CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’œuvre majeure d’Edgar P. Jacobs, Le Secret de l’Espadon, parut d’abord en feuilleton dans l’hebdomadaire Tintin à partir de 1946. Elle fut publiée en deux volumes en 1950 et 1953. Elle fut donc conçue avant la guerre de Corée, mais la victoire de Mao et du communisme en Chine étaient envisageables depuis 1946. Le récit ne renferme que de rares allusions directes à l’actualité : la « Guerre froide », commencée en 1947 et baptisée comme telle par le journaliste américain Walter Lippmann, est mentionnée une fois ; le « Pacte atlantique », signé en 1949, est cité une fois. Le contexte essentiel est celui de l’Empire britannique, véritable scène sur laquelle se déroule cette histoire, Empire glorieux, puissant, mais en grande difficulté, qui finit quand même par l’emporter – comme en 1945 face au Reich.

2 L’histoire est suffisamment ancrée dans le réel pour assurer sa crédibilité, mais au prix d’une large transposition : c’est la méthode de Jacobs. Il parvient ainsi à un mélange de réalité, d’uchronie, de science-fiction et de scénarios-fictions particulièrement réussi et convaincant (il y a suffisamment de rapports à la situation réelle pour emmener le lecteur dans un univers imaginaire très particulier, qui n’est pas pure fiction mais qui tient d’une sorte de rêve-éveillé). [1]

3 On assiste à la surimposition de trois couches historiques : la vieille peur du « Péril jaune » ; les souvenirs encore très présents de la seconde guerre mondiale ; les débuts de la guerre froide et de l’affron­tement entre l’Occident et le totalitarisme soviétique. Au fond, cela ressemble assez aux thèmes d’exercice imaginés par les écoles de guerre, qui doivent être à la fois assez abstraits pour que les scénarios puissent être établis en fonction des besoins de formation des stagiaires mais avec la distance nécessaire par rapport à l’actualité, sans risquer de poser des problèmes d’ordre politique et surtout sans tomber dans la routine, tout en restant suffisamment réalistes pour que l’exercice soit utile. Autant dire que Le Secret de l’Espadon se prête très bien à une analyse stratégique théorique !

La contexte international

4 Le contexte de la bande dessinée est la tentative d’asservisse­ment du monde entier par un empire asiatique, qualifié de « jaune », dont la capitale est Lhassa, mais qui en fait évoque assez clairement le Japon impérial. Le centre de la résistance, l’acteur majeur du camp de la liberté face à cette tentative, c’est le Royaume-Uni. On ne trouve en effet que deux ou trois allusions indirectes aux États-Unis. Tous les Européens, y compris les Russes et les Allemands, sont victimes de cette volonté de conquête et se retrouvent ipso facto dans le camp de la liberté.

5 On remarquera que cette vision des Allemands (si elle reste certes discrète) était peu fréquente à l’époque. Quant à l’URSS dans le camp du bien, certes la Guerre froide n’avait pas vraiment commencé, mais les prolégomènes en étaient déjà visibles par l’établissement du communisme en Europe orientale et la division de l’Allemagne. Le discours de Churchill à Fulton en mars 1946 proclamait l’établissement du rideau de fer. La position de Jacobs est-elle le fruit d’une illusion (on va voir que c’est peu probable) ? Résulte-t-elle de la crainte de la censure des publications destinées à la jeunesse (très sourcilleuse à l’époque, en tout cas en France, dans la défense des intérêts moraux de Moscou…) ou d’une forme d’auto-censure ?

