CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Une tension permanente a marqué la formation des officiers d’état-major prussiens puis allemands, entre un modèle de type universitaire, généraliste, et celui d’une école d’état-major spécialisée. Progressivement, la formation générale fut en grande partie (mais jamais totalement) abandonnée au profit d’une formation plus strictement professionnelle. Cette évolution se comprend : le service d’état-major n’est pas l’équivalent d’un séminaire universitaire. Mais c’est celle qui a retenu l’attention des premiers historiens du Grand État-major prussien, car elle rejoignait le regret, fréquent dans les milieux universitaires allemands, que la Prusse ait fini par abandonner l’inspiration libérale du soulèvement national anti-napoléonien de 1813. [1]

2 Actuellement une autre opposition s’est imposée, et une critique fondamentale du Grand État-major s’est développée depuis quelques années : il aurait été certes un maître de l’art opératif, mais il aurait été beaucoup moins convaincant au niveau stratégique, en partie à cause d’une formation trop étroitement spécialisée de ses officiers. [2] Il est évident qu’après deux guerres mondiales perdues, la question est légitime, mais la réponse est peut-être moins simple. On voudrait y revenir ici, à partir d’un axe essentiel : celui de la formation reçue par les officiers d’état-major.

L’État-major dans l’histoire allemande

3 L’état-major prussien occupait une place spéciale dans l’histoire allemande depuis le xixe siècle. Ses brevetés portaient sur leur pantalon d’uniforme des bandes rouges distinctives. Après les guerres victorieuses contre l’Autriche (1866) et la France (1870) on les qualifiait de « demi-dieux ». L’origine du Grand État-major prussien est directement liée aux guerres napoléoniennes : c’est la défaite d’Iéna, après la longue série de victoires françaises en Italie, en Allemagne et en Autriche, qui donna l’impulsion décisive à la véritable création de l’armée prussienne du xixe siècle, et en particulier à son Grand État-major, et à la Kriegsakademie de Berlin, qui en formait les membres. [3]

4 La question était la suivante : devant l’évidente efficacité des armées de la Révolution et de l’Empire, devant l’échec patent des armées d’Ancien régime, que faire ? C’est le problème qui se pose aux réformateurs prussiens : Stein, Hardenberg, Scharnhorst, Gneisenau. Pour eux, la réponse était claire : il fallait intéresser les citoyens à la victoire de la monarchie prussienne, et les faire participer à l’effort de défense. Pour cela, il fallait supprimer le servage, et bouleverser l’armée, en introduisant le service universel et en ouvrant le corps des officiers aux non-nobles.

5 Mais ces réformateurs ne sont pas des Jacobins ! En fait ils réagissent contre l’état d’esprit de bon nombre de leurs contemporains : en effet les élites prussiennes au début du siècle (fonctionnaires, officiers, universitaires) sont souvent favorables à la révolution française : Kant en est un bon exemple. Beaucoup au début le seront à Napoléon, tel Hegel, qui voyait en lui « l’Esprit universel » à cheval. Iéna et ses suites (l’écrasement et l’humiliation de la Prusse) seront une surprise et une déception.

6 D’où les délicats équilibres que devaient établir les réformateurs : d’abord maintenir contre les francophiles l’identité prussienne, avec l’essentiel de ses structures politiques et sociales (la monarchie et la noblesse terrienne et militaire, les Junkers). Mais tout en réformant suffisamment pour gagner à leur cause le peuple (en fait beaucoup plus antifrançais que les élites) et en assumant l’idéalisme philosophique de l’Aufklärung. Cependant intervenait là un deuxième équilibre : l’invocation des Lumières ne devait pas empêcher de préserver, face au jacobinisme rationaliste français, l’idée d’un développement organique des sociétés, se transformant sans rupture, et fidèle, dans le cas présent, aux traditions allemandes (ces réformateurs ne s’adressent pas qu’à la Prusse, mais à l’Allemagne tout entière), l’Allemagne étant présentée comme la plus capable d’opérer la synthèse entre réforme et tradition, progrès et fidélité, pour tout dire entre le cœur et la raison. C’est le sens de l’appel de Fichte à la Nation allemande, prononcé en 1807, à Berlin, tandis que défilait Unter den Linden, juste en-dessous, un régiment français, musique en tête. C’est du moins ainsi que la mémoire allemande a retenu l’épisode… Cette orientation sera poursuivie par la suite, Bismarck la prolongera (on parle du « compromis bismarckien »).

7 Tout cela va se traduire par une ambiguïté fondamentale de la Prusse, puis de l’Allemagne, jusqu’en 1918 et même 1933, voire, en particulier pour le Corps des officiers prussiens, jusqu’en 1945. Ce sera une hésitation permanente et même une contradiction entre tradition et modernité, plus que dans tout autre pays européen, plus même qu’au Royaume-Uni. Cela se traduisit par un grand conservatisme politique et social, accompagné par une grande audace intellectuelle et pratique, plongeant ses racines dans tout le mouvement intellectuel, social et moral allemand depuis le xviiie siècle. Dans le domaine civil, on rappellera simplement le modèle universitaire établi par Humboldt (reposant sur « l’unité de l’enseignement et de la recherche »), les grands établissements scientifiques de recherche (réunis au sein de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft), le développement d’une industrie appuyée sur ses laboratoires et collaborant étroitement avec les Universités, et enfin le système de protection sociale de Bismarck, pour ne citer que les éléments essentiels d’un ensemble dont les autres pays européens se sont plus ou moins intelligemment inspirés, jusqu’aux années 1990 et à l’irruption de la mondialisation financiarisée.

8 Ces remarques valent en particulier pour le Grand État-major : il a été à la fois le réceptacle d’une vision très traditionnelle de la politique et de la société, et en même temps un maître dans l’adaptation militaire à certaines formes de progrès : les chemins de fer au xixe siècle, la motorisation au xxe siècle, et tout du long aux techniques modernes de communication (du télégraphe à la radio) et d’organisation. Bien sûr à côté d’échecs au moins relatifs, comme pour la logistique et le renseignement.

La création du Grand état-major : principes, continuité, traditions

9 Mais commençons par rappeler quelques caractéristiques du Grand État-major. Le fondateur de l’état-major prussien, en 1807, fut le colonel Scharnhorst (1755-1813). D’abord au service du Hanovre, il entra à celui de la Prusse en 1801, et fut chargé en particulier de la formation permanente des officiers (les Winterkurse, ou « cours d’hiver »). Suivant tous les témoignages, c’était un penseur autant qu’un homme d’action. Ce dont attestent ses cahiers de cours, que l’on a conservés et qui semblent bien avoir été une source essentielle de Clausewitz.

10 En 1803 il mit au point avec le colonel von Massenbach l’organisation d’un premier embryon d’état-major (par une profonde réorganisation de l’instance existante, le Generalquartiermeisterstab). Tout de suite furent posés des principes qui ne devraient plus varier. À la fonction qu’avait déjà le Generalquartiermeisterstab, c’est-à-dire le conseil du commandement en temps de guerre, on ajouta deux innovations essentielles : l’état-major devait dès le temps de paix produire des plans de guerre en vue de toutes les situations stratégiques envisageables (concrètement contre la Russie, l’Autriche et la France). Et on formerait ses officiers de façon permanente, là aussi dès le temps de paix, par des voyages tactiques.

11 Après Iéna, dans la débandade générale, Blücher fut le seul à mener une retraite en bon ordre. Son chef d’état-major était Scharnhorst. Le couple qu’ils formèrent, le chef doué et charismatique admirablement secondé par un chef d’état-major savant et effacé, fut souvent reproduit par la suite et Seeckt devait en tirer plus tard une vraie théorie du commandement. Ce fut la troisième innovation, celle-là quasiment fortuite, qui avec les deux précédentes devaient durablement marquer les états-majors allemands jusqu’en 1945.

12 Après la guerre Scharnhorst mit au point la réforme de l’armée, combinant un établissement permanent (officiers et sous-officiers) et un service universel court. Il créa en 1807 le Grand État-major, organisé en quatre « divisions » : 1) Stratégie et tactique ; 2) Affaires internes de l’armée ; 3) Ravitaillement et 4) Artillerie et munitions. À cela s’ajoutèrent la Section cartographique et la Section historique, auquel on accordait une importance essentielle dans la formation permanente des officiers (Moltke y accomplit son premier grand travail d’état-major, avec une étude restée fameuse de la campagne d’Italie de 1859). En effet Scharnhorst assignait à l’état-major aussi une mission pédagogique de formation permanente de ses officiers, qui alternaient entre temps de commandement et postes d’état-major. Son idéal était l’officier possédant une bonne culture générale, une bonne formation militaire, et politiquement averti (la politique correspondant ici non pas à la politique politicienne, mais à la connaissance des grands mouvements politiques, sociaux, internationaux du temps).

13 Et, quatrième innovation ponctuelle mais décisive, il prit une décision fondamentale : chaque division serait dotée d’un petit état-major, formé d’officiers de l’état-major général, ce qui assurait l’unité de doctrine à tous les niveaux (l’état-major n’étant pas seulement un organisme, mais un corps d’officiers i. G.im Genaralstab, irriguant toute l’armée).

14 Scharnhorst succomba à une blessure subie à la bataille de Groß-Görschen, en juin 1813. Mais son successeur, Gneisenau, chef de l’état-major prussien aux côtés du commandant en chef Blücher, décida que chaque commandant d’armée serait flanqué de son chef d’état-major, et il fit adopter le principe de la responsabilité commune du commandant et de son chef d’état-major pour toute décision. Cette cinquième innovation contribua beaucoup à assurer l’influence prépondérante du Grand État-Major.

15 Gneisenau mit également au point la méthode de commandement par directives générales, laissant une grande marge d’initiative aux subordonnés (selon la Preußische Freiheit, « liberté prussienne », concept difficile à comprendre en France, consistant à laisser la plus grande liberté de manœuvre aux exécutants, à condition qu’ils suivent de leur mieux la ligne générale du chef et réalisent son inspiration…). Décliné jusqu’au niveau tactique, c’est l’ancêtre de l’Auftragstaktik.

16 Il fonda en fait toute la méthode du Grand État-major : objectivité dans l’appréciation de la situation, clarté et précision dans la rédaction des ordres, soin apporté aux communications. Il démissionna en 1816, mais l’état-major était maintenant sur pied et il ne cessa plus de se préparer pour le jour J.

17 Une sixième innovation majeure intervint en 1866, pendant la guerre contre l’Autriche qui devait conduire à la défaite de celle-ci à Sadowa : Guillaume Ier autorisa le chef d’état-major, Moltke, à donner des ordres aux commandants d’armée directement, sans passer par le ministre de la Guerre. Le système fut parachevé après la guerre de 70 et la fondation du Reich, et fut alors gravée dans le marbre la totale indépendance de l’état-major. Celui-ci relevait directement de l’Empereur, il était chargé de préparer les plans d’opérations, de la formation des officiers, et son chef assumait le commandement en cas de guerre. Le Cabinet militaire de l’Empereur était chargé des nominations et promotions, et chapeautait le service de renseignement. Le ministre de la Guerre prussien (des ministres de la Guerre bavarois, saxon, wurtembergeois et badois assumaient des tâches semblables dans ce qui était encore en fait largement une confédération) s’occupait des effectifs et du matériel.

18 Cependant le système, pour perfectionné qu’il fût, n’était pas sans défaut : l’état-major ne suivait les questions d’armement que d’assez loin, car elles ne relevaient pas de lui (et sans bénéficier des passerelles qu’en France les anciens élèves de l’École polytechnique pouvaient établir entre militaires, arsenaux et industrie privée, sans parler des compagnies de chemin de fer…). Il ne contrôlait pas le service de renseignement. Il ne contrôlait pas la Marine, qui relevait directement de l’empereur. Et il était prussien, pas impérial : l’armée bavaroise avait son propre Grand État-major, son propre ministère de la Guerre, et était indépendante en temps de paix. Même si les forces des autres États allemands étaient commandées par l’Empereur et le chef d’état-major général prussien, quand toute une armée était commandée par le prince héritier de Bavière, Ruprecht, comme la VIe en 1914, avec son propre état-major bavarois, le rôle du Grand État-major prussien était ingrat. [4]

19 On a pu dire que ces dysfonctionnements dès le départ limitaient le rôle du Grand État-major (ou « état-major de l’Armée », comme on l’appela à partir de 1903) à l’opératif, trop de paramètres lui échappant pour préparer une véritable planification d’ensemble stratégique. Celle-ci, selon cette thèse, n’eût été possible qu’au niveau de Guillaume II, s’il en avait été capable, car aussi bien l’état-major, l’Armée et la Marine relevaient directement de lui, sans autre instance de coordination. [5] D’autre part le gouvernement, chancelier en tête, aurait été totalement écarté de la planification. C’est à cela qu’on attribue en général le fait que le plan d’attaque par la Belgique (« plan Schlieffen ») n’ait pas suscité les mises en garde des diplomates, alors qu’il revenait à violer la neutralité belge et le traité de 1839, avec le risque de provoquer l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre le Reich. Mais on sait maintenant que la chancellerie et l’Auswärtiges Amt étaient au courant : seulement ils étaient convaincus que l’Angleterre ne bougerait pas. Erreur stratégique majeure, mais qui n’incombe pas uniquement à l’état-major, dont le plan général avait été connu des autorités civiles et accepté par elles. [6]

20 Enfin l’état-major n’était pas monolithique : points de vue différents et discussions y étaient fréquents. Quant à Schlieffen lui-même, deux voyages d’état-major en 1905, juste à la fin de son temps, dont les archives ont été récemment redécouvertes, prouvent qu’il n’était pas du tout fixé sur son fameux « plan », dont il comprenait les limites, et qu’il était parfaitement prêt à envisager un retour à la stratégie de Moltke l’Ancien : la défensive à l’Est et à l’Ouest, avec une série de contre-attaques brutales sur un front ou l’autre, en utilisant les lignes intérieures. [7]

Les problèmes révélés par la Grande guerre : les limites de la « liberté prussienne », et la mise en place pour la corriger du niveau opératif

21 La Grande Guerre montra les limites du système, mais en même temps elle permit de le perfectionner. En effet Moltke le Jeune, chef de l’état-major depuis 1905, avait apporté une modification importante au « plan Schlieffen », du nom de son prédécesseur : à une offensive par l’aile droite allemande à travers la Belgique, il avait ajouté une offensive en Lorraine, afin de prendre les armées françaises dans une énorme paire de tenailles, estimant que cela permettrait d’obtenir un résultat beaucoup plus décisif et moins incertain que le « coup de faux » de Schlieffen. Mais il était informé des projets français d’offensive dans la même région : le plan allemand était donc de laisser dans un premier temps les troupes françaises s’enfoncer en Lorraine allemande, en leur ménageant un piège ; une fois bien engagées en Lorraine, une contre-attaque allemande encerclerait et détruirait ces forces et permettrait de marcher ensuite sur Nancy et de désarticuler l’aile droite française.

