1 Mais quel mouche pique ainsi Stratégique, de consacrer un numéro à la BD ? Et bien la revue Débat (plus sérieux, on ne fait pas) introduit la BD dans le domaine des publications respectables, son dernier numéro étant dédié à cet art, ou à ce mode d’expression, comme on voudra. [1] Il n’est plus question de paraître ignorer ce domaine. En revanche, pour la guerre et la stratégie, nous apportons ici au lecteur une première. Certes, il y a eu des travaux à propos de la guerre de 1914-1918 [2], mais plutôt sous l’aspect socio-culturel : il est bien entendu que c’est l’angle stratégique et géopolitique qui est notre axe, sans oublier certes que, dans la ligne d’Hervé Coutau-Bégarie, les facteurs culturels et anthropologiques appartiennent aussi à notre domaine.
2 La BD représente une forme de récit à la fois populaire et frappant, bien au-delà du public enfantin initialement visé, étant donné l’évolution culturelle du monde occidental et le retour à l’image et aux idéogrammes, au moment où la « Galaxie Gutenberg » pâlit.
3 Elle a pris une importance considérable dans la formation de l’imaginaire des jeunes esprits, enfants et adolescents, et de plus en plus adultes. Beaucoup de responsables occidentaux actuels ont été beaucoup plus « formés » par la BD que par les humanités classiques...
4 Elle joue un rôle à mesurer, mais considérable, à côté du cinéma (et parallèlement à lui) dans l’évolution de la représentation de la violence guerrière, et de l’Ennemi. En effet les Mythes nationaux ou politiques ressortent avec force, rassemblés et concentrés par le médium du dessin.
5 Du point de vue stratégique, on peut relever trois grands axes :
- La Science-fiction, y compris sur le plan militaire, l’anticipation des matériels et procédés de combat sont très présents (par exemple Blake et Mortimer...).
- Ainsi que la description « historique » des conflits (Pacifique et Corée avec Buck Danny) qui reconstruit une vision simplifiée, avec des stéréotypes de l’ennemi (Allemands, Japonais, Russes...).
- Le reportage, ou l’histoire immédiate (on note l’existence de pré-BD dès le xixe siècle, comme lors de la guerre de Crimée). Y compris les stéréotypes, la propagande, les mythes en construction.
7 Ajoutons que la BD a pu être en enjeu politique dans des conflits ou la propagande et l’influence comptaient énormément, comme la Guerre froide. C’est ainsi qu’en France la commission créée par la loi de 1949 concernant les publications enfantines permit à ses membres communistes d’obliger Spirou à cesser d’évoquer la guerre de Corée, dans la série Buck Danny, après deux épisodes seulement.
8 La BD est de son temps, mais en même temps elle est futuriste, ou/et uchronique ; cette ambiguïté est favorisée par le fait que le dessin n’a pas besoin de la même précision discursive que l’écrit : il évoque, mais avec une grande force, plus qu’il n’explique.
9 Cela vaut aussi pour le raisonnement stratégique : on verra ici qu’il est souvent très présent, mais concentré, ramené à ses éléments essentiels. Avec d’autant plus de force. Comme disait, paraît-il, Napoléon : « un petit dessin vaut mieux qu’un long discours ».
10 Enfin on pourra se demander si la BD n’est pas très symbolique de la stratégie virtuelle et de la guerre sur écran, des drones et autres « frappes précises ». Via les jeux vidéo, qui doivent tout à la BD pour la présentation, et qui en même temps se rapprochent tant du pilotage à distance des engins modernes. Sauf, et c’est toute l’ambiguïté juridique et morale de ces derniers, que la guerre n’est pas un jeu virtuel…