CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Hervé Coutau-Bégarie accordait à juste titre au Meilleur des Ambassadeurs une grande importance dans l’ensemble de son œuvre [1]. Le sous-titre qu’il avait choisi, Théorie et pratique de la diplomatie navale, était sans doute un clin d’ œil en direction de l’URSS, de sa lourde idéologie et de la volonté pontifiante de ses dirigeants d’« unir la théorie et la pratique » selon les leçons du « socialisme scientifique » – cette URSS dont il avait étudié la politique navale attentivement et, pour la France, en précurseur [2].

Le déclencheur soviétique

2Hervé Coutau-Bégarie avait en effet été très frappé par le développement considérable de la marine soviétique à partir de la deuxième moitié des années 1960. Certes, il s’agissait pour Moscou de ne plus jamais se retrouver dans la situation de la crise de Cuba en 1962, au cours de laquelle Washington avait utilisé à fond sa suprématie navale pour forcer les Soviétiques, par un simple embargo, à évacuer les missiles à portée intermédiaire qu’ils venaient d’y stationner en grand secret. Certes, il s’agissait aussi de développer et de protéger une imposante flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Mais tout cela allait au-delà de considérations purement militaro-stratégiques.

3En effet, la direction soviétique à l’époque de Brejnev (1964-1982) nourrissait d’ambitieux plans à long terme. On peut distinguer trois lignes de force : progresser dans le tiers-monde (les années 1975-1979 apporteront une preuve éclatante de la réalité de cette orientation, de l’Afrique à l’Afghanistan) ; diminuer l’influence des États-Unis en Europe (Brejnev le déclara de la façon la plus claire au Président Georges Pompidou en 1972 [3]) ; attirer l’Europe occidentale dans la sphère d’influence soviétique (c’était en particulier l’un des objectifs de Moscou envers la RFA). Le but final étant d’isoler les États-Unis en les coupant du Tiers Monde et de l’Europe [4], objectif qui était bien politico-stratégique.

4Cela se traduisit par la volonté d’accroître les moyens de puissance, grâce à un effort énorme. Le pourcentage du PNB consacré aux dépenses militaires augmenta, alors que Khrouchtchev avait essayé de le diminuer un peu. D’où un considérable accroissement des forces stratégiques (1600 missiles balistiques intercontinentaux en 1975 contre un millier aux États-Unis) ; la création d’une marine de haute mer, dont le chef, l’amiral Gorchkov, développa toute une théorie de la projection de puissance ; la constitution d’une aviation de transport à longue distance ; la création de forces d’intervention (fusiliers-marins, parachutistes, etc.) ; l’augmentation massive des forces conventionnelles, en moyenne de 50 % en quantité entre 1965 et 1975, mais aussi en qualité.

5Somme toute, ce qui frappe à partir de 1964, c’est le développement des moyens militaires soviétiques, non seulement nucléaires mais également conventionnels et particulièrement ceux de la projection de puissance et de la projection de forces (aviation de transport, marine, troupes spécialisées). Cela contribua beaucoup à la reconnaissance dans le monde de l’égalité psychologique, politique et stratégique entre l’URSS et les États-Unis : c’était l’acquisition d’un statut de superpuissance, et le développement de la marine soviétique frappa particulièrement les contemporains (car un déploiement de navires sur les mers et dans les ports du monde, ça se voit, ça se photographie plus facilement qu’une man œuvre de blindés dans un pays totalitaire). Donc, la marine soviétique était prévue désormais pour jouer son rôle dans la dissuasion nucléaire, dans une guerre conventionnelle, en particulier pour couper le flux de renforts de toute nature entre les États-Unis et l’Europe, et dans la projection de puissance et de forces.

6Les opérations soviétiques en soutien à l’Angola, au Mozambique et à l’Éthiopie pro-communistes à partir de 1975 n’auraient pas été possibles sans une marine de haute mer et une marine marchande puissantes [5]. L’URSS profita en effet de la paralysie des États-Unis après la crise du Watergate et la chute de Saigon en 1975 pour exploiter les possibilités ouvertes en Afrique par la révolution portugaise. Les grands investissements consentis depuis les années 1960 pour l’action extérieure étaient désormais payants [6].