22 Mais le prince héritier de Bavière, Ruprecht, qui commandait la VIe armée, celle qui faisait face à Nancy, allait largement contribuer à faire échouer ce plan en prenant l’offensive trop tôt, sans attendre que le piège mis en place par Moltke ait fonctionné. L’armée française allait devoir reculer précipitamment et en désordre, mais elle n’était pas détruite. Pour quelle raison cette indiscipline de la part de Ruprecht ? Tout d’abord, traditionnellement le contrôle assuré par le chef de l’état-major général sur les armées était faible et distant, à plus forte raison quand elles ne relevaient pas de la Prusse mais de la Bavière : Moltke l’Ancien laissait la bride sur le cou à ses grands subordonnés, se contentant d’indiquer des grands axes de marche, son neveu en fit autant, et même davantage. D’où deux échecs majeurs, dus à l’excès de cette « liberté prussienne ». Le plus connu est celui de la Marne, début septembre, quand le manque de coordination entre deux armées voisines offrit à Joffre l’opportunité qu’il guettait. Ensuite le cas Ruprecht, moins connu mais aux conséquences considérables. Tout d’abord le Kronprinz de Bavière n’était pas un subordonné comme les autres, dans une Allemagne qui était encore très largement une confédération. Il commandait l’armée bavaroise, qui en temps de paix était indépendante de Berlin, avec son propre ministère de la Guerre, son propre état-major, etc., mais qui était désormais la VIe armée (sur un total de huit). Mais il était aussi le prince héritier de Bavière. Et il faut remarquer que la VIe armée opéra sa concentration en partie dans le Reichsland (Alsace-Lorraine), et en partie au Palatinat, qui constituait sa base arrière. Or à l’époque le Palatinat appartenait au royaume de Bavière ! En d’autres termes l’offensive de Ruprecht était une affaire bavaroise autant qu’allemande. Et Moltke tenait compte de cet aspect très politique, dans un Empire allemand qui était encore loin, répétons-le d’être réellement unifié ; les officiers de son état-major qu’il envoya à Ruprecht pour essayer de le ramener au respect des plans prévus n’étaient pas des officiers d’état-major « normaux » : d’abord il envoya le chef du département politique de l’état-major général, dans un deuxième temps il envoya le colonel Bauer, qui était en fait le conseiller politique de l’état-major et qui tenait la liaison avec les autorités politiques du Reich, de Prusse et des principaux États allemands, ainsi qu’avec les partis politiques du Reichstag et le monde de l’industrie (et dont le rôle tout au long de la guerre suffit à relativiser la notion d’un état-major coupé de la « société civile »...).

23 Et pour quelle raison le Kronprinz Ruprecht prit-il l’offensive trop tôt, malgré les ordres reçus ? C’était parce que la Bavière à l’intérieur du Reich avait ses propres buts de guerre : elle souhaitait annexer la Terre d’Empire, et l’arrondir en lui ajoutant la Lorraine restée française en 1871. Le chancelier d’Empire Bethmann Hollweg en était fort préoccupé : les revendications bavaroises ajoutées à celles de la Saxe, des pangermanistes, des militaires, etc., rendaient toute négociation de paix raisonnable le moment venu impossibles, et compliquaient considérablement la grande stratégie du Reich.

24 Néanmoins on ne revit plus, par la suite, des initiatives indisciplinées comme celles du Kronprinz de Bavière. [8] La prise de conscience du niveau opératif permit de juguler les excès de la « liberté prussienne ». Les termes « opération » et « opératif » apparaissent dans la littérature militaire allemande dès le début du xixe siècle. Mais ils sont encore employés de façon assez floue, et ni dans les doctrines, ni dans l’organisation, ni dans la chaîne de commandement le niveau opératif n’apparaît clairement, alors que le niveau stratégique (la conduite de la guerre) et le niveau tactique (la conduite de la bataille) sont bien identifiés. [9] Seuls les Russes, qui ont à l’Ouest trois groupes d’armées, ont dès avant 1914 une conception du « théâtre d’opérations », acquise lors de leur guerre contre le Japon en 1904, et selon laquelle ils envisagent la répartition et le rôle de ces groupes. Cette organisation leur permettait de varianter les axes d’effort en fonction de la situation (guerre contre l’Autriche seule, contre l’Allemagne et l’Autriche, changement d’axe principal en cours d’opération, etc.). On voit clairement se dessiner les linéaments d’un concept opératif. [10]

25 En fait, on avait commencé la guerre avec la distinction classique entre le niveau stratégique et le niveau tactique. Mais dès le début des opérations l’échec de la conduite très décentralisée, pour ne pas dire l’absence de conduite, par le Grand État-major et Moltke des sept armées allemandes engagées à l’Ouest montra que les méthodes qui avaient réussi sous Napoléon (le commandant en chef dirige directement l’ensemble des opérations) ou sous Moltke l’Ancien (le commandant en chef donne des directives, les subordonnés les appliquent en fonction de leur jugement, conformément à l’Auftragstaktik et en vertu de la Preußische Freiheit) ne suffisaient plus. Entre le niveau tactique et le niveau stratégique, un niveau intermédiaire apparaissait, non plus en théorie mais dans la pratique, celui du théâtre, et de l’action combinée et coordonnée de l’ensemble des forces sur ce théâtre : le niveau opératif.

26 On y arriva un peu par accident : la VIIIe armée allemande, celle qui se battit à l’Est et remporta avec Hindenburg et Ludendorff la victoire de Tannenberg, étant la seule sur ce théâtre, fut bien obligée de se placer au niveau opératif, le grand quartier général étant en outre incapable de lui donner la moindre impulsion. [11] À partir de là Ludendorff maintint résolument le principe opératif à l’Est. Certes, en septembre 1914 la Direction suprême de l’Armée (OHL) décida de créer à l’Est une IXe armée, dont le commandement échappait à Hindenburg-Ludendorff, l’OHL prétendant se réserver la coordination des VIIIe et IXe armées, alors que son GQG était toujours à l’Ouest. La sanction immédiate fut une série d’échecs lors de l’offensive allemande en Pologne. Finalement Hindenburg obtint de commander les deux armées, ainsi que toutes les garnisons et régions militaires limitrophes : ce fut l’établissement d’un échelon de commandement suprême à l’Est, Oberost, qui n’eut pas son équivalent à l’Ouest. Jusqu’à ce que Hindenburg et Ludendorff remplacent Falkenhayn au Grand État-major en août 1916, et à partir de ce moment-là mettent en place une coordination beaucoup plus « opérative » qu’auparavant des armées du front Ouest, d’ailleurs regroupées en « groupes d’armées », selon le modèle russe.

27 Le niveau opératif se fit donc désormais jour clairement. Il permettait d’embrasser de façon coordonnée un théâtre entier, et il permettait aussi d’éloigner les ingérences éventuelles des autorités civiles : il n’était pas possible d’écarter celles-ci totalement pour les grandes options de stratégie générale (rapports avec l’Autriche-Hongrie, avec les États-Unis, guerre sous-marine à outrance, conditions des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest en 1918, etc. ) mais pour la conduite des opérations, le commandement occupait tout l’espace du niveau opératif. Il faut retenir cette efficacité salvatrice du niveau opératif, qui sans doute évita au Reich un désastre dès 1914 ou 1915, pour comprendre pourquoi le Grand État-major lui resta si attaché par la suite. Le niveau opératif fut et resta sans conteste le niveau d’excellence de l’état-major allemand.

28 Cependant on a tendance aujourd’hui à opposer niveau stratégique et niveau opératif : en fait ils ne s’opposent pas, ils se complètent de façon dialectique, à condition de savoir les coordonner. C’est cette coordination qui manqua à Berlin, et qui fut la cause de l’échec, bien plus que la sous-estimation du niveau stratégique. En effet certains défauts subsistaient dans l’organisation allemande, du fait de la fiction de l’empereur commandant en chef, alors qu’il n’était pas capable d’assumer cette charge et d’imposer son arbitrage entre les différentes instances, et de la double subordination des chefs d’état-major des différentes armées, qui relevaient à la fois de leur commandant en chef sur place et du chef de l’état-major général, remettant ainsi en cause le principe fondamental de Gneisenau, celui d’une intimité totale entre le commandant et son chef d’état-major. Et aussi du fait que ni les Autrichiens ni les Bulgares ne furent jamais placés sous commandement unique.

29 Dans son livre essentiel, Mythos und Wirklichkeit, Gerhard Peter Groß souligne ces faiblesses de la direction stratégique allemande, et rappelle que l’état-major fut souvent efficace et innovant, mais au niveau tactique-opératif ou opératif, pas stratégique. [12] À mon avis, c’est une vue excessive : la stratégie de l’état-major allemand en 1914-1918 ne fut pas du tout nulle, et elle se montra elle aussi souvent innovante, comprenant le rôle de l’économie de guerre (politique des matières premières dès le début de la guerre, loi sur le service auxiliaire de décembre 1916, voulue par Hindenburg et Ludendorff, mettant les civils inemployés au travail), de la guerre totale [13], de la stratégie indirecte et de l’influence, en particulier dans l’utilisation des allogènes de l’Empire russe, des Baltes et des Ukrainiens jusqu’aux peuples du Caucase, et aussi, contre les Anglais et les Français, des musulmans. [14] Les grands échecs (la guerre sous-marine à outrance en 1917, qui échoua et provoqua l’entrée en guerre des États-Unis, l’insuffisante utilisation de la victoire sur la Russie en 1917, alors qu’à l’automne de cette année les Alliés eussent sans doute été prêts à conclure une paix négociée, laissant au Reich les mains libres à l’Est) provinrent certes pour partie de la fixation de l’état-major allemand sur la notion de victoire décisive par écrasement des forces adverses (on le vit avec les offensives de 1918) [15] mais aussi de la mauvaise coordination avec la Marine, qui avait garanti pouvoir mettre la Grande-Bretagne à genoux en six mois de guerre sous-marine à outrance, et surtout avec le pouvoir politique. Malgré tout Ludendorff termina sa guerre par un chef d’œuvre politico-stratégique : la demande d’armistice en octobre 1918, imposée par lui au pouvoir politique, alors que les armées du Reich se battaient encore en territoire étranger. Malgré la dureté de la paix de Versailles, on peut penser que cette décision sauva le Reich de l’invasion et de l’éclatement pur et simple. [16] Plus qu’une vision stratégique trop étriquée de la part l’état-major, ce fut la mauvaise organisation du commandement de l’ensemble des forces armées et des relations avec le pouvoir politique qui aggravèrent une situation très difficile dès la défaite de la Marne. Outre le fait qu’autorités politiques et militaires étaient dans l’ensemble d’accord, malgré d’importantes divergences, sur des buts de guerre trop ambitieux par rapport aux forces de l’Allemagne.

Le traité de Versailles et la dissolution de l’état-major en 1919, son camouflage sous la République de Weimar, sa reconstitution en 1935

30 Au traité de Versailles, les Alliés exigèrent la suppression de l’état-major. Il fut immédiatement reconstitué de façon camouflée par le commandement en chef de la nouvelle Reichswehr, le général von Seeckt (sous le titre innocent de Truppenamt). Le rétablissement officiel intervint en 1935, au moment de l’annonce par Hitler du réarmement allemand, sous l’autorité du chef d’état-major, le général Beck. Seeckt et Beck restituèrent au Truppenamt puis à l’état-major ses deux fonctions essentielles : la préparation des plans et la formation des officiers. Et ils sauvèrent un principe essentiel : l’organisation homothétique des états-majors à tous les niveaux, de l’Armée à la division. Du coup l’état-major continua à innerver toute l’Armée, et maintint la tradition prussienne de la collaboration intime du chef et de son chef d’état-major.

