CAIRN.INFO : Matières à réflexion

I – BIENVENUE À EKURHULENI

1 « Qui connaît Ekurhuleni ? » demande le conférencier. « Personne ? » ajoute-t-il devant le silence de la salle. La scène n’est pas étonnante hors d’Afrique du Sud, mais elle pourrait tout aussi bien se dérouler en Afrique du Sud même. C’est qu’Ekurhuleni est une entité administrative et politique récente, fondée en 2000 par la fusion de 9 anciennes municipalités d’une région urbaine voisine de Johannesburg appelée l’East Rand (parce que constituée par la partie Est du Witwatersrand, la grande région jadis minière centrée sur Johannesburg).

2 Ekurhuleni, avec une population de 2,3 millions d’habitants en 2008 (pour une superficie de 1923 kilomètres carrés), est la quatrième « ville » d’Afrique du Sud après Johannesburg, Le Cap et Durban. Elle fait cependant partie de la même région urbaine que Johannesburg et Pretoria, qui correspond à la province du Gauteng  [1] (carte 1) laquelle compte 8 millions d’habitants.

Carte 1

les autorités locales dans le Gaunteng depuis 2000

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les autorités locales dans le Gaunteng depuis 2000

3 Ekurhuleni est donc née dans le cadre d’une vaste réforme du gouvernement local sud-africain (GERVAIS-LAMBONY, 2002), comme un outil pour surmonter le poids de l’héritage de l’apartheid et mettre en place un mode de gouvernement efficace et démocratique, apte à assurer la redistribution économique vers les plus pauvres tout autant que le développement économique. Cette nouvelle « autorité métropolitaine » réunit des espaces qui pèsent pour plus de 8 % du produit intérieur brut national. Il s’agit en effet de la première région industrielle du pays (les secteurs dominants sont la métallurgie, la mécanique, la chimie, les plastiques et l’agro-alimentaire) avec 200 000 emplois, mais les activités tertiaires se développent dans certaines parties de l’agglomération et emploient plus de 300 000 salariés (ROBERTS, 2006). Cependant, avec un taux de chômage estimé à 40 % de la population active, et en augmentation, Ekurhuleni est aussi une région marquée par des problèmes sociaux considérables.

4 L’organe principal de gouvernement métropolitain est un conseil municipal de 175 membres, dont 88 élus sur une base territoriale (les wards*, voir carte 2) et 87 élus au scrutin proportionnel de liste. Le conseil est présidé par un maire (executive mayor) et un mayoral committee (Comité du Maire*) composé de 13 élus locaux choisis par le maire. C’est ce comité et le maire qui concentrent l’essentiel des pouvoirs décisionnels et dirigent l’administration métropolitaine (16 000 salariés) placée sous l’autorité du City Manager*. À l’échelle locale, le seul niveau de représentation politique est le ward. Ceux-ci ont été délimités en 2000, puis légèrement modifiés en vue des élections locales de 2006, par le ministère du Gouvernement Local et une instance nationale, le Demarcation Board. Chaque élu de ward préside un ward committee* (comité de circonscription [2]) composé de résidants de la circonscription représentant les différents secteurs de la société civile et censé assurer le bon fonctionnement d’une démocratie locale participative (voir infra la contribution de PIPER et DEACON pour les modes généraux de fonctionnement de ces comités). Par ailleurs la métropole est subdivisée en 3 Service Delivery Regions (carte 2) censées faciliter la fourniture des services urbains à une échelle infra-métropolitaine. Chacune de ces régions en en outre subdivisée en 3 Consumer Care Centers dotés de personnels municipaux et servant à assurer l’information technique des citadins.

5 Cette structure administrative récente est en charge de faire fonctionner la démocratie locale sur un espace fortement morcelé et ségrégé. Comme toutes les agglomérations sud-africaines, Ekurhuleni est en effet marquée par la ségrégation raciale héritée de l’époque coloniale puis de l’apartheid. La répartition spatiale des groupes « raciaux » y est plus complexe encore qu’ailleurs puisque la métropole est née de la fusion de neuf anciennes municipalités qui était elles-mêmes ségrégées (on trouvera donc à Ekurhuleni neuf anciens centre-villes au lieu d’un seul à Johannesburg ou Pretoria). Les populations « noires » (75 % de la population) sont réparties essentiellement dans quatre grands ensembles de townships* situés aux périphéries du territoire métropolitain. Les populations « blanches » (4%) sont réparties essentiellement de part et d’autre d’un axe central correspondant aux anciens terrains miniers  [3]. Sur le plan ethnique la situation est bien plus complexe encore. Le premier groupe linguistique est le groupe zoulou (40 % des citadins), mais la diversité ethnique est très grande parce que la population s’est constituée par migrations de travail depuis toutes les régions du pays mais aussi depuis le Mozambique et secondairement le Zimbabwe et le Malawi.

Carte 2

Les wards (circonscriptions) de Ekurhuleni depuis 2005

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Les wards (circonscriptions) de Ekurhuleni depuis 2005

II – DÉMOCRATIE LOCALE ET IDENTITÉS TERRITORIALES

6 Comme toute construction politique nouvelle, se pose la question de l’adhésion de la population au projet dont elle est porteuse. Et pour que cette adhésion puisse se faire il est nécessaire que se construise un minimum d’identification territoriale à l’échelle de la nouvelle entité, en l’occurrence l’autorité métropolitaine et les wards. Ceci est d’autant plus nécessaire qu’un des éléments majeurs du projet est l’établissement d’un gouvernement démocratique local. Or, le nouveau découpage vient se superposer à ceux qu’il efface mais qui restent prégnants dans les pratiques et les représentations des citadins. C’est ce décalage entre les échelles territoriales politiques nouvelles (ward et Metro) et les échelles territoriales d’identification des citadins qui est l’objet de ce texte. L’hypothèse que nous défendons est que les dimensions spatiales des identités ne sont pas assez prises en compte par le nouveau système politique et qu’en conséquence les décalages entre fonctionnement politique et fonctionnement pratique et représentations citadines sont forts. Ceci nous semble être un facteur explicatif de dysfonctionnements de la démocratie locale à Ekurhuleni en particulier, dans les villes sud-africaines en général [4]. Les identifications territoriales dont nous traitons ici sont des construits (DI MÉO, 2004) produits par des acteurs sociaux s’appuyant sur des délimitations spatiales. Sont mobilisés dans ces processus tant la dimension matérielle de l’espace que ses représentations (HARVEY, 2006 ; SOJA, 2000 ; LEFEBVRE, 1974). Les autorités politiques locales sont des acteurs forts de ces constructions, mais elles sont loin d’être les seules. Si l’on admet l’existence de telles identités territorialisées, la question se pose de leur prise en compte dans le fonctionnement de la démocratie locale : doivent-elles être reconnues ? Doivent-elles pouvoir s’exprimer ou bien sont-elles au contraire porteuses de division sociale sur des bases spatiales ? Nous nous appuierons ici sur les travaux d’Iris Marion YOUNG (1990 ; 2000) qui définit un idéal de démocratie comme étant le système permettant la reconnaissance et l’expression de toutes les différences identitaires :

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« The ideal of the just society as eliminating group differences is both unrealistic and undesirable. Instead justice in a group-differentiated society demands social equality of groups, and mutual recognition and affirmation of group differences »  [5] (YOUNG, 1990, p. 191).