7En 1978, nouvel épisode africain, mais en fait de nature assez différente : Moscou soutint l’Éthiopie (où l’empereur Hailé Sélassié avait été renversé en 1974) contre la Somalie de Siad Barré (pourtant allié de l’URSS) qui l’avait attaquée pour prendre le contrôle de l’Ogaden. La présence soviétique s’étendait désormais au cœur de l’Afrique, grâce à une intervention militaire directe au profit d’Addis-Abeba, contre l’ancien allié somalien. Ce retournement s’explique évidemment par le fait que l’Éthiopie était plus intéressante sur le plan géostratégique que la Somalie. Du coup, l’influence soviétique y triompha avec le régime de Mengistu.

8Les deux grandes orientations géopolitiques de cet effort concernaient à terme les deux pays les plus importants et les plus riches d’Afrique : l’Afrique du Sud, où les Soviétiques menaient une politique très active en soutenant l’African National Congress[7], et aussi le Zaïre (la rébellion du Shaba en 1978, que la France bloqua par l’opération de Kolwezi, était appuyée par l’Angola prosoviétique). Indiquons au passage que pour bien des matières premières stratégiques, comme le titane, l’URSS et l’Afrique du Sud contrôlaient à elles deux plus de 80 % de la production mondiale. On voit l’importance des enjeux.

9On remarquera néanmoins une chose : en sacrifiant Siad Barré à l’Éthiopie, Moscou perdait la base navale de Berbera, capitale pour le contrôle de la partie occidentale de l’océan Indien et de l’entrée de la mer Rouge, où elle s’était établie en 1972. La géopolitique du Heartland africain l’emportait dans l’esprit des dirigeants soviétiques sur celle de l’espace maritime. Cet arbitrage n’était pas étonnant dans la tradition terrienne de la Russie-URSS.

10Cependant l’URSS devenait de plus en plus amphibie et découvrait depuis les années 1960, malgré (ou à cause) de sa mésaventure cubaine, on l’a vu, tout l’intérêt des espaces maritimes. Très vite s’ajouta une nouvelle dimension au rôle croissant des forces navales soviétiques : celle de l’ambassadeur … musclé. Moscou sut utiliser les tensions entre l’Inde et le Pakistan (lors des guerres de 1965 à propos du Cachemire et de 1971 à propos du Bangladesh) : dans les deux cas la Chine soutint le Pakistan, et l’URSS l’Inde. Or, chaque fois, ce fut l’Inde qui l’emporta : l’influence de l’URSS sur l’Inde en sortit donc renforcée et le 9 août 1971, les deux pays signèrent un traité de coopération. Ainsi se mettait en place une relation très importante jusqu’à maintenant, et qui ouvrait l’océan Indien à l’influence maritime soviétique [8]. En outre, en avril 1972, l’URSS obtint du jeune Bangladesh le droit d’installer une base navale sur ses côtes : c’était un élément de cette politique d’expansion navale et de bases que Moscou poursuivait avec détermination depuis le milieu des années 60 (en particulier Aden, Alexandrie, un temps Berbera) et qui permettait, en dehors des considérations stratégiques, un rayonnement et une influence dès le temps de paix. Les différentes crises du Moyen-Orient et de la Corne de l’Afrique, à partir de la guerre du Kippour de 1973, ne se seraient pas passées de la même façon sans la présence croissante de la marine soviétique, pas seulement comme facteur militaire « au cas où », mais comme facteur d’influence et de présence permanente.

11Notons d’ailleurs l’enjeu international considérable dans certains cas, comme celui de Mers El-Kébir, où les Algériens refusèrent l’installation navale permanente des Russes malgré les demandes répétées de ces derniers. Les présidents Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing virent là un élément positif essentiel dans les rapports complexes entre la France et l’Algérie [9]. De la dissuasion nucléaire à la diplomatie plus ou moins intrusive, en passant par les opérations navales classiques de contrôle des mers ou de projection, la flotte soviétique avait fini par couvrir tout le spectre du Sea Power, ce qui n’était pas dans ses gênes russes ou bolcheviques, mais qui découlait de la logique implacable de la puissance au niveau mondial.

