture théorique commune, de toute façon absente.

10Manque enfin une réflexion sur la possibilité qu’un tel dispositif empirique ne permette d’explorer qu’une partie, savante et dicible, de la construction des identités. Le risque, pointé par François Héran (p. 11), d’approches par trop éclatées, plurielles, et individualisantes existe. Et si l’ouvrage montre qu’une « sociologie empirique (même quantitative) des identités est non seulement possible mais même en essor en France » (p. 199), Claude Dubar souligne également que les processus sont d’autant plus facilement mis en évidence dans l’enquête que les répondants ont les ressources nécessaires pour suivre la logique du questionnaire. Les jeunes femmes diplômées, qui font figure de pionnières dans leur manière de se définir en dehors des appartenances objectives de classe et de famille, en ont les traits. Elles témoignent d’un mouvement d’émancipation individuelle, qui reste toutefois inachevé et inégalitaire, laissant toute une partie de la population dans une moindre visibilité sociale, ici statistique. Un autre risque, d’imposition de problématique et d’ethnocentrisme de l’enquête cette fois, est ainsi pointé. Un retour sur les catégories statistiques eût été utile et possible compte tenu de la richesse du questionnaire où, pour chaque thème, les indicateurs sont nombreux : des pratiques aux représentations, des identités assignées à celles revendiquées. Sur le populaire, l’ancrage local, et plus globalement les facettes non savantes des identités, d’autres analyses mériteraient d’être conduites.

11En quêtes d’appartenances constitue une étape majeure dans l’exploitation de l’enquête Histoire de vie – Construction des identités, une enquête singulière qui a vu se rencontrer certains courants sociologiques porteurs en France à la fin des années 1990 avec les moyens financiers et matériels de la statistique publique. On peut espérer toutefois que cette étape ne soit pas la dernière tant les pistes problématiques ouvertes nous semblent mériter encore d’autres travaux. En attendant, rendons hommage au travail accompli par les chercheur-e-s impliqué-e-s dans l’exploitation de l’enquête, qui ont permis à ce livre de voir le jour, dont on ne doute pas qu’il sera à même d’éclairer ses lecteurs et de stimuler de nouvelles analyses de la « construction des identités ».

Notes

Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2013
https://doi.org/10.3917/tgs.029.0218
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...