8 Si l’on considère que les différences doivent pouvoir s’exprimer dans le cadre d’un système démocratique pour éviter les formes de domination et d’oppression, et si dans le même temps on admet qu’il existe des identités construites sur des bases territoriales, alors on doit conclure qu’elles doivent être reconnues et pouvoir s’exprimer au même titre que d’autres identités sociales. La question que nous posons ici est : est-ce que le système de gouvernement métropolitain actuel sud-africain, fondé sur le ward comme plus petite unité politique et la métropole comme plus grande unité politique urbaine, permet l’expression des différentes identités territoriales ?

9 Cette question se pose à différentes échelles. L’échelle métropolitaine vise à effacer celles des anciennes municipalités mais aussi celle des divisions spatiales racialisées de l’apartheid et notamment celles des anciens townships noirs. Le ward, tend quant à lui à effacer le niveau inférieur constitué par le « quartier ». À quelles échelles se déploient dès lors les identifications territoriales (unités de voisinage, ward, township, ancienne municipalité, aire métropolitaine) ? Une identification à l’échelle du ward est-elle en train de se construire ou au contraire la mise en place de cette échelle territoriale suscite-t-elle l’émergence d’identités « de résistance » (pour reprendre la terminologie de CASTELLS, 1997) ?

10 Nous n’aborderons pas ici l’ensemble de ces échelles mais nous nous concentrerons sur un township noir de l’agglomération, Vosloorus, en nous appuyant sur des enquêtes de terrain conduites sur un temps assez long (1999-2008) dans deux wards (44 et 47, voir carte 3) situés au sud de l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni. Ces enquêtes ont consisté d’une part en entretiens, répétés, avec les conseillers municipaux, des membres des ward committee et des citadins, d’autre part en l’observation de réunions publiques, de réunions d’information et de réunions entre conseillers locaux.

III – LA DIVERSITÉ ET LES ÉCHELLES D’IDENTIFICATION TERRITORIALES À VOSLOORUS : UNE HISTOIRE RÉCENTE COMPLEXE

11 Vosloorus est un township, c’est-à-dire un lotissement public construit pendant la période de l’apartheid pour le logement de la main-d’œuvre noire. Il a été fondé en 1964 pour servir de township à la ville de Boksburg (BONNER et NIEFTAGODEN, 2001 ; GERVAIS-LAMBONY, 2003). Produit typique de l’urbanisme d’apartheid, Vosloorus a servi à reloger les citadins déplacés du quartier de Stirtonville destiné lui-même à devenir un quartier réservé aux « colorés » de la région East Rand [6] et rebaptisé à la fin des années 1960 Reiger Park (voir carte 2). Ces déplacements forcés de population étaient des éléments d’un plan d’ensemble pour l’East Rand qui visaient à regrouper l’ensemble des populations noires dans quatre vastes ensembles de townships et en même temps de regrouper autant que possible les populations « classifiées » colorées et asiatiques (indiennes) chacune dans un seul grand quartier. Cette vaste réorganisation « raciale » de l’espace urbain s’accompagnait comme dans les autres townships de l’époque d’une manipulation ethnique. Vosloorus était subdivisé en deux « sections », l’une Nguni (groupe linguistique auquel appartiennent les Zoulous, les Swazi et les Xhosa) et l’autre Sotho (groupe linguistique dominant de la région de Johannesburg). Furent par ailleurs construits des hostels, c’est-à-dire des logements collectifs, organisés en dortoirs, réservés officiellement à des travailleurs migrants célibataires (la plupart des hostels étaient réservés aux hommes, certains aux femmes) et contrôlés soit par la municipalité soit pas les compagnies privées qui y logeaient leurs employés.

Carte 3

Ekurhuleni, wards 44 et 47

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Ekurhuleni, wards 44 et 47

12 Cette structure élémentaire s’est complexifiée et densifiée depuis la création du township. À la fin des années 1980, la population de Vosloorus était estimée à 110 000 habitants, le recensement de 1996 en comptabilisait 122 000, chiffre certainement inférieur à la réalité, celui de 2001 indique 150 000 habitants. Les années 1980 et le début des années 1990 ont été marqués par l’extension très importante des quartiers informels illégaux aux périphéries du township, la construction de logements en accession à la propriété destinés à une classe moyenne émergente, la densification très forte des quartiers légaux les plus anciens du township. Enfin, au début des années 1990 les divisions territoriales internes au township ont été exacerbées par les conflits violents qui ont, très grossièrement, opposé les habitants des logements formels et ceux des camps informels d’une part, aux occupants des hostels d’autre part mobilisés par l’Inkhata Freedom Party* sur la base d’une identification ethnique au groupe Zoulou. Ce conflit a enflammé, au-delà de Vosloorus, les townships de l’East Rand et a été désigné ensuite comme la « guerre de l’East Rand » (voir CHIPKIN, 1998). Il a causé 5000 morts, des déplacements conséquents de population fuyant les zones de conflit et des identifications ethniques territorialisées très fortes et encore vivaces.

13 Pendant la même période, l’organisation politico-administrative de Vosloorus a connu des modifications majeures. En 1982, Vosloorus devint une Black Local Authority (BLA)* distincte de la municipalité de Boksburg. Dans le même temps les citadins originaires des territoires de bantoustans* se voyaient administrativement rattachés à ceux-ci. À échelle très locale, le développement du mouvement associatif dit des civics* conduisit à la mise en place d’un maillage territorial très politisé à micro-échelle avec la mise en place de « comités de rue ». Ces structures associatives s’inscrivaient en opposition directe aux BLA considérées (à juste titre) comme collaboratrices du régime d’apartheid, mais aussi elles s’efforçaient de dépasser une identification à l’échelle des townships pour unir dans la lutte contre l’apartheid les différents groupes non-blancs. Ce type de stratégie s’est très clairement manifesté dans un mouvement social resté fameux, le « Boksburg Boycott ». Ce mouvement visait à protester, à la fin des années 1980, contre les règles de ségrégation dans les espaces publics de la municipalité de Boksburg imposées par le conseil municipal dominé par le Conservative Party (c’est-à-dire un parti ségrégationniste plus extrême que le National Party au pouvoir à l’époque à Pretoria). Fédérant les habitants noirs de Vosloorus, colorés de Reiger Park et indiens de Villa Lisa dans un boycott des commerces tenus par des Blancs à Boksburg, ce mouvement de revendication à l’échelle de la municipalité de Boksburg a provoqué un renversement de la majorité municipale et mis en relief l’importance de l’échelle identitaire « municipale ».