Description du livre et de son projet

12Le Meilleur des Ambassadeurs présente une parfaite illustration de la méthode historico-théorico-culturelle d’Hervé Coutau-Bégarie. Une première partie est consacrée à la théorie, avec une histoire de la diplomatie navale et une typologie, mais sans omettre de décrire les différents moyens de cette diplomatie navale, avec une insistance particulière sur les porte-avions [10], les moyens amphibies et les forces spéciales. L’auteur souligne la difficulté du concept de diplomatie navale :

  • sa théorie doit reposer sur un corpus d’exemples, or celui-ci n’est pas facile à établir de façon fiable ;
  • en effet, le passage de la diplomatie à la force n’est pas aussi tranché que l’on pourrait spontanément le penser, car on a beaucoup de cas intermédiaires (intimidation, coercition …) et d’autre part la Charte de l’ONU, reprenant et précisant le pacte Briand-Kellog de 1928, a substitué le droit à la légitime défense au traditionnel droit à la guerre des États : la guerre ne se déclare plus, elle est devenue un concept flou et se définit en fait en creux, par rapport aux décisions des organismes internationaux qui autorisent ou interdisent certaines actions, et ce de plus en plus au cas par cas … [11].

13Il y avait eu avant Hervé Coutau-Bégarie une première approche du concept, celle de Sir James Cable, diplomate britannique qui, depuis le début des années 1970, avait largement contribué à fonder l’étude de la diplomatie navale, et à qui Le Meilleur des Ambassadeurs est dédié. Il distinguait :

  • la « force décisive », qui crée un fait accompli ;
  • la « force ciblée », qui est une démonstration de force pour influencer la cible ;
  • la « force catalytique » : prévention en cas de crise (envoi d’une flotte puissante, comme souvent en Méditerranée orientale …) ;
  • la « force expressive » : l’envoi d’un bâtiment pour accréditer une déclaration diplomatique, comme la Panther à Agadir en 1911 …

14Mais Hervé Coutau-Bégarie considérait ces catégories comme un peu abstraites, et pas toujours faciles à distinguer. Il suggérait donc de rester plus concret et plus proche des réalités. Il proposait à cet effet le schéma suivant, réparti par fonctions et par catégories. Parmi les fonctions de la diplomatie navale, il relevait :

  • la diplomatie permanente symbolique et de routine (« Show the Flag », visites, etc.).
  • la diplomatie de défense, y compris les mesures de confiance, les négociations d’Arms control, etc.
  • la diplomatie de crise (crise humanitaire, de protection, de puissance …).

15Et en ce qui concernait les catégories, il distinguait entre :

  • la diplomatie permanente et la diplomatie de crise,
  • la diplomatie préventive ou réactive ;
  • la diplomatie coopérative ou coercitive,
  • la diplomatie nationale ou multinationale.

Les cas concrets

16Vient ensuite l’analyse des cas concrets, avec en particulier un inventaire fort complet et très utile des actions navales françaises depuis les années 1960, par théâtres, avec une répartition en fonction des catégories définies plus haut. Hervé Coutau-Bégarie estimait que le total des « opérations navales majeures », entre 1970 et 2000, se situait au minimum à 63 (37 nationales, 26 en coalition) [12].

17D’autres études de cas concernent l’URSS, les États-Unis, le Japon, l’Inde, la Chine, l’Australie ainsi que l’Union européenne. La richesse des informations et des analyses fait de chacun de ces chapitres une rubrique de grande valeur, indépendamment même du propos d’ensemble. Le tout constitue un socle fondamental pour toute réflexion sur la sphère politico-navale et son évolution, réflexion dont on va présenter maintenant quelques éléments d’actualité, mais dans la ligne de la pensée bégarienne.

Ne pas oublier que la diplomatie navale est de toujours

18Il est essentiel de rappeler que l’ingérence humanitaire et l’interposition sont pratiquées depuis longtemps. Tout au long du xixe siècle, les marines britannique et française interviennent souvent en Méditerranée (certes pas toujours …) pour sauver des minorités menacées. Lors de l’expédition française de Syrie, en 1860, le grand écrivain militaire Ardant du Picq écrit à sa femme : « On ne peut pas laisser ces gens-là se massacrer ». Cela va au-delà de l’aide humanitaire, cela rejoint l’ingérence humanitaire, dans un esprit guère différent des conceptions actuelles de certains. Bien entendu les considérations d’intérêt national ne sont jamais absentes de ces opérations, mais la question est plus complexe que les caricatures que l’on a parfois en tête.

