CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La « sécurité collective » a été un élément essentiel d’une réponse démocratique et libérale au défi de la Grande Guerre : la construction des traités de 1919-1920 répondait certes aux intérêts des vainqueurs, mais voulait quand même aussi mettre en place un modèle international pour l’après-guerre. Toute cette structure devait reposer fondamentalement sur la démocratisation libérale du Continent, corollaire de la sécurité collective, comme Bénès l’exposa de façon très suggestive devant la Chambre des députés tchèque, le 25 avril 1933 [1]. Il y avait en effet une réponse démocratique consciente et volontariste, depuis Wilson et Clemenceau, aux défis posés par le paroxysme de violence et d’instabilité déchaîné par la Grande Guerre.

2Puisque nous sommes à l’Institut catholique, rappelons que ce nouveau système international reçut un certain appui de la part du Saint-Siège : dans la prolongation de l’action pour la paix de Benoît XV pendant la guerre [2], le pape Pie XI encouragea discrètement le processus de Locarno et le rapprochement franco-allemand. Outre la défense de la paix, il s’agissait de réduire les facteurs de tension et les risques de guerre entre pays chrétiens. Ce fut l’une des causes (mais pas la seule) de la condamnation de l’Action française en 1926, qui fut un événement considérable dans l’histoire du catholicisme français : le nationalisme (crispation idéologique d’un sentiment national considéré en lui-même comme sain) était condamné, comme allaient l’être (bien plus durement d’ailleurs) les idéologies totalitaires fasciste, communiste et nazie, par Pie XI dans les années suivantes [3]. Ajoutons qu’il ne s’agissait pas là d’un alignement doctrinal sur les valeurs démocratiques libérales défendues en 1919 par les vainqueurs, mais du résultat d’une inspiration différente, religieuse par essence, comme le montre l’encyclique Maximum illud de 1919, par laquelle le pape prévoyait la fin des empires coloniaux et demandait, pour éviter toute confusion entre le message évangélique des missionnaires et la politique de la colonisation, la formation d’un clergé indigène. Les vainqueurs de 1919 étaient fort loin de cette vision de l’avenir …

3Mais la tentative des dirigeants européens en vue d’établir un nouveau système international échoua, et pas seulement parce que l’Allemagne renonça finalement à la démocratie, pas seulement à cause de l’échec de l’environnement prévu et indispensable de la sécurité collective (la démocratie libérale et le libéralisme économique), mais aussi parce que les dirigeants français (et britanniques, à leur manière) et leurs opinions publiques, profondément marqués par la Grande Guerre, portèrent la sécurité collective au-delà du raisonnable et en firent un mythe paralysant qui, en fait, contribua à ruiner le front dissuasif établi en 1935 face au Reich, avec le « front de Stresa » (Grande-Bretagne, France, Italie) et le pacte franco-soviétique.

4L’héritage de la guerre est là complexe : il génère certes des réactions révisionnistes chez les vaincus, mais aussi les germes d’un système international nouveau, qui doit faire leur légitime place à tous ; en même temps il engendre un pacifisme de principe qui va ruiner les chances de ce nouveau système. On voit bien ici qu’il faut se garder de toute explication univoque.

5En outre, le système établi en 1925 à Locarno, que l’on considère comme le sommet de la sécurité collective, était marqué par de multiples ambiguïtés juridiques, et par une contradiction fondamentale : c’était à la fois quelque chose de nouveau (la sécurité collective) et la résurrection de quelque chose d’ancien, qui remontait à 1815 (sinon aux traités de Westphalie du xviie siècle) : le Concert européen. Or ces deux notions étaient, nous allons le voir, contradictoires …

6Et n’oublions pas que Locarno était frappé par une ambiguïté fondamentale sur les objectifs : pour Berlin il s’agissait de réviser Versailles en douceur, pour Paris de défendre Versailles intelligemment. Fondamentalement, la sécurité collective a échoué, parce qu’elle n’a pas permis, soit de contenir la poussée révisionniste des vaincus (en particulier du Reich, mais aussi de la Hongrie), soit de la canaliser dans une évolution acceptable pour les autres pays et compatible avec le maintien de la paix. Mais ce dilemme était justement le grand problème de l’époque.