31 Mais le nouvel organisme ne retrouva pas son indépendance d’avant 1914, ni la même importance pour la conduite de la guerre. Son chef était désormais placé sous l’autorité du commandant en chef des armées dans le domaine militaire, et pour les questions politiques sous celle du ministre de la Guerre. En 1938 Hitler accrut son contrôle direct en se nommant lui-même ministre de la Défense, et en créant un échelon supplémentaire qui rabaissait d’autant l’état-major de l’Armée : l’OKW, Oberkommando der Wehrmacht, qui surplombait en théorie les trois Armées mais qui ne devint pas un véritable état-major des Forces armées, ce qui aurait eu du sens pour une stratégie vraiment intégrée, car Hitler voulut le maintenir au niveau d’un simple bureau à son service. En outre les différentes Armées renâclèrent. Finalement le front russe dépendit de l’Armée de Terre, l’OKW se chargeant des autres fronts. C’était la plus mauvaise solution possible, qui empêchait structurellement les Armées de parvenir à une vision stratégique d’ensemble coordonnée. Celle-ci ne pouvait être formulée que par Hitler lui-même ; il parvint à le faire de façon cohérente jusqu’à la défaite de la France, et ses « Directives » (grandes orientations stratégiques pour la préparation des plans d’opération par les Armées) sont jusqu’à l’été 1940 judicieuses, il faut bien en convenir. [17] À partir de la décision d’attaquer l’URSS, alors que la Grande-Bretagne reste invaincue, décision prise dès juillet 1940, les « Directives » deviennent moins convaincantes, mais il faut bien dire que le problème était désormais insoluble.

32 Les défauts du système furent encore aggravés parce qu’en 1939 la vieille règle selon laquelle les chefs d’état-major, à tous les échelons, étaient pleinement associés au processus de décision et pouvaient en cas de désaccord avec le commandant faire valoir leur point de vue auprès de l’échelon hiérarchique supérieur fut abolie. Désormais les chefs d’état-major devenaient de stricts subordonnés. [18]

33 Mais cela allait plus loin qu’une simple question d’organisation : les chefs de l’OKW, Keitel et Jodl, estimaient que les militaires ne devaient être que les exécutants techniques de la volonté du pouvoir politique, alors que les officiers « de tradition », avec à leur tête le chef de l’état-major de l’Armée, Ludwig Beck, pensaient que l’état-major devait, comme avant 1914, contribuer à l’élaboration de la stratégie du Reich, sur le même plan que les autorités civiles, et que pour ce faire les Stäbler devaient se livrer à l’étude la plus approfondie et la plus objective des problèmes, à la lumière de la stratégie théorique. [19]

Les officiers généraux du IIIe Reich entre l’art opératif et la stratégie

34 Il est incontestable que les militaires du IIIe Reich brillèrent au niveau opératif. À différentes reprises les états-majors allemands ont mis en place à partir de zéro des armées prêtes à prendre l’offensive et à l’emporter très vite (Scandinavie en 1940, Yougoslavie et Grèce en 1941). Pour « Marita » (contre la Yougoslavie) le plan d’opérations fut prêt en une semaine. Chaque fois il a fallu moins de deux mois entre le moment où la décision était prise et la victoire : il n’y avait pas un seul soldat allemand présent sur le théâtre au départ, un ou deux mois plus tard les capitales adverses étaient occupées. Manstein reste là un monument. [20] Mais il est vrai qu’il n’y a pas eu, et qu’il ne pouvait pas y avoir à cause du régime et d’Hitler, un grand stratège, ou au moins l’équivalent allemand d’un Eisenhower.

35 Ceci dit, il y eut quand même des stratèges parmi les grands chefs. D’abord Beck, par exemple, qui donna le conseil stratégique le plus judicieux de tous : ne pas y aller ! Car il estimait que l’Allemagne ne pourrait pas l’emporter dans un conflit avec les Alliés, alors qu’elle pouvait continuer à réviser Versailles (comme avait commencé à le faire la République de Weimar) sans guerre. C’est pourquoi il démissionna le 18 août 1938, et devint l’un des chefs de file de la résistance à Hitler. En 1940-1941 l’amiral Raeder, chef de la Marine, et Göring pour la Luftwaffe, plaidèrent pour une stratégie méditerranéenne, afin de prendre Gibraltar, Malte et le canal de Suez, et de porter ainsi un coup extrêmement sensible à la Grande-Bretagne, plutôt que de courir l’aventure russe. Certes, l’Armée restait « continentale » dans sa vision, tout en ne poussant pas du tout à l’invasion de l’URSS. Certains de ses chefs comprirent d’ailleurs, après l’échec du Blitzkrieg en Russie à l’été 1941, qu’il fallait changer complétement de stratégie, et soit conclure la paix avec les Russes (il y eut des conversations secrètes à Stockholm entre Allemands et Soviétiques au printemps 1943, mais Hitler ne voulut pas explorer cette voie) soit jouer la carte de la libération des peuples du joug soviétique, de la Baltique au Caucase en passant par l’Ukraine, comme en 1914-1918, en abandonnant les projets de Lebensraum et de domination allemande de type racial. [21]

36 Les militaires s’intéressaient aussi beaucoup au monde musulman, susceptible de se soulever aussi bien contre les Soviétiques que contre les Britanniques. Un officier, Oskar Ritter von Niedermayer, avait acquis depuis la première guerre mondiale une grande expertise dans ce domaine. Il fut chargé par la Wehrmacht de s’occuper, à partir de 1941, de l’incorporation des volontaires musulmans dans l’armée allemande. On notera qu’il avait enseigné avant 1939 à l’Académie de guerre, ce qui montre bien que celle-ci n’était pas totalement coupée du monde extérieur (cf. Motadel, op. cit.).

37 D’autre part le Reich avait, à sa manière bien sûr, des projets européens, comme l’historiographie l’admet aujourd’hui. [22] S’il fallait résumer la stratégie générale allemande de 1914 à 1945, ce serait sans doute autour de la notion de “grands espaces” (Großräume). [23] En particulier c’est la vision des milieux conservateurs, celle des hauts fonctionnaires, de l’Armée, des universitaires, qui reprend les projets allemands de 1914-1918, synthétisés dans le livre fameux de Friedrich Naumann, Mitteleuropa (1915), projets poursuivis pendant l’entre-deux-guerres par l’idée d’un Großraum économique européen, idée défendue en particulier par le groupe influent dit des « conservateurs révolutionnaires » réunis autour de la revue Die Tat. Ce courant culmine en 1943 avec un projet de confédération européenne, de Staatenbund, élaboré au ministère des Affaires étrangères. [24] Ce serait une Europe à la fois opposée aux Anglo-Saxons et antibolchevique, dirigée sur les plans politique et économique par l’Allemagne. Ces milieux développent toute une idéologie du Großraum.[25] Ce projet est inspiré par des considérations à la fois économiques et géopolitiques, dans la ligne de Karl Haushofer, proche à la fois des militaires et de certains cercles du Parti (Rudolf Hess). [26]

38 La ligne directrice, à la fois économique, politique et stratégique, était celle d’un espace stratégique et économique européen indépendant des puissances extérieures : les États-Unis et leur libéralisme, l’URSS et son économie planifiée. Donc on visait le développement du marché intérieur européen et sa protection vis-à-vis de l’extérieur, y compris sur le plan militaire, contre le libéralisme mondialisant des États-Unis. Les milieux de l’état-major étaient généralement dans cette mouvance, qui reposait sur tout un développement idéologique et culturel depuis le xixe siècle. On en pense évidemment ce que l’on veut, mais c’était une stratégie, même si elle a échoué.

39 En outre le service secret de l’Armée, l’Abwehr de l’amiral Canaris, passa la guerre à essayer d’établir des relations secrètes avec des responsables alliés. Il faut dire que Canaris était de tous les chefs militaires celui qui avait le plus d’aptitude « à penser en termes de relations mondiales ». [27] Le thème de l’Europe d’après-guerre fut sous-jacent dans ses nombreux contacts. [28] Des opposants au régime, proches de Canaris, autour du « Cercle de Kreisau », envisageaient une Europe fédérale. Certains milieux résistants européens, qui se concertaient en Suisse, aboutirent à l’automne 1944 à un manifeste fédéraliste européen. Or on sait que le pasteur Vissert’ Hooft, qui jouait un rôle considérable parmi les résistants européens à Genève, en particulier pour la préparation de ce manifeste, était en contact avec Helmut James von Moltke, le fondateur du « Cercle de Kreisau », mais lui-même diplomate, et qui était alors en poste à l’Abwehr de l’amiral Canaris ! [29] Une comparaison entre les projets européens du Cercle de Kreisau et le Manifeste de 1944 montre d’ailleurs d’incontestables convergences : tous posaient en particulier que l’Allemagne, certes totalement renouvelée, devrait avoir sa place dans l’Europe d’après-guerre et ne pas être traitée en paria comme en 1919. [30] Quelle meilleure stratégie politique possible pour une Allemagne vaincue, surtout si on songe à la suite et au développement de la construction européenne après la guerre ? Une fois de plus, les objectifs insensés du régime et sa mauvaise organisation politico-militaire, ainsi que l’incapacité totale de Hitler à comprendre qu’une intuition stratégique ne vaut rien en l’absence de la prise en compte des forces disponibles, des distances, de la géographie, du climat, etc., ont empêché la formulation de stratégies valables bien plus qu’une prétendue fixation purement opérative des grands chefs. [31] Ce qui nous amène à leur formation.

La formation à l’Académie de guerre de Berlin, des origines à 1914

40 Mais l’unité d’action et l’efficacité ne découlent pas simplement d’une organisation, aussi parfaite soit-elle. Elles sont le fruit d’une longue tradition, et surtout d’un effort constant et conscient, depuis la fondation de l’Académie de guerre prussienne, 1804, et de l’état-major général en 1807. Scharnhorst, Moltke et Schlieffen, les trois grands chefs de l’E.M. général de l’armée allemande avant 1914, se sont tous les trois ingéniés à inculquer à leurs subordonnés des principes communs de pensée et d’action, et non pas des séries de recettes adaptées à telle ou telle situation. La grande part d’initiative laissée par le haut commandement aux chefs subordonnés pendant la guerre de 1870 et au début de la guerre de 1914 ne peut se comprendre que si l’on pense à la formation intellectuelle très profonde et identique reçue par l’ensemble des officiers d’E.M., qui devait leur permettre de penser à l’unisson et d’œuvrer ensemble sans qu’il fût besoin d’ordres trop stricts et trop détaillée. Seeckt a fixé dans une formule classique le but de la formation des officiers d’état-major : réaliser « la communauté de savoir et de pensée militaire que l’on ne peut acquérir que par une formation et une éducation identiques ». [32] Cela allait au-delà de la « discipline intellectuelle » de l’Armée française de la fin des années 1960 : il s’agissait d’une formation en profondeur de haut niveau, inculquant des principes communs, dans un climat d’objectivité et de soumission aux faits. Et cette formation était suivie de très près par l’état-major, qui contrôlait l’Académie de guerre et dont la très importante Section historique était directement associée à cette tâche.

41 En 1804 Scharnhorst avait fondé une « académie pour officiers ». On y enseignait l’artillerie, la fortification, la tactique, la stratégie, mais aussi les mathématiques, la logique et l’histoire. Tout de suite il avait posé les principes : une formation générale ; une Académie pour toute l’Armée, et non pas une école spécialisée ; former tout de suite les jeunes officiers pour les tâches les plus hautes, même si cela ne correspondait pas encore à leur grade : plus tard, cela serait trop tard. Le 15 octobre 1810 fut fondée la Kriegsschule (École de guerre) qui prit le nom de Kriegsakademie en 1859. On y recrutait par concours de jeunes lieutenants, n’ayant derrière eux que quelques années de service. Ils avaient commencé en fait à être formés dès l’enfance. Ils étaient issus en très grande majorité des familles de Junkers prussiens, milieu très homogène et traditionnellement tourné vers la carrière militaire. De fortes études secondaires rassemblaient ces jeunes gens destinés à former les cadres de l’armée prussienne dans quelques institutions très connues où de futurs hauts fonctionnaires et universitaires recevaient en compagnie de ceux qui se destinaient à devenir cadets, une stricte formation intellectuelle et morale. Vers l’âge de 12 ans, il était possible d’entrer dans une École de cadets. Il est à noter qu’il n’existait pas de préparation spéciale à ces écoles et que les candidats étaient interrogés au cours de l’examen d’entrée sur l’ensemble des matières étudiées dans l’enseignement secondaire. Les écoles ne donnaient d’ailleurs aucun enseignement d’ordre militaire, et les élèves continuaient leurs études normalement. Seuls le « drill » et une discipline de fer, ainsi que le soin jaloux mis à développer leur esprit de corps, les distinguaient des autres enfants de leur âge. C’est seulement à 18 ans, quand les meilleurs d’entre eux étaient admis à la Grande École des cadets de Lichterfelde, que commençait leur véritable formation spécialisée. Cette éducation développait donc au plus haut point la cohésion du corps des officiers, dès le plus jeune âge, et favorisait l’acquisition d’une forte culture générale. Si les futurs officiers n’étaient pas passés par une École de Cadets, ils devaient avoir l’Abitur (baccalauréat), ce qui confirme l’accent mis sur la formation générale.

