CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Au commencement était l’action ! ». Cette formule de Goethe pourrait introduire ce numéro de Stratégique consacré aux Méthodes et techniques d’action. Le contenu est très largement issu des travaux du Comité de l’Ecole de Guerre, « Penser autrement ». Et l’Ecole vient de se doter d’un département du même nom, dans la profonde réforme en cours de son enseignement. L’évolution très rapide du système international et les conséquences qu’elle comporte pour la stratégie impose de favoriser partout l’innovation, y compris dans tous les secteurs du monde militaire, en remontant aux processus intellectuels, psychologiques et sociaux qui permettent de lutter contre le conformisme et les idées reçues. D’où l’importance de la sociologie, des sciences cognitives et de la pensée philosophique dans certaines des contributions : il s’agit vraiment de prendre le problème à la base, au-delà des clichés sur la préparation de la dernière guerre…

2 La plaisanterie amère d’Alfred de Vigny, « Réfléchir, c’est commencer à désobéir », n’est plus de saison. Dans les armées actuelles, réfléchir est plus que jamais un devoir d’état, et le lecteur verra qu’il n’y a là, à un niveau supérieur de l’analyse, aucune contradiction avec la nécessaire discipline et l’indispensable cohérence.

3 Mais il ne suffit pas de vouloir pour innover : l’exemple de la première guerre mondiale et de l’apparition de l’arme blindée nous montre, comme le rappelle le Colonel Goya, qu’il faut réunir tout un ensemble de conditions, en commençant par le démantèlement des barrières administratives, et en favorisant le retour d’expérience et un processus itératif entre les besoins de la troupe, le travail des ingénieurs, des états-majors et celui des industriels. Là, on faisait en six mois ce qui en temps de paix aurait duré des années – le plus souvent pour ne pas aboutir.

4 D’autre part, on ne trouve que ce que l’on cherche : l’article d’Aurore Levasseur montre que les archéologues des années 1970 ne voyaient pas dans les sépultures préhistoriques les traces de la guerre, parce qu’ils ne les cherchaient pas, et ils ne les cherchaient pas parce que la vulgate marxiste enseignait que la guerre était apparue seulement lors de la différenciation des classes sociales.

5 Or l’extension dans le monde des arsenaux nucléaires, le développement de la cyberguerre changent l’environnement de la stratégie et les méthodes des combattants. Là aussi, le rapport entre l’homme et la machine est crucial, dans un contexte complètement renouvelé par l’informatique, les machines sophistiquées que sont les drones, peut-être un jour par des robots du champ de bataille (Audrey Hérisson, Sébastien Dorlhiac, Jean-Sun Luiggi, Pierre Saulais, Jean-Louis Ermine). Il faut imaginer la symbiose entre le combattant et son équipement, comme le fait la médecine moderne avec les prothèses. À ce sujet d’ailleurs on constate, de l’informatique à la médecine de guerre (Julien Viant), que les particularités des techniques « militaires » par rapport aux « civiles » s’effacent de plus en plus, ce qui en soit va comporter de considérables conséquences.

6 Mais le progrès technique peut-il nous conduire à un nouveau blocage tactique, comme lors de l’apparition de l’artillerie à tir rapide et de la mitrailleuse ? Une solution peut être la décentralisation du processus d’évaluation, de décision et de commandement, grâce aux possibilités de l’informatique (Rémy Hémez)

7 Mais en même temps existe le danger que le processus de décision, quelque perfectionné qu’il soit, et justement parce qu’il tend à être normalisé et uniforme, soit trop prévisible par l’adversaire. Il faut savoir maintenir le « flou stratégique », ce qui est à la fois nécessaire dans l’évolution d’un système international de plus en plus complexe, et difficile dans des Etats démocratiques qui requièrent la transparence (Jean-Michel Millet). Cette contradiction de fond est l’un des enjeux essentiels de la réflexion stratégique et un problème majeur de nos politiques de défense.

8 Un autre enjeu : la décentralisation du commandement rendue possible par les nouvelles techniques et leur application innovante. Certes, elle pourrait aider à éviter le nouveau « blocage tactique ». Mais il faudra s’interroger sur les limites possibles : dans les opérations ou même les gesticulations face à un adversaire non pas asymétrique, mais tout à fait symétrique voire plus puissant, ne faut-il pas, à côté de la décentralisation, maintenir une cohérence en temps réel pour éviter toute dispersion, fausse manœuvre, voire mauvaise interprétation de la part de l’adversaire ? Le message politico-stratégique dans la phase dissuasive ou initiale de la crise doit être sans ambiguïté, et unique.

9 Troisième enjeu : l’innovation concerne bien sûr l’action, mais il ne faut pas oublier non plus la dissuasion, y compris nucléaire. Celle-ci aussi évolue, et le dernier sommet de l’OTAN à Varsovie, en juillet 2016, en a pris conscience, tout en rappelant très fermement le rôle de la dissuasion dans la stratégie atlantique, plus que cela n’a été rapporté en France. Les Russes en particulier intègrent à nouveau de plus en plus le nucléaire à leur doctrine stratégique, et développent le concept de « désescalade nucléaire », qui est une extension de l’Area denial. Ainsi, par exemple, la Crimée : toute tentative pour la « récupérer » tomberait sous le coup de la dissuasion nucléaire, ce qui calmerait d’éventuelles velléités. « Désescalade nucléaire » : l’expression est jolie ! Mais peu importent les mots utilisés, dès lors que le concept qu’ils recouvrent est bien compris.

10 Flou stratégique, révolution du processus de décision, rajeunissement du nucléaire : voilà, entre autres, de quoi faire réfléchir l’ISC et ses auteurs !

11 * * *

12 En raison de la taille exceptionnelle de ce numéro, les notes de lecture sont renvoyées au numéro suivant.

Georges-Henri Soutou
de l’Institut
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/11/2016
https://doi.org/10.3917/strat.112.0009
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