Rappel: la sécurité collective

7Le concept de « sécurité collective » était apparu dès la fin du xixe siècle, en réaction contre le « Concert européen des grandes puissances » établi depuis 1815 (les petites puissances étaient de moins en moins satisfaites d’un système qui ne leur donnait guère voix au chapitre, pas plus que les « nationalités » allogènes dans les pays multiethniques, comme l’Autriche ou la Russie, qui étaient des piliers du Concert européen, dont elles se servaient justement pour étouffer les revendications nationales, au nom de l’« équilibre » entre les puissances).

8La sécurité collective était aussi une réaction contre les alliances permanentes du temps de paix, qui conduisirent à l’engrenage de l’entrée en guerre en 1914, par un mécanisme apparemment inexorable qui avait beaucoup marqué les contemporains (lire par exemple Les Thibault, de Roger Martin du Gard). En particulier l’alliance franco-russe de 1891-1893 (alliance secrète, automatique) avait laissé un très mauvais souvenir, aussi chez les dirigeants, même s’ils ne pouvaient pas trop le dire publiquement à cause des polémiques des années vingt et trente sur les responsabilités françaises et russes dans la guerre.

9On estimait donc qu’il fallait désormais établir la sécurité avec l’adversaire potentiel, en l’englobant dans le système diplomatique, pas contre lui, au moyen d’alliances bilatérales qui désignaient en quelque sorte l’adversaire potentiel. Cette philosophie très nouvelle inspira le président Wilson et la création en 1919 de cette Société des Nations qu’il avait réclamée dès la guerre. Dans son esprit, tous les pays étaient appelés à en faire partie, y compris, à terme, l’Allemagne. Mais il se révéla rapidement que la SDN ne pouvait pas être efficace : c’était une tribune internationale, plus qu’une véritable organisation de maintien de la paix. Les Français essayèrent bien de muscler la SDN, en proposant de lui permettre de désigner clairement un éventuel agresseur à la majorité (et non pas à l’unanimité, ce qui est très difficile à réaliser) et de lui donner le pouvoir de prendre ensuite de vraies sanctions, y compris militaires. Ce fut le « protocole de Genève » de 1924, qui échoua finalement devant l’opposition de la Grande-Bretagne.

Octobre 1925 : Locarno et ses ambiguïtés

10On comprit alors que la SDN resterait trop faible, et trop abstraite. Il fallait quelque chose de plus précis. D’où les accords de Locarno d’octobre 1925, par lesquels la France, l’Allemagne et la Belgique reconnaissaient leurs frontières mutuelles, avec la garantie de Londres et de Rome qui se dresseraient contre l’un quelconque des trois pays s’il venait à violer les accords. Mais les accords de Locarno correspondaient surtout à la stratégie de Londres (découpler l’Est et l’Ouest de l’Europe du point de vue de la sécurité, et occuper une position d’arbitre entre la France et l’Allemagne). En effet, Locarno ne concernait que les frontières de l’Ouest, entre l’Allemagne, la Belgique et la France, et pas les frontières avec la Pologne et la Tchécoslovaquie. D’autre part, Londres et l’Italie garantissaient certes la France contre une attaque allemande, mais aussi le Reich contre une invasion française (soit dans le cas d’une deuxième opération de la Ruhr, comme en 1923, soit même éventuellement, c’était la grande ambiguïté des accords de Locarno, dans le cas d’une intervention française au bénéfice de la Pologne attaquée par l’Allemagne).

11Il faut donc souligner les contradictions internes de Locarno, liées aux problèmes que pose la notion de « sécurité collective ». En particulier le différentiel de sécurité entre l’Ouest et l’Est de l’Europe (l’Allemagne ne garantissait pas ses frontières à l’Est et celles-ci ne faisaient pas l’objet d’une garantie internationale). Cela réduisait sérieusement la sécurité en Europe orientale, car il existait une contradiction potentielle entre Locarno et les alliances conclues par la France avec la Pologne en 1922, avec la Tchécoslovaquie en 1924, alliances renouvelées en 1925 dans le cadre d’ailleurs des accords de Locarno, car Paris se rendait bien compte de cette contradiction et avait tenté de rééquilibrer les choses.