42 Le général von Seeckt, par exemple, pouvait citer du grec sans paraître ridicule, et on sait combien de services rendit aux officiers allemands une connaissance assez répandue du français. C’est sur cet arrière-fond intellectuel et moral, toujours valable pour la période postérieure à 1918, les officiers formés avant-guerre accédant alors aux postes de responsabilités, qu’il faut replacer l’étude de la conception du rôle des officiers d’E.M., car une telle conception n’aurait certainement pas pu triompher dans d’autres circonstances.

43 À partir de 1816 des « Écoles de division » assuraient sur deux ans une première formation intellectuelle. Les futurs candidats au concours de l’Académie devaient d’abord se former par eux-mêmes, en particulier par la lecture, pendant plusieurs années. Au moment de l’entrée à l’Académie on leur demandait d’indiquer les points faibles de leur formation, afin de leur faire suivre des cours de rattrapage. On notera que les stagiaires étaient fort jeunes, car ils étaient recrutés au grade de lieutenant. [33]

44 Après trois ans à la Kriegsakademie, les stagiaires (soit une promotion de 50 officiers) passaient l’examen de sortie. S’ils le réussissaient, ils entraient dans le corps des Stäbler, ils alterneraient alors entre le Grand État-major, les états-majors de corps d’armée ou de division, et les temps de commandement. À l’Académie, l’enseignement ressemblait, dans une première période, à celui d’une université : essentiellement des cours magistraux, entre lesquels les stagiaires pouvaient d’ailleurs choisir. Les travaux pratiques, les exercices sur carte, etc., ne furent introduits que progressivement. On remarquera qu’au départ les disciplines universitaires pesaient deux fois plus lourd dans l’enseignement que les matières proprement militaires. L’organisation même de l’École allait d’ailleurs dans ce sens : son administration relevait du commandant militaire, mais sa pédagogie était définie par un groupe comprenant deux officiers et deux professeurs de l’Université de Berlin. La bibliothèque de l’École était considérée comme un élément clé, et elle devint d’ailleurs la première au monde dans sa catégorie.

45 Vers 1820, les matières enseignées étaient les suivantes : tout d’abord 40 heures annuelles (réparties sur les trois ans de scolarité) de cours généraux (mathématiques, langues, littérature allemande et étrangère, philosophie (4 heures), histoire (4 heures), géographie (4 heures). Et 16 heures de matières militaire, également réparties sur les trois ans (géographie et histoire militaires, tactique, stratégie, service d’état-major). Cela correspondait à un peu moins de 19 heures de cours hebdomadaires, ce qui laissait du temps pour des travaux personnels et pour suivre d’autres enseignements à l’Université de Berlin, ce à quoi les stagiaires étaient fortement encouragés. On insistait sur la culture générale, en particulier par les mathématiques et l’histoire, considérée non pas comme une simple chronologie mais comme un facteur d’explication des grandes données politiques du temps. Histoire et géographie étaient comprises de façon très large, embrassant politique intérieure, politique internationale, économie, société, selon les paradigmes de Ranke, le fondateur de l’École historique allemande. D’autre part, pendant les périodes de vacances, les officiers faisaient des stages dans d’autres armes que la leur, afin de s’initier à l’ensemble des métiers militaires.

46 Mais un débat permanent opposa, jusqu’à la réforme de 1868, les partisans du maintien d’un établissement de type universitaire, selon la conception de Scharnhorst et de Clausewitz, l’un de ses successeurs à la tête de l’École, et ceux qui souhaitaient évoluer vers une École spéciale d’état-major, plus technique. Cependant enseignements et méthodes étaient régulièrement perfectionnés : en 1850, on passa à 58 heures d’enseignements généraux et à 30 heures de matières militaires, tandis que le cours d’histoire de la guerre devenait, sous l’impulsion de Verdy du Vernois, le cœur de l’enseignement de la stratégie à l’Académie. Verdy du Vernois (l’adjoint de Moltke en 1870) le concevait de façon très large, à la fois théorique (les conflits étaient vus de haut, avec leur environnement politique) et pratique, avec des exercices sur la carte accompagnant le cours à des moments clés, et plaçant les stagiaires au niveau le plus élevé (division, CA, Armée).

47 Cette méthode historique et pratique de l’enseignement de la stratégie deviendra, associant histoire et exercices sur des cas concrets, la grande spécialité de la Kriegsakademie et son enseignement central. [34] D’autant plus qu’il pouvait s’appuyer sur les travaux de la section historique de l’état-major, un modèle du genre, au sein de laquelle Moltke avait rédigé en 1862 son ouvrage, resté un grand classique, sur la campagne d’Italie de 1859. [35] C’était là que l’on inculquait aux stagiaires des principes communs de jugement et d’action. Comme le disait Moltke, c’était « le moyen principal en vue de former le jugement militaire, d’apprécier les situations de guerre et de préparer à la prise rapide et ferme de la décision ». L’Académie de guerre de Berlin voulait préparer les commandants de grandes unités, considérant que le travail d’état-major proprement dit ne présente pas de difficultés particulières. Le commandement et l’état-major ne sont pour l’école allemande que les deux pôles d’une même activité ; la conduite des opérations. C’est pourquoi les cours de tactique et les exercices sur le terrain visaient à développement des qualités de commandement et de décision qui débordent le cadre strict du rôle des officiers d’E.M., en s’ingéniant à donner à tous les stagiaires un langage militaire commun. C’est pourquoi l’histoire militaire était comprise de façon si large et dynamique, pour exciter au plus haut point les facultés et l’imbrication des facteurs de toute décision, et cultiver chez les stagiaires le besoin d’un jugement libre, objectif, dégagé de tout schéma. Bien entendu, ces conceptions ne triomphèrent pas sans mal (l’influence de Moltke à ce égard fut essentielle), et nombreux étaient ceux qui auraient voulu restreindre et spécialiser l’enseignement de l’Académie.

48 Ce qui donnait ceci :

49C’est dans ce contexte de tension dialectique entre deux conceptions, tension présente depuis les origines, qu’intervint la réforme de 1868. On supprima la littérature et la philosophie, mais pas l’histoire. L’Académie devenait une école spéciale de formation au service d’état-major. Ceci dit, en fait l’esprit ne changeait pas vraiment : les matières purement techniques (fortifications, transports, technique d’état-major) ne représentaient qu’un cinquième de l’ensemble. On passait à 36 heures annuelles (toujours sur trois ans) de matières militaires, au lieu de 30 en 1850, et à 53 heures d’enseignements généraux, au lieu de 58 : c’était une correction à la marge plus qu’une révolution.

50 La différence réelle avec la période précédente était que désormais l’on recherchait systématiquement la coordination et l’unité de l’ensemble. De plus, depuis 1860 on avait mis au point le système du Kriegsspiel (exercices sur la carte, avec bases de départ, nombre d’heures prévu pour chaque mouvement, etc.). En 1868 la place des Kriegsspiele fut encore accrue, et ils furent directement reliés aux deux grands cours (tactique et histoire de la guerre). Certes, le débat de fond se poursuivait : en 1884 on envisagea de transformer radicalement l’Académie en une pure école d’état-major, utilitaire, chargée de former les officiers selon la doctrine tactique voulue par l’état-major. Mais ce nouvel assaut fut repoussé, et on n’écarta pas complètement l’idéal académique de Scharnhorst. Malgré tout depuis 1874 le curriculum évoluait, avec la disparition de la philosophie et de la littérature.

51 Voici le plan d’enseignement en 1903 :

52En 1913, 168 jeunes officiers recevaient ainsi 25 heures par semaine de cours pendant les deux premières années, ce qui laissait du temps pour l’étude individuelle et pour le sport. On constate par rapport à 1868 l’entrée en force des langues dans le curriculum (certes en option, à choisir en lieu et place des sciences exactes), ainsi que des transports, ce qui correspondait à leur importance et à leur complexité toujours croissantes. Et même si le programme devenait moins orienté vers les lettres et sciences humaines, l’histoire (histoire de la guerre mais aussi histoire générale) conservait une place éminente. C’était dans ce cadre que l’on enseignait la stratégie et la politique. Et on organisait des exercices à partir des différents stades d’une situation historique. [36]

53 Certes, ce curriculum, tout en évacuant la philosophie et la littérature qui tenaient une grande place dans ce qui avait été longtemps davantage une université qu’une école de guerre, n’incluait pas des matières importantes, comme le renseignement et la logistique. Mais quelle École de Guerre le faisait à l’époque ? Les manuels de l’état-major allemand étaient d’une telle qualité qu’ils furent tout simplement traduits par le tout jeune état-major britannique. Certes, l’enseignement (rappelons que les stagiaires étaient encore lieutenant…) était axé sur le niveau opératif. Mais la façon dont l’enseignement de l’histoire, accompagné de Kriegsspiele, était conçu, m’amène à penser que la grande stratégie était moins délaissée qu’on ne le dit en général actuellement. [37] D’autant plus que les Stäbler pratiquaient une véritable formation continue par la suite, pour les plus doués et les plus curieux d’esprit par leurs propres études [38], et pour tous par des exercices et des voyages d’état-major. [39]

54 Ludwig Beck, qui comme la plupart des grands chefs des années 1930 et 1940 avait été formé avant 1914 à la Kriegsakademie, en est un bon exemple. Il était assez critique de la formation reçue alors, trop technique à son gré, qui négligeait trop l’étude des doctrines et méthodes de l’adversaire potentiel, ignorait l’économie, la politique, la Presse, la propagande. [40] Ce sont bien les critiques actuelles des historiens, mais elles n’empêchèrent pas Beck, comme son cadet Manstein, de continuer à se former à la réflexion stratégique par la suite. La Kriegsakademie d’avant 1914 n’était pas le CHEM, mais elle préparait semble-t-il ses stagiaires, outre leurs tâches d’état-major, à profiter d’une formation ultérieure.

55 En particulier les officiers étaient encouragés à compléter leur formation en suivant des cours à l’Université. On est là dans un domaine beaucoup plus difficile à apprécier. Mais Moltke racontait dans ses mémoires que lorsqu’il étudiait à l’Académie, à partir de 1828, il suivait en outre à l’Université de Berlin des cours de littérature française, un cours sur Goethe, un cours d’histoire. Un tiers de l’auditoire était composé d’officiers, en uniforme, ils étaient même en majorité au cours d’anglais. [41] La « société militaire » fondée par Scharnhorst a continué par la suite : un autre grand stratège et professeur à l’Académie, Bernhardi, en faisait partie. [42] Sous la République de Weimar, le général von Seeckt envoyait systématiquement ses officiers suivre des cours à l’Université. [43]

56 D’autre part on constate l’existence d’importantes passerelles entre l’Académie et l’Université. Citons deux exemples. Tout d’abord l’historien et critique militaire Hans Delbrück, professeur à l’Université de Berlin de 1881 à 1920. Certes, il critiqua férocement l’état-major pendant la guerre de 1914-1918 à cause de son obsession de la victoire décisive détruisant les forces de l’adversaire, alors que la réalité de la guerre moderne n’était pas uniquement la « stratégie d’écrasement », mais aussi la « stratégie d’épuisement », par une combinaison de moyens militaires mais aussi politiques, économiques, etc. Et à cause aussi de l’interprétation erronée, et même frauduleuse, que l’état-major donnait de Clausewitz, selon laquelle en temps de guerre et avant la victoire la direction politique ne devait pas intervenir. Mais son influence sur l’état-major fut grande, et reconnue, à travers ses travaux historiques absolument novateurs. Sa réinterprétation de la bataille de Cannes contribua à nourrir les réflexions de Schlieffen lors de la préparation de son fameux Plan de 1905. [44] Là aussi, le problème était au moins autant l’organisation défectueuse des hautes instances du Reich qu’un manque de réflexion et de formation stratégique, très nettement en pointe en Allemagne à l’époque par rapport aux autres pays, et qui bénéficiait d’une recherche universitaire elle aussi au premier niveau mondial.

57 Le deuxième exemple est celui de Karl Haushofer, le fondateur de la Géopolitique. On oublie souvent qu’il fut avant 1914 officier de carrière, et par deux fois instructeur à la Kriegsakademie (1904-1907 et 1910-1911) où il enseigna l’histoire contemporaine. En 1920 il devint professeur de Géographie à l’Université de Munich, tout en conservant des contacts étroits avec l’armée. [45] Sa vision géopolitique (un monde recomposé en grands ensembles autarciques, où le Reich contrôlerait l’Europe et l’Afrique) rejoignait, justifiait « scientifiquement » et propageait la « stratégie immanente » d’un Grand espace européen, décrite plus haut, et que partageaient peu ou prou les diverses élites allemandes, y compris militaires, des années 1890 à 1945. On peut penser que cette grande stratégie était erronée, et elle a d’ailleurs échoué, mais il ne faut pas en déduire que l’état-major allemand n’avait qu’une vision « opérative » de la guerre : dans un cadre continental, qui est incontestablement l’horizon des chefs politiques et militaires allemands, « stratégie opérationnelle » et « grande stratégie » se recouvrent forcément largement.

