CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Rappelons le passé : cela peut surprendre, mais on a longtemps considéré à Paris la Suisse comme potentiellement hostile. Les traités de Vienne avaient en effet neutralisé le nord de la Savoie, et avaient stipulé le droit pour la Confédération helvétique d’occuper en cas de guerre cette région. Ce fut fermement rappelé par Berne en 1860, lors de l’annexion de la Savoie à la France, sous la pression des Puissances, en particulier de la Prusse (qui aurait voulu annexer la Savoie en 1815...). Le traité de Turin du 24 mars 1860 confirme que la France héritait en la matière des obligations du Royaume de Sardaigne ; il s’agissait bien de rendre très difficile le passage des Alpes aux armées françaises en cas de guerre [1].

2D’autre part à partir de la fin du siècle les diplomates et les militaires français estimaient tout à fait possible que la Suisse ne s’oppose pas à un passage de l’armée allemande. Soit même se joigne à elle. Et l’état-major helvétique étudiait effectivement des hypothèses de cette nature [2].

3En 1914, la Suisse mobilisa dès le 1er août, et rappela, lors de sa déclaration de neutralité au gouvernement français, qu’elle se réserve d’occuper le cas échéant le nord de la Savoie, en fonction des traités de 1815. Ce ne fut qu’en 1915 qu’elle déclara qu’elle n’userait pas de ce droit ! Et la neutralisation du nord de la Savoie fut prise très au sérieux : les hôpitaux auxiliaires établis au début de la guerre en Haute Savoie furent ramenés sur Chambéry dès la fin août.

Deuxième phase : la Suisse tiendra-t-elle ? Peut-elle couvrir le territoire français ?

4Dans une deuxième phase, on ne redouta plus l’hostilité de la Confédération, mais on douta de sa capacité à empêcher une invasion allemande qui viendrait tourner ainsi les défenses françaises. Encore en 1916 Joffre tenait des troupes prêtes pour colmater la trouée de Porrentruy si les Allemands violaient la neutralité suisse, et envisageait dans ce cas des opérations en territoire helvétique [3].

5Cependant le traité de Versailles supprima la neutralisation du nord de la Savoie, et bien sûr le droit pour Berne de l’occuper en cas de guerre. On ne doutait plus que la Suisse défendrait sa neutralité, mais en avait-t-elle les moyens ?

6En 1920, la Suisse entra à la SDN et adopta un statut de “neutralité différenciée”, lui permettant d’accomplir le cas échéant ses obligations selon les articles 15 et 16 du pacte de la SDN. En 1938 elle revint à la neutralité intégrale avec l’accord de la SDN, mais pour l’obtenir il lui fallait l’appui de la France, qui en échange demanda à la Suisse d’assurer la défense de son espace aérien (on craignait une pénétration de la Luftwaffe par la Suisse). Ce qui fut fait, avec la création de l’“escadre de surveillance” [4].

7On sait que l’inquiétude de Gamelin en 1940 au sujet d’un éventuel contournement de la ligne Maginot par la Wehrmacht, à travers les plaines du nord de la Suisse a pesé très lourdement : pour le commandement français la violation de la neutralité suisse par le Reich était aussi vraisemblable que celle de la Belgique. Cela a influencé le dispositif français, en retenant des réserves françaises à l’est du dispositif [5]. Or c’était de la désinformation, de la “maskirovka” [6] ! Cependant on était persuadé au GQG français que la Suisse défendrait sa neutralité. Et l’état-major français eut d’ailleurs des conversations à cet effet avec son homologue helvétique, en vue de préparer une éventuelle collaboration, conversations qui furent révélées grâce à la découverte par la Wehrmacht d’un wagon d’archives du GQG, oublié à la Charité-sur-Loire pendant la débâcle… [7].

La constatation en 1945 : la Suisse a tenu

8Certes, la Confédération a entretenu pendant la guerre des contacts secrets tous azimuts, y compris avec les Allemands (en particulier le colonel Roger Masson, chef du service secret suisse, rencontra à plusieurs reprises Walter Schellenberg, chef du contre-espionnage de l’organisation de sécurité des SS, le SD) [8].

9Mais les responsables français en 1945 comprenaient bien que, dans sa situation, la Suisse ne pouvait pas éviter d’avoir de tels contacts. Les discussions véhémentes suscitées en Suisse par la publication en 1974 du livre du professeur Edgar Bonjour, Histoire de la neutralité suisse pendant la deuxième guerre mondiale, tournant autour des responsabilités helvétiques dans la Shoah, leur auraient paru surréalistes. On était convaincu en France que la Suisse avait intelligemment défendu sa neutralité, mieux que la Suède par exemple, dans une situation très difficile. On admettait que son système de défense (haut degré de mobilisation et stratégie du “Réduit” fortifié autour du massif du Gothard) avait dissuadé Hitler de l’attaquer : sa neutralité était donc désormais crédible.

10Sur le fond, qu’en avait-il été exactement ? On sait aujourd’hui que la Wehrmacht commença à préparer un plan d’invasion de la Suisse le 24 juin 1940. En effet le plan allemand initial, celui d’un encerclement militaire complet de la Suisse, venait d’échouer : on n’avait pas réussi à opérer la jonction avec les forces italiennes avant l’armistice, et la Suisse conservait donc une frontière avec la France non-occupée, ce qui pouvait présenter, estimait-on du côté allemand, de sérieux inconvénients. Diverses études furent menées, qui témoignent de la prise de conscience progressive par les états-majors allemands concernés que la Suisse résisterait, et se défendrait avec une certaine efficacité. La planification aboutit, le 4 octobre 1940, au plan “Tannenbaum”, préparé par le Groupe d’Armées C, qui prévoyait d’utiliser 21 divisions, dont 10 blindées et 3 de montagne. On remarquera que les services de renseignement allemands ignoraient à cette époque la stratégie du “Réduit”. “Tannnenbaum” prévoyait en conséquence une attaque rapide en tenailles, de façon à battre le gros des forces suisses derrière la ligne Aare-Limmat et à les empêcher de se retirer dans les montagnes. Mais le 11 novembre 1940 le général Halder, le chef d’état-major de l’armée de terre, fit interrompre la planification “Tannnenbaum” : d’une part une occupation de la Suisse n’apparaissait plus comme utile, car il était clair au moins depuis l’entrevue de Montoire que la France non-occupée ne tenterait rien, on n’était plus dans la situation encore imprévisible de la fin juin ; d’autre part les opérations envisagées à partir de la fin 1940 (contre la Grèce, contre l’URSS) réclamaient les forces prévues pour “Tannnenbaum”.