Le mythe de la sécurité collective

12Mais une chose domine tout pendant l’ère de Locarno et même des années après, jusqu’en 1939 : le dogme de la sécurité collective, le système juridique du pacte de la SDN et des accords de Locarno, avec leurs ambiguïtés et en particulier le problème permanent qu’ils posent dans les engagements que la France peut prendre à l’Est de l’Europe et dans ses relations avec la Grande-Bretagne. On ne comprend rien si l’on perd de vue le poids écrasant du mythe de la sécurité collective pour les responsables et pour l’opinion en France à l’époque. La sécurité collective, qui est multilatérale et qui doit englober autant que possible tous les partenaires, y compris même les adversaires potentiels, apparaît en effet comme le seul moyen d’éviter le renouvellement d’une catastrophe comme celle de 1914.

Les ambiguïtés juridiques de Locarno

13Cependant la sécurité collective, telle qu’elle est appliquée par les accords de Locarno, comporte un grand risque de contradiction, lié au rôle d’arbitre de la Grande-Bretagne (dont il est clair qu’il complique la politique française de sécurité par la suite : en effet, si la France vient en aide à la Pologne attaquée par l’Allemagne, la Grande-Bretagne peut estimer que c’est elle l’agresseur et intervenir contre elle).

14Une question connexe de la précédente et particulièrement complexe est celle des rapports entre la SDN et les accords de Locarno : le jeu de ceux-ci est-il ou non soumis à une discussion préalable à Genève, avec tous les risques de délais et de man œuvres que l’on peut imaginer ? La question faisait l’objet d’un débat au Quai d’Orsay depuis Locarno. Mais ce débat évolua rapidement dans le sens de la reconnaissance d’une priorité de la SDN sur Locarno : celle-ci était devenue un dogme indiscuté en 1934-1935. Mais du coup Locarno, du point de vue de la France et de ses alliés à l’Est, était affaibli.

15C’est là un problème structurel de la politique extérieure française de cette période, c’est l’immense problème de la sécurité collective, comprise de façon extrême, et de son impact extraordinaire, à cause du rejet rétrospectif des alliances d’avant 1914 et en particulier de l’automatisme de l’alliance franco-russe, qui, comme l’écrivit Jacques Bainville après la guerre, « ne s’était pas terminée dans la joie et les apothéoses » [4].

Le révisionnisme est inscrit dans Locarno

16Dans cette rapide érosion des positions juridiques françaises – dont l’importance a été à mon avis considérable jusqu’en 1936 et à la réoccupation de la Rhénanie par Hitler (en effet la question se pose alors dans toute son acuité : la France peut-elle agir de façon unilatérale pour faire respecter Locarno et forcer Hitler à retraverser le Rhin, puisque Londres ne veut pas bouger ?) – il faudra réfléchir, entre autres facteurs, sur le poids du révisionnisme en France concernant les origines de la Première Guerre mondiale et ses conséquences. La mauvaise conscience qui se développe dans certains milieux sur les conditions d’entrée en guerre en 1914 ne contribue-t-elle pas insidieusement à faire adopter les thèses britanniques (et allemandes) sur les limites que Locarno impose à une éventuelle action unilatérale de la France ? [5]

17Et la mauvaise conscience collective à propos des traités de Versailles et de Saint-Germain a contribué à la faiblesse de Paris en mars 1938 (Anschluss) et en septembre (accords de Munich) : après tout, les Autrichiens et les Sudètes, ce sont des Allemands ! On acceptait de passer ainsi de la conception française d’une nation « civique », reposant sur les droits et la volonté des citoyens, à la conception ethnique de la nation, reposant sur la langue et les origines ethniques, en ruinant ainsi tout un pan de la politique extérieure française depuis le xixe siècle et en 1919-1920.