14 En 1994, en vue des premières élections municipales post-apartheid, Boksburg, Vosloorus, Reiger Park et Villa Lisa furent intégrés dans une nouvelle municipalité : le Boksburg Transitional Local Council. Pendant six années, cette autorité municipale a travaillé à forger une identité à cette échelle (GERVAIS-LAMBONY, 2003). Il s’agissait d’intégrer les différentes « communautés » dispersées sur ce territoire pendant l’apartheid. Mais dans le même temps le centre-ville de Boksburg connu un déclin économique et une africanisation de sa fréquentation, alors que se développait au nord de du territoire municipal, à proximité de l’aéroport International de Johannesburg (rebaptisé depuis Oliver Tambo International Airport), un vaste complexe tertiaire (autour du centre commercial East Rand Mall). Du fait de ce déplacement de la principale zone de développement économique vers le nord de la municipalité le township de Vosloorus s’est trouvé dans une position plus périphérique encore que naguère.

15 Enfin, en 2000, a été créée l’Ekurhuleni Metropolitan Authority. Boksburg en tant qu’entité politique et administrative fut donc rayée de la carte et les habitants de Vosloorus appelés désormais à s’identifier à l’échelle métropolitaine en tant qu’Ekurhuleniens... Les anciennes municipalités furent décrites par les nouvelles autorités comme autant d’héritages de l’apartheid à abolir, il restait l’échelle métropolitaine d’une part, l’échelle des wards (qui furent redessinés à cette occasion) d’autre part. Vosloorus fut subdivisé en cinq wards qui portent aujourd’hui les numéros : 44, 45, 46, 47 et 64  [7]. C’est dans ce cadre que, depuis 2000, se déploie le processus de mise en œuvre d’une démocratie participative animée par les élus locaux et des wards committee élus par les citadins. Ce modèle ne serait pas renié par Iris-Marion YOUNG (2000) qui recommande précisément ce type de structure : une autorité métropolitaine centralisée, des comités participatifs locaux. Dans l’ordre de notre réflexion, la première question qui se pose concerne la capacité de ce système à permettre l’expression démocratique, à l’échelle des quartiers inclus dans un ward, des diverses identités territoriales.

IV – LA DIVERSITÉ IDENTITAIRE INTERNE AUX WARDS : QUELLE RECONNAISSANCE POLITIQUE ?

16 Les objectifs du Demarcation Board, l’institution nationale chargée de délimiter les nouvelles circonscriptions en 1999-2000, n’étaient pas de créer des territoires « homogènes » socialement, mais plutôt des territoires intégrateurs de la diversité. Celle-ci n’était pas perçue comme posant problème en soi, au contraire elle pouvait être positive puisque l’intégration dans un même ward de groupes socialement ou ethniquement divers pouvait conduire à une meilleure intégration. Cependant, la structure spatiale de la ville d’apartheid imposait dans beaucoup de cas une forte homogénéité raciale des wards, sauf à dessiner des espaces très étendus ou aux contours très complexes. Ce n’est donc pas racialement que les populations des wards des townships noirs sont diverses. Ils le sont cependant parce que ces wards regroupent des composants divers des townships : secteurs de logements formels, hostels et quartiers informels (légaux ou illégaux).

17 Les cinq wards de Vosloorus, qui comptent chacun entre 20 000 et 30 000 habitants (voir carte 3) ont, lors des élections municipales de 2006, tous donné une large victoire à l’ANC, parti auquel appartiennent les cinq conseillers locaux (élus avec plus de 80 % des voix dans tous les cas). Mais on aurait tort d’en déduire l’homogénéité sociale des wards. La diversité entre eux et à l’intérieur de chacun d’eux est forte, tout autant dans les faits que dans les représentations citadines. Par exemple, la conseillère du ward 44 distingue dans son ward, qu’elle juge « trop grand », trois secteurs « identitaires » très divers (carte 3) :

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  • Dans la partie Sud du ward se trouve le « vieux Vosloorus » qui abrite surtout d’anciens habitants de Sirtonville ou leurs descendants. La conseillère, née en 1960 à Stirtonville, se définit d’ailleurs elle-même ainsi, comme « real boksburger ». Cette partie du ward est selon elle la plus densément peuplée, avec tous les problèmes liés à la sur-occupation des logements, et on y trouve de très nombreux jeunes sans emplois logés par leurs ascendants.
  • Au nord du ward, l’on se trouve dans le secteur de Spruitview où les logements sont récents, construits dans les années 1980 à l’initiative de la Black Local Authority. Il s’agit d’un quartier de classes moyennes où les logements sont tous en pleine propriété.
  • Dans certains de ces secteurs récents (extensions  [8] 13, 23 et 6), cependant, la conseillère souligne des problèmes graves d’expulsions pour non-paiement des mensualités du crédit engagé pour l’acquisition de la maison. Les conflits sont nombreux entre les occupants des logements et les compagnies privées chargées des expulsions par les sociétés immobilières.

19 Entre le vieux Vosloorus, Spruitview et les quartiers du nord-est du ward, la conseillère indique qu’un large espace non-bâti fragmente spatialement le territoire de sa circonscription et impose de longs trajets d’un quartier à l’autre. Elle se réjouit que cet espace soit prochainement occupé par de nouveaux projets immobiliers, mais se demande alors s’il ne faudra pas re-délimiter le ward qui par définition va voir sa population augmenter considérablement.

20 Il est tout à fait étonnant que lors de l’interview la conseillère du ward 44 ne mentionne même pas un quartier informel, Vlakplaats (baptisé du nom de l’ancienne ferme sur lequel il est implanté), pourtant de grande dimension et bien compris dans les limites du ward. Interrogée sur ce point elle répond que ces gens sont « des Xhosas, originaires du Ciskei et du Transkei qui de toute manière vont bientôt être expulsés ».