(Illustration 1)

(Illustration 1)

(Illustration 1)

6Mais en fait le concept central du livre (implicite, certes) est celui de l’unité fondamentale du phénomène totalitaire par-delà ses différentes modalités. C’était très original et audacieux pour l’époque, quasiment blasphématoire ! [2] J’en veux pour preuve la coexistence dans les dessins de la chapka évidemment soviétique du colonel Olrik (Illustration 1) avec l’uniforme Wehrmacht du même colonel, et l’uni­forme japonais des soldats de « l’Empire jaune » (Illustration 2)…

(Illustration 2)

(Illustration 2)

(Illustration 2)

7Cette prescience se retrouve dans le climat général du récit : c’est certes le prolongement de la deuxième guerre mondiale, mais c’est aussi la « doctrine Truman » proclamée en 1947, doctrine qui apparaît ici de façon prémonitoire comme le combat entre le « camp de la liberté et celui de l’oppression » (Illustration 3).

(Illustration 3)

(Illustration 3)

(Illustration 3)

8En même temps on retrouve les codes et positionnements de la récente guerre : l’appel à la « Résistance » contre « l’Ordre nouveau » est une allusion parfaitement claire pour les contemporains (Illus­tration 4).

(Illustration 4)

(Illustration 4)

(Illustration 4)

L’acteur majeur, c’est le Royaume-Uni

9 Les États-Unis n’apparaissent qu’à peine. Le Royaume-Uni est à la tête des peuples libres, à la tête de l’Empire britannique, à la tête de l’Occident (l’expression « occidental » apparaît une fois). Bien sûr, avec le recul cette hiérarchie des puissances nous paraît dépassée, c’était moins évident à l’époque : la position officielle de Washington jusqu’en 1947 (quand fut proclamée la « Doctrine Truman ») est plutôt le repli, en tout cas le repli militaire, la sécurité mondiale devant être assurée par l’ONU. En fait, on était en pleine translatio imperii, mais les contemporains ne pouvaient pas être sûrs que les États-Unis assure­raient la relève d’une Grande-Bretagne épuisée et dépassée. [3] Et beau­coup d’ailleurs ne le souhaitaient pas, ni en Europe ni même en Amérique.

(Illustration 5)

(Illustration 5)

(Illustration 5)

10En effet l’« atlantisme », c’est-à-dire une union étroite entre les deux rives de l’Atlantique, a encore loin d’avoir partie gagnée ; en 1946, il n’est d’ailleurs pas même vraiment conçu, sauf par quelques rares responsables. Ça deviendra un thème d’action à partir de 1948, pas avant. Plus nombreux sont ceux, en 1946-1947, qui conçoivent une Europe reconstruite comme un pont entre la Russie et les États-Unis, ou comme prudemment neutre entre les deux superpuissances. [4] Donc les vues de Jacobs sont moins étonnantes pour les contemporains qu’on pourrait le penser aujourd’hui.

11 En fait le Royaume-Uni se retrouve à la tête du monde blanc, contre « les asiatiques » ou même « les jaunes », contre « l’empire mondial jaune ». Cela renvoie au mythe très 1900 du « péril jaune », cela renvoie évidemment aux souvenirs de l’expansion japonaise depuis la fin du xixe siècle. [5] Mais avec une touche de mystère fasci­nant : la capitale de cet Empire mondial jaune, c’est Lhassa. Avec toute la curiosité que suscite depuis les années 1920 le Tibet, c’est un choix génial ! (Illustration 5) [6]

(Illustration 6)

(Illustration 6)

(Illustration 6)

12Et on retrouve la réverbération de l’immense prestige dont jouissait le Royaume-Uni en 1945. Avec des clins d’œil : l’amiral qui commande la base secrète sur le détroit d’Ormuz, le dernier môle de résistance, ressemble furieusement à Churchill, cigare compris, qui se qualifiait lui-même pendant la guerre dans ses échanges avec Roosevelt de « naval person »… Et c’est à l’Angleterre que les peuples occiden­taux occupés vont devoir leur libération. (On remarque la présence d’un Chinois de Nankin, capitale du gouvernement nationaliste de Tchan Kai Tchek, qui n’a pas encore définitivement perdu la partie face à Mao, mais dont la position est déjà très difficile. [7] (Illustration 6)