11Il semble qu’en novembre 1942, à l’occasion de l’occupation de la Zone libre, l’hypothèse d’une invasion de la Suisse fut réétudiée par les services de renseignement allemands, mais sans suites au niveau de la planification des états-majors. L’Allemagne avait d’autres chats à fustiger, les troupes nécessaires n’étaient pas disponibles, une occupation de la Suisse n’aurait apporté au Reich aucun avantage, et l’aurait privé d’une zone de contacts avec les diverses organismes de renseignement ennemis et de possibilité de surveillance et d’information, ainsi que d’échanges avec l’économie suisse, qui lui étaient fort utiles [9].

12Le service de renseignement suisse quant à lui, pendant l’été 1940, prenait très au sérieux la menace allemande, d’autant plus que l’on avait repéré des concentrations de forces allemandes en Forêt Noire et dans le sud de l’Allemagne, mais il estimait que l’hypothèse opérationnelle retenue était en fait celle d’une démonstration de force initiale, destinée à empêcher la mobilisation et faire accepter ensuite l’entrée “pacifique” des forces du Reich, comme l’Autriche et la Tchécoslovaquie en 1938 et 1939 en avaient donné l’exemple. L’essentiel était donc de persuader Berlin que les Suisses mobiliseraient à fond coûte que coûte et résisteraient, ce qui correspond bien à l’action d’abord psycho-politique du général Guisan au cours de l’été 1940 (“grand rapport” du Rütli, etc.) et aux mesures de mobilisation psychologique prises au niveau politique.

13Très logiquement d’ailleurs, les services de sécurité suisses estimèrent que le danger le plus pressant à l’été et l’automne 1940 était le développement de l’espionnage et de la propagande allemands et de la pénétration des milieux suisses sympathisant du IIIe Reich. Leur action fut d’ailleurs efficace, le mouvement pro-allemand “frontiste” fut interdit, les deux sièges vacants au Conseil fédéral à l’automne 1940 lui échappèrent, et Pilet-Golaz resta le seul conseiller fédéral favorable à une neutralité bienveillante envers le IIIe Reich. Tout cela fut bien remarqué par les responsables français.

14En mars 1943, le service de renseignement helvétique fit état de renseignements précis, suivant lesquels le général Dietl, des troupes de montagne de la Wehrmacht, était à Munich pour préparer l’invasion du pays. Des rassemblements de troupes, signalés en Autriche et en Bavière, pouvaient concerner la Suisse aussi bien que l’Italie. Or en fait le général Dietl avait un commandement en Finlande à cette époque, qu’il ne quitta pas jusqu’à sa mort, en 1944. Le renseignement était donc erroné. L’alerte passée, l’état-major de Guisan en revint à l’idée qu’une invasion était toujours théoriquement possible, mais que la Wehrmacht n’avait aucun intérêt à provoquer la destruction (fort bien préparée) des tunnels alpins – Lötschberg, Simplon et surtout Gothard. Et cela d’autant plus que la Suisse s’était déclarée prête à assurer le trafic de transit Allemagne-Italie, à l’exception du matériel de guerre (mais qui passait par le Brenner, sans problème particulier pour l’armée allemande) [10].

15Les historiens suisses des années 1980 eurent souvent tendance à écrire que le IIIe Reich n’avait en fait jamais eu l’intention sérieuse d’occuper la Suisse, et que le rôle de l’armée de la Confédération avait été nul. Mais on était dans un mouvement de contestation à l’égard de l’institution militaire, qui devait culminer avec l’initiative référendaire de novembre 1989 en faveur de la suppression de la Milice [11].

16Mais ils sont depuis eux aussi parvenus à la conclusion que le plan “Tannnenbaum” était sérieux, et n’était pas une simple étude d’état-major pour un cas hypothétique, comme on l’a dit parfois, et en particulier certains responsables militaires allemands après la guerre, comme le général Halder lui-même. En même temps ils admettent que la menace militaire allemande a pu exister en 1940, mais pas en 1942. D’autre part, à partir des plans élaborés par le Groupe d’Armées C, ils estiment que l’on préparait une véritable opération de force, pas une simple démonstration psycho-politique, et sur ce point ils sont beaucoup plus affirmatifs que le colonel Masson à l’époque. Mais ils soulignent que les Allemands étaient en fait très mal renseignés sur l’armée suisse, ses moyens, sa stratégie ; en particulier ils ignoraient en 1940 la stratégie du réduit et en était resté au plan précédent, qui visait à concentrer les forces suisses sur le Plateau [12].

17Un point cependant intrigue : la lecture ligne à ligne du Journal de Halder pour les mois de mai et juin 1940 ne fait pas mention de la Suisse et permet de penser qu’à aucun moment, au cours de cette période, l’invasion de ce pays n’a donné lieu au moindre préparatif effectif, ni à la moindre discussion au sein du haut commandement allemand. L’étude du Kriegstagebuch des OKW montre également, cette fois pour toute la durée de la guerre, qu’aucune mesure de concentration ou de déplacement de troupes n’a été prise en vue d’une éventuelle attaque de la Confédération [13]. Mais la rapidité de réaction de l’OKW dans le cas de l’opération Marita en Grèce en 1941, Attila en France en 1942, ou la mainmise sur la Hongrie en 1944 prouve que le délai de préavis pouvait être très court pour des opérations de ce genre, et l’absence d’ordres ne signifie pas absence de planification. C’était toute la souplesse de l’art opératif allemand [14].

18Mais l’essentiel pour notre sujet est de savoir ce qu’avaient retenu de tout cela les responsables français à la sortie de la guerre. Or ils étaient convaincus et de la réalité de la menace hitlérienne pour la Suisse, et de l’efficacité de son système de défense : la Wehrmacht aurait dû consacrer à l’invasion de la Confédération des forces importantes, dont elle ne disposait pas. Ils suivaient en fait les conclusions d’un commentateur militaire suisse très connu et influent à l’époque, en particulier en France, Eddy Bauer [15].