21 Le conseiller du ward 47 souligne lui aussi la grande diversité interne, culturelle et politique, de son territoire. Selon lui le secteur le plus « différent » est l’ensemble d’hostels situé à la limite Nord du ward considéré comme « zoulou ». Ensuite, le conseiller décrit deux quartiers construits dans les années 1980, Mabuya Park et Mailula Park, comme étant des espaces paisibles, occupés par des familles propriétaires de leurs logements qui cependant ont de fortes attentes en termes d’équipement : centre de soins, école, rues goudronnées, propreté. Comme la conseillère du ward 44 il souligne enfin les difficultés des sections les plus récentes du ward (surtout les extensions 23 et 30, voir carte 3) dont la plupart des propriétaires n’ont pas encore achevé de payer leurs crédits sur les maisons (désignées comme des « bonded houses ») et vivent dans la crainte des expulsions quand ils ne sont plus en mesure (ce qui est le cas de beaucoup) de régler leurs mensualités.

22 On comprend assez vite que dans les deux wards il y a des secteurs ou quartiers qui sont considérés par les élus mais aussi par la majorité des citadins comme étant « différents » parce qu’habités par des populations différentes. Dans le cas du ward 44 il s’agit des Xhosa du quartier informel de Vlakplaats, dans le ward 47 des Zoulous des hostels. À l’opposé, certains quartiers sont considérés comme étant occupés par les plus authentiques « vosloorusiens » (il s’agit du vieux Vosloorus dans un cas, de Mabuya et Mailula Park dans l’autre). Ce sont les quartiers les plus anciens de chaque ward, les moins problématiques socialement. Ils sont aussi politiquement dominants parce que plus peuplés, d’ailleurs les deux conseillers viennent de chacun de ces quartiers. On constate donc que dans les deux cas nous sommes loin d’une situation d’homogénéité : il existe des « minorités », numériques et culturelles, ethniquement stéréotypées (Xhosa et Zoulou) et qui semblent dépourvues de représentation politique. On observe aussi que la catégorisation ethnique n’est pas utilisée pour désigner les habitants des secteurs plus anciens, comme s’ils étaient « citadinisés » au point de ne plus pouvoir être identifiés en termes ethniques. C’est ce qui permet de définir comme « différents » les Zoulous ou les Xhosa alors même que les habitants des quartiers anciens sont d’origines ethniques très variées, dont souvent zoulou et dans une très moindre mesure xhosa.

23 Les populations ainsi marginalisées occupent aussi des espaces périphériques du ward, dans les deux cas. Qui plus est ils sont l’objet d’une menace : d’éviction dans le cas des « squatters » (pour reprendre la terminologie qu’utilise la conseillère) sur terrains non constructibles de Vlakplaats, de rénovation des hostels dans l’autre cas puisque le projet officiel des autorités métropolitaines est la transformation des hostels en logements familiaux  [9]. On peut considérer, même, que l’identité de chacun des wards se construit par distinction d’avec ces « autres » que représentent les habitants des hostels et des bidonvilles. C’est particulièrement net dans le cas du ward 44 où autant la solidarité avec les habitants expulsés des bonded houses est fortement exprimée par la conseillère autant elle semble ne pas se sentir concernée par les problèmes des habitants du bidonville  [10].

24 En 2006, les candidats ANC ont été élus à de très fortes majorités : 93 % dans le ward 44 et 82 % dans le ward 47. Pour les seconder et faciliter la communication avec les habitants de leurs circonscriptions ils ont du constituer des wards committees. Théoriquement les membres de ces comités sont élus par les citadins et doivent permettre la représentation apolitique de l’ensemble des groupes constitutifs de la société locale. La question de la représentation des groupes marginalisés devrait donc théoriquement être résolue grâce à ce système. De fait, le processus d’élection des membres du comité pose problème. On constate en effet dans les deux wards que la plupart des membres des comités sont aussi membres de la branche locale de l’ANC et que le plus souvent ils ont été choisis par le conseiller, ne serait-ce que parce que les candidatures spontanées ont été trop rares et la participation au vote pour les élire extrêmement faible. C’est très loin d’être un cas isolé (voir OLDFIELD, 2008) mais au-delà de cette difficulté concrète il en est une autre plus structurelle.

25 Selon leur définition légale, les membres des ward committees doivent être chacun en charge d’un segment de la société civile (ONG, jeunes, femmes, groupes religieux, handicapés, personnes âgées) ou d’une question particulière (développement économique local, éducation, sécurité, santé). En revanche, aucune représentation territoriale interne à la circonscription n’est imposée, au contraire : les membres du ward committee ne doivent pas être « partisans » en faveur de leur quartier mais travailler au service de l’ensemble de la communauté du ward. Le conseiller peut cependant prendre l’initiative d’assurer une représentation spécifique pour certains quartiers. C’est ce qu’a fait celui du ward 47 : sur les 12 membres de son ward committee deux représentent les habitants des hostels. Ils ont été désignés, après négociation avec le conseiller, par les « indunas » des hostels, c’est-à-dire les chefs locaux dans la terminologie de la hiérarchie zoulou. Les indunas sont les représentants du roi des Zoulous, reconnus comme tel, ils sont en place dans les hostels depuis au moins le début des années 1990 et la « guerre de l’East Rand » pendant laquelle l’Inkhata Freedom Party s’est appuyé sur cette hiérarchie « traditionnelle » pour organiser ses troupes. C’est par la reconnaissance de cette spécificité que le conseiller du ward 47 parvient à maintenir un lien constant avec les populations des hostels et de fait à établir une certaine harmonie entre leurs habitants et les représentants ANC. Dans le ward 44 la situation est différente : personne ne représente les habitants du quartier informel de Valkplaats puisque, selon les termes de la conseillère, « ils vont être déplacés ».

26 Accepter la représentation dans le ward committee de groupes spécifiques parce qu’occupant un territoire distinct relève donc bien d’un choix du conseiller local. Ceci prouve qu’il peut jouer un rôle essentiel pour intégrer ou exclure certains groupes à l’échelle de sa circonscription. Le cas du ward 47 est sans doute particulier : un conseiller particulièrement respecté a fait le choix de permettre l’expression formalisée d’une différence forte. Certes le mode de désignation des représentants des hostels peut être critiqué comme n’étant pas démocratique, mais l’objectif visé est bien l’intégration de tous dans la « communauté » du ward. Ceci s’est d’ailleurs révélé politiquement payant puisqu’en 2006 l’ANC a obtenu la majorité des voix devant l’IFP* dans le bureau de vote des hostels. La complexité de cette situation particulière vient du fait que la différence dont on parle ici est multidimensionnelle. Elle est politique puisque les hostelssont des bastions traditionnels de l’Inkhata Freedom Party ; elle est culturelle dans la mesure où depuis les conflits des années 1990 les hostels sont pratiquement en totalité habités par des membres de l’ethnie zouloue ; elle est encore culturelle au sens où les habitants des hostels restent le plus souvent en lien fort avec leur zone rurale d’origine et se définissent eux-mêmes plutôt comme non-citadins ; elle est bien sûr aussi sociale, les habitants des hostels vivant dans des conditions économiques très difficiles et dans un cadre bâti en total délabrement et sous-équipement.