Une vision géostratégique actuelle : Iran et golfe persique (1946)

13 La vision géostratégique de Jacobs est très pertinente à l’époque (Illustration 7). Les premières vraies crises de la Guerre froide n’ont pas eu lieu en Allemagne ou même en Europe orientale, mais en Grèce, en Turquie, en Iran. La Méditerranée et le Moyen-Orient furent en effet les deux premières régions géopolitiques touchées, à cause du choc précoce entre les intérêts occidentaux, de plus en plus importants avec la montée en puissance du pétrole du Moyen-Orient, et la volonté de Staline, manifeste depuis 1939 et même avant, d’étendre l’influence de l’URSS dans cette partie du monde.

(Illustration 7)

(Illustration 7)

(Illustration 7)

14La Grande-Bretagne était encore la puissance dominante en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient : outre le soutien qu’elle apportait au gouvernement royal grec dans la guerre civile, outre l’appui qu’elle accordait à la Turquie, outre son mandat en Palestine, elle entretenait des relations privilégiées et dominantes avec l’Égypte et l’Irak. En outre, Londres détenait une grande influence sur l’Iran, dont le pétrole était exploité par des compagnies britanniques. Pour l’Angle­terre il s’agissait par là de protéger des intérêts essentiels : la route des Indes et de l’Extrême-Orient par la Méditerranée, le canal de Suez et le golfe Persique, route toujours considérée comme vitale malgré la décision déjà prise d’accorder l’indépendance à l’Inde ; et le pétrole, dont le Moyen-Orient détenait 60 % des réserves mondiales à l’époque, dont l’Europe devenait de plus en plus dépendante, pétrole qui était pour une part essentielle contrôlé par des compagnies britanniques en Irak, en Iran, au Koweït, et qui transitait pour une large part par le golfe Arabo-Persique et le détroit d’Ormuz, lieu du deuxième tome de L’Espadon. Mais il faut bien comprendre que pour les Anglais, outre les intérêts économiques et stratégiques, il en allait de leur perception du rôle impérial de la Grande-Bretagne, que nul à Londres ne songeait à abandonner. On était là aux confins de l’histoire, de la politique, de la stratégie, de la psychologie, c’est-à-dire un complexe auquel Jacobs était très sensible, comme le montrent L’Espadon mais aussi les plan­ches d’ouverture de La Marque Jaune.

15 Il y avait des troupes britanniques stationnées en permanence à Chypre, en Irak et en Égypte, outre bien sûr jusqu’en 1947 en Inde : l’état-major britannique était très soucieux de les y conserver pour défendre la région contre la poussée soviétique, déjà évidente vers la Turquie et l’Iran. On craignait en particulier une agitation fomentée par Moscou contre les intérêts pétroliers occidentaux dans la région, voire même en cas de guerre une offensive soviétique en direction des puits de pétrole.

16 Mais Londres se heurtait aux limites de ses moyens financiers, drastiquement réduits par la guerre ; son déploiement militaire dans la région, important, vivait sur les stocks de matériel accumulés pendant le conflit mondial mais poserait immanquablement un problème de coût à terme rapproché. En outre, la Grande-Bretagne se heurtait au nationalisme arabe croissant. Ce qui fait qu’en engageant dès 1945 la politique soviétique dans cette région, par des pressions directes sur la Turquie et l’Iran et aussi en soutenant le mouvement kurde, Staline pensait ne trouver en face de lui qu’une Grande-Bretagne affaiblie, que les États-Unis ne soutiendraient pas, préférant profiter de ses difficultés pour développer à ses dépens leurs propres intérêts au Moyen-Orient, conformément à la vision idéologique des rivalités intercapitalistes. On était donc avec L’Espadon au cœur de l’actualité.