18On notera ici que le texte même de Locarno évitait la notion de « statu quo » : le texte original du Préambule du Pacte rhénan parlait d’« assurer le statu quo ». Mais, après négociation, le texte devint : « assurer la paix dans la zone qui a été si fréquemment le théâtre des conflits européens ». C’était significatif du nouvel état d’esprit : la paix comptait plus que la défense du statu quo[6]. Et rappelons que l’article 19 du pacte de la SDN permettait la révision des traités …

19D’autre part, se met en place avec Locarno et la relation Briand/Stresemann une dynamique dont Briand est parfaitement conscient : il faut faire des concessions pour soutenir Stresemann et consolider la démocratie de Weimar. C’est un autre aspect du nexus sécurité collective-démocratie que j’ai déjà souligné.

20C’est ainsi qu’en 1928-1929 on décida d’évacuer la Rhénanie dès 1930, en échange du Plan Young. Mais le sommet fut atteint à Thoiry le 17 septembre 1926 : Stresemann proposa, grâce à la solidité financière retrouvée du Reich, un règlement anticipé des réparations en échange d’une évacuation immédiate de la Rhénanie et d’une restitution de la Sarre sans plébiscite. De même, l’Allemagne consentirait un prêt à la Pologne (en pleine déconfiture) en échange d’une modification de la frontière polono-allemande. Briand donna son accord de principe (ni lui ni Berthelot, dans leurs entretiens avec les Allemands, n’écartaient la possibilité d’une révision de la frontière germano-polonaise, que beaucoup reconnaissaient avoir été particulièrement mal tracée à Versailles) [7]. Briand était donc prêt à une large révision, même si Poincaré, président du Conseil depuis le mois de juillet, fit échouer Thoiry. On peut comprendre que même les Allemands les plus modérés, dans le sillage de Stresemann, aient cru à sa possibilité.

21La France n’a pas su choisir : elle n’est pas restée ferme sur les positions du Traité, et a fait des concessions à l’Allemagne, mais toujours à contrecœur ; elle n’a pas choisi l’entente totale avec les Anglo-Saxons ; elle n’a pas non plus exploré les possibilités (réelles, au moins en 1931) d’une entente bilatérale avec l’Allemagne sur les réparations, l’économie, la sécurité, entente qui aurait mis Londres et Washington en face de leurs responsabilités et de leurs contradictions. Ce fut l’échec de Locarno, les dernières chances d’une révision raisonnable – dont tous les gens sérieux comprenaient la nécessité, malgré les réticences de l’opinion française (pas toute entière d’ailleurs) et bien sûr des pays alliés de l’Est – ont été gaspillées, très largement à cause des divisions entre Occidentaux. Si l’on admet que la révision était inévitable, les Alliés n’ont pas su la gérer. Ajoutons ici, c’est essentiel pour comprendre la suite, que de plus en plus on substituait, à Paris, le dogme de la « sécurité collective » à l’appréciation objective des rapports de force et de l’intérêt national bien compris. Cela, à mon avis, contribue beaucoup à expliquer la perte de repères subie par la politique extérieure française à partir de 1930 [8]. D’autant plus que la sécurité collective englobait l’adversaire éventuel (c’est même sa différence essentielle avec la politique de sécurité classique reposant sur des alliances nettement tournées contre un adversaire éventuel) et conduisait donc, de façon quasi structurelle, à lui faire des concessions pour qu’il ne trouble pas un ordre européen auquel on l’avait associé.

Le cadre d’ensemble échoue

22Les milieux locarnistes savaient très bien que trois choses allaient ensemble [9] : la démocratie, l’économie libérale (on note que toute une série d’accords par branches industrielles à l’échelle européenne, en particulier pour l’acier à partir de 1926, forma ce que l’on a pu appeler un « Locarno économique ») et la sécurité collective, qui dépendait d’un environnement politique et économique libéral.