19En outre les responsables français, au sortir d’une guerre à forte composante indirecte et politico-psychologique et après l’expérience de la Résistance, étaient (pour une fois !) convaincus de l’importance du renseignement. On était très conscient du fait que le renseignement helvétique avait été actif et efficace contre les menaces de pénétration allemande, et en revanche avait laissé opérer les antennes des services français en Suisse, qui travaillaient en principe pour Vichy mais dès novembre 1942 en fait pour Alger et les Alliés, et représentaient semble-t-il une source d’informations militaires sur le IIIe Reich tout à fait essentielle. En outre Berne avait facilité en août 1944 le passage de l’ambassade de Vichy à l’obédience d’Alger, y compris les attachés militaires qui utilisaient pour la transmission de leurs rapports de renseignement le poste de TSF de l’ambassade… [16] On considérait donc le bilan stratégique de la Suisse en 1939-1945, du point de vue français, comme globalement positif, plus en tout cas que son bilan économique et politique, pour lequel on critiquait la frilosité de sa conception de la neutralité [17].

La Guerre froide

20En 1914-1918 et en 1939-1945 la Confédération helvétique avait donc joué, du point de vue français, par sa neutralité armée, un rôle stratégique sans doute indirect mais néanmoins essentiel. La Guerre froide se présentait évidemment de façon fort différente, mais néanmoins la neutralité suisse et son interprétation par Berne, la valeur du système de défense de la Confédération, les contacts informels qu’elle pouvait entretenir avec les Occidentaux étaient pour Paris des questions d’un intérêt non négligeable. D’une certaine façon d’ailleurs, la nature idéologique spéciale de la Guerre froide, conflit essentiellement politique, faisait de la neutralité helvétique un concept et un enjeu plus importants que jamais. D’autre part la Suisse, pays techniquement très développé, intéressait la France comme acheteur possible de matériels de guerre et comme partenaire d’échanges techniques de toute nature [18].

21La question suisse revêtit d’emblée une certaine importance. En septembre 1947 le général de Lattre de Tassigny, alors inspecteur général de l’Armée, passa dix jours en Suisse, à l’invitation du conseiller fédéral Kobelt, chef du Département fédéral militaire. Son impression d’ensemble fut positive, en particulier en ce qui concernait les méthodes d’instruction, patriotiques, sportives et dynamiques, ressemblant assez à celles qu’il voulait introduire dans l’armée française à la même époque [19]. Lorsqu’il devint chef d’état-major des troupes terrestres dans l’état-major du Pacte de Bruxelles, à partir de l’automne 1948, sa conception de la possibilité d’une ligne de défense sur le Rhin et les Alpes (l’“équerre stratégique”, permettant de prendre de flanc une attaque soviétique vers l’Ouest) reposait en partie sur la valeur qu’il reconnaissait à l’armée suisse [20]. Or il s’agissait de lutter contre la conception de Montgomery, alors commandant en chef des forces du pacte de Bruxelles, qui prévoyait lui un combat en retraite vers la Manche : c’est le débat fondamental des années 1948-1950, débat fondateur de l’Alliance atlantique, entre les partisans du repli initial à la périphérie puis de la lente reconquête du Continent après une longue phase de bombardements atomiques et classiques, et les partisans de la défense de l’avant, peu soucieux d’être d’abord envahis, ensuite occupés puis enfin libérés. Dans ce débat qui opposait les Français aux Britanniques et dans un premier temps aux Américains, tous les arguments, y compris celui de la valeur de l’armée suisse, permettant de justifier une stratégie de défense sur le Rhin face à l’Armée rouge, étaient bons à prendre.

22D’autre part il était clair pour les responsables français, ce thème revient souvent, que “notre intérêt était assurément que le bastion helvétique soit solidement tenu”. La France pouvait y contribuer, en fournissant aux Suisses du matériel de guerre et même, on va le voir, en envisageant en grand secret la possibilité d’une coopération des forces françaises et OTAN, en particulier aériennes, en cas de conflit [21].

La problématique de la neutralité helvétique et son évolution

23La neutralité suisse était certes considérée, avec une certaine condescendance, comme la réaction compréhensible d’un petit pays, formé de trois nationalités différentes, face à un environnement dangereux [22]. Dans une vision finalement assez traditionnelle du système européen, il suffisait aux responsables français que la neutralité helvétique fût au moins aussi utile à la France qu’à ses adversaires, et si possible davantage. Mais la Guerre froide, qui elle sortait de toute évidence des schémas traditionnels, allait reposer le problème fondamental de la neutralité : quelles étaient ses limites, face à un conflit idéologique total, au moins potentiellement, et qui transcendait les limites du système interétatique classique et aussi les aspects purement militaires de la stratégie ? Les Français allaient suivre avec le plus grand intérêt les différentes réponses que leurs voisins apporteraient à cette question.

24Une première évolution fut marquée par la démission du conseiller fédéral Pilet-Golaz en novembre 1944, fort critiqué pour son attitude trop timorée envers Berlin, et son remplacement par Max Petitpierre, qui lui succéda à la tête du Département politique fédéral (le ministère des Affaires étrangères) [23]. Le nouveau responsable de la politique extérieure helvétique marqua tout de suite qu’à ses yeux la neutralité suisse, qui était synonyme d’indépendance, impliquait certes pour la Confédération “l’obligation de se tenir à l’écart des jeux de la grande politique” mais ne l’empêchait pas “de collaborer avec les autres pays sur le plan pacifique de la coopération internationale” [24]. Il s’écartait donc d’une conception frileuse et égoïste de la neutralité.

25À partir de l’été 1947, l’aggravation de la situation internationale et le début de la Guerre froide amenèrent Petitpierre à proclamer la nécessité d’une “solidarité européenne”. C’est ainsi que la Suisse participa, à partir de juillet 1947, à la conférence de Paris qui devait aboutir en avril 1948 à la création de l’OECE, organisation dont elle fut membre [25]. Cependant la neutralité conservait un “caractère quasi sacré”. Même la gravité des événements de Prague en février 1948 n’en détournerait pas les Suisses, très frappés pourtant par la brutalité du Coup de Prague. Au contraire, pour préserver leur souveraineté nationale ils voudraient encore plus affirmer cette neutralité, au risque d’une certaine contradiction avec leurs liens dans la pratique toujours plus étroits avec les États occidentaux [26]. D’autre part si la Suisse accueillit volontiers et participa à un organisme de coopération interétatique comme l’OECE, elle se méfia par la suite beaucoup des projets d’Europe intégrée (CECA, CED…) qui risquaient de compromettre sa politique d’indépendance.