17 Et encore plus directement avec une autre crise majeure, la crise iranienne, la première grande crise d’après-guerre évoquée à l’ONU, elle aussi déterminante dans le durcissement américain en 1946. Rappe­lons qu’en août 1941 l’URSS et la Grande-Bretagne avaient occupé conjointement l’Iran, mais en promettant de l’évacuer dès la fin de la guerre. Le moment venu les Anglais évacuèrent leur zone au sud de l’Iran, mais les troupes soviétiques restèrent dans le nord du pays. En décembre 1945 deux Républiques autonomes furent proclamées en Azerbaïdjan, dans le nord de l’Iran, à l’instigation bien sûr de l’occu­pant soviétique. En même temps, le parti communiste Toudeh tentait de s’emparer du pouvoir à Téhéran ; en mars 1946, des mouvements de troupes soviétiques avaient lieu : 200 chars étaient massés dans le nord de l’Iran, prêts à foncer sur Téhéran.

18 En janvier 1946 l’Iran porta l’affaire devant le Conseil de sécurité de l’ONU, où ce fut immédiatement le blocage, à cause du veto soviétique. Cette crise inquiéta beaucoup les Anglais et les Américains. En effet l’Iran, outre l’enjeu qu’il représente par lui-même, est un verrou géographique essentiel pour la défense de la Turquie et de l’Irak face à l’URSS. Or les réflexions stratégiques des états-majors anglo-saxons se portaient dès 1945 sur le Moyen-Orient. Cette grave affaire fut la toile de fond aussi bien du discours que prononça Staline le 9 février 1946, discours dont le diplomate américain George Kennan perçut immédiatement l’importance décisive, [8] que du discours de Churchill à Fulton le 5 mars : ce fut vraiment un moment de cristal­lisation de la Guerre froide commençante. D’autre part, Truman procéda à une gesticulation militaire dans cette crise, en envoyant le cuirassé Missouri à Istanboul le 6 avril.

19 En mars-avril 1946, on assista à un double mouvement : tandis que le Conseil de sécurité discutait péniblement de l’affaire iranienne, l’URSS négociait directement avec Téhéran, en essayant de parvenir à un accord qui amènerait Téhéran à retirer sa plainte à l’ONU. En même temps, Moscou maintenait la pression, au moyen du parti communiste Toudeh et de nouveaux mouvements de troupes. Mais la fermeté des États-Unis et de la Grande-Bretagne fit que finalement, le 5 avril 1946, Staline céda, et conclut un accord favorable à Téhéran : les troupes soviétiques seraient évacuées, et l’affaire d’Azerbaïdjan était reconnue comme une affaire intérieure iranienne. En mai, les Soviétiques éva­cuèrent le nord de l’Iran, mais non sans avoir au préalable armé les deux républiques, et en maintenant la pression du Toudeh sur le gouverne­ment iranien jusqu’à la fin de l’année. Mais, en décembre 1946, appuyée par un soulèvement local et renforcée par l’aide américaine (en argent et en matériel), l’armée iranienne écrasa les deux républi­ques. Pour les contemporains, le récit de Jacob et la carte de l’Illus­tration 7 évoquaient ce qu’ils lisaient dans leurs journaux tous les jours. [9]

La perception d’une guerre nouvelle

(Illustration 8)

(Illustration 8)

(Illustration 8)

(Illustration 9)

(Illustration 9)

(Illustration 9)

20L’Espadon reflète parfaitement les réalités de la guerre à partir d’Hiroshima, et le style graphique de Jacobs est particulièrement apte à les faire comprendre (Illustration 8). Il s’agit évidemment de l’atome, avec une grande précision technique : l’usine atomique de Scaw-Fell, où commence l’aventure et que les Britanniques font sauter au moment où les parachutistes « jaunes » arrivent, est la copie d’Oak Ridge, la grande usine américaine d’enrichissement de l’uranium par séparation isotopique. (Illustration 9). D’autre part la base secrète du détroit d’Ormuz est équipée d’un cyclotron (accélérateur de particules indis­pensable pour déterminer les constantes nucléaires, comme les sections atomiques des matières fissiles, à partir desquelles on peut établir les concepts d’armes nucléaires). Or ce cyclotron est représenté de façon fort réaliste, Jacobs s’est de toute évidence là aussi docu­menté. (Illustrations 10 et 10 bis). [10]

