CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous arrivons maintenant aux conclusions. Notre vaste réflexion aurait fait plaisir au professeur Hervé Coutau-Bégarie, et elle fait honneur à sa mémoire. Nous avons fait le tour des grands problèmes stratégiques, mais nous avons exploré aussi ceux de la Marine française et de la France comme puissance navale, dans le passé et dans le présent. On a souvent eu l’impression, qui n’est pas nouvelle, que la France n’a pas toujours su exploiter pleinement ses possibilités et ses opportunités dans ce domaine. Il est évident que la structure, que la situation géopolitique d’un pays comme la France, qui a très souvent eu un adversaire maritime, mais en même temps un adversaire continental, ou successivement et à un rythme rapide, correspond à une situation qui a pu compliquer les choses ; mais il ne faut pas non plus exagérer cette vision stéréotypée dans la mesure où dans certains cas, l’obligation maritime et l’obligation terrestre se sont plutôt confortées l’une l’autre. On a cité par exemple la guerre de Crimée : elle a certes vu des opérations terrestres d’envergure, mais à la suite d’une projection maritime qui a été un modèle, accompagnée d’une opération en direction des îles Åaland qui a été un facteur important pour déstabiliser la stratégie russe.

2En 1914-1918, même si c’est moins connu, les historiens savent bien que le flanquement des opérations terrestres par la Marine nationale – en collaboration, bien sûr, avec les alliés britanniques –, a été essentiel, en particulier par le blocus de l’adversaire et le contrôle des mers. On citera également le fait, capital, du mouvement de ravitaillement et de renforts venant d’Afrique du Nord et d’Afrique noire vers la métropole. Autant de contributions essentielles de la Marine nationale à la victoire, sans même parler du rôle des marins à Dixmude et de bien d’autres faits d’armes.

3Allons peut-être plus profond. Il faut toujours faire son autocritique et se comparer aux autres ; les historiens, du reste, aiment bien comparer les situations. Historiquement, la Marine nationale française a pu souffrir parfois d’un excès de perfectionnisme dans les matériels, un défaut bien français qui ne concerne pas uniquement la Marine, ou d’un excès de perfectionnisme dans la formation des officiers. Je riais intérieurement comme universitaire, car nous avons exactement le même problème dans les universités, à l’évocation de la Royal Navy : si un jeune officier britannique commet des erreurs, on continuera à le former sans y accorder une importance excessive ; l’officier de marine français, lui, doit être parfait dès la première seconde, exactement comme nos étudiants. Si un étudiant n’est pas programmé dès sa sortie du baccalauréat pour une carrière complète jusqu’à l’Institut, il n’est pas considéré avec grand intérêt par les maîtres de l’Université. Je caricature, mais à peine, croyez-moi.

4Deuxième point qui est revenu souvent dans nos travaux et qui est très instructif pour les civils, ce sont les problèmes récurrents d’organisation. Nous avons eu là-dessus des exposés tout à fait intéressants. La juxtaposition d’un millefeuille et d’un aller-retour permanent d’une structure à une autre ne facilite pas la gestion des choses, ni plus tard leur lecture par les historiens.

5Traditionnellement, on a eu depuis le xixe siècle des explications de nature politique au retard naval français. Cette impression d’un manque d’utilisation complète du potentiel maritime, favorisé par un manque de stabilité des régimes politiques ou, ce qui est plus important, par un manque de continuité de l’action gouvernementale appuyée par tous les moyens nécessaires, dont la politique navale, a été effectivement récurrente.

6Je voudrais ajouter des explications de nature sociologique, en nous comparant à la Grande-Bretagne. Les élites françaises sont d’origine terrienne, que ce soient les députés radicaux-socialistes du sud-ouest ou les grandes familles militaires, en fait marquées par une vocation de grands propriétaires, d’agriculteurs ; j’ai même écrit quelque chose sur le « complexe militaro-équestre » en France. En Grande-Bretagne il y a aussi un complexe, mais il est maritimo-industrialo-bancaire, c’est-à-dire que les banques financent le commerce international au profit de la Grande-Bretagne, d’où le financement connexe de la Navy, la commande de matériels aux constructeurs des chantiers navals, et tout cela dans une parfaite synergie sociologique et économique.

