CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis Bismarck et l’unité allemande (1871), les clés géopo­litiques des choix allemands, ce sont les notions de Mittellage (position centrale) et de Mitteleuropa (Europe centrale). Ces notions induisent trois imaginaires ou projets politico-culturels possi­bles : le premier veut que l’Allemagne exploite sa position centrale pour contrôler tout le « grand espace européen », voire déployer une politique mondiale (Weltpolitik), mais les deux guerres mondiales ont montré que ce n’est pas la bonne option. Vient ensuite l’orientation vers l’Est (Ostorientierung) qui a été envisagée par certains milieux nationalistes et parfois esquissée, ainsi avec le traité germano-sovié­tique de Rapallo en 1922, mais qui n’a jamais conduit très loin. Reste donc l’orientation à l’Ouest (Westorientierung), choix fondamental de Konrad Adenauer en 1949, qui s’est montré le plus efficace. Où en est l’Allemagne aujourd’hui ?

L’heure des révisions

2À la fin du xxe siècle, la RFA paraissait avoir trouvé un équilibre entre sa vocation européenne et un rôle plus mondial. Les principes observés avec constance depuis 1949 furent les suivants. D’abord un multilatéralisme systématique. Ensuite la construction européenne, mais celle-ci devait rester ouverte : Bonn ne voulait pas laisser la France transposer au niveau européen son protectionnisme traditionnel et son approche dirigiste et « eurocentrée » de la politique économique. Le troisième principe était la relation avec les États-Unis et l’Alliance atlantique, dont la RFA fut le meilleur élève, sans néanmoins hésiter à s’appuyer le cas échéant sur d’autres partenaires, comme la France, pour faire pression sur les États-Unis quand ils ne prenaient pas suffisamment en compte ses intérêts. Dès que la détente fut possible, à la fin des années 1960, Bonn lança l’Ostpolitik en direction de Moscou et confirma sa présence économique mondiale dans et par le libéra­lisme, sans se limiter à l’espace européen.

3À la fin du xxe siècle, le résultat était clair : l’Allemagne était réunifiée, sa puissance économique se développait, elle exerçait un évident leadership en Europe et un rôle clé au sein du monde atlan­tique. La réconciliation des deux grandes tendances évidentes depuis le xixe siècle (eurocentrée ou mondialiste), après un siècle d’errements parfois tragiques, avait produit les meilleurs effets…. Cet équilibre fut promu et symbolisé par le chancelier Kohl, qui avait réussi la réunifi­cation sans rompre avec Moscou, Washington ou l’Europe, car juste­ment il voulait encadrer l’Allemagne réunifiée dans un multilatéralisme réaliste.

4Mais ledit équilibre été perdu de vue par les successeurs du chancelier Kohl, Schröder et surtout Angela Merkel. Celle-ci est passée du multilatéralisme au mondialisme de Davos, accompagné par une considérable abstinence géopolitique, la puissance économique et la diffusion des normes juridiques de l’État de droit devant assurer la sécurité et la prospérité d’une l’Europe et d’une Allemagne ouvertes sur le monde mais se contentant de dire le Droit et la Morale. Le sommet et l’échec de cette politique furent résumés par la crise des réfugiés en 2015.

5Cependant, la très vive réaction de l’opinion allemande à cette crise, et plus généralement les effets à long terme de la crise financière de 2008, la montée de la Chine, la résurgence de la Russie, les hésita­tions américaines et le Brexit ont rebattu les cartes. La crise ukrai­nienne, en particulier, fut un véritable choc. Berlin dut donc faire le point, avant même le départ de Mme Merkel.

6Bien entendu les vues divergent, dans une cacophonie renforcée par la division des partis dans un paysage politique en pleine recom­position, et peu prévisible. Néanmoins on peut entrevoir les éléments d’un nouveau consensus en gestation. Il paraît assez bien résumé dans certains propos de la nouvelle présidente de la CDU, Mme Kramp-Karrenbauer.

Grand espace européen ou nouveaux sous-équilibres ?

7Un repli sur l’Europe ou plus exactement sur l’Eurasie, avec ses sources d’énergie et ses marchés essentiels pour l’Allemagne, est certainement une tentation. Mais dans ce schéma, la RFA apparaîtrait comme le leader quasi hégémonique de l’Union européenne. Or les Allemands sont très conscients de la crainte qu’ils suscitent souvent chez leurs voisins, d’où le succès du livre d’Andreas Rödder Wer hat Angst vor Deutschland ? (Qui a peur de l’Allemagne ?), paru en 2018. Il leur faut donc un partenaire au moins, pour ne pas apparaître dominants. Cela ne peut plus être le Royaume-Uni : ne reste donc que la France. Mais notre état calamiteux pose à Berlin une série de problè­mes considérables !