23Or l’économie libérale recule avec la crise de 1929 : les différents pays pratiquent le « chacun pour soi » et abandonnent l’approche plus multilatérale qui s’était affirmée au cours des années vingt ; du coup, la démocratie échoue ou recule en Europe centrale et orientale dès le début des années trente. Le cadre d’ensemble qui sous-tendait la sécurité collective était brisé.

Une ambiguïté de Locarno vient renforcer la pression en faveur d’une révision des traités : c’est aussi une résurrection de l’ancien Concert européen

24On n’a évidemment pas insisté là-dessus à l’époque, mais Locarno, c’est fondamentalement un accord et un système de consultation, en dehors de la SDN, entre la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie. C’est-à-dire les grandes puissances du Concert européen d’avant 1914, moins l’Autriche-Hongrie, défunte, et la Russie, hors jeu. On constate donc à partir de là une ambiguïté fondamentale : on pratique officiellement la sécurité collective – et l’égalité entre tous les États, petits ou grands – mais, en fait, on est revenu à un système reposant sur les grandes capitales. Or Hitler à partir de 1933, et malgré la rhétorique hypernationaliste du régime, va savoir très bien utiliser cette ambiguïté : quand il arrive au pouvoir, le Reich jouit en fait depuis Stresemann d’une situation internationale, dans le cadre de ce système à quatre, qui est bien supérieure à celle des années suivant immédiatement la défaite de 1918.

25Premier exemple : la propension des Alliés à envisager une certaine révision des traités dans le cadre quadrilatéral issu de Locarno fut démontrée par l’épisode du Pacte à Quatre de juillet 1933. Celui-ci résulta d’une initiative de Mussolini en mars. À la fois inquiet des visées hitlériennes et soucieux de favoriser le révisionnisme de la Hongrie, il proposa que les quatre grands pays européens s’entendent pour organiser le cas échéant la révision des traités, sur la base de l’article 19 du pacte de la SDN qui en prévoyait le principe. Paris suivit Mussolini, d’une part parce que le ministre des affaires étrangères Paul-Boncour pensait pouvoir s’appuyer sur l’Italie contre l’Allemagne, d’autre part parce que le président du Conseil Daladier lui-même n’était pas hostile à une révision modérée du Traité pour sauver la paix. Néanmoins, on tint compte des réticences de l’opinion (la Chambre refusera d’ailleurs de ratifier le Pacte, première manifestation d’un raidissement contre Hitler qui sera sensible en 1934-1935) et des alliés orientaux : finalement le pacte fut signé le 15 juillet, mais très édulcoré.

26Cependant le résultat le plus clair fut d’introniser l’Allemagne de Hitler dans le Concert européen reconstitué à Locarno mais ainsi profondément perverti, et d’alarmer la Pologne et la Petite Entente : le système français d’alliances s’en trouva profondément fragilisé et, le 26 janvier 1934, Varsovie concluait avec le Reich un pacte de non-agression. Berlin avait remporté une grande victoire, et commençait à substituer à la sécurité collective un réseau d’accords bilatéraux centrés sur le Reich. D’autant plus que ce dernier avait quitté en octobre 1933 la conférence du désarmement et la SDN. Toutes les bases de la sécurité en Europe (la sécurité collective et ses institutions, le Concert des grandes puissances, le système d’alliances français) étaient désormais compromises ou subverties, on allait rapidement passer d’une perspective de révision contrôlée à une révision beaucoup plus ample et musclée [10].

Munich comme l’aboutissement des ambiguïtés de Locarno et du retour à un Conseil européen perverti, sous le poids du mythe de la sécurité collective et de la mauvaise conscience pacifiste, conduisant à accepter le révisionnisme