(Illustration 10)

(Illustration 10)

(Illustration 10)

(Illustration 10 bis)

(Illustration 10 bis)

(Illustration 10 bis)

21D’autre part les engins nucléaires sont lancés avec des missiles intercontinentaux, ce qui en 1946 est encore une anticipation. Mais les autres armes (parachutistes) ou équipements (avions de tous types) sont tous à la pointe des techniques de l’époque.

Toute une réflexion stratégique

22 On remarque que différents modes stratégiques sont illustrés dans l’ouvrage. Par exemple l’asymétrie, avec la Résistance qui se dresse contre l’Empire jaune (Illustration 11). Mais cette résistance s’appuie sur un centre extérieur doté de moyens souvent supérieurs, au moins sur le plan technique. Cela avait été très exactement le cas de la Belgique occupée, très soutenue par les services britanniques, et Jacobs a probablement puisé dans la geste de la Résistance belge l’inspiration de certains épisodes, comme la libération par les résistants d’un convoi de scientifiques et d’ingénieurs emmenés en déportation, qui évoque l’attaque du « Convoi XX » emmenant des Juifs de Belgique en Allemagne, en avril 1943. [11]

(Illustration 11)

(Illustration 11)

(Illustration 11)

23La stratégie toute différente du Blitzkrieg est également présente, et fort bien expliquée (illustration 12). Mais on retrouve également l’écho des premières réflexions de stratégie nucléaire. Celles-ci sont encore balbutiantes : on mettra un certain temps à formuler clairement le concept de dissuasion, et encore plus à le voir percoler jusqu’au sommet des hiérarchies politico-militaires. Certes, l’amiral Castex avait perçu le phénomène de la dissuasion nucléaire dès Hiroshima. [12] Certes, certains officiers de l’ US Air Force et certains universitaires, comme Bernard Brodie, auteur avec d’autres collègues de The Absolute Weapon, paru justement en 1946 (avec le sous-titre significatif Atomic Power and World Order) comprirent tout de suite que l’arme nucléaire changeait toutes les données de la stratégie, que la notion d’emploi et de victoire, face à une arme aussi destructrice et imparable, devait céder la place à celle de dissuasion (« jusqu’à maintenant l’objectif majeur d’un système nucléaire était de gagner les guerres. À partir de main­tenant ce sera de les éviter. Il ne peut pas avoir d’autre objectif utile », écrivait Brodie).

(Illustration 12)

(Illustration 12)

(Illustration 12)

24Mais l’appropriation du concept de dissuasion par les dirigeants a été plus lente. La plupart des chefs militaires américains et le président Truman lui-même ne considéraient pas que l’arme nucléaire changeait la nature même de la guerre, et ne plaçait certainement pas l’atome au cœur de leur stratégie. Pour Truman, il s’agissait, comme à Hiroshima, d’une arme d’ultime recours, à employer à la fin d’une guerre, pour un super-bombardement si tout le reste échouait, pas d’entrée de jeu comme un facteur essentiel d’une nouvelle stratégie. Et l’emploi de la bombe n’était même pas planifié : les chefs militaires, encore en 1947, ignoraient même le nombre d’engins disponibles ; ceux-ci ne leur étaient d’ailleurs pas confiés, mais restaient à la garde de l’autorité civile créée en 1946 pour contrôler l’ensemble du secteur nucléaire, l’Atomic Energy Commission. Ce ne fut qu’à partir de 1948, à la suite de la crise du blocus de Berlin, que l’on commença à inclure l’atome dans les plans de guerre américains, et à se donner les moyens de véritables opérations nucléaires.