26À partir de 1950 la Suisse connut un grand débat autour de la question de la neutralité dans le nouveau contexte de Guerre froide, débat suivi très attentivement par les représentants français à Berne (Hoppenot, puis Chauvel). Par une série de discours prononcés en février 1952 Max Petitpierre avait interprété de façon nouvelle la neutralité suisse [27]. Celle-ci reposait certes sur le maintien de la neutralité armée mais comportait désormais la reconnaissance du fait que la nature idéologique du conflit Est-Ouest changeait le problème de la neutralité : la Suisse s’opposait en effet au communisme, contraire à toutes ses valeurs ; elle était “moralement engagée du côté de l’Occident” ; “elle appartenait géographiquement à l’Europe occidentale, spirituellement et économiquement aussi”.

27Cependant il faut souligner ce que la pensée de Petitpierre avait de novateur : la neutralité n’était plus un absolu, mais un moyen de la politique extérieure helvétique dans une situation donnée, elle n’était pas globale, mais strictement militaire. Dans le même esprit il saluait l’organisation de l’Europe occidentale (alors que celle-ci inquiétait beaucoup de ses compatriotes) à la fois parce que celle-ci la mettait en mesure de résister à l’URSS et parce qu’elle permettait de dépasser l’antagonisme franco-allemand ; il souhaitait simplement l’ouverture de négociations avec la CECA pour éviter toute discrimination à l’encontre de la Confédération [28]. Donc pour Petitpierre la neutralité était un concept purement militaire, pas politique ni économique [29].

28Bien entendu il y avait des opposants à cette inflexion de la politique de neutralité classique, y compris au sein du Conseil fédéral. Dans certains milieux on trouvait les Américains excessifs dans leurs réactions, on souhaitait que l’on ménageât une possibilité de détente avec l’URSS, on souhaitait en bref en rester à une conception stricte de la neutralité. Or sur ces orientations à l’égard de Washington et de Moscou beaucoup de responsables français rejoignaient les préoccupations helvétiques. Après avoir en partie suscité les polémiques, Petitpierre décida de les clore par un discours devant le Conseil national, le 18 mars 1953, discours qui fixait la ligne de la neutralité sur un point d’équilibre entre les positions des uns et des autres et qui était un peu en retrait sur certaines de ses déclarations antérieures. La Suisse était militairement et politiquement neutre, mais elle ne s’interdisait pas de participer à certaines organisations internationales permettant une utile coopération. On notait également soigneusement à Paris le discours prononcé par Petitpierre le 28 mai 1952 à Neuchâtel : la neutralité était “essentiellement militaire”. La guerre moderne l’étendait certes en partie au domaine économique, mais la Suisse “s’était toujours refusée à admettre qu’il y eût pour elle une obligation juridique d’observer la neutralité dans le domaine économique”. Elle se contentait “de ne pas favoriser indûment un des belligérants”. Quant à la “neutralité morale”, comme les nazis auraient voulu l’imposer, “la Suisse ne la reconnaît pas”. Malgré ces nuances et un certain retour de Berne à l’affirmation d’une conception classique de la neutralité, dans l’ensemble le Quai d’Orsay comprit qu’en fait la neutralité suisse n’était en rien un neutralisme cherchant à s’évader des réalités du conflit Est-Ouest, et que la Confédération était essentiellement solidaire de l’Occident.

L’organisation de la défense helvétique vue par les français

29Le domaine le plus délicat, les questions militaires, était d’ailleurs suivi très attentivement par l’ambassade de France et les ministères parisiens, Quai d’Orsay et Défense. Outre leur signification politique par rapport à la conception suisse de la neutralité armée, elles intéressaient directement la défense nationale française, la Suisse couvrant une voie d’invasion possible dans l’hypothèse d’une attaque soviétique. En particulier pour les responsables français la valeur réelle de l’armée suisse, donc sa capacité à soutenir la vertu dissuasive de la neutralité armée ou, en cas d’échec de celle-ci, à résister à une agression du territoire helvétique, ainsi que sa stratégie prévisible dans cette hypothèse, étaient des questions essentielles.

30La première question qui se posait était donc celle de la valeur de l’armée de milice. Les opinions exprimées par les Français à ce sujet varièrent fortement. L’appréciation positive de De Lattre se maintint dans l’ensemble jusqu’en 1951, malgré la conscience que l’on avait du retard suisse dans certains domaines (blindés et aviation) : la population manifestait un esprit de défense déterminé, correspondant bien à la doctrine de la neutralité armée ; en outre l’abandon envisagé dès 1950 de la stratégie du “réduit” (autour du Gothard) et la décision de défendre les plaines du Nord du pays étaient conformes aux intérêts stratégiques français [30].

31En 1952, l’attaché militaire à Berne (le colonel Delepierre) et Chauvel furent moins positifs [31]. L’armée suisse “ne pourrait soutenir une bataille à moins d’être complétée, alimentée et éventuellement renforcée”. (Il est vrai que depuis la guerre de Corée les potentiels militaires en Europe à l’Ouest comme à l’Est s’étaient fortement accrus). Ils estimaient que l’armée suisse ne pourrait résister au-delà du premier choc que si elle était puissamment soutenue par les Occidentaux. Chauvel était carrément pessimiste dans son appréciation de mars 1953 : sa plume, volontiers vipérine, notait que les officiers et le commandement “méditaient encore les enseignements de Morat et n’avaient point complètement assimilé ceux de Marignan ; … il importait donc de conserver présentes à l’esprit les faiblesses d’une armée qui pouvait être appelée, en cas d’événements, à jouer un rôle important. Rien ne serait plus dangereux, en pareille matière, que de se reposer sur de fausses sécurités” [32].