27En septembre 1938, la conférence de Munich s’inscrivit pleinement pour les Franco-Britanniques dans le mouvement de révision constante poursuivi depuis 1924, dans le contexte de la sécurité collective. Le 29, à Munich, les dirigeants allemands, italiens, français et britanniques se réunirent, sans les Tchèques. On remarquera que c’est la configuration du Pacte à Quatre de 1933 : cette conférence est une caricature, une perversion du Concert européen mais, à l’époque, elle apparaît dans la continuité de ce qui se préparait depuis 1930 et, dans les esprits du temps sinon bien sûr dans les faits, elle paraît prolonger la sécurité collective. Elle est d’ailleurs bien accueillie, au moins sur le moment, par les opinions publiques britannique et française. Seulement, les décisions de la conférence sont terribles : la Tchécoslovaquie perd immédiatement le territoire des Sudètes, largement tracé, sans plébiscite et, dans les semaines suivantes, la Pologne et la Hongrie s’emparent de leur part. Français et Britanniques estiment pourtant, ce qui est vrai, avoir empêché, sans guerre, Hitler de s’emparer de toute la Tchécoslovaquie, ce qui était son programme initial (il regrettera toujours de ne pas l’avoir fait). Cependant la garantie internationale promise à Prague ne sera jamais ratifiée par Berlin. Mais on voit à quoi aboutissaient les concepts de sécurité collective et de révision négociée.

28Il est clair en effet, même si l’on a rarement attiré l’attention sur ce point, que c’est bien de cela qu’il s’agit, et que les responsables de l’époque voyaient bien leur politique en 1938 dans la continuité de ce que l’on avait commencé à faire auparavant. Dans ses mémoires, Paul Reynaud (alors ministre des Finances) raconte qu’au retour de Munich Daladier lui déclara : « C’est ma politique. C’est le Pacte à Quatre. » [11]

29Daladier poursuit un temps sur sa lancée : il pensait encore possible de régler les autres problèmes européens de la même façon qu’à la conférence de Munich, qui fut un temps comprise à Paris comme la première d’une série de rencontres qui permettraient aux grandes puissances de régler successivement les problèmes, y compris les questions territoriales, économiques, et le désarmement. Il déclara à la Chambre le 4 octobre 1938 : « Nous ne préserverons la paix que si nous établissons enfin les bases d’un règlement d’ensemble. » [12]

30Georges Bonnet, le très controversé ministre des Affaires étrangères de l’époque, ne dit pas autre chose : « Depuis qu’en 1936, avec l’occupation de la Rhénanie, Hitler avait déchiré les accords de Locarno, les gouvernements français et anglais avaient cherché de nouveau à faire accepter par l’Allemagne un système de sécurité collective, à obtenir qu’elle ne puisse plus rester une force isolée et indisciplinée et qu’elle participe au concert européen. » [13]

Conclusion

31Il est clair que la sécurité collective, dans ce contexte, était devenue un cache-misère, une façon de rationaliser le recul de l’influence politique et de la puissance militaire de la France. Mais elle était aussi l’aboutissement ultime des ambiguïtés de Locarno.

32Les contemporains étaient conscients et de l’échec de la sécurité collective établie dans le cadre de Locarno (quand elle ne reposait pas ou plus sur des valeurs communes) et du danger d’un retour au Concert européen des grandes puissances.

33Ce fut dit très clairement par les pères de l’Europe après 1945. Robert Schuman souligna toujours qu’il avait pris une option fondamentale : dépasser la politique traditionnelle du Concert européen, simple collaboration entre les puissances, qui n’avait conduit qu’à des alliances antagonistes et aux grandes guerres européennes [14]. C’était pour lui une réaction profonde : il fallait absolument éviter la renaissance des anciennes rivalités, que n’avait pas empêchée le Concert européen et, pour cela, construire une Europe intégrée. Il y a donc un lien direct entre l’entre-deux-guerres et la construction européenne d’après 1945, à travers les leçons qui furent tirées des erreurs commises entre 1919 et 1939.