25 Le concept de dissuasion nucléaire a commencé à pénétrer vraiment dans les réflexions stratégiques des dirigeants occidentaux en 1948, quand Truman a fait stationner en Grande-Bretagne un puissant groupe de bombardiers en réponse au blocus de Berlin par les Sovié­tiques, bombardiers dont le rôle était bien de faire planer une menace nucléaire. L’idée est apparue dans la littérature destinée à un public plus large en 1948 (Blackett) [13], les Anglais ont formulé une doctrine de dissuasion nucléaire officiellement en 1952, les Américains l’ont pro­clamée en 1954. [14] Les propos de Jacobs sur le sujet n’en sont que plus remarquablement précoces.

26 Et il dessine les premiers contours d’une logique propre à l’arme nucléaire : elle n’est pas adaptée à une stratégie d’action offensive, elle n’est pas une arme comme les autres (Illustration 13 : comme le dit le colonel Olrik : « nous n’y aurons recours qu’en cas de nécessité absolue, notre but n’étant pas de détruire, mais de conquérir »). Mais elle convient parfaitement à un spasme défensif de dernier recours.

(Illustration 13)

(Illustration 13)

(Illustration 13)

Conclusion

27 Le Secret de l’Espadon annonce donc les stratégies de la seconde moitié du xxe siècle, mais aussi celles du xxie ! L’Espadon, au départ, est en effet un avion téléguidé, sans pilote, un drone… (Illustration 14). Le récit intègre le nucléaire, avec même un début de réflexion straté­gique, ainsi que les armements nouveaux.

(Illustration 14)

(Illustration 14)

(Illustration 14)

28Sur le plan géopolitique, nous avons affaire à des vues encore très marquées par la deuxième guerre mondiale. Mais en même temps elles reflètent souvent la situation de 1946 (avec de transparentes transpositions), y compris les débats suscités par ce que l’on appellera très vite l’atlantisme.

(Illustration 15)

(Illustration 15)

(Illustration 15)

29Et toute la problématique du totalitarisme est présente : pour l’époque, c’était audacieux. Le tout en imaginant une constellation géopolitique que fort peu de gens prédisaient à l’époque. Et qui faisait bien entendu toute sa place à l’Asie, ce que nous allons peut-être très vite devoir saluer comme prophétique ! (Illustration 15), représentant le président de la Corée du Nord Kim Jong-un, devant un nouveau modèle d’engin nucléaire.

