CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les affaires reprennent ! De l’Ukraine au Moyen-Orient, l’actualité multiplie les cas de figure stratégiques originaux, qui nous évitent de sombrer dans un quelconque sommeil dogmatique. Le désordre mondial croissant y contribue. Quant au projet post-Guerre froide d’un nouvel ordre mondial, géré par l’ONU, où l’usage de la force serait réservé à des interventions humanitaires ou au titre de la sécurité collective, soumises à des mandats internationaux, normées et judiciarisées, la Russie, de la Crimée à l’Ukraine, nous a montré comment on répond. Il suffit de passer en dessous du seuil de déclenchement de ce lourd appareil, avec des partisans sur place, aidés par des “soldats dont on ne peut pas prouver l’origine”, selon l’expression du président Poutine. L’OTAN qualifie cette méthode de “stratégie hybride”, ce qui me paraît trop technique. Je préfère la baptiser “stratégie du flou”, car les protagonistes (aussi bien les Russes que les Occidentaux d’ailleurs, qui sont loin d’être inertes, avec leurs ONG et leurs relations en fait complexes et mal connues avec Kiev) maintiennent sur leurs méthodes et leurs objectifs, ou plutôt leurs gammes d’options, un flou volontaire, artistique, qui a par lui-même une signification stratégique.

2Autre objet stratégique nouveau et mal identifié : l’“État islamique”, qui n’est justement pas un État, mais un mouvement qui s’est installé sur une partie du territoire de deux États, et qui manifeste déjà une puissance que bien des États pourraient lui envier. On commence à comprendre que c’est encore autre chose qu’Al Qaïda. Quelle stratégie peut-on envisager contre cet “État islamique” ? Qui et quoi frapper ? Avec quels alliés, puisque l’on récuse certains États directement concernés, comme la Syrie, ou indirectement mais en fait très concernés, comme l’Iran ? Va-t-on détruire telle ou telle cible sans l’accord du pays sur le territoire de laquelle elle se trouve, au risque de délégitimer encore plus ces pays, et de faire ainsi le jeu de l’“État islamique” ? Et que veut-on, qu’espère-t-on obtenir ? Avec quelle hiérarchie des fins et des moyens, au-delà d’une simple action réflexe ?

3Sur tous ces sujets l’ISC s’interroge. L’étude des faits conduit à dégager des principes, à formuler des théories, qu’en retour la confrontation avec l’expérience permet de confirmer, d’infirmer ou de modifier. Et permet de découvrir des aspects insoupçonnés. Ainsi notre dossier “Regards croisés franco-suisses”, organisé par Martin Motte, est-il très opportun. La Confédération est très impliquée dans l’OSCE, dont la présidence est cette année assurée par la Confédération, donc par le président de celle-ci pour 2014, M. Didier Burkhalter. Or l’OSCE est elle-même fort engagée dans la crise ukrainienne, en particulier par sa “mission d’observation”, et elle pourrait jouer un rôle dans son règlement. Et en ce qui concerne le Moyen-Orient, c’est un diplomate suisse que Téhéran avait choisi en 2001 pour faire passer un message et suggérer aux Américains de reprendre le dialogue, après la chute de Saddam Hussein. Or ce dialogue, difficilement repris en 2013, est l’une des clés de la crise actuelle. Un pays bien organisé, avec un système de défense original, avec une diplomatie très professionnelle, qui assure plus de la moitié des missions de représentation d’intérêts entre États ayant rompu leurs relations, avec tous ses liens internationaux économiques, financiers, caritatifs, peut jouer dans ce genre d’affaires un rôle disproportionné à sa taille. Et l’ISC a une longue tradition de réflexion commune avec nos amis suisses, en particulier avec le Centre d’Histoire et de Prospective militaires de Pully, avec notre ami Pierre Streit et ses collègues. Sans compter d’autres centres helvétiques considérables dans notre domaine, comme ceux qui gravitent autour de l’Université polytechnique fédérale de Zurich.

4Dossier d’autant plus opportun que le “peuple souverain” fait entendre vigoureusement sa voix, par le canal des votations, y compris sur les questions de défense, et qu’après avoir, à une très large majorité, confirmé le maintien de la milice en 2013, il vient de donner sur le programme d’achat de l’avion suédois Gripen un vote négatif, qui interpelle. C’est pourquoi l’ISC est très reconnaissant à M. le brigadier Daniel Berger qui a bien voulu nous accorder l’entretien qui constitue désormais le point fort de nos numéros. On verra comment le principe de la neutralité armée n’est pas synonyme d’abstention ou de repli sur soi.

5Mais la stratégie théorique a bien sûr toute sa place, avec l’étude de fond de l’Amiral François Caron sur l’art de la décision stratégique, et la publication comme document de quelques feuilles du stratège suisse Daniel Reichel, penseur puissant et original. D’autre part l’article d’Arnaud Amagat sur l’héritage opérationnel d’Ariel Sharon correspond à une autre piste de réflexion de l’ISC aujourd’hui : le niveau opératif, dont l’histoire, la signification théorique et même la légitimité stratégique posent de passionnantes questions.

Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, de l’Institut, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, président de l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/09/2015
https://doi.org/10.3917/strat.107.0007
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