32À partir de 1953 on notait, malgré une certaine stagnation des crédits militaires, un redressement. En effet l’armée suisse entreprenait une profonde réorientation. Sur le plan stratégique on avait abandonné en 1952 la stratégie du “réduit” définie par Guisan en 1940 au profit de la défense du Plateau (au nord d’une ligne Neuchâtel-Berne-Zurich), c’est-à-dire une voie d’invasion vers la France. Sur le plan des matériels, on avait commandé à la France en octobre 1951 200 chars AMX 13 [33]. À partir de 1954, la volonté de l’état-major suisse de s’équiper en chars et en avions, malgré les difficultés budgétaires, était forte, et s’accompagnait d’un effort de propagande auprès de l’opinion [34]. En 1955 on commandait 100 chars britanniques lourds Centurion et on adoptait le principe d’un fort armement aérien, avec le modèle helvétique P 16 ou plus probablement avec des appareils importés [35]. On étudiait d’autre part une réorganisation complète de l’armée, en tenant compte des problèmes particuliers d’une Milice, selon deux modèles possibles : soit un renforcement du dispositif existant, soit une transformation plus radicale dans le sens de l’allègement et de la mobilité. Mais tout le monde reconnaissait la nécessité d’unités de contre-attaque puissantes pour défendre le Plateau. On étudiait l’évolution du combat blindé et des chars, par exemple en accueillant le lieutenant-colonel Argoud, spécialiste des chars et qui contribuait à ce moment-là à la préparation de la 7e DMR, à des entretiens avec les chefs militaires et à des conférences pour officiers [36]. On procédait en avril 1955 à de premières manœuvres en ambiance nucléaire [37]. (On n’écartait d’ailleurs pas, mais cela les Français ne semblent pas l’avoir su, la possibilité de se doter de l’arme nucléaire) [38]. Fin 1955 on se dirigeait vers le programme qui devait largement inspirer l’Armée helvétique jusque vers le Modèle Armée XXI : un corps de couverture pour garder les frontières ; un corps de manœuvre de 7 à 8 divisions mécanisées pour le Plateau ; une force aérienne de 800 avions de combat [39]. On estimait à l’ambassade de France à Berne que la Confédération prenait sa réorganisation militaire très au sérieux, malgré les problèmes qui se posaient (les contraintes de la neutralité et les réticences dans l’opinion à l’augmentation des dépenses budgétaires) [40]. Un “exercice de défense nationale” début janvier 1956, réunissant l’état-major et les hauts fonctionnaires des ministères concernés, et dont l’ambassade avait réussi à connaître les grandes lignes, montrait que l’on prenait très au sérieux la perspective d’une collaboration avec l’OTAN en cas de guerre (que l’Organisation atlantique imposerait d’ailleurs peut-être par un ultimatum !), ainsi que les nécessités du passage à l’économie de guerre et de la défense civile face à la menace nucléaire (volonté d’établir des abris pour les 30 à 40 % de la population que l’on ne pourrait pas évacuer) [41]. Enfin la tragédie hongroise de l’automne 1956 modifiait du tout au tout l’état de l’opinion publique : le budget militaire prévu pour 1957 était augmenté de près de 50 %, avec pour objectif de porter le parc blindé de 400 à 600 chars, l’aviation de 400 à 800 appareils, à doter les divisions mécanisées d’une artillerie automotrice et de transports de troupes blindés à chenilles [42]. La posture militaire suisse s’inscrivait désormais de façon décisive dans le contexte stratégique de la Guerre froide.

Les contacts politico-militaires confidentiels de haut niveau

33Au tout début de la Guerre froide, le souci d’une neutralité rigoureuse poussa Berne jusqu’à limiter ou interdire aux militaires helvétiques les rencontres avec les grands chefs étrangers de passage dans le pays (même à l’égard de Montgomery qui y passait chaque année ses vacances, ou de De Lattre, victime en 1949 d’une telle mesure d’exclusion). On décida également d’interdire à ces personnalités étrangères de tenir des conférences publiques, tandis que l’on interrompait le courant d’officiers français qui venaient régulièrement prononcer des conférences à l’invitation de la Société Suisse des Officiers, conférences que pourtant Paris voyait avec faveur [43]. Mais une telle virginité était bien sûr à la longue intenable, et, par exemple, les conférences d’officiers furent bientôt à nouveau autorisées. D’ailleurs les diplomates suisses en poste à l’étranger ne manquaient pas d’avoir des conversations confidentielles sur des sujets délicats. C’est ainsi que Jean Chauvel, alors secrétaire général du Quai d’Orsay, expliqua longuement à l’ambassadeur de la Confédération à Paris, le 22 juin 1950, la mise en place de la stratégie atlantique et des organismes de l’OTAN ; Chauvel souligna que Paris avait fait adopter le principe de la défense de l’avant, contre les conceptions périphériques des Anglo-Saxons déjà soulignées, et il ajouta que la France croyait avoir agi ce faisant dans l’intérêt de toutes les puissances continentales, et notamment de la Suisse [44]. C’était bien sûr l’évidence, même si Berne ne pouvait pas le reconnaître publiquement.

34Mais progressivement on alla plus loin. À partir de 1950, on note de discrètes indications du côté suisse selon lesquelles l’on souhaitait établir des contacts avec l’OTAN pour ajuster la stratégie suisse à celle de l’Alliance atlantique, comme le colonel de Montmollin, chef d’état-major général, le déclara à l’attaché militaire français en mars [45]. (D’ailleurs les Suisses entretenaient des contacts suivis avec les Britanniques sur ce sujet) [46]. En particulier l’abandon de la stratégie du “réduit” autour du Gothard, pour une stratégie de défense du Plateau (qui devait être adoptée en 1952) supposait l’assurance que le dispositif OTAN viendrait épauler les défenses suisses dans la région de Bâle [47]. L’intérêt stratégique pour la France de voir la Suisse décider de défendre l’une des voies d’invasion de l’Est vers l’Ouest de l’Europe était évident ; en outre Berne, pour pouvoir défendre le Plateau, faisait l’acquisition (on l’a vu) de 200 chars AMX 13.

35En même temps Chauvel avait noté l’extrême sensibilité du gouvernement suisse à ces questions : on était plutôt moins prêt à envisager une collaboration militaire en cas d’échec de la neutralité qu’en 1914 ou 1940 et Petitpierre, qui comprenait l’importance de la question et qui souhaitait cette coopération, voulait la plus grande discrétion. Chauvel voyait pour sa part dans la prudence suisse l’effet du “caractère de croisade imprimé depuis trois ans à l’organisation défensive du monde libre… Il est plus difficile d’éviter une apparence de choix entre deux blocs qui tendent tous deux à l’universel qu’entre deux États voisins” [48]. L’orientation pro-atlantique de Petitpierre n’était d’ailleurs nullement général : Zehnder par exemple, le secrétaire général du Département politique fédéral, estimait que si l’URSS attaquait à travers l’Allemagne, sans chercher en même temps à pénétrer en Lombardie (auquel cas la Suisse serait balayée) “le territoire de la Confédération constituerait pour l’aile gauche russe un utile élément d’appui et de couverture. Ainsi donc… la neutralité suisse n’avait de chance d’être respectée que dans la mesure où les circonstances lui maintiendraient son rôle traditionnel, qui est de couvrir les flancs des forces en présence et d’assurer la garde des passages des Alpes” [49]. Ceci évoque davantage la stratégie de Schlieffen et de Joffre que la Guerre froide…