27 Cependant, si le conseiller local ne fait pas le choix d’imposer une représentation des minorités territoriales, comme dans le cas du ward 44, alors le ward cesse de permettre l’expression de toutes les identités locales. La dimension territoriale des identités n’est en effet, le plus souvent, pas prise en compte. On peut certes défendre ce choix puisque cette non-reconnaissance peut contribuer à mieux intégrer la population du ward dans une même « communauté ». Mais il risque de conduire à l’exclusion de certains groupes culturellement dominés.

28 Ceci est d’autant plus vrai que, dans le cas de Vosloorus, l’observation de la vie politique à l’échelle des wards démontre que les enjeux de pouvoir se déterminent bien au niveau des quartiers : certains groupes identifiables par leur appartenance territoriale semblent contrôler le jeu politique, et ont dès lors beau jeu de refuser aux autres une représentation spécifique dans les wards committees en arguant de principes démocratiques à portée universelle. Le fonctionnement local de l’ANC l’illustre.

V – IDENTITÉS DE QUARTIER ET VIE POLITIQUE LOCALE

29 En effet, la désignation du candidat ANC à la fonction de conseiller se fait sur la base de divisions spatiales entre quartiers. Dans le cas des wards de township, il faut noter que la domination de l’ANC est telle que le candidat de l’ANC est automatiquement le futur conseiller. L’ANC est structuré en « branches »  [11], il y en a une par ward, sous réserve d’un nombre minimum de 100 membres. Ces branches sont elles-mêmes divisées en « sous-branches », une par « quartier ». Chaque sous-branche peut soit proposer un candidat au poste de conseiller, soit décider de soutenir le candidat d’une autre sous-branche, s’ensuit un vote général au niveau de la branche qui revient à l’organisation d’une primaire. Enfin, le candidat élu par la branche doit être avalisé par la hiérarchie métropolitaine de l’ANC. Dans le ward 44 il y a 4 sous-branches dans le seul vieux Vosloorus, en conséquence c’est cette partie du ward qui domine absolument la vie politique locale, d’autant plus que ses habitants sont plus actifs politiquement, notamment parce qu’ils ont un certain âge et ont donc connu les mobilisations anti-apartheid. Dans le ward 47 la sous-branche la plus importante en nombre est celle de Mailula Park. Pour la désignation du candidat il y a eu en 2006 une âpre compétition entre le candidat de Mailula Park et celui de Mabuya Park (candidat sortant) qui ne l’a finalement emporté que de deux voix sur son opposant. Les membres de la sous-branche de Mailula Park voulaient avoir un conseiller issu de leurs rangs pour les représenter directement. Jugeant que leur quartier manquait d’écoles et de cliniques, ils accusaient le conseiller sortant : « You did not deliver, we wanted a clinic ». Le « nous » désignant ici la communauté des résidants de Mailula Park, pas celle du ward. On perçoit donc bien une ambiguïté forte : dans le fonctionnement du parti dominant, l’ANC, le poids des identités territoriales locales est fort alors que dans la composition du ward committee, censé permettre l’expression de toutes les identités locales, il est négligé. L’échelle du quartier à l’intérieur du ward est donc politiquement essentielle mais niée par les structures participatives.

30 Personne pourtant ne nie la diversité interne du ward. Au-delà même des espaces « différents » (quartiers informels et hostels) tous les élus mais aussi les citadins interrogés et les membres des ward committees admettent que chaque suburb a ses particularités, ses problèmes et ses attentes propres. Le quartier reste bien le premier niveau d’identification territoriale des habitants des townships. Une des caractéristiques de l’organisation spatiale des wards est l’importance des distances métriques d’un quartier à l’autre. Dès lors une question élémentaire pour un élu local est de déterminer où tenir les réunions publiques d’information et de consultation (ou les meetings électoraux) pour faire en sorte que le plus possible de citadins y viennent. Dans le ward 44, la conseillère organise presque systématiquement trois réunions publiques au lieu d’une : elle tient la même réunion dans chacun de ce qu’elle considère comme trois « secteurs » de son ward (sud, centre, nord). Dans le ward 47, les réunions publiques se tiennent en général dans le civic centre. Le conseiller explique avoir la chance de pouvoir disposer de ce bâtiment qui a été construit à l’époque de la Black Local Authority de Vosloorus. Une vaste salle aménagée pour des spectacles et des assemblées y offre de bonnes conditions de réunion, et le lieu est assez central dans ce ward très allongé du nord au sud. Parfois les meetings sont dédoublés et le conseiller en organise un dans un espace non-bâti situé au sud du ward. De ce point de vue, l’espace et la dispersion des quartiers posent un problème essentiel et simple pour le bon fonctionnement de la démocratie locale. Dans un contexte de relative démobilisation politique et d’effondrement des anciennes structures de participation citadines que constituaient les civics, ce problème prend plus encore d’importance.

31 L’importance de cet éclatement spatial des quartiers est bien sûr renforcé par leur diversité et la conscience très forte de cette diversité. Lors des entretiens ou lors des assemblées publiques, les conseillers présentent toujours les problèmes et besoins de leur ward en les détaillant par quartier : il faudrait un nouveau centre de soin à tel endroit, des bus scolaires à tel autre, de nouveaux logements ailleurs, etc. C’est que c’est par quartier que sont aussi formulées les demandes des citadins. On voit donc que l’on est loin de l’émergence d’une solide identité territoriale à l’échelle du ward. Une des raisons en est sans doute l’absence d’espace « public » à cette échelle. Les rares espaces d’interaction entre citadins fonctionnent plutôt à l’échelle du township de Vosloorus dans son ensemble : les deux centres commerciaux (Lesedi Shopping Mall au centre du township d’une part, le centre commercial récent situé à l’entrée du township et près de la grande station de taxi d’autre part) ou le stade de Vosloorus.

32 Il convient donc de souligner un paradoxe : le ward est officiellement présenté comme le niveau de gouvernement le plus proche des citadins. Le conseiller du ward est donc censé être un acteur politique essentiel à cette échelle. Or les citadins attendent de lui qu’il satisfasse des revendications exprimées à l’échelle des quartiers. Ceci nous conduit à élargir notre interrogation sur l’adéquation entre les échelles de la représentation politique et celles des constructions identitaires citadines.

VI – LE WARD COUNCILLOR : REPRÉSENTANT D’UN TERRITOIRE MAIS ACTEUR A-TERRITORIAL ?