8Ce qui paraît se dégager en ce moment, c’est plutôt la recherche d’une série de sous-équilibres permettant de concilier les différentes orientations et directions de la politique extérieure allemande, tout en facilitant le rétablissement d’un minimum de consensus intérieur.

9Avec la Russie, c’est très net : la RFA soutient l’Ukraine et les Pays scandinaves qui se sentent menacés par Moscou, mais parallè­lement ne renonce pas à la construction du nouveau gazoduc North Stream 2, dont les pays d’Europe orientale et l’Ukraine souhaiteraient l’arrêt, car il permettrait à la Russie de les contourner s’ils souhaitaient sanctionner Moscou en stoppant ses livraisons de gaz à l’Europe occidentale.

10D’autre part, le gouvernement et l’industrie veillent jalousement sur les exportations vers la Chine, mais en même temps ils préparent une législation pour éviter la prise de contrôle par Pékin de sociétés de haute technologie (à l’instar du fabricant de machines à commande numérique Kuka).

11En ce qui concerne les États-Unis, la politique du président Trump fait l’objet de vigoureuses critiques. Sa menace de taxer l’im­portation des voitures allemandes mécontente beaucoup. En revanche, le projet prêté aux États-Unis d’implanter de nouvelles armes nucléai­res à la suite de leur dénonciation du traité de 1988 sur les armes de portée intermédiaire, qui menaçait de susciter une grave crise germano-américaine, peut être considéré comme réglé : Washington a déclaré que les lanceurs qui vont être installés pour répondre à l’apparition de nouveaux systèmes russes menaçant l’Europe occidentale seront équi­pés de têtes conventionnelles et non nucléaires (ce qui, par parenthèses, expose encore un peu plus notre composante nucléaire aéroportée, qui depuis longtemps agace la RFA).

12Vis-à-vis du Brexit, Mme Merkel avait partagé la position dure de Paris et de la Commission de Bruxelles (où l’influence allemande est d’ailleurs prédominante). Mais désormais la RFA, sans doute sous la pression de ses industriels, cherche plutôt des accommodements pour éviter un Brexit dur, et laisse Paris se mettre en avant dans l’affirmation d’une ligne peu accommodante envers Londres.

13Avec l’Union européenne, même rééquilibrage. Certes la RFA y est très influente, mais elle prend le plus grand soin d’associer tous les membres, et pas seulement la France, d’où les limites du tout récent traité d’Aix-la-Chapelle. Pour l’« initiative européenne de défense » par exemple, là où Paris voyait un noyau dur à base franco-allemande, Berlin a suscité un accord beaucoup plus large. Et Berlin se rapproche des pays du « groupe de Visegrad » en Europe centrale après les graves oppositions suscitées par la crise des migrants.

14La réorientation pourrait encore s’accentuer, suggère la désor­mais fameuse interview de Mme Kramp-Karrenbauer à la Welt, qui a été comme une réponse à la Tribune publiée par le président Emmanuel Macron le 4 mars 2019. On s’est focalisé sur le coup de caveçon porté au président français, rejetant ses projets économiques et financiers pour l’Europe : « Nous devons miser sans ambages sur un système reposant sur la subsidiarité, la responsabilité individuelle et les devoirs qui en découlent. Le centralisme européen, l’étatisme européen, la communautarisation des dettes, l’européanisation des systèmes de pro­tection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie ».

15On peut penser que ce n’est qu’un constat réaliste : le traité de Maastricht et l’euro devaient assurer la convergence des économies européennes, et en particulier permettre à la France d’échapper à son infériorité économique croissante en la faisant bénéficier de taux d’intérêt plus bas (est-il nécessaire de rappeler que la chancelier Kohl n’avait accepté la monnaie unique qu’à contre-cœur ?). Mais cette politique a de toute évidence échoué : elle aurait supposé de très profondes réformes dont les Français se montrent incapables. Va-t-on attendre indéfiniment qu’ils s’y résignent ? Ne vaut-il pas mieux, comme le propose en fait Mme Kramp-Karrenbauer, recentrer le projet européen ? Au lieu de le fonder sur une union économique et financière toujours plus étroite qui ne marche pas, ne faut-il pas privilégier la recherche, désormais urgente, d’une plus grande sécurité et d’une plus grande indépendance vis-à-vis du monde extérieur ? C’est au fond assez gaullien !

16Or, sur ce point, la possible future chancelière rejoint Paris : « Je suis entièrement d’accord avec Emmanuel Macron : notre sentiment de communauté et de sécurité en Europe nécessite des frontières exté­rieures sûres… ». Et encore : « L’Union européenne doit de toute urgence améliorer sa capacité d’action en matière de politique exté­rieure et de sécurité… Nous devrions mettre en place un Conseil euro­péen de sécurité intégrant les Britanniques pour y adopter des posi­tions de politique extérieure communes et organiser notre action commune en matière de politique de sécurité ».