58 D’une façon générale, l’Allemagne wilhelmienne était très en avance en matière de géographie, de connaissances commerciales et statistiques internationales [46], de cartographie, de guides de très haute qualité, toutes choses qui incontestablement facilitaient la réflexion opérationnelle et stratégique (le général von Falkenhorst, auquel le Führer avait accordé fin février 1940 cinq heures pour préparer un plan d’invasion du Danemark et de la Norvège, y parvint en ayant recours à un guide Baedeker acheté dans la première librairie venue !). [47]

59 Somme toute, l’unité d’action et l’efficacité que l’on reconnaît aux Stäbler ne découlaient pas simplement d’une organisation et d’un cursus d’études. Elles étaient le fruit d’une longue tradition, et surtout d’un effort constant et conscient, depuis la fondation de l’Académie de guerre prussienne et de l’état-major général dans les années qui suivirent le désastre d’Iéna. Scharnhorst, Moltke et Schlieffen, les trois grands chefs de l’E.M. général de l’armée allemande avant 1914, se sont tous les trois ingéniés à inculquer à leurs subordonnés des principes communs de pensée et d’action, et non pas des séries de recettes adaptées à telle ou telle situation. La grande part d’initiative laissée par le haut commandement aux chefs subordonnés, pendant la guerre de 1870 et au début de la guerre de 1914, ne peut se comprendre que si l’on pense à la formation intellectuelle très profonde et identique reçue par l’ensemble des officiers d’E.M. qui devait leur permettre de penser à l’unisson et d’œuvrer ensemble sans qu’il fût besoin d’ordres trop stricts et trop détaillés. En ce qui concerne la grande stratégie, ni la Kriegsakademie ni l’état-major n’en étaient maîtres, il s’en fallait de beaucoup.

Clausewitz ou Jomini ? Opposition, ou dialectique de l’opératif et du stratégique ?

60 La liste des matières enseignées, et le contenu du curriculum, ne nous renseignent pas sur l’esprit de la formation. Il aurait fallu pouvoir assister aux cours, participer aux exercices. Si on revient à notre dialectique de départ, et si on ose affirmer que la pensée stratégique prusso-allemande classique oscillait entre deux axes, celui tracé par Jomini et celui marqué par Clausewitz, on pourra penser que deux pôles coexistaient dès les origines : celui de la réflexion opérative (auquel on associera spontanément Jomini) et celui de la pensée stratégique pure (Clausewitz). Ce sont les réflexions de Jean-Jacques Langendorf qui me conduisent à formuler cette hypothèse. [48] En effet il a contribué à exhumer Jomini, tombé en disgrâce car moins « aronien » que Clausewitz…

61 Or les choses sont certainement plus compliquées. Jomini ne se contente pas de considérations opératives, son œuvre comporte des réflexions sur le rôle des manœuvres destinées à tromper ou dissocier l’adversaire, sur l’importance de la mer, la logistique, les expéditions lointaines, les rapports entre les différentes formes de guerre et leur contexte politique, la guérilla, toutes réflexions qui relèvent vraiment de la stratégie et même de la stratégie générale. On a pu montrer qu’il a eu toute une postérité intellectuelle jusqu’à nos jours, à travers Mahan, Liddell Hart et les critiques de la stratégie des masses mises à l’œuvre pendant la Grande Guerre. [49]

62 Quant à Clausewitz, il néglige curieusement la manœuvre, et ne retient au fond que deux modes opératifs : la défensive ou l’offensive. [50] Il n’y a pas tant opposition que complémentarité – du moins pour des praticiens, qui devaient d’ailleurs considérer Jomini comme étant d’un usage pédagogique plus immédiat… [51]

63 C’est pourquoi plutôt qu’une opposition entre une maîtrise opérative et une faiblesse stratégique dans la formation des officiers d’état-major allemands, il faudrait voir, au moins avant 1914 voire avant 1933, une dialectique entre deux pôles intellectuels. Qui d’ailleurs correspond à la situation géopolitique embêtante d’un pays placé au cœur de l’Europe, avec des voisins difficiles, dont la menace absorbe l’essentiel de ses moyens militaires, alors que depuis la révolution industrielle le même pays est de plus en plus dépendant du commerce international pour survivre. Il serait d’ailleurs intéressant de revisiter de ce point de vue le couple Beck-Manstein : ils symbolisent bien cette tension politique, entre Beck le stratège qui revendique son orientation « politique » (à comprendre ici comme reconnaissant le primat de la stratégie politique générale) [52] et Manstein l’opératif par excellence, qui ne veut pas se hisser au niveau supérieur (alors qu’il le conçoit cependant clairement). L’un sera l’un des dirigeants de l’opposition à Hitler, l’autre ne franchira jamais le pas. Mais il serait réducteur de voir dans cette polarisation une opposition tranchée, et non pas une dialectique complexe.

Après la défaite : priorité au maintien d’une tradition

64 En attendant, après le désastre de novembre 1918 et du traité de Versailles, il fallait reconstruire.

65

La forme change, l’esprit reste identique. C’est l’esprit de l’accomplissement silencieux et désintéressé du devoir au service de l’armée. Les officiers d’E.M. n’ont pas de nom… Nous n’avons maintenant pas le temps de nous plaindre ou d’accuser, nous n’avons pas en vérité le temps d’être fatigués – nous devons travailler.

66 C’est ainsi que s’exprime le général von Seeckt, le premier chef de l’armée de la République de Weimar, la Reichswehr, juste après la grande guerre, dans une circulaire aux officiers d’E.M. (à cause du traité de Versailles, ceux-ci s’appelaient Führergehilfe c’est-à-dire « assistants du chef », mais Seeckt dit et écrivit toujours « officiers d’E.M. »). Les traditions et l’esprit du Grand État-major furent ainsi très consciemment maintenus après 1918. L’homme qui réussit ce tour de force, malgré Versailles, fut sans conteste Seeckt lui-même. [53]

La Kriegsakademie camouflée (1919-1935) [54]

67 Le traité de Versailles supprima la Kriegsakademie, ainsi que l’état-major général, ces deux organismes étant considérés comme des éléments essentiels de la cohésion et de la formation intellectuelle et morale du corps des officiers, comme les hauts lieux du « militarisme prussien ». Le général von Seeckt chercha tout de suite à tourner le traité, avec la complicité bienveillante des autorités civiles. Il était soucieux d’assurer à la fois les possibilités de défense de l’Allemagne et les chances de survie du Corps des Officiers. C’est ainsi que le Truppenamt[55] du ministère de la Reichswehr joua le rôle l’ancien état-major général, et que, dès le 29 septembre 1919, Seeckt prit une ordonnance organisant la formation des officiers d’état-major ; un premier cycle d’études, sanctionné par un examen, ouvrirait la porte à un enseignement plus poussé de trois ans.

68 Le cycle d’études préparatoire était obligatoire pour tous les officiers d’une même promotion, alors qu’avant-guerre les examens d’entrée à la Kriegsakademie étaient facultatifs. Cela permit d’assurer un minimum de formation à tous les officiers de la Reichswehr. Le premier examen (Wehrkreisprüfung) eut lieu en juin 1920, dans chaque Wehrkreiskommando, sous la direction des chefs d’état-major du Wehrkreis. [56] Les officiers s’y étaient préparés, tous en restant dans leurs unités : par correspondance ; par un enseignement oral, à intervalles réguliers, au Wehrkreiskommando ; par des études personnelles dans certaines discipline non militaires ; par un voyage d’exercice. Études et examens étaient contrôlés par le Bureau Instruction du Truppenamt.[57]

69 La Wehrkreisprüfung se situait résolument au niveau tactique : « tactique appliquée », au niveau d’une division ; tactique théorique ; topographie appliquée ; interrogations sur le rôle des différentes armes. En même temps il n’y avait pas que de la tactique : des épreuves de langues, histoire, science politique, économie, relations internationales, physique, à un niveau relativement simple, complétaient l’ensemble. [58] Un examen écrit de langue (anglais, français, russe, polonais ou tchèque) d’une durée de deux heures, une épreuve de mathématiques et une autre de physique, faisant toutes deux appel essentiellement à des notions relativement simples de trigonométrie, une épreuve de chimie, une étude comparée du lignite et du charbon en Allemagne, un examen de sciences politiques consacré à la place du Reichstag dans la Constitution allemande, avant et après 1918, et une épreuve d’histoire consacrée aux tentatives de rapprochement entre l’Allemagne et l’Angleterre avant 1914 complétaient ce programme passablement chargé.

70 En plus du concours proprement dit, une appréciation devait être fournie par les supérieurs du candidat sur ses qualifications morales. Il semble que cette appréciation n’intervenait en fait qu’en cas de défaut caractériel grave, et ne servait pas à une « sélection » d’ordre social ou idéologique. (Cette « sélection » était d’ailleurs réalisée dès l’École de formation des officiers de façon très nette, si l’on pense qu’en 1932, 28 des sous-lieutenants étaient nobles, c’est-à-dire 4 ou 5 % de plus qu’en 1914. Les éléments non-conformistes, sans parler des Juifs et des socialistes, n’avaient aucune chance de devenir officier).

71 Les candidats qui avaient obtenu les meilleures notes à ce concours étaient alors admis aux « Cours de l’Instruction militaire supérieure », qui duraient trois ans, jusqu’en 1932, les cours des première et deuxième années eurent lieu dans trois ou quatre des Wehrkreise, et non pas à Berlin, à cause du traité. Seule la troisième année avait lieu à Berlin.

L’enseignement à l’Académie de guerre camouflée

72 La préparation au concours exigeait, on l’a vu, un gros travail. Une fois entrés à l’Académie, les officiers ne pouvaient pas ralentir leurs efforts. Ajoutons que l’accent était mis par-dessus tout sur la mobilité, l’adaptabilité et la coopération de toutes les armes. Mais la véritable obsession des instructeurs était la technique de la décision et du commandement. Le but cherché était la sobriété dans l’appréciation de la situation, la rapidité et le goût de la responsabilité dans la décision, la clarté et la brièveté dans la rédaction des ordres et l’exactitude dans leur exécution. Les matières enseignées au cours des deux premières années comportaient la tactique et la pratique du commandement dans le cadre de la division (au début, l’accent était mis sur la défensive et le combat retardateur). On avait également des cours sur l’histoire militaire, la technique des armes, l’approvisionnement des forces terrestres, les transmissions, l’emploi de l’aviation, les langues étrangères. Les élèves recevaient de plus des cours sur la Marine et la tactique navale, les transports, les services sanitaires et vétérinaires, et le service de contre-espionnage (expression pudique utilisée après 1919, le traité de Versailles ayant stipulé la dissolution du service de renseignement…).

73 Dès 1923, les officiers ayant suivi cette formation et qui n’avaient pas été éliminés, furent convoqués ensuite à Berlin pour une durée d’un an. Les matières enseignées pendant la troisième année étaient : le commandement de corps d’armée ou d’armée, le service à l’état-major général, les opérations navales, la protection antiaérienne, l’organisation et le commandement des armées étrangères, la politique économique, la politique intérieure, la politique extérieure. Il serait donc excessif de dire que l’on se limitait à la tactique !

74 Pour tous les cours, l’instruction théorique était complétée par des critiques sur le terrain, des voyages d’études et de démonstration, des stages d’armes, des stages d’orientation dans une arme auxiliaire. Chaque officier devrait préparer un exercice divisionnaire et un exposé d’histoire militaire. Un grand voyage tactique couronnait les études. En 1932, les trois années de cours furent réunies à Berlin, devenant les « Cours pour officiers à Berlin ». Cette évolution correspondait au caractère de moins en moins clandestin, dès avant 1933, du réarmement allemand. Cette unification, bénéfique en elle-même, favorisa la coopération avec les Universités et les administrations, à laquelle on attachait une grande importance.

75 À propos des rapports entre la Reichswehr et l’Université, il faut évoquer l’initiative du général Reinhardt. Celui-ci proposa au ministère de la Reichswehr de mettre au point avec l’Université de Berlin un programme d’études supérieures, d’une durée d’un an, que suivait un groupe de douze officiers d’E.M. particulièrement doués. Deux fois par semaine, un véritable séminaire avait lieu sous la direction du général Reinhardt, pour tirer de ces travaux universitaires des conclusions applicables au domaine militaire. D’autre part, il s’agissait là d’une véritable formation interarmes, les élèves venant aussi bien de l’Armée que de la Marine. Cet enseignement fut abandonné en 1933, après avoir suscité un grand intérêt, mais il servit de modèle aux tentatives de création d’une Académie de guerre interarmes de la Wehrmacht après 1936. Ces tentatives échouèrent pour des raisons politiques, l’Armée craignant de perdre son indépendance au profit de l’aviation, beaucoup plus influencée par le national-socialisme et donc mieux en cours.