36Ceci dit, malgré le pessimisme de Chauvel, les choses évoluaient. En 1953 on notait à Paris la quasi-unanimité qui existait à Berne pour défendre le Plateau, ce qui impliquait une collaboration avec l’OTAN, avec la volonté de souder la gauche du dispositif suisse à la droite des forces de l’OTAN dans la région de Bâle [50]. Le “réduit”, qui avait pris une connotation très “neutraliste”, n’avait plus guère de défenseurs. À partir de 1955 on passa à de véritables contacts militaires. Le nouveau chef du Département militaire fédéral, Chaudet, était décidé à un effort militaire important ; selon lui, le conflit n’était pas imminent, mais “probable le jour où les Russes seraient prêts ; la Suisse n’aurait, cette fois, aucune chance de rester à l’écart et elle ne devrait pas se refuser à des contacts avec les puissances occidentales qui seront alors ses alliés et ses fournisseurs d’armes” [51]. Le 20 mai 1955, de façon tout à fait confidentielle, l’Ambassade de France à Berne notait que les Suisses ne disposaient d’aucune couverture aérienne digne de ce nom, leurs avions étant uniquement réservés pour l’appui des troupes au sol. Du coup le commandement helvétique s’était préoccupé “de sonder les intentions de l’OTAN, en cas de violation de la neutralité helvétique par un agresseur venu de l’Est”. Il cherchait également à prendre contact avec les Français, en vue d’une coopération des forces aériennes françaises avec celles de la Confédération, le cas échéant [52]. Et de fait, du 16 au 18 février précédent le Colonel divisionnaire Primault, chef des Troupes d’aviation, avait rendu visite au général Fay, chef d’état-major de l’armée de l’air. Les conversations, accompagnées de la démonstration du fonctionnement d’une station-radar, et de visites à des PC ainsi que l’observation d’une manœuvre du 1er CATAC, évoquèrent la possibilité d’une aide aérienne de l’OTAN (interception et appui) et plus particulièrement d’une intégration du système suisse à la DAT française le cas échéant, avec, dans l’immédiat, toutes les études techniques nécessaires à réaliser en commun, qui contribueraient également à orienter l’effort helvétique d’armement dans ce domaine. Plus généralement, le colonel Primault évoqua avec ses interlocuteurs l’aide qu’ils pourraient apporter à la préparation de l’armée de l’air helvétique et même des conditions “de l’intervention des forces interalliés au profit des forces helvétiques” si la neutralité suisse ne pouvait pas être maintenue. Les Français, sous réserve de l’accord de SHAPE, étaient prêts à envisager l’intervention de leur 1er CATAC (Corps aérien tactique) au profit de la Suisse, et à préparer la liaison instantanée entre la couverture radar suisse et la française en cas de conflit [53]. Comme le notait le général Fay : “on ne saurait trop souligner du côté français que tout effort fait par la Suisse pour améliorer son système de défense ne pourrait que tendre, en cas d’intégration, à valoriser la DAT française dans une région particulièrement sensible et délicate” [54].

37On ne dispose de guère de détails permettant de comprendre jusqu’où sont allés ces contacts ; on sait simplement qu’en 1956 le colonel de Montmollin, chef de l’état-major général suisse, demanda à rencontrer le général Valluy, commandant du secteur Centre-Europe, qui se trouvait être un camarade de promotion de l’École de guerre [55]. Mais la réalité de ces contacts n’est pas douteuse : au cours de l’été 1955 on se mit d’accord avec les Britanniques et les Italiens pour demander aux Suisses de synchroniser les émissions de leurs émetteurs de radiodiffusion en cas de guerre, pour que ceux-ci ne puissent pas servir aux Soviétiques d’aide à la navigation. Il existait des moyens techniques permettant de pallier ce danger (même programme et même fréquence pour tous les émetteurs, ce qui rend la radiogoniométrie inopérante) mais leur réalisation supposait une coopération discrète avec les services techniques civils français [56]. Ceci dit, dès qu’il existait un risque de publicité Berne freinait cette tendance très marquée à la complicité : en 1957 les Suisses refusèrent une proposition française de mettre à la disposition de leurs troupes blindées, pour l’entraînement desquelles ils rencontraient à l’époque des difficultés, faute d’un terrain approprié, le camp du Valdahon trois semaines par an [57].

Conclusion

38Certes, le principal partenaire stratégique de la Confédération, durant cette période, fut la Grande-Bretagne, la comparaison est ici éclairante : les contacts stratégiques secrets avec elle, ainsi que les achats de matériels, furent nettement plus importants qu’avec la France [58]. Londres profitait des retombées du prestige dû à la deuxième guerre mondiale, de l’importance de son industrie d’armement, de la stabilité de son système politique et social, du fait sans doute aussi qu’elle paraissait être un meilleur truchement vers l’OTAN et les États-Unis, en cas de drame, que la France. Or nombreux à Berne étaient ceux qui comprenaient désormais que le concept classique de la neutralité était dépassé par les affrontements idéologiques mondiaux, et que la Confédération, même si elle refusait de s’aligner en temps de paix, ne pourrait pas rester longtemps neutre en cas de nouvelle guerre [59]. Mais dans une telle perspective c’était l’Occident dans son ensemble qui l’intéressait, pas la seule France.

39Cependant les rapports stratégiques avec la France sont également importants. Après la méfiance qui avait dominé jusqu’en 1940, l’attitude de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale avait suscité chez les responsables la confiance : les Suisses étaient psychologiquement et politiquement capables de défendre leur neutralité armée même dans une période aussi dangereuse pour elle que celle qui, de 1940 à 1944, les vit cernés par une puissance géopolitique et idéologique hostile. Leur système de milice était techniquement valable et contribuait grandement à leur esprit de défense. Leurs capacité techniques étaient considérables, leurs armements étaient peut-être simples (“miliztauglich”, “adaptés à une milice” !) mais robustes, efficaces et de très bonne qualité [60].

40D’autre part les Suisses étaient désormais disposés à parler stratégie et à envisager des collaborations fort concrètes, dont nous ne connaissons d’ailleurs pas toute l’étendue, dès le temps de paix. C’était désormais la confiance : les deux pays étaient condamnés à s’appuyer l’un sur l’autre. La leçon de cette histoire est qu’une relation stratégique ne repose pas seulement sur des éléments quantifiables et rationnels, mais aussi sur des perceptions, des représentations et des facteurs subtils.