17Certes, ajoute-t-elle, et cela a provoqué beaucoup de critiques en France : « L’EU devrait à l’avenir être représentée par un siège perma­nent commun au Conseil de sécurité des Nations Unies ». Mais à mon avis, il s’agit surtout de mettre les Français en face de leurs contra­dictions : ils veulent une union financière et bancaire, ils affichent la volonté d’une politique extérieure européenne ambitieuse, mais ils ne sont pas prêts à renoncer à leur statut de vainqueur en 1945.

18Bien sûr, si une éventuelle fédération européenne voyait le jour, elle aurait un siège au Conseil de sécurité. Mais pour le moment, et Mme Kramp-Karrenbauer l’a souligné dans son interview, l’Union reste constituée d’États souverains. Il faudra d’abord faire vivre les dispositions du Traité d’Aix-la-Chapelle, qui prévoient une coopération franco-allemande à l’ONU et la promotion de positions communes à l’ensemble des membres de l’Union. La France annonce en outre qu’elle soutient la demande allemande d’un siège permanent dans le cadre de la réforme du Conseil, enlisée d’ailleurs depuis des années.

19L’essentiel est qu’après avoir pensé de 1990 à 2015 environ pouvoir relancer l’Europe en calmant les inquiétudes latentes grâce à une collaboration franco-allemande accentuée, Berlin a désormais une vision beaucoup plus multilatérale de l’Union européenne.

20Recentrage aussi en Afrique : l’Allemagne, qui estime que notre politique interventionniste ne réussit pas et qui s’inquiète de la péné­tration chinoise, y est désormais beaucoup plus active. Retenons de ces réflexions une claire vision géopolitique, celle d’une Europe qui s’affir­me autrement que dans le cadre de l’atlantisme ou du mondialisme. Cela rejoint les thèses françaises.

Le juridisme allemand et l’intérêt français

21Le vrai problème est que la RFA est un État de droit, et même un État des juges. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe peut, dans certaines circonstances, être amenée à trancher des questions de politi­que étrangère. Le récent refus de Berlin d’autoriser la Grande-Bretagne à vendre à l’Arabie saoudite des avions Tornado, qui comprennent des éléments fabriqués en Allemagne, montre par exemple que les coopéra­tions en matière d’armements ne vont pas de soi.

22La France se trouve là devant une contradiction fondamentale : sa politique d’armements et son modèle militaire expéditionnaire béné­ficient d’une coopération privilégiée avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais sa conception de l’Europe et sa politique extérieure en général supposent une étroite coopération avec Berlin. Il est impossible de prévoir aujourd’hui comment cette contradiction sera résolue. L’abandon du modèle expéditionnaire, de plus en plus discuté en France, et la réduction de nos ambitions en matière d’armements en raison de nos problèmes budgétaires, l’atténueraient évidemment…

23Malgré ces réserves, la RFA entend utiliser tous ses atouts pour le retour à une politique certes toujours prudente mais plus équilibrée, centrée sur Berlin, mais avec une perception affinée des intérêts allemands à long terme, en Europe et dans le monde. Nous devons en tenir compte, car beaucoup d’aspects de ce programme en cours de formulation sont raisonnables : en le comprenant mieux, nous serons plus à même de le réorienter le cas échéant. Il me semble en effet que l’orientation allemande qui commence à se dégager est encore la plus favorable possible pour la France.

24Nous ne sommes plus en 1949 ni même en 1990, et désormais l’Allemagne ne renoncera pas à sa place au Centre de l’Europe. Mais on peut espérer que, malgré le glissement des plaques tectoniques engendré par le Brexit et l’évolution de la politique américaine, elle reste également à l’Ouest, et ne soit pas tentée de dériver vers l’Est, ou encore de se recroqueviller dans l’hypercentre européen. C’est tout notre intérêt, et cela devrait être notre ligne générale.

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Bibliographie succincte

  • Thierry de Montbrial et Georges-Henri Soutou (dir.), La Défense de l’Europe entre Alliance atlantique et Europe de la défense, Hermann, 2015.
  • Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990.
  • Jacques Le Rider, La Mitteleuropa, Paris, PUF, Que Sais-je?, 1994.
  • Georges-Henri Soutou, L’Alliance incertaine. Les rapports poli­tico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Fayard, 1996.
  • Dossier « La puissance allemande : aube ou crépuscule », Conflits n° 8, 2016.
Georges-Henri Soutou
De l’Institut, est professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne, président de l’Académie des Sciences morales et politiques, président de l’Institut de Stratégie Comparée et conseiller pédagogique de l’École de Guerre.
georges-henri.soutou@wanadoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2019
https://doi.org/10.3917/strat.120.0051
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