33 Tout comme les membres des ward committees ne sont pas censés représenter tel ou tel quartier, les conseillers des wards ne sont pas, dans le fonctionnement de l’autorité métropolitaine, censés « défendre » leur territoire. C’est même précisément pour l’éviter que le système de fonctionnement politique de la Metro a été élaboré. Les conseillers sont en effet affectés à un comité à l’échelle métropolitaine (portfolio committee*) pour travailler en groupe sur des problèmes sectoriels (santé, sécurité, logement, culture..., voir infra la contribution de Claire BÉNIT-GBAFFOU).

34 Or, comme l’explique un fonctionnaire de l’administration centrale d’Ekurhuleni, ceci est mal compris par les citadins :

35

« People want their councillor to do everything, even cutting the grass in their ward ! I would really not like to do this job. And they can’t even really stand for their wards. (...) Let’s say people want a school, the councillor can approach the metro and land can be allocated, but then he must go himself to provincial and national departments of education, and they should also contact the MP. »  [12]

36 L’élu local est donc censé promouvoir l’intégration et l’identification à une échelle qu’il ne peut réellement défendre. Aux yeux de sa hiérarchie politique, le travail du conseiller est d’abord de se consacrer à son « portfolio committee » : Arts and culture pour le conseiller du ward 47 (qui est même temps membre du Development Tribunal [13] de la Metro), Environnement pour la conseillère du ward 44. Du même élu il est attendu qu’il informe la population du ward sur la politique de la Metro, et qu’il informe la Metro sur son ward. Dans ce domaine il est plus une courroie de transmission qu’un véritable acteur local... Plus problématique encore est la relation entre le conseiller et la structure de l’ANC. De fait le conseiller dépend de l’ANC qui l’a désigné comme candidat. En un sens c’est plus devant la hiérarchie métropolitaine de l’ANC d’une part, les membres de la branche locale d’autre part, que le conseiller local est « responsable » que devant l’ensemble de ses électeurs.

37 L’élu local doit aussi, depuis 2006, gérer ses relations avec le représentant d’un autre échelon territorial : la Province. En effet, la Province du Gauteng a créé à l’échelle du ward la fonction de Community Development Worker* (CDW) : censé assister le conseiller dans ses relations avec la population, le CDW dépend directement de l’administration provinciale. Des affiches apposées sur les portes des bureaux des conseillers indiquent, sous la photographie du CDW du ward, qu’il faut les contacter pour toute question liée aux services urbains et plus largement toute difficulté pratique. Nommés et rémunérés par la Province, les CDW échappent totalement à l’autorité de la Metro et des élus locaux. De fait ils échappent aussi à la hiérarchie politique locale de l’ANC dont les conseillers, en revanche, dépendent. S’instaure ainsi, de fait, une sorte de compétition entre l’élu et le CDW dans le rôle de « courroie de transmission », ce qui conduit souvent à des conflits forts. Ce n’est pas le cas dans le ward 47 où le conseiller a poussé un des membres de sa branche ANC et de son ward committee a être candidat au poste de CDW, qu’il a obtenu. Mais c’est une situation originale.

38 Tout ceci, on le comprend, est non seulement difficile à gérer pour l’élu local et son comité, mais contradictoire avec la construction d’une identification territoriale claire à l’échelle de la circonscription. Dans le cas de Vosloorus, il semble qu’une solution à ces difficultés ait été trouvée par les élus eux-mêmes à l’échelle du township : en travaillant ensemble les cinq élus de Vosloorus tentent en fait de redéfinir leur base territoriale à cette autre échelle.

VII – UNE RECONNAISSANCE POLITIQUE DE L’ÉCHELLE IDENTITAIRE DU TOWNSHIP ?

39 D’après les entretiens avec les citadins de Vosloorus il apparaît qu’ils s’identifient fortement en tant que groupe à l’échelle du township. Cette représentation n’est bien sûr pas exclusive d’autres identifications, ni commune à tous les résidants du township. Mais cette identité territoriale est dominante numériquement, notamment parce qu’elle est fondée sur une représentation de Vosloorus sur un temps assez long. Cette identité en effet est décrite comme liée à l’histoire de Boksburg et de l’ancienne location de Stirtonville d’où vient une partie des habitants de Vosloorus. Les citadins associent aussi à cette identité à un combat commun contre l’apartheid, et au fait d’avoir vécu ensemble les violences du début des années 1990.

40 Par ailleurs, l’identification territoriale à Vosloorus est renforcée par les pratiques spatiales des citadins. Ils partagent en effet nombre de lieux (centres commerciaux, stations de taxi...) et de contraintes liées à la vie à Vosloorus. Les parcours résidantiels, d’une extension du quartier à l’autre sont aussi très souvent internes au township. Vis-à-vis de l’extérieur, les gens se définissent comme « de Vosloorus » ; c’est aussi, par exemple, l’équipe de football « de Vosloorus » que les amateurs soutiennent lors des matchs régionaux. Les autorités métropolitaines ont d’ailleurs reconnu cette échelle en délimitant un costumer care centre qui englobe les cinq wards de Vosloorus (en plus du ward 43, voir ci-dessus note n° 8).

41 Pour les conseillers eux-mêmes, l’importance de l’échelle du township est tout aussi évidente. Certains éléments expliquent en outre qu’ils soient parvenus à travailler ensemble. Les cinq conseillers élus en 2006 ont des parcours individuels divers. Trois sont des femmes, deux des hommes. Deux étaient des candidats sortants (l’une était déjà conseillère municipale en 1995, l’autre l’est depuis 1999). La plus âgée est née en 1949, le plus jeune en 1963. Trois sur cinq sont nés à Stirtonville et s’auto-désignent, avec un mélange d’ironie et de fierté, comme de « real Boksburger ». Un seul a connu une carrière politique à des niveaux plus élevés. Ils ont cependant un point commun essentiel, qui facilite le travail en commun : tous les cinq ont été dans les années 1980 activistes dans la branche des civics de Vosloorus. Ils sont aujourd’hui aussi tous les cinq membres de la section ANC de Vosloorus, au total ils sont donc tout à fait habitués à réfléchir et travailler à l’échelle du township.