7Mais peu importent ces réflexions sur le passé, ce qui nous intéresse maintenant, c’est de savoir que faire ! Nous constatons d’abord, et cela a été souvent souligné dans notre colloque, que les problèmes se multiplient. Mon collègue Francis Fukuyama a lâché en 1990 la plus grande sottise du xxe siècle en disant que l’histoire s’est achevée avec la fin de la Guerre froide. Heureusement, elle se poursuit, sans cela nous serions les uns et les autres, marins, militaires et historiens, à Pôle-Emploi. Les problèmes se multiplient et se compliquent. Mais pour les comprendre et les dominer, nous devons sortir de nos catégories trop tranchées – en particulier dans notre pays, où elles le sont beaucoup plus que dans les pays voisins. Chez ceux-ci, on ne voit pas uniquement les problèmes que pose l’évolution du monde, mais aussi les possibilités d’y jouer un jeu plus large. Je pense en particulier à la République fédérale d’Allemagne, qui aborde ces questions souvent autrement que nous ne le faisons.

8Depuis 1945 ou même 1919, nous devons admettre que nos pays sont situés dans un système à trois niveaux et doivent donc opérer à ces trois niveaux :

  • Il y a le niveau de l’État national. Que l’on ne dise pas qu’il a disparu : tout nouveau pays indépendant commence par se doter de frontières, d’un drapeau, d’une armée, etc. L’État-nation subsiste. Allez dire en Israël, aux États-Unis ou au Brésil que les États n’ont plus d’importance, vous ne serez pas compris.
  • Il y a le niveau européen. Les difficultés actuelles des projets européens ne doivent pas nous voiler le fait que depuis Napoléon au moins, et même dès le xviiie siècle, tous les esprits sérieux comprennent que les Européens doivent partager leurs problèmes, ce qui appelle à des formes de solidarité. Comment on les organise, c’est une autre question ; mais le niveau européen est incontournable.
  • Le troisième niveau est évident depuis 1919, mais remonte en fait à l’invention de la boussole et à la découverte de l’Amérique, c’est ce que l’on appelle la mondialisation.

9Une fois de plus, il faut savoir concilier ces trois niveaux, les organiser et manœuvrer entre les trois. La République fédérale d’Allemagne constitue là un modèle.

10En ce qui concerne la Marine et l’espace maritime au sens large, comment cela se traduit-il ? Le niveau de l’État, bien entendu, reste essentiel. Pour une raison morale : c’est à ce niveau-là que se développe ce qui doit être soigné, cultivé, le sens national et – pardonnez-moi ! – le patriotisme. C’est ce qui fait que certaines institutions, et les hommes et les femmes qui les servent, acceptent des efforts et des sacrifices qu’on ne trouve peut-être pas aussi facilement dans le domaine bancaire ou l’industrie privée. Cela implique de soigner très attentivement le lien Marine/Nation. Je me plais à dire que notre Institut s’y emploie et que cela doit être ma cinquième visite en tant qu’universitaire à Toulon depuis 1980. La Marine nationale elle aussi s’y emploie, faisant venir régulièrement des universitaires afin de préparer une relève éventuelle et d’intéresser les étudiants.

11Deuxième niveau qui dépend de l’État, ce sont les compétences. Je m’explique : les capacités matérielles sont et seront ce qu’elles pourront être, ne nous faisons pas d’illusion. Mais il faut absolument conserver les compétences, c’est-à-dire maîtriser sinon seuls, au moins en partenariat très stratégique tout l’ensemble des compétences, qu’elles soient nautiques, techniques, dans tous les domaines. On ne peut pas se permettre de faire l’impasse là-dessus. Les Britanniques, cela a été dit, souffrent d’avoir été amenés à faire certaines impasses qui limitent maintenant leurs possibilités.