Notes

  • [1]
    Voir l’exposé d’Édouard Bénès devant la Chambre des députés, « La question du directoire européen et la révision des frontières », dans Sources et documents tchécoslovaques n° 21, Prague, Orbis, 1933.
  • [2]
    Nathalie Renoton-Beine, La Colombe et les tranchées. Les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Grande Guerre, Paris, Cerf, 2004.
  • [3]
    Fabrice Bouthillon, La Naissance de la Mardité. Une théologie politique à l’âge totalitaire : Pie XI (1922-1939), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2002.
    Georges-Henri Soutou, « La condamnation de l’Action française et les relations entre le Vatican et le gouvernement français », Études maurassiennes, T. V, Aix-en-Provence, 1986.
  • [4]
    Georges-Henri Soutou, « Les relations franco-soviétiques de 1932 à 1935 », in Mikhail Narinski, Elisabeth Du Réau, Georges-Henri Soutou et Alexandre Tchoubarian (éds.), La France et l’URSS dans l’Europe des années 30, Paris, PUPS, 2005.
  • [5]
    Patrick De Villepin, Victor Margueritte, Paris, François Bourin, 1991. Pour tout ce passage, cf. Claude Carlier et Georges-Henri Soutou, 1918-1925 : Comment faire la paix ?, Paris, Economica, 2001.
  • [6]
    Sylvain Lapoix, « La politique de sécurité collective et le pacte Briand-Kellogg : le système de sécurtité locarnien et sa construction de 1924 à 1928 », mémoire de Maîtrise sous ma direction, 2005.
  • [7]
    Jacques Bariéty, « Finances et relations internationales : à propos du plan de Toiry », Relations internationales, n° 21, 1980 ; Georges-Henri Soutou, « L’alliance franco-polonaise (1925-1933) ou comment s’en débarrasser ? », Revue d’Histoire Diplomatique, n° 2-3-4, avril-décembre 1981, p. 295-348.
  • [8]
    Georges-Henri Soutou, « La France et la problématique de la sécurité collective à partir de Locarno : dialectique juridique et impasse géostratégique », in Gabriele Clemens (éd.), Nation und Europa. Festschrift für Peter Krüger zum 65. Geburtstag, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2001.
  • [9]
    Voir par exemple la très locarniste revue Europe nouvelle.
  • [10]
    Charles Bloch, Hitler und die europäischen Mächte 1933-1934. Kontinuität oder Bruch, Frankfurt am Main, Europäische Verlagsanstalt, 1966.
  • [11]
    Paul Reynaud, Au cœur de la mêlée, Paris, Flammarion, 1951, S. 284.
  • [12]
    Archives Nationales, A96 AP 10.
  • [13]
    Georges Bonnet, Fin d’une Europe. De Munich à la guerre, Genève, Le Cheval ailé, 1948, p. 44. Ce livre de Bonnet est la meilleure explication qui ait jamais été présentée de cette politique.
  • [14]
    Robert Schuman, Pour l’Europe, Paris, Nagel, 1963, p. 30-31.
Français

Résumé

Après la Première Guerre mondiale, les dirigeants tentèrent d’établir un nouveau système international, la « sécurité collective », qui cherchait désormais à englober dans le système diplomatique l’adversaire potentiel et non plus à lier des alliances contre lui. Malheureusement, ce système échoua. Cela n’est pas dû seulement au renoncement de l’Allemagne à la démocratie ou aux difficultés que connut le système libéral (démocratique et économique) dans les années trente, mais aussi parce que les dirigeants (notamment français et britanniques) et leurs opinions publiques, profondément marqués par la guerre, voulurent à tout prix sauver la paix. À partir de 1924, et notamment avec les accords de Locarno en 1925, la sécurité collective – qui s’appuie sur le multilatéralisme et sur l’égalité des États membres – se voit substituer un système de consultation entre les principales puissances. Une sorte d’ancien Concert européen ressurgit et, avec lui, l’acceptation d’une révision progressive des traités, seule assurance, pour certains, d’éviter la guerre. En dénaturant le principe qui avait été établi au lendemain de la guerre, l’Europe n’est pas parvenue à assurer une paix durable.

Mots-clés

  • sécurité collective
  • SDN
  • relations internationales (1919-1939)
  • accords de Locarno
Georges-Henri Soutou
Professeur émérite d’histoire contemporaine,
Université de Paris IV-Sorbonne
Membre de l’Institut
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/01/2013
https://doi.org/10.3917/trans.119.0177
Pour citer cet article
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