Notes

  • [1]
    Sylvain Milbach (dir.), 1860. La Savoie, la France, l’Europe, Peter Lang, 2012, pp. 391-405, pp. 483 ss. et 529 ss.
  • [2]
    Dimitry Queloz, Der Schweizerische Generaltab/L’état-major général suisse, vol. IV, La Suisse entre quatre grandes puissances, hier+jetzt, Baden, 2010, pp. 296 ss.
  • [3]
    Mémoires du Maréchal Joffre, t. II, p. 198, Plon, 1932. Hans Rudolf Fuhrer, “L’espionnage allemande contre la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale”, Relations internationales n° 78, été 1994. Hans Rudlof Ehrbar, Schweizerische Militärpolitik im Ersten Weltkrieg. Die militärischen Beziehungen zu Frankreich vor dem Hintergrund der schweizerischen Außen – und Wirtschaftspolitik, Berne, 1976.
  • [4]
    Dimitry Queloz, L’Escadre de surveillance et la neutralité aérienne de la Suisse 1939-1941, CHPM, Pully, 2012, pp. 99 ss.
  • [5]
    Pierre le Goyet, Le Mystère Gamelin, Plon, 1976, p. 256.
  • [6]
    Christian Vetsch, “Le rôle de la désinformation dans l’attaque contre la France en mai 1940”, Relations internationales n° 78, été 1994.
  • [7]
    Die Geheimakten des französischen Generalstabes, Berlin, 1941.
  • [8]
    Reinhard R. Doerries, Hitler’s last Chief of Intelligence. Allied Interrogations of Walter Schellenberg, Frank Cass, Londres, 2003, pp. 268-271. Cf. également Hans Rudolf Fuhrer, “L’espionnage allemande contre la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale”, Relations internationales n° 78, été 1994.
  • [9]
    Cf. par exemple Georges-Henri Soutou, “Jean-Marie Soutou, Altiero Spinelli et le Manifeste des Résistants européens de 1944”, in Teilungen überwinden. Europäische und internationale Geschichte im 19. Und 20. Jahrhundert, Michaela Bachem-Rehm, Claudia Hiepel, Henning Türk, De Gruyter/Oldenbourg, 2014, pp. 459-468.
  • [10]
    Bernard Barbey, P.C. du Général : journal du chef de l’état-major particulier du général Guisan, Bière Ed. Cobédita, 2010.
  • [11]
    Beatrix Mesmer, Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, t. III, Bâle, 1986. Markus Heiniger, Dreizehn Gründe, warum die Schweiz im Zweiten Weltkrieg nicht erobert wurde, Zurich, 1989.
  • [12]
    Cf. Fuhrer, art. cit.
  • [13]
    Franz Halder, Kriegstagebuch, Bd. 1, Stuttgart, Kohlhammer, 1962. Kriegstagebuch des OKW, 4 Bde, Frankfurt am Main, 1961-1965.
  • [14]
    Gerhard P. Groß, Mythos und Wirklichkeit. Geschichte des operativen Denkens im deutschen Heer von Moltke d. Ä. bis Heusinger, Schöningh, 2012.
  • [15]
    Eddy Bauer, “Les belligérants à nos frontières”, Revue militaire suisse, novembre et décembre 1949. Son ouvrage de 1962, La guerre des blindés, 2 vols., Lausanne, 1962, eut une considérable influence, en particulier en France.
  • [16]
    Jean-Marie Soutou, Un diplomate engagé. Mémoires 1939-1979, Éditions de Fallois, 2011, p. 50. Jean-Marie Soutou faisait à l’époque partie de la représentation des Mouvements unis de Résistance à Genève. Cf. également Robert Belot, avec la collaboration de Gilbert Karpman, L’Affaire suisse. La Résistance a-t-elle trahi de Gaulle ?, Armand Colin, 2009.
  • [17]
    Très caractéristique de ce jugement balancé : une note du Quai d’Orsay du 16 octobre 1944, Documents diplomatiques français, 1944, t. II, Paris, Imprimerie nationale, 1996, n° 68.
  • [18]
    Pour la politique de défense suisse à l’époque, cf. Mauro Mantovani, Schweizerische Sicherheitspolitk im Kalten Krieg, Zurich, Orell Füssli Verlag, 1999, et Stéphanie Frey, Switzerland’s Defence and Security Policy during the Cold War, Lenzburg, Merker, 2002. Soulignons au passage qu’à certains moments le marché suisse était crucial pour l’industrie française d’armement ; en 1952, on comptait sur le versement par les Suisses d’un acompte sur le prix d’une commande de 200 chars AMX 13 passée en 1951 pour établir les chaînes de fabrication nécessaires, qui n’existaient tout simplement pas ! (Lettre de Pierre de Leusse à Henri Bonnet à Washington, 26 janvier 1952, MAE, papiers Bonnet, vol. 1).
  • [19]
    Dépêche de Hoppenot du 9 septembre et rapport de De Lattre du 15 septembre, Ministère des Affaires étrangères (MAE), Europe 1944-1960, Suisse, vol. 19.
  • [20]
    Georges-Henri Soutou, “De Lattre et les Américains, 1946-1949. L’Alliance avant l’Alliance”, in Jean de Lattre et les Américains, colloque des 26 et 27 mars 1994, Commission d’Histoire de l’Association “Rhin et Danube” et Centre d’Histoire nord-américaine de l’Université de Paris I, [1995].
  • [21]
    Dépêche de l’Ambassade à Berne du 20 mai 1955, Suisse, vol. 48.
  • [22]
    Chauvel est caractéristique de cette attitude ; voir également les mémoires de Jacques Dumaine, Quai d’Orsay 1945-1951, Paris, Julliard, 1955, pp. 347 ss.
  • [23]
    MAE, note du Protocole du 28 septembre 1946, Suisse, vol. 19.
  • [24]
    Discours de Petitpierre le 29 octobre 1945 devant le congrès du parti radical, commenté par Hoppenot le 3 novembre, Suisse, vol. 18.
  • [25]
    Dépêches de Hoppenot des 5 août et 20 novembre 1947, Suisse, vol. 18.
  • [26]
    Dépêche du 3 mars 1948, publiée dans les Documents diplomatiques français, 1948-1, Peter Lang, 2011, n° 156. Cf. aussi les dépêches 5 août et du 20 novembre 1947, du 10 mars et du 21 avril 1948, MAE, Suisse, vol. 18.
  • [27]
    Dépêche de Chauvel du 5 février 1952, Suisse, vol. 52.
  • [28]