19On relira par exemple Jurien de La Gravière, La Station du Levant, (2 volumes, 1876), mémoires consacrés au rôle de la Marine française lors de la guerre d’indépendance grecque des années 1820, où l’on retrouve toute la typologie évoquée ici.

Action de force et la diplomatie navale ?

20Autre très grande et délicate question : où passe la ligne de partage entre l’action de force et la diplomatie navale ? On ne ferait plus entrer aujourd’hui la « diplomatie de la canonnière » dans la catégorie de la diplomatie navale, mais dans celle de la « coercition ». Un tel mode d’action ne posait pas de problèmes au xixe siècle, avant la SDN, parce qu’on distinguait alors les grandes puissances et les autres, et que les grandes puissances s’arrogeaient le droit d’imposer leur volonté aux petites. Tant que ces dernières ne se trouvaient pas un protecteur parmi les autres grandes puissances, la diplomatie de la canonnière fonctionnait. Mais maintenant, tous les États sont égaux en droit …

21Prenons un cas très intéressant : Cuba en octobre 1962. Les Américains n’ont pas procédé à un « blocus » de l’île, mais à une « quarantaine » : c’était justement pour passer en dessous d’une mesure qui aurait posé des problèmes considérables du point de vue du droit international. Cela a permis, malgré la gravité de la crise, de ménager les chances de la diplomatie.

22Le 19 octobre, Washington étudiait à fond deux options : une frappe aérienne sur les missiles soviétiques arrivés secrètement à Cuba et en cours d’installation, ou un blocus assorti d’un ultimatum à l’adresse de Khrouchtchev, afin qu’il retire les missiles. La première option aurait conduit très probablement, on le sait aujourd’hui, à la guerre. Le lendemain, 20 octobre, fut la journée décisive. La CIA annonça que huit missiles étaient déjà opérationnels et que leurs ogives nucléaires étaient probablement déjà sur place (on sait maintenant que c’était bien le cas). Du coup, l’option d’une frappe aérienne ne paraissait plus réaliste, car elle aurait risqué de pousser les Soviétiques à tirer les fusées. Une majorité des responsables réunis autour de Kennedy se dégagea en faveur du blocus de Cuba, que l’on baptiserait « quarantaine » pour échapper aux conséquences juridiques internationales très complexes d’un blocus proprement dit (qui suppose l’état de guerre). Kennedy lui-même était converti au blocus, pour trois raisons : d’abord parce qu’une attaque aérienne surprise aurait été très mal acceptée par les alliés de l’Amérique et aurait comporté un coût politique considérable, mais surtout parce que l’on n’avait aucune garantie que tous les missiles pourraient être repérés et détruits. Et enfin il voulait garder ouverte la voie de la négociation avec Moscou.

23Mais alors qu’il envisageait en privé cette possibilité de négociation, Kennedy adopta dans son fameux discours télévisé du 22 octobre une ligne beaucoup plus dure. Il révéla au public américain (jusque-là dans l’ignorance des faits) l’installation en cours de missiles soviétiques à Cuba et annonça l’établissement autour de l’île d’un dispositif de « quarantaine » grâce auquel l’US Navy empêcherait l’arrivée du reste des fusées. En outre, Kennedy exigeait des Russes le démantèlement des bases existantes, sous la menace implicite d’une intervention militaire à Cuba en cas de refus.

24On voit là les très complexes interactions entre politique, posture médiatique, action militaire, négociation et droit international. Mais on voit aussi que le droit international maritime a joué dans cette affaire un rôle discriminant essentiel, et un rôle de passage, de truchement entre la guerre et la paix et entre les deux camps, car il a permis une escalade dans l’affrontement des volontés, mais en-dessous du recours à la force [13]. Et la supériorité navale américaine a permis de dévier la confrontation vers des zones (la haute mer) et des modes moins dangereux que la frappe aérienne ou le débarquement, lui aussi un temps envisagé.

25Autre point de vue très intéressant : la place des forces navales dans la dissuasion. Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins sont la composante la plus stable, la moins déstabilisante des forces de dissuasion, car ils sont indestructibles. Ils ne présentent pas le risque « shoot them or loose them » que comportent les autres composantes.