Notes

  • [1]
    Cf. Les Personnages de Blake et Mortimer dans l’Histoire. Les événements qui ont inspiré l’œuvre d’Edgar P. Jacobs, Le Point-Historia, 2014.
  • [2]
    Car on était encore loin des ouvrages classiques qui plus tard, dans les années 1950, ont popularisé la notion du totalitarisme comme catégorie politique et sociale, subsumant des régimes différents et même opposés en 1941-1945 : Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Harcourt Brace, New York, 1951. Carl Joachim Friedrich et Zbigniew Kazimierz Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, New York, Harper and Row, 1956.
  • [3]
    Ritchie Ovendale, Britain, the United States and the Transfer of Power in the Middle East, 1945-1962, Leicester UP, 1996. David Reynolds, Britannia Overruled, London, Macmillan, 1991.
  • [4]
    Veronika Heyde, De l’esprit de la Résistance jusqu’à l’idée de l’Europe. Projets européens et américains pour l’Europe de l’après-guerre (1940-1950), Peter Lang, 2010. Thierry de Montbrial et de Georges-Henri Soutou (dir.), La Défense de l’Europe entre Alliance atlantique et Europe de la défense, Hermann, 2015. Georges-Henri Soutou, La Guerre froide 1943-1990, avec une postface inédite, Pluriel, 2011.
  • [5]
    Très bonnes remarques dans Les Personnages de Blake et Mortimer dans l’Histoire, p. 26-31.
  • [6]
    Depuis les années 1920 et 1930 des ouvrages accessibles avaient fait naître un intérêt considérable pour l’Asie. René Grousset, Histoire de l’Asie, 3 tomes, 1921-1922 ; Le Réveil de l’Asie. L’impérialisme britannique et la révolte des peuples, Paris, Plon, 1924 ; Les Civilisations de l’Orient, 1929-1930. Gabrielle Bertrand, Seule dans l’Asie troublée. Mandchoukouo – Mongolie 1936-1937, Plon, 1937. Sans oublier la « Croisière jaune » de Citroën en 1931-1932, à l’immense écho médiatique.
  • [7]
    C’est également l’avis de M. Hubert Védrine, cité dans Les Personnages de Blake et Mortimer dans l’Histoire, p. 24.
  • [8]
    Par son fameux “long télégramme” du 22 février, John Lewis Gaddis, George F. Kennan, An American Life, The Penguin Press, New York, 2011.
  • [9]
    Bruce R. Kuniholm, The Origins of the Cold War in the Near East. Great Power Conflict and Diplomacy in Iran, Turkey and Greece, Princeton UP, 1994. John Kent, British Imperial Strategy and the Origins of the Cold War 1944-49, Leicester UP, 1993. Wm. Roger Louis, The British Empire in the Middle East 1945-1951, Clarendon Press, 1984.
  • [10]
    Une conférence prononcée en février 2004 par Éric Baron sur « Les Cyclotrons » était illustrée par le cyclotron de Mortimer ! Sur les origines de l’effort nucléaire militaire, Fred Kaplan, The Wizards of Armageddon, Simon and Schuster, New-York, 1984, et Richard Rhodes, Arsenals of Folly. The Making of the Nuclear Arms Race, Londres, Simon and Schuster, 2008.
  • [11]
    Paul Aron et José Gotovitch (dir.), Dictionnaire de la seconde guerre mondiale en Belgique, Bruxelles, André Versaille éditeur, 2008. Etienne Verhoeven, « Résis­tances et résistants en Belgique occupée, 1940-1944 », Revue belge de philologie et d’histoire, 1992, vol. 70, n° 2, p. 381-398.
  • [12]
    Patrick Boureille, La Marine française et le fait nucléaire (1945-1972), thèse soutenue devant l’Université de Paris IV le mardi 2 décembre 2008.
  • [13]
    PMS Blackett, Fear, War, and the Bomb : The Military and Political Conse­quences of Atomic Energy, 1948.
  • [14]
    Georges-Henri Soutou, La Guerre froide 1943-1990.
Français

Le Secret de l’Espadon annonce les stratégies de la seconde moitié du xxe siècle, mais aussi celles du xxie siècle ! Des armes nucléaires aux drones. Sur le plan géopolitique, nous avons affaire à des vues encore très marquées par la deuxième guerre mondiale. Mais en même temps toute la problématique du totalitarisme communiste et de la Guerre froide commen­çante est présente. Le tout en imaginant une constellation géopolitique que fort peu de gens prédisaient à l’époque. Et qui faisait en particulier toute sa place à l’Asie.

Mots-clés

  • Asie
  • géopolitique
  • deuxième guerre mondiale
  • Guerre froide
  • armes nucléaires
  • drones
  • stratégies nucléaires
English

The Secret de l’Espadon heralds the different strategies of the second half of the XXth century, but also of the XXIst. From nuclear weapons to drones. At the geopolitical level, the author’s views are still very much influenced by the Second World War. But the whole problem of totalita­rian communism and of the beginning Cold War is also there. And the whole story is set in a geopolitical constellation that few anticipated at the time. And which fully includes Asia.

Georges-Henri Soutou
De l’Institut, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, président de l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
georges-henri.soutou@wanadoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/09/2017
https://doi.org/10.3917/strat.115.0021
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