CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Guerre hybride ? Vous avez dit guerre hybride, cher cousin ? » On serait tenté de reprendre cette réplique fameuse à propos de cette expression qui fait le « buzz » (c’est à dessein que j’utilise ici un mot de l’anglosphère branchée). Ce numéro de Stratégique, organisé par Joseph Henrotin, analyse le concept sous tous ses aspects et apporte une série de clarifications indispensables.

2 L’hybridité est aussi ancienne que la guerre. L’essentiel est de battre l’adversaire, et tous les moyens sont bons, du Cheval de Troie aux moyens de propagande religieux ou idéologiques, et au soulèvement des minorités de l’État ennemi.

3 Mais il est incontestable que la stratégie européenne classique, de Frédéric II à la deuxième guerre mondiale, était essentiellement une stratégie de guerre réglée et d’approche directe. C’était un jeu d’échecs, dans lequel deux joueurs s’affrontent en essayant de prévoir les prochains coups de l’adversaire afin d’obtenir le mat (le nombre de pièces prises à l’ennemi est secondaire). L’Europe de la grande stratégie classique avait du mal à comprendre l’hybridité, au-delà de la notion finalement ancillaire de « petite guerre ». Quand Moltke a affaire, après Sedan, à la « Défense nationale » de Gambetta et aux francs-tireurs, il s’en tire beaucoup moins bien qu’avant. Quand Trotski, en février 1918, au début des pourparlers de Brest-Litovsk, annonce au général Hoffmann, chef de l’Oberost, que la République des Soviets proclame unilatéralement l’état de « ni guerre ni paix », ce qui est aussi une bonne définition de l’un des nombreux sens de l’hybridité, Hoffmann ne peut que s’exclamer : « unerört ! unerört ! » (« inouï !, inouï ! »). Ce qui n’empêchera d’ailleurs pas l’armée allemande de reprendre l’offensive, d’envahir toute l’Ukraine et de parvenir jusqu’au Caucase, avant que le traité de Brest-Litovsk ne mette un terme à cette démonstration d’approche directe.

4 Les civilisations asiatiques, dont la stratégie génétique relève du jeu de Go, qui est un lent étouffement de l’adversaire, comprennent mieux l’hybridité : comme le « combattre et négocier » de Ho Chi Minh (entre parenthèses, celui-ci n’accepta effectivement de négocier avec les Français en 1954 qu’à la suite d’une forte pression soviétique, et en 1972 avec les Américains qu’après une vague de bombardements d’une violence inouïe et qui commençait à s’en prendre aux digues du Delta tonkinois…).

5 Donc l’hybridité n’est peut-être pas un concept de valeur aussi transcendantale qu’on a tendance à le proclamer aujourd’hui : on la pratique, ou on ne la pratique pas, selon la situation. Comme l’écrivait le Prince de Ligne au xviiie siècle : « la position change la disposition ».

6 Le succès actuel de cette notion découle à mon avis de trois facteurs. D’abord, après le succès fulgurant mais précaire de l’« Infocentric Warfare » pratiquée par les États-Unis en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003, les déceptions qui ont suivi. Il fallait bien retrouver une doctrine, qui tînt à la fois compte des réalités et des nombreux intérêts et points de vue catégoriels du monde immense de la Défense américaine, y compris les Services de renseignement et l’industrie. L’hybridité ménage tout le monde et essaie de recoller à la réalité.

7 Ensuite le retour de la Russie sur la scène stratégique (une Russie qui a toujours pratiqué la guerre hybride, contre Napoléon, contre Hitler, dans la Guerre froide) reposait bien des questions tout à fait réelles aux Occidentaux. Comment répondre ?

8 D’autant plus que le problème, pour l’Alliance atlantique, est aussi et avant tout politique : à l’égard de l’Ukraine, envers laquelle elle n’a aucune obligation juridique mais qui en même temps est considérée par certains de ses membres (la Pologne, les Pays Baltes, dans une certaine mesure l’Allemagne et bien sûr les États-Unis comme une question vitale pour l’équilibre en Europe) l’hybridité permet d’apporter un semblant de réponse rétablissant un minimum de consensus : des sanctions contre les Russes, une brigade blindée américaine par-ci, des rotations d’unités par là, des aides de toute nature au gouvernement de Kiev, sans compter l’activité des organisations non-gouvernementales. Même s’il ne se dégage pas de programme politico-stratégique clair – ou clairement avoué.

9 Mais sans doute la meilleure justification du concept de guerre hybride découle-t-elle de l’évolution même du système international : il n’est déjà plus celui de 1990, il comporte des États dont la souveraineté effective sur bien des points en fait se réduit, des « États faillis », des proto-États comme l’État islamique, des sociétés transnationales, des mafias de toute nature, des organisations internationales qui, appuyées sur de nombreuses ONG, font progresser un droit international de plus en plus transnational. On a affaire désormais à un système international de plus en plus complexe et flou, et la ou les stratégies qui lui correspondent ne peuvent être, d’une certaine façon, qu’hybrides. Mais cela implique bien des conséquences, y compris la notion d’état de guerre permanent et de continuum sécurité-défense, qu’il n’est pas facile pour des démocraties de regarder en face...

Georges-Henri Soutou
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/10/2016
https://doi.org/10.3917/strat.111.0007
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