42 Il reste que le township n’est pas un niveau de représentation politique, à la différence du ward. Dans le cas présent, cependant, les conseillers ont, de leur propre chef, décidé de renforcer ce niveau de gouvernement au moins en coordonnant leurs actions et en s’épaulant mutuellement. Ils organisent une réunion mensuelle entre eux et ils ont obtenu d’avoir leurs bureaux dans le même bâtiment (dans d’anciens locaux réaménagés de la Black Local Authority de Vosloorus), ils se rencontrent donc presque quotidiennement. L’entraide peut être conjoncturelle, ainsi en mars 2008 l’élu du ward 45 a été victime d’un grave accident automobile et s’est trouvé immobilisé pour plusieurs semaines ; ce sont les conseillers des wards 44 et 47 qui ont présidé les réunions publiques qui ne pouvaient être annulées. Dans d’autres situations ce sont de véritables structures de coopération que les conseillers mettent en œuvre. Ainsi ce sont les conseillers qui ont été à l’origine de la création en 2005 du Vosloorus Development Forum (VDF), une structure reconnue par la Metro d’Ekurhuleni et qui réunit, outre le responsable du secteur économique (business) de chacun des cinq ward committees, des représentants de l’ensemble des structures associatives de Vosloorus : la SANCO, les églises, l’association des entrepreneurs de Vosloorus, l’association des anciens combattants d’Umkotho We Sizwe (la branche armée de l’ANC sous l’apartheid), les « indunas »* des hostels. Le VDF a à charge de négocier, au nom des habitants du township, avec les entreprises souhaitant s’implanter localement pour obtenir des recrutements de personnel local. Cette négociation a été par exemple couronnée de succès lors de l’installation d’une grande surface de la chaîne Shoprite à Vosloorus et à permis la création d’emplois localement mais répartis à parts égales entre les cinq wards. Le même type d’opération a été conduite en 2006 pour assurer les recrutements de main-d’œuvre pour la construction d’un hôpital régional à la limite est du township. Le suivi du projet a été en outre confié à un comité de pilotage composé des cinq conseillers, assistés de consultants privés, de représentants du département provincial des travaux publics et d’officiers de liaison recrutés par la Metro (un par ward) pour établir les listes de travailleurs à recruter parmi les habitants les plus nécessiteux de Vosloorus. L’enjeu local représenté par ce projet est considérable : l’hôpital devant desservir les townships de Vosloorus, Katlehong et Tokoza comptera 740 lits, il sera bâti en quatre ans pendant lesquels entre 500 et 2 000 ouvriers sont recrutés sur des périodes plus ou moins longues ; le budget d’ensemble est de 1,8 milliard de rands. Les emplois non-qualifiés sont réservés aux habitants de Vosloorus et il a été décidé collectivement de les répartir à parts égales entre les cinq wards (dans le ward 47 le conseiller à même décidé que les emplois seraient ensuite répartis encore également entre chaque voting district). Du point de vue de la répartition des emplois les choses se sont déroulées comme prévu. En revanche un conflit a éclaté au sein du Development Forum quand un certain nombre de membres l’ont quitté pour se constituer en société privée (Izimpiko Company) et ont obtenu ensuite un contrat avec la société Mvela Phenda (qui a obtenu le contrat de construction de l’hôpital) pour la gestion de la main-d’œuvre. Les bénéfices d’Izimpiko sont importants et ne sont pas redistribués, les membres du Development Forum qui en ont été exclus sont les représentants des églises, mais surtout les représentants des hostels, on n’en est que modérément étonné.

43 Malgré ces difficultés, le processus de coopération entre wards de Vosloorus, initié par les conseillers, reste un phénomène prometteur. Les conseillers ont en effet redéfini leur rôle, ils agissent directement en faveur de leur ward tout en s’appuyant sur une autre échelle identitaire, celle du township. Ils trouvent ainsi une réponse au défi que représente le décalage entre les échelles de représentation politique (le ward, la Metro) et les échelles identitaires fortes (le quartier, le township) : articuler les différentes échelles entre elles pour re-mobiliser les citadins. Sur le long terme on peut faire l’hypothèse que l’échelle territoriale du ward s’en trouve finalement renforcée, cela ne sera peut-être pas le cas pour l’échelle métropolitaine  [14].

44 La délimitation récente de circonscriptions électorales comme la plus petite échelle de représentation politique, avec un conseiller local élu associé à une structure participative (le ward committee) vise à favoriser une démocratie locale effectivement participative. Mais la présente étude de cas démontre que cet objectif rencontre de graves difficultés de mise en œuvre notamment parce que la question de la représentation politique des identités territoriales locales est peu prise en compte. D’une part, le fonctionnement politique interne des wards ne suffit pas à assurer l’expression des sous-groupes territoriaux les composant  [15], d’autre part, entre le ward et la Metro, les identifications territoriales encore fortes à l’échelle des townships ne trouvent pas de vecteur d’expression. Mais la question de savoir si le temps permettra de réajuster identification et territoire du ward reste ouverte, et il y a des signes qui permettent de penser que, dans certains cas et sous certaines conditions, l’on se dirige dans ce sens. On constate en tout cas que l’analyse de l’organisation de l’espace mais aussi celle des perceptions et des représentations de l’espace, sont nécessaires à la compréhension du fonctionnement de la démocratie locale au moins pour trois raisons :

45

  • La fragmentation spatiale, sociale et culturelle héritée de l’époque de l’apartheid marque l’espace urbain contemporain en Afrique du Sud jusqu’à l’échelle des quartiers à l’intérieur des wards. Même à cette échelle, le défi représenté par ces divisions n’est pas encore surmonté.
  • Les fractures spatiales internes aux wards coexistent toujours avec des fractures culturelles et sociales que tantôt elles reflètent, tantôt elles expliquent. Ces fractures sont aussi intégrées dans les représentations locales de l’identité et de l’altérité dont les conséquences politiques sont très fortes.
  • On observe un décalage entre les découpages territoriaux politiques et les pratiques et représentations citadines. Ce décalage nous semble expliquer nombre de problèmes de fonctionnement de la démocratie locale. Plus particulièrement, le ward n’est pas encore un niveau d’identification territorial pour les citadins et leur participation à ce niveau scalaire reste limitée notamment pour cette raison. En effet, la participation sans identification semble avoir peu de chance de se développer, d’autant qu’en l’occurrence elle se combine au sentiment, pour beaucoup de citadins, que les réunions d’information et de consultation se sont succédées depuis des années sans qu’ils en aient vu les effets concrets alors même que leur situation économique se dégrade.