76 Cependant, d’une façon générale se développèrent dans beaucoup d’universités allemandes après 1919 des départements de Wehrwissenschaften, nous dirions War Studies, nombreux et variés, où d’anciens généraux de la Grande Guerre contribuaient à l’enseignement, avec des civils. Signalons par exemple la création d’une faculté de techniques militaires à la grande École technique de Charlottenburg, école d’ingénieurs fort réputée, et de l’Institut pour la politique de Défense à l’Université de Berlin. Ces institutions universitaires, doublées par des sociétés d’études proliférantes, compliquent considérablement le tableau et doivent inspirer la prudence quant à l’éducation stratégique effective des officiers. En fait, on ne peut pas savoir au juste quelle formation était reçue finalement, cela devait varier beaucoup selon les individus. [59]

La Kriegsakademie restaurée

77 En 1935, 125e anniversaire de la fondation de l’Académie de guerre prussienne, la Kriegsadademie fut solennellement restaurée en présence d’Hitler, de Blomberg et de tous les grands chefs allemands vivants. Il faut se souvenir que, l’année précédente, l’Armée avait pris position publiquement pour Hitler et accepté de lui prêter serment après la mort de Hindenburg, l’assassinat de Röhm, partisan d’une armée populaire de masse, l’ayant rassuré quant au maintien de ses prérogatives. Les années 1934-1938 constituent la seule période d’accord complet et sans nuage entre Hitler et l’Armée. Cela explique que le Chancelier ait permis la restauration d’un élément essentiel pour la formation de ce qui restait encore à l’époque le « Corps des officiers prussiens », malgré la méfiance profonde qu’il éprouvait envers toutes les « élites » de la vieille Allemagne.

78 La préparation au concours d’entrée restait comparable à celle du Wehrkreisprüfung de la période précédente, et obligatoire pour tous les officiers d’une même promotion. De gros moyens étaient consacrés à l’étude des langues et aux voyages de perfectionnement à l’étranger, en vue du concours, et, avec la bibliothèque de l’Armée à Berlin, les candidats disposaient de la plus grande bibliothèque militaire du monde.

79 Les études furent réparties en trois, puis deux années. Chaque promotion était divisée en groupes de 20 à 25 officiers, qui restaient ensemble tout au long de leurs études. Chaque groupe était dirigé par un professeur de tactique, breveté de l’E.M. Les deux matières fondamentales étaient la tactique et l’histoire militaire, conformément à la méthode mise au point et éprouvée tout au long du xixe siècle par des professeurs de l’Académie de guerre, comme Verdy du Vernois ou Freytag-Loringhoven. Les professeurs de tactique étaient de jeunes officiers d’E.M. qui lieutenants en 1914, avaient souvent peu d’expérience du travail d’E.M. en temps de guerre. D’une certaine façon, ce fait était une conséquence du traité de Versailles, qui limitait à 4 000 le nombre des officiers, et avait contraint l’armée à se séparer de nombreux cadres expérimentés.

80 L’enseignement, dans le cadre du régiment puis de la division (d’infanterie, blindée, motorisée) et du corps d’armée visait avant tout à une claire et précise « Beurteilung der Lage » (appréciation de la situation) [60] et une rédaction sobre, systématique et rigoureuse des ordres qui en découlaient, au moyen d’exercices fréquent, en temps limité et parfois compliqués par l’envoi de faux renseignements. Les exercices de groupe (Kriegsspiele) avaient lieu en salle ou sur le terrain (un jour par semaine, huit jours au début de chaque année, et au cours du grand voyage final).

81 À côté des exercices l’Académie accordait une grande place à des travaux tactiques individuels, par écrit (Taktische Aufgaben). L’enseignement de la stratégie était fourni par les professeurs d’histoire militaire, généraux en retraite, qui avaient été officiers d’E.M. pendant la guerre et qui jouissaient d’un bien plus grand prestige que les professeurs de tactique. Des thèmes d’exercice étaient établis à l’occasion de cours sur des événements de la guerre mondiale, qui pouvaient s’étendre sur plusieurs semaines et donner lieu à des voyages.

82 On donnait également des cours sur : la topographie, les communications, le génie, les troupes motorisées, les transports, la guerre aérienne, l’économie de guerre, les armes nouvelles, le contre-espionnage, l’organisation militaire des États étrangers, la politique internationale. Des voyages étaient consacrés à la visite d’usines de guerre ou de centre d’essais. Ces cours et exercices étaient complétés par des stages effectués par les élèves dans d’autres armes que la leur, du 1er juillet aux manœuvres d’automne. Au cours de ces dernières, les élèves occupaient des fonctions dans les E.M. mis sur pied à cette occasion.

83 Certains reprochaient à ce programme d’accorder une trop grande place à la tactique et à l’histoire militaire, et auraient voulu que l’on développât l’enseignement des spécialités. D’autres au contraire estimaient que ces dernières étaient trop présentes, et étudiées de façon trop indépendante de la tactique. Les mêmes pensaient que la formation stratégique assurée en fait par les professeurs d’histoire était trop militaire et ne tenait pas assez compte des facteurs politiques et économiques. [61] Il existait donc un débat, qui remontait en fait aux années 1860, entre tenants d’un enseignement de haute volée stratégique et partisans d’une école d’état-major plus technique. On peut penser que, conformément à la tradition de l’Académie, les responsables essayèrent de maintenir l’équilibre entre ces deux tendances, avec cette formation commune axée sur la technique du commandement opérationnel.

84 À la sortie de l’Académie, les officiers recevaient un classement à partir des notes obtenues. 30 à 40 % étaient déclarés aptes à servir à l’E.M. général. Les autres devenaient professeurs de tactique dans une école de formation des officiers (Kriegsschulen) ou entraient au ministère de la Guerre. On tenait largement compte de leurs souhaits. Pour les officiers reconnus aptes, un stage d’un an et demi dans les divisions, parfois dans les E.M. régionaux ou à l’E.M. général, précédait leur promotion définitive au rang d’officier de l’E.M. général. Ce titre les destinait à servir dans des E.M. régionaux ou divisionnaires, à l’E.M. général, ou à la tête d’une unité, suivant un principe rigoureux d’alternance, remontant au xixe siècle.

85 Rappelons que tous les officiers devaient préparer le concours d’entrée à l’Académie ; la sélection opérée était donc sévère. Par exemple, en 1936 : 1 000 officiers se présentèrent ; 150 furent reçus à l’Académie ; 50 finalement furent brevetés de l’E.M. général. En contrepartie, il n’y avait en 1939 que 700 officiers d’E.M. pour 1 200 postes, soit 60 % des besoins.

La formation permanente

86 Il n’était pas question, pour les officiers d’E.M., de relâcher leur effort au sortir de l’Académie. Des voyages d’exercices de toutes sortes étaient organisés à leur intention, consacrés par exemple aux problèmes des transports, du ravitaillement, de l’organisation, des chemins de fer, des communications, de la défense anti-aérienne, du génie. De plus, un grand voyage réunissait chaque année, en dehors des fréquents Kriegsspiele, tous les officiers d’E.M. et les chefs de l’armée. Voici quelques-uns des thèmes des premiers voyages, dont on notera l’étroite corrélation, en général, avec des événements contemporains :

87

  • 1921, sanctions d’une puissance occidentale contre l’Allemagne (on rappelle qu’en février 1921 on assista, à titre de sanction pour des manquements au Traité, à l’occupation de trois villes de la Ruhr par les Franco-Anglais) ;
  • 1922 : défense contre une attaque tchèque (rappelons que l’étroite alliance franco-tchèque fut formalisée en 1924) ;
  • 1923 : comment utiliser l’armée en cas de crise politique (occupation de la Ruhr en janvier par la France, soulèvements en Thuringe, à Hambourg et à Munich en novembre) ;
  • 1924 : défense contre une attaque française à partir de la Ruhr (occupée depuis janvier 1923 par les Français) vers Berlin ;
  • 1926 : défense contre la Pologne (en Silésie).

88 On notera que cette année-là Berlin commençait à envisager des plans concrets de révision de la frontière germano-polonaise (suppression du Corridor), avec une coopération étroite entre l’Auswärtiges Amt et les militaires. Il s’agissait d’appuyer le révisionnisme « modéré » que pratiquait alors Stresemann (ministre des Affaires étrangères de 1924 à sa mort en 1929) et qui reposait sur un ensemble de négociations, de pressions économiques et de mesures militaires secrètes en-dessous de la guerre, en particulier grâce à un développement accru de la coopération secrète avec l’URSS. Les chefs militaires collaboraient pleinement, et cette stratégie d’un pays isolé, encerclé et désarmé n’était certainement pas stupide, ni inefficace. [62] C’est un bon exemple de stratégie du faible au fort, qui renouait avec celle de la Prusse après Iéna. [63]

89 Au cours de ces voyages, une succession d’exercices d’E.M. sur le terrain et de Kriegsspiele en salle permettaient à la fois une étude théorique poussée des problèmes posés par le thème choisi, et l’application des idées ainsi élaborées dans un cadre topographique précis. Cette méthode était toujours celle qui avait été conçue dès les années 1860, par Moltke. Le souci constant de ce dernier était de ne pas enfermer les études dans un système a priori et de laisser librement s’exprimer jusqu’aux plus jeunes officiers brevetés de l’E.M. Par la suite, une très grande liberté présida toujours à ces exercices, en dehors de tout schéma. Comme le dit une circulaire de 1933 : « La conduite de la guerre est un art, une libre activité créatrice reposant sur des bases scientifiques ». Un souci constant apparaît nettement : allier la liberté intellectuelle à l’unité de formation, facilitée d’ailleurs jusqu’en 1935 par les faibles effectifs de l’armée.

90 Incontestablement, les thèmes de ces exercices relèvent essentiellement du niveau opératif. Mais à partir du moment où, le 5 novembre 1937, Hitler révéla aux hauts responsables civils et militaires sa décision de régler la question du Lebensraum à l’Est avant 1943-1945, les exercices et voyages d’état-major de l’Armée et de la Marine s’élevèrent au niveau stratégique. Ils reposaient sur l’hypothèse du maintien de la paix à l’Ouest, et donc de la neutralité britannique, et à l’Est sur une alliance avec la Pologne, la Finlande, les Pays baltes et la Roumanie pour porter à l’URSS des coups décisifs et réaliser quatre objectifs essentiels : le contrôle de la Baltique, la correction du « manque d’espace », la « clarification de nos rapports avec la Pologne, la liquidation du danger mondial du bolchevisme ». On remarquera que la stratégie ainsi envisagée était plus astucieuse à long terme que la stratégie inverse choisie par Hitler en août 1939 : pacte avec Staline et guerre contre la Pologne, la France et l’Angleterre. Si on avait suivi les stratèges de l’Armée et de la Marine, l’URSS aurait en effet été alors en nette position d’infériorité. [64]

La Kriegsakademie pendant la guerre

91 L’Académie fut fermée lors de l’entrée en guerre de l’Allemagne, mais dès janvier 1940, un cycle de douze semaines fut mis en place. Quatre cycles se succédèrent, formant chacun 60 officiers. Ensuite quatre autres cycles, de dix semaines seulement, constituèrent la seule formation d’E.M., jusqu’en 1943. À ce moment-là, l’ampleur des besoins (2 000 postes à pourvoir pour 800 officiers brevetés seulement) montra qu’il n’était plus possible de se contenter de palliatifs, malgré l’abandon de la règle d’alternance entre le corps et les états-majors, règle pourtant considérée comme fondamentale depuis les origines.

92 Il fut donc décidé de rétablir une véritable préparation. Le concours resta supprimé, et ce furent les chefs de corps qui désignèrent les stagiaires. Ceux-ci accomplissaient d’abord deux stages de six mois : au front et dans des écoles d’arme, puis dans les états-majors de division, de C.A. ou d’armée. Ensuite, ils suivaient des cours théoriques pendant un nouveau semestre à l’Académie de guerre, rouverte en mars 1943 en dehors de Berlin. Chaque promotion comprenait de 60 à 150 officiers. L’enseignement se faisait dans le cadre de la D.I., de la D.M. et de la D.B. Il était fondé, beaucoup plus que par le passé, sur la tactique. Tout le monde recevait la même préparation, adaptée aux emplois d’officier opérations (I a). Pour les emplois de I b (ravitaillement) et de I c (l’ennemi) des stages étaient prévus, en plus et en dehors de l’enseignement de base. Ainsi, sous la pression des événements, la Wehrmacht avait poussé encore plus loin le souci d’unité et d’efficacité dans l’enseignement. En même temps on constatait une concentration encore plus forte qu’auparavant sur l’opératif, et même le tactique. Il est vrai que l’évolution de la guerre, et encore plus du régime, rendait superflue toute réflexion stratégique de la part des officiers….