26Cela vaut aussi pour la dissuasion non-nucléaire, comme dans le cas de la rivalité navale anglo-allemande avant 1914. Certes, la construction de la Hochseeflotte était une grave erreur, car le Reich provoquait ainsi la Grande-Bretagne, qui depuis 1871 avait toujours entretenu de bonnes relations avec le jeune empire. Mais son faible rayon d’action ne lui permettait d’opérer qu’en mer du Nord. En fait, Berlin recherchait surtout la position de « puissance tierce » : c’était le véritable objectif de l’Amiral Tirpitz. En cas de guerre, l’Allemagne serait sans doute vaincue sur mer, mais la Grande-Bretagne se retrouverait ensuite affaiblie face aux autres rivaux. C’était donc, là aussi, une forme de dissuasion. Il s’agissait de se faire prendre au sérieux par Londres et de sortir d’un isolement menaçant. Et d’ailleurs, Lord Haldane a essayé de négocier en 1912 l’arrêt de la rivalité navale entre les deux pays, en quoi la stratégie de Tirpitz a fonctionné … C’est la balourdise du chancelier Bethmann Hollweg et la mauvaise organisation du processus de décision allemand qui a contribué à faire échouer la négociation Haldane.

27Donc les marines sont un instrument idéal pour la dissuasion. Mais ne seraient-elles pas aussi un maillon essentiel dans le continuum diplomatie/coercition/action de force ? Continuum qui correspond à une réalité, même si c’est gênant du point de vue juridique ?

L’efficacité politique de la diplomatie navale

28Le chapitre V du Meilleur des Ambassadeurs est important : il analyse l’efficacité des opérations navales françaises. Elle est certaine pour le maintien du rayonnement d’ensemble du pays, certaine pour beaucoup d’opérations ponctuelles, moins nette dans deux grandes épreuves (le Golfe et la Bosnie) où les hésitations politiques et l’inadaptation des équipements en ont diminué l’efficacité.

29Mais la vraie force de la diplomatie navale tient au statut juridique du milieu marin. Il y a là une différence radicale avec la diplomatie aérienne. Les mers sont libres (sauf des zones restreintes, mais cela n’exclut pas le « passage innocent » ; c’est une question d’ailleurs fort complexe …) : les bâtiments de guerre ont le droit d’y stationner indéfiniment, y compris près des côtes, alors que les aviateurs ont besoin de bases (ou alors de porte-avions, mais cela nous ramène au cas précédent). Donc, les marines peuvent exercer une influence pacifique, manifester leur soutien à un allié ou à un gouvernement, etc., sans coercition ou viol de souveraineté. Présent, avec un message implicite mais évident, sans être intrusif, mais tout en pouvant entrer en action instantanément : c’est la définition même d’un bon ambassadeur naval.

Perspectives

30Il faut tenir compte des évolutions et des nouvelles menaces, y compris la poussière navale terroriste (on se souvient de l’attentat d’Al-Qaida contre le destroyer américain Cole en 2000) et la piraterie. Il faut observer les marines émergentes et la problématique de nouveau très actuelle de la « puissance tierce ». Il faut s’opposer à la remise en cause de la liberté des mers par l’extension des zones de souveraineté, d’exploitation économique ou de contrôle (ce qui implique de revoir la question des Détroits et de la mer Noire, sans oublier le conflit autour des Spratly …).

31Il faut aussi s’intéresser à l’Arctique : le pays qui a le plus investi dans cette région, pas seulement en termes matériels mais aussi affectifs, c’est la Russie. En 1937, Staline fit procéder à des vols en direction du Pôle Nord, où atterrit un avion soviétique, et à des vols transpolaires, qui participèrent à la geste prométhéenne du régime, comme symbole de modernité et de domination de la nature. Parallèlement, on ouvrait la « route du Nord », qui, avec l’aide de brise-glaces, permettait à certaines saisons de relier la mer Blanche à l’Extrême-Orient. Outre l’exploit maritime, et on l’oublie trop, ces opérations étaient indispensables pour ravitailler les implantations de plus en plus nombreuses (mines, mais aussi camps de travail…) du Grand Nord soviétique. Aujourd’hui encore, la route du Nord est vitale pour la gestion du territoire russe, elle n’est pas seulement un moyen de rallier l’Asie plus rapidement. On ne s’étonnera donc pas que Vladimir Poutine ait réaffirmé la présence russe dans la région, y compris dans ses grands fonds, intérêt symbolisé en 2007 par le déploiement d’un drapeau russe au Pôle Nord, à 4 261 mètres de profondeur. Qu’on se le tienne pour dit : au cours de la redistribution générale des cartes auquel on assiste actuellement dans l’Arctique, la Russie ne lâchera pas la main.