    Dépêche de Chauvel du 19 novembre 1952, n° 2399, Suisse, vol. 53.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Dépêches de Hoppenot du 21 février et du 6 octobre 1950, longue de dépêche du 3 avril 1951 sur le rapport entre la neutralité et la politique de défense de la Confédération, Suisse, vol. 47.
  • [31]
    Cf. par exemple deux dépêches de Chauvel du 18 et du 27 juin 1952, Suisse, vol. 47.
  • [32]
    Dépêches de Chauvel des 18 et 27 juin 1952, vol. 47, et 27 mars 1953, vol. 48.
  • [33]
    Dépêche de Berne du 24 octobre 1951, vol. 47.
  • [34]
    Dépêche de Chauvel du 30 mars 1954, Suisse, vol. 48. Fortes difficultés : en 1954 les Assemblées avaient refusé l’achat de 100 chars Centurion, estimé indispensable par l’état-major (dépêche de Berne du 28 décembre 1954, MAE, Pactes, carton n° 205).
  • [35]
    Dépêche de Berne du 13 septembre 1955, Suisse, vol. 48.
  • [36]
    Dépêche de l’attaché militaire à Berne du 15 avril 1954, Suisse, vol. 48.
  • [37]
    Dépêche de Berne du 5 avril 1955, Suisse, vol. 48.
  • [38]
    Dominique Metzler, “Die Option einer Nuklearbewaffnung für die Schweizerische Armee (1945-1969)”, in Etudes et sources n° 23, Berne, Archives fédérales suisses, 1997, pp. 121-169.
  • [39]
    Dépêche de Berne du 27 décembre 1955, Suisse, vol. 48.
  • [40]
    Dépêches de Berne des 20 mai et 4 octobre 1955, Pactes, carton n° 205.
  • [41]
    Dépêche de Berne du 30 janvier 1956, Pactes, n° 205.
  • [42]
    Dépêches de Berne du 11 décembre 1956, Pactes, n° 205.
  • [43]
    Documents Diplomatiques Suisses, nos 7522 et 7120 (Base électronique DODIS) des 16 février 1950 et 23 février 1951 ; note du 25 novembre 1947, MAE, Suisse, vol. 19.
  • [44]
    DODIS n° 8258, 22 juin 1950.
  • [45]
    Dépêche de Hoppenot du 27 mars 1950, correspondance entre le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense en avril et mai, vol. 47.
  • [46]
    Mémoire de DEA sous ma direction en 2003 de Deia Nguyen, à partir des archives suisses et britanniques, “La Suisse dans la Guerre froide : le point de vue des autorités britanniques”.
  • [47]
    MAE à DN, le 27 avril 1950, Suisse, vol. 47. Cf. une note de l’attaché militaire à Berne sur la défense helvétique et sur la nouuvelle stratégie du 16 juin 1952, ibid.
  • [48]
    Dépêche du 24 septembre 1952, vol. 47.
  • [49]
    Dépêche de Chauvel du 18 avril 1952, vol. 52.
  • [50]
    Dépêche de l’attaché militaire à Berne du 28 décembre 1953, Suisse, vol. 48.
  • [51]
    Dépêche de Berne du 22 février 1955, MAE, Service des Pactes, carton n° 205.
  • [52]
    Dépêche de l’Ambassade à Berne du 20 mai 1955, Suisse, vol. 48.
  • [53]
    Note de l’état-major général des Forces armées “Air” du 24 février 1955, MAE, Service des Pactes, carton n° 205. Les choses allèrent encore nettement plus loin avec les Britanniques, mémoire de DEA de Deai Nguyen déjà cité.
  • [54]
    Lettre du général Fay au colonel divisionnaire Primault le 8 février 1955, MAE, Service des Pactes, carton n° 205 ; CR du général Fay le 24 février, MAE, Suisse, n° 48.
  • [55]
    Dépêche de l’Ambassade de Berne du 24 août 1956, MAE, Pactes, carton n° 205.
  • [56]
    L’attaché militaire à Berne au ministre de la Défense nationale le 25 août 1955, Suisse, n° 48.
  • [57]
    Dépêche de Berne du 25 octobre 1957, Pactes, n° 205.
  • [58]
    Deia Nguyen, “La Suisse dans la Guerre froide : le point de vue des autorités britanniques”, mémoire de DEA déjà cité.
  • [59]
    Georges-Henri Soutou, “Réflexions franco-suisses et modération dans la guerre froide (1945-1955)”, in Relations internationales n° 98, été 1999.
  • [60]
    Les services techniques de l’Armée suisse trouvaient d’ailleurs les fabricants français d’armes assez légers et incompétents : de savoureuses vignettes à ce sujet dans Georges-Henri Soutou, “La IVe République et l’évolution de la politique de neutralité armée de la Suisse à l’époque de la Guerre froide”, Revue Historique des Armées, n° 243, 2006.
Français

On a longtemps considéré à Paris la Suisse comme potentiellement hostile. À partir de la fin du xixe siècle les Français estimaient tout à fait possible que la Suisse ne s’oppose pas à un passage de l’armée allemande. Mais les deux guerres mondiales prouvèrent que la Confédération avait la volonté et la capacité de défendre sa neutralité. Et après 1945, les deux pays étaient condamnés à se faire confiance. Une relation stratégique ne repose pas seulement sur des éléments quantifiables et rationnels, mais aussi sur des perceptions, des représentations et des facteurs subtils.

Mots-clés

  • confédération helvétique
  • guerres mondiales
  • Guerre froide
  • neutralité
  • stratégie
English

Switzerland was long seen in Paris as potentially hostile. At the end of the XIXth century the French were convinced the Swiss could let the Germans attack France through their territory. But both World Wars brought the proof that the Confederation was willing and able to defend its neutrality. And after 1945, both countries had no choice but to rely on each other. A strategic relationship relies not only on measurable and rational elements, but also on perceptions, representations and subtle factors.

Georges-Henri Soutou
Georges-Henri Soutou, de l’Institut, professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne, président de l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/09/2015
https://doi.org/10.3917/strat.107.0017
Pour citer cet article
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