93 Le Cours d’histoire de l’École Supérieure de Guerre, quand j’y ai accompli mon service national en 1967-1969, possédait certains documents distribués par l’Académie aux stagiaires, justement pendant la guerre. L’accent était mis, comme toujours, sur la Beurteilung der Lage (l’appréciation de la situation) :

94

  • « De la situation on tire des conclusions, d’où découle directement la décision… »
  • « Le point central de la formation (à l’Académie) est la technique du commandement. Il faut la placer au premier plan, à l’amphithéâtre comme sur le terrain. La condition première pour des ordres clairs est la fixation, sans hésitation, de sa propre décision comme conséquence de la Beurteilung der Lage… ».

95 D’autre part, on insistait sur la rapidité et la souplesse nécessaire dans le commandement :

96

Une troupe ne doit jamais attendre un ordre, ainsi il vaut mieux un ordre utilisable au bon moment, qu’un ordre parfait trop tard.
Il est rappelé sans cesse aux stagiaires qu’il faut calculer les temps de manœuvre très largement et avec soin. De même, il faut savoir utiliser ordres préparatoires, ordres particuliers ou généraux, par téléphone, radio, ou messagers, suivant le déroulement effectif du combat, sans apriorisme.

97 La connaissance du terrain était, elle aussi, capitale :

98

La tactique dépend toujours du terrain. Le terrain exerce une influence tyrannique sur la tactique.

99 Là, on redescendait franchement au niveau tactique. À côté des exercices en salle, les exercices sur le terrain étaient très fréquents ; quand le manque d’essence se faisait sentir, les instructeurs s’ingéniaient à trouver des itinéraires intéressants au voisinage de l’Académie. Les exercices correspondaient à une série de thèmes dont l’expérience avait souligné l’intérêt pédagogique :

100

  1. Débarquement Voie Ferrée d’une division, activité de l’échelon avancé, cantonnement, marche de la Division (avec ou sans sûreté), assaut à l’issue du mouvement (c’est-à-dire sans préparation).
  2. Assaut après préparation, au moyen d’artillerie de renforcement, et d’autres unités d’armée – également traversée d’un fleuve sous le feu de l’ennemi.
  3. Défensive sur un grand front.
  4. Décrochage et retraite.

101 Des circulaires précisaient certaines notions, pour permettre aux stagiaires de résoudre les thèmes dans le sens voulu par les instructeurs :

102

Tout combat a son centre de gravité (Schwerpunkt). La formation d’un centre de gravité doit trouver son expression dans les mesures prises par le chef, et pas seulement dans la rédaction de l’ordre.
Les grands succès ne s’obtiennent en général que par la surprise.
Ce n’est pas le mouvement qui est décisif, mais l’efficacité. Celui qui tire le plus souvent et le mieux, a l’avantage.
La direction d’attaque la plus efficace est le flanc profond de l’adversaire, et ses liaisons avec l’arrière. C’est pourquoi il faut se demander en toute situation, s’il existe une possibilité d’encerclement.
Quand, dans une situation donnée, on hésite entre l’offensive et la défensive, il faut prendre le parti le plus audacieux, c’est-à-dire l’offensive.
Ne pas contre-attaquer en se précipitant sur l’ennemi avec des chars, mais arrêter son assaut par le feu, et alors attaquer soi-même.

103 Là on atteignait sans doute le nadir de ce qui avait été une grande tradition stratégique prusso-allemande, mais qui se résumait désormais à une liste de recettes tactiques. Même si on pourrait plaider que, dans une vision homothétique ou fractale de la guerre, ces principes affirmés ici au niveau tactique l’avaient toujours été également au niveau stratégique depuis Clausewitz.

Conclusions

104 On a souligné, au début de cette étude, la grande homogénéité intellectuelle du corps des officiers avant 1914, et l’efficace mariage entre liberté d’action et communauté de pensée qui en résultait pour les officiers d’E.M. allemands. Après 1918, tous les efforts de Seeckt et de ses successeurs visèrent à maintenir cette tradition. Objectivité, clarté de pensée et d’expression, attention portée à l’étude des situations, souplesse dans l’application des idées tactiques et opératives, voilà quels semblent avoir été les idéaux de l’enseignement destiné aux officiers d’E.M. allemands avant la guerre.

105 Du point de vue de la pédagogie, la méthode consistant à combiner étroitement analyse historique et Kriegsspiele de toute nature dans un continuum des trois niveaux (tactique, opératif, stratégique) se dégage clairement comme un idéal, même s’il n’a pas toujours été réalisé, particulièrement à partir des années 1930, où la tactique progressivement l’emporte. Cette pédagogie paraît toujours valable, surtout si on se souvient que Moltke et ses successeurs pratiquaient l’« histoire immédiate », domaine pleinement accepté depuis une génération par les historiens, et ne parlaient pas uniquement de Napoléon ou d’Hannibal mais aussi des conflits les plus récents. Pourquoi ? Parce qu’une histoire raisonnée, fondée sur le triptyque induction-vérification-déduction, dès lors que l’on veut dépasser le pur récit, permet de construire une méthode de raisonnement stratégique.

106 Cela étant dit, après deux guerres mondiales perdues, on est en droit de se poser des questions. La thèse reçue actuellement est que les officiers d’état-major allemands étaient de grands opératifs, mais pas des stratèges. On a vu que c’est moins simple, et pour leur conduite effective de la guerre, et dans leur formation, plus complète et riche qu’on ne le dit (en n’oubliant pas que les grands chefs de 39-45 avaient été formés avant 1914 ; la Kriegsakademie a certainement évolué dans un sens toujours plus opératif par la suite, c’est incontestable). D’autre part il ne s’agit pas de rechercher une École de Guerre idéale, enseignant une science exacte, mais de penser une École incarnée dans son époque, utile, tenant les deux bouts de la chaîne entre la stratégie comme science et la « stratégie comme système d’expédients » (Moltke).

107 Ceci dit, il faut bien admettre que l’art opératif est le domaine propre des officiers d’état-major. La stratégie, ils la partagent (pas toujours d’ailleurs) avec les décideurs politiques. Or sur ce plan-là, l’expertise des Stäbler est restée jusqu’à une époque récente incontestée. Un livre récent (Esther-Julia Howell, Von den Besiegten lernen ? Die Kriegsgeschichtliche Kooperation der U.S. Armee und der ehemaligen Wehrmachtselite 1945-1961, De Gruyter/Oldenbourg, 2016, 384 p.) décrit la façon très systématique dont l’état-major américain après 1945 et dans le contexte de la Guerre froide, a utilisé les compétences des grands chefs allemands en les amenant à présenter leur expérience du Front de l’Est par des conférences devant les différentes écoles et états-majors de l’Armée américaine, et en leur commandant de nombreuses analyses historico-stratégiques, qui ont été mises à la disposition de l’enseignement militaire supérieur et qui ont fini par trouver leur voie dans de nombreux manuels et dans la doctrine opérative des États-Unis, au moins jusqu’aux années 1960.

108 Mais la mauvaise organisation politico-militaire du Reich, que ce soit pendant la première ou la deuxième guerre mondiale, et les buts déraisonnables poursuivis, ne permettaient pas aux officiers d’état-major de donner vraiment des avis stratégiques, ou, s’ils le faisaient, ils n’étaient souvent pas suivis.

109 Pourtant cela n’exonère pas le corps des Stäbler d’une étude critique : il connaissait d’incontestables manques et limitations. Tout d’abord un refus très général (sauf Beck, Groener, qui fut responsable des chemins de fer pendant la Grande Guerre et succéda à Ludendorff dans les derniers jours du conflit, et Hoffmann, chef d’Oberost, le front russe, et qui négocia Brest-Litovsk en 1918) de reconnaître l’existence du politique (je dis bien du politique, de la sphère politique au sens de la philosophie, au-delà même du dirigeant politique et de la soumission du chef militaire à celui-ci) comme surplombant la stratégie. Cette réduction voulue au « purement militaire » n’empêchait pas la pensée stratégique d’éclore mais la déformait dès le départ. Il ne s’agissait pas de désobéir, c’était bien le gouvernement qui décidait de l’entrée en guerre et en définissait les objectifs, mais il ne devait pas intervenir dans la conduite de la guerre (Joffre réagit exactement de la même façon au départ d’ailleurs). Le livre de Jehuda Lothar Wallach, Das Dogma der Vernichtungsschlacht. Die Lehren von Clausewitz und Schlieffen und ihre Wirkungen in 2 Weltkriegen, (Bernard & Graefe, Frankfurt am Main, 1967) reste là fondamental, car il place le problème à son juste niveau. Il explique comment on en est arrivé là, par une falsification d’un passage important de Clausewitz, et en montre les conséquences, avec des témoignages précis de stratèges comme Bernhardi et Freytag-Loringhoven, qui trouvaient Schlieffen trop systématiquement « militaire », ou encore de Groener, qui reprochait à la Kriegsakademie de ne pas lui avoir fait étudier les « ouvrages de haute stratégie ». Il n’avait acheté son exemplaire de Vom Kriege que des années plus tard…

110 Il est d’autre part probable que la grande homogénéité d’origine sociale, de culture et de formation des officiers ait conduit à une sorte de phénomène de « Group think ». En 1913, 30 % des officiers étaient nobles, et essentiellement des Junkers prussiens, mais ce pourcentage montait à 60 % à l’état-major général. En 1938, 10 % seulement des officiers étaient nobles, mais un tiers des officiers de l’état-major général l’étaient. [65] Le « compromis bismarckien » entre tradition et modernité n’a pas permis de dépasser cette limite sociologique.

111 Très majoritairement protestants, et d’un protestantisme très particulier (« Krieg ist ein Glied in Gottesweltordnung », la guerre est un élément structurant de l’ordre du monde voulu par Dieu, aimait rappeler Moltke) les officiers d’état-major vivaient dans un univers culturel très difficile à reconstruire aujourd’hui, mais très spécifique, avec à partir de la fin du xixe siècle une forte ingestion de social-darwinisme et de social-impérialisme, deux idéologies prégnantes à l’époque. [66]

112 C’est là qu’il faut chercher à mon avis les explications, au-delà de l’opposition trop tranchée entre les catégories de l’opératif et du stratégique, qui reste trop technique et trop schématique, pour comprendre les limites d’un système qui inventa l’état-major moderne, mais ne sut pas en tirer tout ce qu’il aurait été possible de faire.

113 En effet, d’un point de vue scientifique et pédagogique, qui là relevait bien d’elle, la réflexion de la Kriegsakademie en restait quand même encore largement au système westphalien d’États-nations, qui était le système international qu’implicitement Clausewitz avait à l’esprit et qui était cohérent avec sa pensée stratégique. Si on avait mieux lu à Berlin Hans Delbrück, on aurait peut-être pu aboutir à un niveau supérieur de généralisation de la science de la guerre comme science sociale, au-delà d’un état donné du système international des grands pays européens, et d’un Concert européen mort en 1914 ? Nous sommes maintenant plus exigeants, à partir du développement et de la systématisation des sciences humaines depuis les années 1930. [67] Cette systématisation permet en effet de relier les différents champs : la politique, l’économie, la stratégie, les relations internationales, mieux que ne l’a fait la Kriegsakademie, avec un degré de généralisation suffisant pour accueillir de nouveaux types de guerres. Or les sciences humaines et sociales en Allemagne à l’époque étaient dans ce domaine déjà développées, et auraient pu lui permettre d’incorporer ces voies nouvelles, d’autant plus que, on l’a vu, des contacts existaient avec les Universités. [68] Cette limitation de la Kriegesakademie, dont elle était pleinement responsable, puisque jusqu’en 1933 et en fait jusqu’à la guerre elle choisissait librement son cursus, me paraît plus importante que la distinction un peu théorique entre niveau opératif et niveau stratégique.