32Et tout cela alors que nos moyens diminuent (on soulignera cependant l’intérêt de la série des Mistral, particulièrement adaptés à la diplomatie navale, notamment grâce à la possibilité de rester cinq mois en mer) et que l’Europe de la Défense s’éloigne. Hervé Coutau-Bégarie était à son sujet fort réservé, ne portant guère à son crédit que des opérations navales humanitaires.

33Mais le vrai problème pour l’Europe ne serait-il pas le refus de la puissance en tant que telle ? Le problème concerne en fait la vision européenne du système international : on est passé chez beaucoup (y compris chez de nombreux responsables) d’une vision réaliste, celle de relations entre États-Nations reposant, certes pas exclusivement, mais largement sur des rapports de force et des équilibres de puissance, à une conception « post-nationale ». Dans cette dernière, les relations « transnationales » (échanges économiques, mouvements migratoires, religieux, culturels, etc., concernant la « société civile ») relativisent les relations « internationales » classiques : les États perdent progressivement leur rôle déterminant dans le système international, au profit d’une nébuleuse de forces et tendances complexes [14]. Dans cette vision, les données traditionnelles de la puissance ne s’appliquent plus : ce qui compte, c’est la maîtrise des réseaux, ou au moins la possibilité de participer aux différents réseaux de toute nature qui constituent le système mondial. L’étape ultime de cette réflexion est d’imaginer l’avènement d’une justice internationale qui aurait le monopole de l’usage de la force, dépossédant ainsi les États de l’une de leurs prérogatives régaliennes essentielles (de même qu’en leur temps les États modernes avaient imposé leur monopole de la force aux féodaux) [15].

34Mais les Européens devraient se souvenir que la question léninienne reste valable : « Qui tient qui ? ». Les États puissants ne sont pas près de renoncer à jouer leur partie : le renoncement à la puissance, le post-national, c’est bon pour les autres … En effet il n’y a pas de révolution totale du système international : on se heurte à la réalité d’un monde hétérogène, organisé autour d’un ensemble interétatique tenace, et d’un ensemble non étatique polymorphe et largement imprévisible. Les grands États, États-Unis en tête, sont convaincus de la nécessité d’agir à la fois dans les deux systèmes [16].

35Notons cependant que dans cette situation, la diplomatie navale reste à l’abri des pulsions pacifistes des opinions publiques européennes. L’envoi de troupes au sol à l’extérieur est de plus en plus contesté. Mais qui proteste, ou même prend conscience des mouvements des forces navales, bâtiments isolés ou groupes de porte-avions, loin des côtes … et loin des médias ?

Conclusion

36Les bateaux de guerre restent bien les meilleurs des ambassadeurs, car :

  • Ils sont les meilleurs représentants de ce qui subsiste d’un ordre mondial libéral occidental, dont une composante essentielle est la « liberté des mers », relisons le point 2 des 14 Points de Wilson (janvier 1918) : « Liberté absolue de la navigation sur mer, en dehors des eaux territoriales, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, sauf dans le cas où les mers seraient fermées en tout ou en partie par une action internationale tendant à faire appliquer des accords internationaux ».
  • Ils couvrent la gamme complète, de la visite de courtoisie à la « démonstration navale » et à l’action de force, en passant par la présence dissuasive et calmante …
  • Ils sont le meilleur instrument et le plus souple de l’action humanitaire, à la limite même de l’ingérence humanitaire s’il faut aller jusque-là, en permettant le passage en souplesse d’une posture à l’autre.
  • Et, dernier point, ils sont un instrument idéal du continuum paix-guerre à l’ère des stratégies hybrides, ou de la « stratégie du flou », qui caractérise de plus en plus la conflictualité actuelle, comme la Crimée, l’Ukraine et le Moyen Orient nous en donnent de multiples exemples.