Notes

  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre, Gecko (EA 375, Laboratoire de Géographie Comparée des Suds et des Nords), programme JUGURTA (ANR-07-SUDS-003-01).
  • [1]
    - Comme on le verra, la Province est un niveau de gouvernement important ici qui peut intervenir directement dans la politique locale par le biais de financements mais aussi de contrôle politique exercé sur l’autorité métropolitaine.
  • [2]
    - Pour plus de clarté nous utiliserons ci-après le vocabulaire local de ward et ward committee plutôt que leurs traductions qui pourraient prêter à lourdeur et confusion.
  • [3]
    - Si l’activité minière est aujourd’hui très réduite (elle n’emploie plus que 20 000 salariés, essentiellement à l’est de la région) elle a été depuis la fondation des villes de l’East Rand à la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1950 la base de l’économie locale.
  • [4]
    - La réforme du gouvernement local en 2000 a concerné tout le pays et des problèmes similaires se posent dans tous les cas en ce qui concerne l’échelle des wards ; en revanche Ekurhuleni est un cas extrême si l’on considère l’échelle métropolitaine puisqu’elle est une création à part entière à la différence des cinq autres autorités métropolitaines (eThekwini pour Durban, Johannesburg, Tshwane pour Pretoria, Nelson Mandela pour Port Elisabeth, Le Cap).
  • [5]
    - « La conception d’une société démocratique idéale comme étant celle qui élimine les différences entre groupes sociaux est à la fois irréaliste et indésirable. Au contraire, la justice dans une société diverse suppose l’égalité sociale entre les groupes mais aussi la reconnaissance mutuelle et l’affirmation des différences ».
  • [6]
    - Stirtonville était situé bien plus près du centre-ville de Boksburg que Vosloorus, les habitants y avaient le droit de propriété du sol comme dans d’autres quartiers non-blancs d’Afrique du Sud avant la mise en place de l’apartheid. Les plus célèbres de ces quartiers, appelés locations, étaient Sophiatown à Johannesburg et District Six au Cap.
  • [7]
    - Situé juste au nord de Vosloorus, le ward 43 réuni le quartier « indien » de Villa Lisa, « coloré » de Windmill Park, « noir » de Mapleton ainsi que trois vastes quartiers informels. Ce ward relève depuis 2007 du même Costumer Care Centre que ceux de Vosloorus, à terme il sera donc à considérer en même temps qu’eux mais ce n’était pas encore le cas au moment où les enquêtes sur lesquelles on s’appuie ici ont été réalisées.
  • [8]
    - Les quartiers formels du township, mis à part la partie originelle, portent des numéros et sont appelés officiellement « extensions », au sens où ils sont des ajouts au township originel. Dans certains cas ils se sont dotés de noms de quartier (tel Mabuya Park dans le ward 47), dans d’autres pas. Un autre terme couramment utilisé pour désigner ces extensions est celui de suburb, ce qui est une manière de reprendre le vocabulaire employé classiquement dans les quartiers blancs pour désigner les quartiers et qui correspond aussi à la terminologie utilisée par les services administratifs et dans les statistiques nationales. En français nous emploierons ici de préférence le terme de quartier pour désigner les espaces différenciés internes aux wards. Il existe enfin une toponymie qui était utilisée pendant la lutte contre l’apartheid et ressurgit parfois : les activistes avaient donné des « noms de guerre » aux quartiers pour pouvoir en parler plus librement.
  • [9]
    - Projet ancien et peu avancé puisqu’il a été un des facteurs de déclenchement du conflit du début des années 1990, les habitants des hostels ayant pu être mobilisés pour défendre leur mode de vie de travailleurs migrants.
  • [10]
    - Plusieurs des citadins interrogés lors des enquêtes ont ajouté à propos de ce quartier informel qu’il était habité par une majorité de Xhosa mais aussi par des étrangers, surtout des Mozambicains. On comprend mieux alors les dangers de la stigmatisation de certains espaces et de certaines populations quand on sait que c’est contre les résidants de quartiers non-légaux comme celui-ci que se sont tournés les émeutiers « xénophobes » (venant soit de l’extérieur soit de l’intérieur même du bidonville) de mai 2008 en Afrique du Sud.
  • [11]
    - Voir infra le texte de Vincent DARRACQ.
  • [12]
    - « Les gens veulent que leur conseiller fasse tout, ils voudraient même qu’il tonde l’herbe dans leur ward ! Je n’aimerais vraiment pas faire ce boulot. En fait, ils ne peuvent pas défendre leur propre ward (...). Disons que les gens veulent une école, le conseiller peut bien s’adresser à la Métro qui peut affecter des terrains au projet, mais il doit ensuite lui-même s’adresser aux services provincial et national en charge de l’éducation, il doit aussi s’adresser au parlementaire local. » (Entretien du 22 avril 2005, Ekurhuleni Métro).
  • [13]
    - Instance chargée d’examiner et juger les conflits liés aux aménagements urbains, publics ou privés.
  • [14]
    - Comme le démontrent les débats actuels sur l’hypothèse de la mise en place d’un gouvernement local unique pour l’ensemble de la province du Gauteng.
  • [15]
    - Cette constatation ouvre des pistes de réflexion si l’on mobilise, comme au début du présent texte, les travaux d’Iris-Marion YOUNG (1990) mais de manière plus complète c’est-à-dire en entrant dans le débat sur la définition d’un fonctionnement démocratique « juste ». Dans la perspective de YOUNG, en effet, la non-représentation, donc la non-capacité à prendre part aux débats et prises de décisions de certains groupes permet d’identifier une situation d’oppression, donc d’injustice. Puisque les « groupes » territorialisés dont on parle ici sont bien dans ce type de situation, nous nous trouverions dans une situation d’injustice spatiale.
Français

Ce texte étudie la construction de la démocratie locale dans deux circonscriptions de l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni. Dans toute construction politique nouvelle, se pose la question de l’adhésion de la population au projet dont elle est porteuse. Cette adhésion n’est possible que si se construit un minimum d’identification territoriale à l’échelle de la nouvelle entité, en l’occurrence l’autorité métropolitaine et les wards. Or, le nouveau découpage vient se superposer à ceux qu’il efface mais qui restent prégnants dans les pratiques et les représentations des citadins. Le texte porte sur ce décalage entre les échelles territoriales politiques nouvelles et les échelles territoriales d’identification des citadins.

Mots clés

  • démocratie
  • identité
  • territoire
  • échelle
  • ville
  • Ekurhuleni
  • Gauteng
  • Afrique du Sud
Español

Democracia local e identidades territoriales : desajuste entre escalas ? Estudio de dos circunscripciones de Ekurhuleni (Sudáfrica)


Este texto estudia la construcción de la democracia local en dos circunscripciones de la región metropolitana de Ekurhuleni. En toda nueva construcción política entra en juego la cuestión de la adhesión de la población al proyecto que ésta vehicula. Esta adhesión sólo es posible si se construye un mínimo de identificación territorial a escala de la nueva entidad, en este caso, la autoridad metropolitana y los wards. Ahora bien, el nuevo recorte se superpone con aquellos que reemplaza pero que quedan activos en las prácticas y representaciones ciudadanas. El texto aborda el desajuste entre las nuevas escalas territoriales políticas y las escalas territoriales de identificación de los ciudadanos.

Palabras clave

  • democracia
  • identidad
  • territorio
  • escalas
  • ciudad
  • Ekurhuleni
  • Gauteng
  • Sudáfrica

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Philippe GERVAIS-LAMBONY  [*]
  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre, Gecko (EA 375, Laboratoire de Géographie Comparée des Suds et des Nords), programme JUGURTA (ANR-07-SUDS-003-01).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rtm.196.0817
Pour citer cet article
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