Notes

  • [1]
    Walter Görlitz, Kleine Geschichte des deutschen Generalstabes, Berlin, Haude und Spener, 1977.
  • [2]
    Gerhard P. Groß, Mythos und Wirklichkeit. Geschichte des operativen Denkens im deutschen Heer von Moltke d. Ä. bis Heusinger, Schöningh, 2012.
  • [3]
    C. H. Hermann, Deutsche Militärgeschichte. Eine Einführung, Francfort, Bernard und Graefe, 1968. W. Schmidt – Richberg et K. Volker, Die Generalstäbe in Deutschland (1877-1942), Stuttgart, DVA, 1962.
  • [4]
    Pour tout ce passage, cf. Walter Görlitz, Kleine Geschichte des deutschen Generalstabes, Berlin, Haude und Spener, 1977. Et Jean-Noël Grandhomme et Isabelle Sandiford-Pellé, La Guerre ne tardera pas. Correspondance de Maurice Pellé, attaché militaire de France à Berlin de 1909 à 1912, Armand Colin, 2014, p. 154.
  • [5]
    Gerhard P. Groß, Mythos und Wirklichkeit, op. cit., p. 84.
  • [6]
    Aspect bien mis en valeur par Pierre-Yves Hénin, Le Plan Schlieffen. Un mois de guerre – deux siècles de controverses, Economica, 2012.
  • [7]
    Gerhard P. Groß, p. 85 et 97-98.
  • [8]
    Pierre-Yves Hénin, Le Plan Schlieffen. Un mois de guerre – deux siècles de controverses, Economica, 2012.
  • [9]
    Gerhard P. Groß, Mythos und Wirklichkeit, p. 72-73.
  • [10]
    Sean McMeekin, The Russian Origins of the First World War, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge-Massachusetts – Londres, 2011.
  • [11]
    Général Buat, Ludendorff, Payot, 1920, p. 115 ss., et Ludendorff, La Guerre totale, Paris, Tallandier, 2012, p. 263 ss.
  • [12]
    P. 143.
  • [13]
    Erich Ludendorff, La Guerre totale, Perrin, 2010.
  • [14]
    Winfried Baumgart, Deutsche Ostpolitik 1918 von Brest-Litovsk bis zum Ende des Ersten Weltkrieges, München, Oldenbourg, 1966. Kressenstein K. F. F. von. General der Artillerie a. D. Meine Mission im Kaukasus. Herausgegeben und mit einer Einleitung versehen von D. Paitschadze. Tbilissi, Verlag “Samschoblo”, 2001. Georges-Henri Soutou, L’Or et le Sang. Les buts de guerre économiques de la première guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989. David Motadel, Islam and Nazi Germany’s War, Harvard, 2014 (vaut aussi pour la première guerre mondiale).
  • [15]
    Cf. les réflexions de Beatrice Heuser, Reading Clausewitz, Londres, Pimlico, 2002, p. 96.
  • [16]
    Georges-Henri Soutou, « 1918 : la fin de la première guerre mondiale ? », Revue historique des Armées, n° 251, année 2008.
  • [17]
    Hugh Trevor Roper, Hitler’s War Directives 1939-1945, Londres, 1964.
  • [18]
    Basil H. Liddell Hart, Les Généraux allemands parlent, Tempus, 2011, p. 56-58.
  • [19]
    Klaus-Jürgen Müller, Generaloberst Ludwig Beck. Eine Biographie, Paderborn, Schöningh, 2008, p. 130-132.
  • [20]
    Mungo Melvin, Manstein. Hitler’s Greatest General, Londres, 2011.
  • [21]
    Joachim Hoffmann, Kaukasien, 1942-1943, das deutsche Heer und die Orientvölker der Sowjetunion, Freiburg, Rombach Verlag, 1991. Norman Rich, Hitler’s War Aims. Ideology, The Nazi State and the Course of Expansion, et Hitler’s War Aims. The Establishment of New Order, New York, Deutsch, 1973 et 1974.
  • [22]
    Birgit Kletzin, Europa aus Rasse und Raum. Die natinalsozialistische Idee der Neuen Ordnung, Münster, LIT Verlag, 2002. Jürgen Elvert, Mitteleuropa ! Deutsche Pläne zur europäischen Neuordnung (1918-1945), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1999. Enzo Collotti, L’Europa Nazista. Il progetto di un nuovo ordine europeo (1939-1945), Florence, Giunti, 2002.
  • [23]
    Georges-Henri Soutou, « L’Allemagne entre grand espace économique européen et Weltmacht », in Georges-Henri Soutou (dir.), Les Puissances mondiales sont-elles condamnées au déclin ?, Hermann, Paris, 2013.
  • [24]
    Jürgen Elvert, Mitteleuropa ! Deutsche Pläne zur europäischen Neuordnung (1918-1945), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1999.
  • [25]
    Reinhard Höhn, Reich, Grossraum, Grossmacht, Darmstadt, 1942, p. 137-142. Georges-Henri Soutou, « Carl Schmitt et les “grands espaces” dans le contexte de l’Allemagne nationale-socialiste », in Serge Sur (dir.), Carl Schmitt. Concepts et usages, CNRS, Biblis, 2014.
  • [26]
    Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986.
  • [27]
    Reinhard Gehlen, Der Dienst, Mayence, 1971, p. 46.
  • [28]
    Hugh Trevor-Roper, The Secret World. Behind the Curtain of British Intelligence in World War II and the Cold War, edited by Edward Harrison, Londres, Tauris, 2014.
  • [29]
    Michael Mueller, Canaris. Hitlers Abwehrchef, Berlin, Propyläen, 2006 ; Günter Brakelmann, Helmuth James von Moltke, 1907-1945 : eine Biographie, Munich, Beck, 2007 ; Ulrich Karpen, Europas Zukunft. Vorstellungendes Kreisauer Kreises um Helmuth James von Moltke, Heidelberg, Müllet, 2005. Klemens von Klemperer, Die Verlassenen Verschwörer. Der deutsche Widerstand auf der Suche nach Verbündeten 1938-1945, Berlin, Siedler, 1994.
  • [30]
    Georges-Henri Soutou, « Jean-Marie Soutou, Altiero Spinelli et le Manifeste des Résistants européens de 1944 », in Teilungen überwinden. Europäische und internationale Geschichte im 19. Und 20. Jahrhundert, Michaela Bachem-Rehm, Claudia Hiepel, Henning Türk, De Gruyter/Oldenbourg, 2014.
  • [31]
    Une description très complète et vivante de cette réalité : François Kersaudy, Hermann Goering, Perrin, 2009. On vient de traduire en français les mémoires du général Walter Warlimont, Cinq ans au GQG de Hitler, Perrin, 2016. Il montre en détail comment Hitler avait détruit l’organisation du commandement voulue par Hindenburg et le ministre de la Défense, commandant en chef, général von Blomberg, qui garantissait une conduite stratégique et unifiée totale d’une guerre éventuelle.
  • [32]
    Pensées d’un soldat, 1929.
  • [33]
    Mungo Melvin, Manstein. Hitler’s Greatest General, Londres, 2011, p. 20.
  • [34]
    Cf. Général Bonnal, “De la méthode des Hautes Études militaires en Allemagne et en France”, Minerva, 1er octobre 1902.
  • [35]
    Helmuth von Moltke, Der italienische Feldzug des Jahres 1859, Berlin, Mittler, 1862. Le Cdt Colin consacra à cet ouvrage l’une de ses six conférences à l’École de Guerre en 1910 (« Conférences sur la correspondance militaire de Moltke », Bibliothèque de l’École de Guerre. Je remercie M. le LCL Olivier Entraygues d’avoir attiré mon attention sur ce document).
  • [36]
    Pour tout ce passage on s’appuiera sur Schafenhort, Die Königlich-preussische Kriegsakademie 1810-1910, Berlin, 1910.
  • [37]
    Par exemple Mungo Melvin, op. cit., p. 22. Ou Gerhard Groß, op. cit., passim.
  • [38]
    Comme Manstein, dont le général Melvin souligne la vaste bibliothèque, ibid.
  • [39]
    Dont l’attaché militaire à Berlin, le colonel Pellé, soulignait la qualité et le réalisme : Jean-Noël Grandhomme et Isabelle Sandiford-Pellé, La Guerre ne tardera pas, p. 156-157.
  • [40]
    Klaus-Jürgen Müller, Generaloberst Ludwig Beck. Eine Biographie, p. 41.
  • [41]
    Karl Demeter, Das deutsche Offizierkorps in Gesellschaft und Staat, 1650-1945, p. 91.
  • [42]
    Kitchen, The German Offficer Corps, 1890-1914.
  • [43]
    Demeter, op. cit., p. 105.
  • [44]
    Gordon A. Craig, “Delbrück, The Miltary Historian”, in Makers of Modern Strategy, ed. par Edward M. Earle, Princeton, 1943.
  • [45]
    Karl Haushofer, De la géopolitique, préface de Jean Klein et introduction de Hans-Adolf Jacobsen, Fayard, 1986.
  • [46]
    Séverine-Antigone Marin, “L’apprentissage de la mondialisation : les milieux économiques allemands face à la réussite américaine (1876-1914)”, soutenue en 2007 sous ma direction à Paris IV.
  • [47]
    William Schirer, Le Troisième Reich des origines à la chute, Stock, 1961, tome II, p. 66-67.
  • [48]
    Dans son ouvrage, La Pensée militaire prussienne, Economica, 2012, chap. XV : « Clausewitz et Jomini : deux biographies impossibles ? », et chap. XVI, « Que pouvons-nous apprendre à partir de Clausewitz et Jomini ? ».
  • [49]
    John Shy, « Jomini », in Makers of Modern Strategy from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton, 1986.
  • [50]
    Jean-Jacques Langendorf, La Pensée militaire prussienne, chap. XXIV, « La manœuvre allemande : l’archiduc Charles, Clausewitz, Moltke, Schlieffen ». Lire également commandant J. Colin, Les Transformations de la guerre, Flammarion, 1911, p. 253 ss.
  • [51]
    Jean-Jacques Langendorf, « Jomini », Penseurs de la stratégie, Jean Baechler et Jean-Vincent Holeindre (dir.), Hermann, 2014.
  • [52]
    Klaus-Jürgen Müller, p. 371.
  • [53]
    G. von Seeckt, Gedanken eines Soldaten, Berlin, 1929.
  • [54]
    Waldemar Erfurth, Die Geschichte des deutschen Generalstabes von 1918 bis 1945, Göttingen, Musterschmidt-Verlag, 1960. Hansgeorg Model, Der deutsche Generalstabsoffizier, Francfort, Bernard und Graefe, 1968.
  • [55]
    Service chargé de missions d’instruction, d’organisation, d’études stratégiques et de recherches sur les armées étrangères qui en font un véritable état-major général camouflé.
  • [56]
    Wehrkreis : Division militaire. Wehrkreiskommando : commandement de division militaire.
  • [57]
    Die Wehrkreisprüfung 1927, Berlin, 1928. Obst. L. Schrott, Die Vorbereitung auf die Wehrkreisprüfung, Berlin, 1929.
  • [58]
    Le Général (alors colonel) Koeltz publia en 1937 certains thèmes tactiques proposés à différents examens de Wehrkreis : douze thèmes tactiques allemands, Paris, 1937.
  • [59]
    Frank Reichherzer, « Alles ist Front ! » Wehrwissenschaften in Deutschland und die Bellifizierung der Gesellschaft vom Esrten Weltkrieg bis in den Kalten Krieg, Schöningh, 2012.
  • [60]
    Cette notion apparaît fondamentale dans l’enseignement : « d’une appréciation exacte de la situation découle automatiquement la décision » lit-on régulièrement dans les notices distribuées aux élèves.
  • [61]
    Hermann Teske, Die silbernen Spiegel, Heidelberg, 1952.
  • [62]
    Peter Krüger, Die Außenpolitik der Republik von Weimar, Darmstadt, 1985.
  • [63]
    Joseph Vidal de La Blache, La Régénération de la Prusse après Iéna, Berger-Levrault, 1910.
  • [64]
    Rolf-Dieter Müller, « Barbarossa » 1939 ? Betrachtungen über dir deutschen Kriegsplanungen und Optionen im Jahre 1939 », Dynamiken der Gewalt. Krieg im Spannungsfeld von Politik, Ideologie und Gesellschaft, édité par Michael Jonas, Ulrich Lappenküpper, Oliver von Wrochem, Schöningh, 2015, p. 261-263.
  • [65]
    Kitchen, The German Offficer Corps, 1890-1914, Walther Görlitz, Der deutsche Generalstab, Geschich und Gestalt. 1657-1945.
  • [66]
    Lire Thomas Lindemann, Les Doctrines darwiniennes et la guerre de 1914, ISC-Economica, 2001. Georges-Henri Soutou, « Le problème du social-impérialisme en Allemagne et en Angleterre pendant la Grande Guerre », in Les Sociétés européennes et la guerre de 1914-1918, Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau éds., Université de Paris X Nanterre, 1990.
  • [67]
    Il faut évoquer ici la « praxéologie », ou science de l’action, Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, en particulier p. 654-690 ; Thierry de Montbrial, L’Action et le système du monde, Paris, PUF, 2002.
  • [68]
    En particulier la postérité de Max Weber (Raymond Aron, La Sociologie allemande contemporaine, 1936) et Werner Sombart, tous les deux d’ailleurs fort « nationaux ».
Français

Une tension permanente a marqué la formation des officiers d’état-major prussiens puis allemands, entre un modèle de type universitaire et celui d’une école d’état-major spécialisée. Actuellement une autre opposition s’est imposée, et une critique fondamentale du Grand état-major s’est développée depuis quelques années : il aurait été certes un maître de l’art opératif, mais il aurait été beaucoup moins convaincant au niveau stratégique. Le vrai problème semble être que la Kriegsakademie en restait quand même encore largement au système westphalien d’États-nations, ce qui rendait son enseignement déjà moins pertinent pour les deux guerres mondiales, les premières grandes guerres liées à la globalisation.

Mots-clés

  • Prusse
  • Allemagne
  • école d’état-major
  • art opératif
English

A permanent tension between a University-like model and a professional staff school model was a feature of the way Prussian – German staff officers were formed. Nowadays another opposition took precedence, and a basic criticism of the German general staff has gained during the last years acceptance : good at the operative level, it is supposed to have been much less convincing at the strategic one. The real problem was probably that the Kriegsakademie remained mired in the Westphalian nation-states system, and that as a consequence its teaching was less convincing for the two world wars, the first big wars seriously linked to migration and its problems.

Georges-Henri Soutou
De l’Institut, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, président de l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
georges-henri.soutou@wanadoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/09/2017
https://doi.org/10.3917/strat.116.0101
Pour citer cet article
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