CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet ouvrage traite l’histoire de la formation et de la professionnalisation des infirmières, en l’abordant sous l’angle des rapports complexes entre le modèle anglo-américain et le modèle français tel qu’i s’est construit sous la Troisième République.

2On connaît l’histoire célèbre de l’Anglaise Florence Nightingale qui, lors de la guerre de Crimée, avait réformé le service sanitaire des armées. Elle parvient ensuite, durant la seconde moitié du xixe siècle, avec le soutien des hautes sphères de la société anglaise, à transformer radicalement le nursing, créant les hôpitaux-écoles, avec un niveau élevé de formation théorique et pratique, de nouvelles méthodes de travail, fondées sur l’hygiène, et un système hiérarchique, indépendant de la hiérarchie médicale.

3Son modèle se répand en Angleterre et, après la guerre de sécession, des femmes américaines progressistes vont le propager aux Etats-Unis, en organisant congrès, association professionnelle, journal, « immatriculation » officielle, promotion des infirmières visiteuses.

4En France, avant la Première Guerre mondiale, apparaissent quelques solutions innovantes éparses pour la formation des infirmières. Alors que la France a une longue tradition soignante, liée à la puissance de l’église catholique, à partir de 1870, en effet, la Troisième République tente de remplacer les religieuses par du personnel soignant laïque, suscitant de fortes résistances. Mais, en même temps, paradoxalement, dans ce système politique républicain, jacobin et centralisé, l’invention du métier d’infirmière laïque, faute de moyens financiers, a « été volontairement laissée à l’initiative des pouvoirs locaux et, subsidiairement, à celle du secteur privé, voire de la société civile » (p. 133). À Paris, le docteur Bourneville cherche à doter les infirmières laïques d’une formation, sous forme de cours du soir. Mais à cause du faible niveau des personnels, cette première tentative est un échec. Les premières écoles, au début du xxe siècle, comme l’école de la Salpétrière, continuent à vouloir donner une formation « minimaliste » (p. 131), non pas à une élite comme les Anglaises et les Américaines, mais à des jeunes filles d’origine populaire qui doivent être entièrement soumises aux médecins.

5Pendant ce temps, la docteure protestante Anna Hamilton, qui a fait sa thèse de médecine sur le nursing, va créer à Bordeaux un contre modèle de soins infirmiers. Nommée, en 1900, directrice de la Maison de santé protestante de Bordeaux (msp), elle va introduire dans son école de « gardes-malades », les conceptions pédagogiques et réformatrices de Florence Nightingale qu’elle avait défendues dans sa thèse. Elle recrute des jeunes femmes titulaires du brevet supérieur ou du baccalauréat et leur donne une solide formation de deux ans. Les diplômées vont essaimer dans divers établissements français, en profitant du mouvement de laïcisation en cours. Elle fonde une revue La garde-malade hospitalière, uniquement rédigée par des infirmières. L’école de la msp est un succès.

6Dans d’autres villes françaises, à la faveur du désengagement de l’État, d’autres tentatives sont faites, mais avec une référence très « floue » à Florence Nightingale, même s’il est de bon ton de la citer (pp. 158-159). Il en est ainsi de deux écoles parisiennes : une protestante, l’école professionnelle de l’Association pour le développement de l’aide aux malades (adam), et une catholique, la Maison-école d’infirmières pour le secteur privé, fondée par Léonie Chaptal. Son école recrute à un niveau de diplôme plus faible que celle d’Anna Hamilton et dispense une formation de niveau moins élevé, guidée plutôt par « les notions de dévouement, d’abnégation et de vocation dont Hamilton a cherché à dégager la profession, au profit des progrès techniques, des progrès des sciences et de la compétence » (p. 153). Fortunée, proche des pouvoirs publics, « femme de combat, d’action et de mission » (p. 149), Léonie Chaptal est appelée, en 1913, à siéger au Conseil supérieur de l’assistance publique. Elle s’est lancée aussi dans la lutte contre la tuberculose, fléau qui à cette époque « terrorise et décime les Français » (p. 155). Malgré ces quelques innovations, La France reste très sous-équipée en matière de soin. La guerre de 1914-18 va bientôt le révéler tragiquement.

7Cependant, à travers des publications des correspondances, des associations et des congrès internationaux de « neurses » (1907 à Paris), des voyages et des visites, surtout à travers Anna Hamilton, mais aussi par Léonie Chaptal pour la lutte contre la tuberculose, des relations se sont nouées avec les pionnières américaines ; et les réformatrices françaises ont pu prendre connaissance des techniques, des pratiques et des savoirs construits outre-mer. Mais l’examen de la presse professionnelle des deux pays montre à l’évidence « l’asymétrie entre le modèle anglo-américain dominant et le modèle français dominé » (p. 180).