37À la vieille formule « Un chef, une mission, des moyens » se substitue en effet le flou des décideurs, des moyens, des objectifs. La séquence clausewitzienne paix-guerre-paix est dépassée. Les notions mêmes de paix et de guerre deviennent floues. Les objectifs aussi évoluent, ou en tout cas leur présentation : on n’imagine plus un « discours des Quatorze Points » assez précis, comme celui de Wilson en 1918. Cela donne la possibilité de s’adapter, d’évoluer, de soutenir les uns ou les autres, en fonction d’objectifs ultimes que l’on se garde de proclamer ou même de préciser. Si le discours est désormais imprécis, c’est que les objectifs sont devenus beaucoup plus flexibles. Ce sont des gammes d’options plutôt que des objectifs déterminés. Cette flexibilité est en soi une stratégie, car elle maximise liberté d’action et capacité de man œuvre dans un monde de plus en plus complexe, où les acteurs se multiplient, et où aucun État ne peut espérer imposer à long terme son point de vue sans man œuvrer et s’adapter. Au fond, de la Syrie à l’Ukraine, la Russie et l’Amérique, avec plus ou moins d’efficacité, recourent toutes deux depuis quelques années à la stratégie du flou.

38Or la diplomatie navale fait partie des bonnes réponses : notre bâtiment est là, certes, mais pourquoi ? Goodwill ? Entraînement ? Diplomatie ? Dissuasion ? Action de tel ou tel type ? Posez-vous la question, et devinez … En somme, la diplomatie navale retourne l’arme du flou contre son utilisateur.

39D’autre part, le plus dangereux, dans la « stratégie du flou », c’est l’érosion douce du Droit et des normes internationales. Comme avec l’Autriche ou la Tchécoslovaquie en 1938, la perception par les autres puissances et leurs opinions de l’action de force fondamentale menée par le perturbateur s’émousse. On l’a vu dans l’affaire de la Crimée l’an dernier, considérée par beaucoup d’Occidentaux comme une annexion, certes, mais pacifique, et acceptée par la population. Or les marines peuvent réaffirmer le Droit sans aggraver le conflit et imposer à l’autre une escalade pour sortir du flou ; ce fut le cas avec le passage en mer Noire de bâtiments occidentaux. Dans une interview télévisée de la mi-mars 2015, le président Poutine a révélé que les Russes avaient disposé en Crimée de puissants engins sol-mer. Le déploiement russe en Crimée pendant l’opération comprenait, a-t-il révélé, « quelque 20 000 hommes entièrement mobilisés et complètement armés » dans la base russe de Sébastopol, « 43 lanceurs de missiles S-300, jusqu’à 18 lanceurs de missiles Buk, plus d’autres armes lourdes de ce type, y compris des blindés ». Des mots de Poutine, il ressort clairement que Moscou avait pris en compte l’éventualité d’une intervention américaine. Il semble en particulier que le déploiement par la Russie de son système de missiles Bastion était destiné à envoyer le message au Pentagone que les coûts de toute intervention militaire en Crimée seraient excessivement élevés :

40

Bastion est un système de défense. C’est un système de défense côtier, pour la défense territoriale. Il n’est pas destiné à attaquer quiconque. Mais oui, c’est une arme de haute précision, efficace, une technologie de dernière génération. Pour le moment, personne d’autre ne détient cette sorte d’arme. C’est probablement le système de défense côtier le plus efficace au monde actuellement. Ainsi, oui, à un certain point, dans le but d’affirmer clairement que la Crimée est sérieusement protégée, nous avons déployé ces systèmes côtiers Bastion. Et, en plus, nous les avons délibérément déployés de manière à ce qu’ils soient vus depuis l’espace.

41Au moins l’intervention est-elle signée. Pour le moment, cela ne change pas la situation sur place, mais cela contribuera progressivement à faire comprendre aux dirigeants occidentaux et à leurs opinions la vraie nature de la politique russe actuelle. La présence des bâtiments américains en mer Noire aura servi à ça, sans les inconvénients qu’auraient présentés des réactions militaires d’un autre type, aérien ou terrestre. Les marines offrent une gamme très large de postures et d’actions possibles, des gammes d’options. Cela fut toujours l’une de leurs capacités, mais c’est plus important aujourd’hui que jamais, dans un monde complexe et déstructuré. C’est ce qui convient pour répondre au flou, l’une des principales menaces stratégiques de notre temps, et pour le générer soi-même …

