CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Stratégique, et ce numéro ouvert aux Jeunes chercheurs en est un exemple parfait, s’efforce de couvrir toute la gamme de la réflexion stratégique, des cas historiques significatifs jusqu’à la théorie, et même jusqu’aux travaux d’autres disciplines quand ils peuvent enrichir notre propre réflexion. C’est ainsi que ce trimestre nous revisitons Gamelin, dont le rôle de conseiller du gouvernement en politique extérieure, de son influence et des limites de celle-ci a été admirablement décrit dans une thèse tout récemment soutenue par Simon Catros, qui nous en livre ici une quintessence. La difficulté pour Gamelin, à mon sens, fut toujours de concilier sa stratégie générale et sa stratégie opérationnelle. Un bon exemple fut sa décision, en janvier 1940, de s’engager jusqu’à Breda, beaucoup plus au Nord que prévu initialement. L’objectif de Gamelin était de conserver aux Alliés le potentiel belge et hollandais ainsi qu’une base stratégique de départ pour les opérations offensives contre l’Allemagne qu’il prévoyait à partir de 1941-1942. Mais si la conception stratégique d’ensemble était défendable, comme souvent avec lui, sur le plan opérationnel il passait d’une manœuvre défensive, qui était toute la stratégie française depuis 1936 au moins, à une bataille de rencontre et de mêlée pour laquelle l’Armée française était beaucoup moins prête que l’Armée allemande.

2 Autre bel exemple : la naissance de la communauté américaine du renseignement au début des années 1950, qui fut une remarquable entreprise (Raphaël Ramos). Les Américains durent tout créer : organismes, méthodes, stratégie (car le renseignement a sa stratégie, et face à l’URSS celle-ci ne pouvait pas se contenter de reproduire ce qui s’était fait pendant les deux guerres mondiales). Cet effort devait être compromis par la suite par la dérive croissante de certains éléments de cette communauté vers l’action à court terme, au détriment de l’analyse, de la synthèse, de la réflexion, du long terme.

3 Cette exigence de réflexion stratégique à long terme est souvent mieux respectée par des pays auxquels on ne pense pas comme étant de grands acteurs stratégiques, mais qui, justement, se retrouvant dans un monde hostile avec des moyens limités, doivent d’autant plus analyser et réfléchir. Madame Estelle Hoorickx nous le prouve avec le rôle spécifique de la Belgique dans la Guerre froide, rôle que l’on connaît moins que celui qu’elle a joué dans la construction européenne. Or Spaak et plus tard Harmel (celui du Rapport Harmel de 1967) ont mis au point une stratégie qui s’est révélée à la longue gagnante : tout renforcement de l’Alliance atlantique devrait s’accompagner d’une proposition de négociation avec l’URSS. C’était le « couple détente-défense ». Cela permit de rassurer les opinions publiques occidentales, de les rallier, tout en engageant progressivement Moscou dans un réseau de négociations dont il lui sera de plus en plus difficile de se dégager. La sophistication croissante des rapports civilo-militaires, et de la stratégie qui les accompagne, elle aussi l’une des marques essentielles du xxe siècle finissant, est analysée par Tony Morin dans le cadre du conflit en ex-Yougoslavie.

4 En effet les idées comptent : Julien Durand De Sanctis nous le montre bien dans son étude du cadre de représentation de la pensée stratégique française en Afrique de 1830 à 1962. La représentation stratégique, au sens que les sciences humaines donnent à la notion de représentation, est en fait le passage intermédiaire obligé entre l’action et la réflexion stratégique pure. C’est dire la richesse pour les stratégistes de ces interfaces, que l’on retrouve à propos de l’incertitude (« Présager l’incertain », de Sophie Lefeez, qui décrypte l’obsession moderne du « zéro aléa »). Ou des rapports entre pouvoir civil et autorités militaires du point de vue de la stratégie théorique (Luc Klein). Ou de la gestion des crises, prise entre perceptions, décisions et rationalité, dans le cas récent de l’affaire Merah (Thomas Meszaros et Amaury de Coligny).

5 Et la théorie pure apporte son indispensable contribution pluridisciplinaire, à partir de la mise en phase de la sociologie des conflits de Julien Freund et des mathématiques de René Thom, dont les recherches sur la morphologie fractale a des conséquences très importantes pour nous (y a-t-il une différence de nature entre les niveaux tactique, opératif et stratégique, ou bien, dans une vision fractale, les trois niveaux ne sont-ils pas homothétiques, reproduisant à chaque niveau les mêmes grands mécanismes ?).

6 La relève est assurée !

Georges-Henri Soutou
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/10/2016
https://doi.org/10.3917/strat.110.0007
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