12En ce qui concerne l’Europe, nous devons, bien entendu, défendre nos points de vue. La partie se joue à plusieurs : nous devons tenir compte des avis, des réflexes des autres, je le dis très franchement. Mon domaine, c’est l’histoire des relations internationales, c’est la diplomatie. À ce titre, je vois constamment des diplomates ou des collègues européens. Or, nous autres Français tenons parfois un langage – à tort ou à raison, peu importe, c’est un fait – qui ne passe plus bien en Allemagne ou ailleurs en Europe. On a développé dans ces pays un nouveau concept de puissance qui inclut l’influence économique, l’influence culturelle, les médias modernes, etc. Cela ne veut pas du tout dire que l’on y refuse systématiquement l’emploi de la force au-delà des frontières. Madame Merkel, qui est une personne extrêmement précise dans ses discours, a toujours répété qu’en cas de mise en cause d’intérêts vitaux, la République fédérale ne refuserait absolument pas, par principe, l’emploi de la force. Si vous avez l’occasion d’aller dans des universités de la Bundeswehr ou à la Führungsakademie de Hambourg, d’y participer à des tables rondes, à des conférences ou à des colloques, vous verrez qu’il y a là une pensée militaire allemande, une réflexion sur la puissance et son rôle.

13Deuxième point de réflexion dans le cadre européen qui est le nôtre, c’est le problème des rapports avec la Grande-Bretagne, en particulier sur les problèmes navals, et d’une façon générale sur les problèmes de défense. Il est évident que nous risquons d’être conduits à un grand écart entre une coopération essentiellement économique et financière avec Berlin et une coopération essentiellement stratégique avec le Royaume-Uni. Ce risque augmenterait en particulier si la position britannique par rapport à l’Union européenne devait évoluer.

14Le troisième point auquel nous devons consacrer beaucoup de réflexions, c’est l’enchaînement entre le niveau français, le niveau européen et le niveau atlantique. Si nous disons à nos partenaires que nous visons, d’une façon ou d’une autre, à nous extraire du niveau atlantique, nous ne serons pas pris au sérieux. On a évoqué l’interopérabilité avec les Alliés, c’est un paramètre fondamental, le banc d’essai de nos capacités : toujours pouvoir se comparer au meilleur sur la place (lequel, d’ailleurs, se compare éventuellement à nous). Ce n’est pas à des militaires de carrière que je vais expliquer l’importance de la chose ; je la rappelle constamment à mes étudiants civils.

15Mais il existe un quatrième niveau, la mondialisation. Il ne faut pas dire que la France ne joue pas le jeu de la mondialisation. Si on prend n’importe quelle firme du CAC 40, car toutes sont en plein dans la mondialisation, on constate que leurs résultats sont plutôt meilleurs que ceux des entreprises purement hexagonales. Je ne vais pas entrer dans un débat, mais soulignons qu’il y a un accord général entre tous les gens sérieux de ce pays, quel que soit leur parti, pour admettre qu’il ne faut pas se laisser engluer ou absorber par la mondialisation, mais qu’en revanche il faut y jouer son jeu très énergiquement, et certains le font.

16Dernier aspect de la mondialisation qui est revenu très souvent dans nos propos, mais qui ne serait pas apparu une seconde il y a dix ans de cela, c’est la montée du Droit international et le fait que les actions de force, de prévention, humanitaire ou de toute nature, sont maintenant de plus en plus prises – et c’est heureux à mon sens – dans tout un échafaudage juridique international. C’est cela qui nous permet de faire le lien le plus efficace avec les autres pays européens, qui sont encore plus sensibles que nous ne le sommes à cette réalité.

17Il me reste, pour conclure, à remercier tous les participants à notre colloque, et bien entendu les autorités de la Base de Toulon et de la Marine qui nous ont reçus de façon chaleureuse et passionnante dans ce cadre grandiose. Je voudrais remercier nos deux grands amis qui ont été sur place, à Toulon, les chevilles ouvrières de notre entreprise, notre ami M. Olivier Boré de Loisy et notre ami l’amiral Valin. Il me reste également à remercier Isabelle Redon, dont la patience et le calme ont permis le montage compliqué d’un colloque à quelque 800 km de Paris.

Georges-Henri Soutou
De l’Institut, président de l’ISC.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2015
https://doi.org/10.3917/strat.109.0205
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