Notes

  • [1]
    Hervé Coutau-Bégarie, Le Meilleur des Ambassadeurs – Théorie et pratique de la diplomatie navale, Paris, ISC-Economica, 2010.
  • [2]
    H. Coutau-Bégarie, La Puissance navale soviétique, Paris, IFRI-Economica, 1983.
  • [3]
    Paris, Archives nationales, 5AG2/1018.
  • [4]
    D’après Jan Sejna, général tchèque parti à l’Ouest en 1968 et auteur de We will bury you (1982), une conférence du Pacte de Varsovie aurait eu lieu à Moscou en octobre 1966. Brejnev aurait proposé un plan à long terme (trente ans) : découplage entre les États-Unis et une Europe finlandisée ; l’OTAN d’abord divisée (avec le départ de la France puis de l’Allemagne) puis dissoute ; extension des régimes prosoviétiques dans le Tiers Monde ; mouvements insurrectionnels en Amérique latine. Pour finir, les États-Unis se seraient retrouvés isolés. Ce n’est pas à prendre au pied de la lettre, mais c’est suggestif, et d’ailleurs ça va correspondre en gros à la politique effectivement tentée par Moscou.
  • [5]
    Georges-Henri Soutou, La Guerre froide, Pluriel, 2011.
  • [6]
    Hélène Carrère d’Encausse, Ni Paix ni Guerre, Paris, Flammarion, 1986.
  • [7]
    Roger Faligot, Rémi Kauffer, KGB objectif Prétoria, Paris, Favre, 1986.
  • [8]
    Hervé Coutau-Bégarie, Géopolitique de l’océan Indien, Paris, ISC-Economica, 1993.
  • [9]
    Jean-Marie Soutou, Un diplomate engagé. Mémoires 1939-1979, Paris, Éditions de Fallois, 2011.
  • [10]
    Voir aussi Hervé Coutau-Bégarie, Le Problème du porte-avions, Paris, Economica, 1990.
  • [11]
    H. Coutau-Bégarie, Le Meilleur des Ambassadeurs, pp. 46 ss.
  • [12]
    H. Coutau-Bégarie, Le Meilleur des Ambassadeurs, p. 129.
  • [13]
    Voir le récit de la crise dans Georges-Henri Soutou, La Guerre froide.
  • [14]
    Les politistes américains ont été pionniers dans ce domaine. On connaît les travaux de Joseph Nye et d’Anne-Marie Slaughter. Cf. Bertrand Badie, L’Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales, Paris, Fayard, 2004. Voir également Zaki Laïdi, La Grande perturbation, Paris, Flammarion 2006. La meilleure description de l’évolution de la réflexion dans ce domaine, d’un point de vue d’historien, est celle de Jonathan Haslam, No Virtue Like Necessity. Realist Thought in International Relations since Machiavelli, Yale UP, 2002.
  • [15]
    Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Paris, Le Seuil, 2010.
  • [16]
    Samy Cohen, La Résistance des États, Paris, Le Seuil, 2003.
Français

Hervé Coutau-Bégarie considérait Le Meilleur des Ambassadeurs comme l’un de ses livres les plus importants. Il avait été frappé par la diplomatie navale soviétique des années 1970, qui avait permis à l’URSS de progresser dans le tiers-monde. Aujourd’hui comme hier, les navires de guerre sont les meilleurs des ambassadeurs, car ils couvrent toute la gamme de la visite de courtoisie à l’action offensive, en passant par l’action humanitaire, la dissuasion ou l’avertissement. Ils sont un instrument idéal du continuum paix-guerre à l’ère des stratégies hybrides, ou de la « stratégie du flou », qui caractérise de plus en plus la conflictualité actuelle.

Mots-clés

  • diplomatie navale
  • continuum paix-guerre
  • stratégies hybrides
  • stratégie du flou
English

Hervé Coutau-Bégarie considered The Best of Ambassadors as one of his more important books. He had been impressed by the soviet naval diplomacy of the 1970’s, that allowed USSR to progress in the Third World. Today as then, warships are the best of ambassadors, because they cover the full range from courtesy call to offensive action through humanitarian aid, dissuasion or warning. They are the perfect tool for the continuum from peace to war in the hybrid strategies era, or for the strategy of ambiguity that characterizes current conflicts.

Georges-Henri Soutou
De l’Institut, président de l’ISC.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2015
https://doi.org/10.3917/strat.109.0049
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