8Quand survient la Grande Guerre, le service de santé des armées est totalement débordé. Les « coiffes blanches » de la Croix-Rouge française ne sont que des « amateurs » (p. 203). La mortalité des soldats blessés est énorme. Mais, à partir de l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, les nurses diplômées de la Croix-Rouge américaine démontrent leur savoir-faire dans de nombreux hôpitaux militaires, y compris français ; pour lutter contre l’épidémie de tuberculose qui sévit, la Fondation Rockfeller prend en main la formation du visiting nursing français.

9Les carences du service de santé français, comparé à celui des Américains, ont convaincu les hommes politiques de la nécessité de réglementer la formation et l’exercice des soins infirmiers. Les six années qui suivent la Grande Guerre vont être décisives. La Fondation Rockfeller, soutenue par Anna Hamilton, cherche à imposer une formation de haut niveau, financée par les pouvoirs publics, formant à la fois des hospitalières et des infirmières de santé publique. Mais Léonie Chaptal, scellant une alliance avec les républicains laïques (p. 236), réussit à devancer les propositions de la fondation Rockfeller et à imposer son modèle, moins ambitieux (deux années au lieu de trois), mais surtout moins coûteux pour l’État, qui consiste à faire former par la philanthropie privée, surtout catholique, ce qu’elle appelle le « personnel secondaire des hôpitaux » : les infirmières apparaissent, écrivent les auteures, comme un « prolétariat infirmier » (p. 237). Le décret du 27 juin 1922 institue un « brevet de capacité professionnel » permettant de porter le titre d’« infirmière diplômée d’État », un Conseil de perfectionnement, qui s’occupe des programmes et de l’accréditation des écoles et qui fixe la composition des jurys d’examen. Au moment même où le nursing américain s’engage dans une universitarisation de la formation pour l’élite de ses nurses, la France réglemente une formation au rabais. Après le décret de 1922, les lieux de formation restent très divers et « il subsiste encore de grandes disparités qualitatives » (p. 251) entre eux, même parmi ceux qui sont accrédités. « Les conditions – religieuses, économiques, politiques – ne sont pas réunies pour satisfaire la mouvance pro-américaine de la société française » (p. 250).

10D’autre part, pendant la première décennie de l’entre-deux-guerres, « le courant américain et ses réseaux sont encore très actifs » en France (p. 268) : création et financement par la fondation Rockfeller d’un Office national d’hygiène sociale, qui comprend un Bureau central des infirmières, où les infirmières diplômées peuvent se faire enregistrer ; contribution à la création de « l’école d’infirmières et de visiteuses de Lyon et du Sud-Est », conçue comme un modèle qui devrait se répandre dans toute l’Europe ; création dans l’Aisne du « Comité américain pour les régions dévastées », pour « reconstruire, tout en les modernisant, l’ensemble du tissu social et des structures sanitaires » (p. 264). Finalement l’influence des Américains, dans la décennie suivante, va peu à peu s’estomper en ce que la professionnalisation des infirmières visiteuses va se trouver en concurrence avec celle des travailleuses sociales auxquelles les infirmières visiteuses vont s’assimiler, après la création en 1932 du diplôme d’État d’assistante de service social.

11En France, une nouvelle concurrence va se développer, à travers associations et revues, entre le courant catholique traditionaliste de Marie d’Airoles et le courant catholique libéral de Léonie Chaptal qui va combattre le premier en s’appuyant sur l’association internationale des nurses (protestante) et en se rapprochant des médecins laïques et républicains.

12Enfin le dernier chapitre va montrer comment dans l’histoire de la professionnalisation du métier d’infirmière « se joue aussi une histoire de genre » (p. 277) : « le métier d’infirmière a été inventé par des femmes pour des femmes » (p. 317) et celles-ci se sont souvent heurtées à la résistance des hommes. Pour ce qui est de la Grande-Bretagne, et plus encore des États-Unis, le féminisme a été le « terreau » de cette histoire (p. 309). Pour la France, Anna Hamilton et d’autres protestantes sont liées à un « féminisme bourgeois » qui réclame instruction et droit au travail des femmes pour leur sécurité économique et leur indépendance. Mais ce n’est pas le cas de Léonie Chaptal, la catholique, qui défend la subordination des infirmières aux médecins. Finalement, le retard français de la formation infirmière, par rapport au monde anglo-américain, peut « être mis au compte de la domination masculine dans la République » (p. 277).

13En focalisant son intérêt sur les transferts culturels entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France, ce livre apporte un point de vue original à l’histoire de la professionnalisation des soins infirmiers. C’est tout un pan nouveau de cette histoire qui est ici mis au jour. Si cette influence anglo-américaine sur la France avait été occultée jusqu’ici, c’est sans doute en partie à cause de l’anti-américanisme français traditionnel et aussi parce qu’il n’était pas très glorieux de mettre en évidence le retard français, qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui par rapport aux États-Unis, en matière de professionnalisation des soins infirmiers.

Nicole Mosconi
Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/04/2013
https://doi.org/10.3917/tgs.029.0214
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