CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le troisième numéro consacré par Stratégique à la stratégie aérienne couvre de très nombreux aspects de celle-ci, aussi bien par les thèmes traités que par la période prise en compte (du premier bombardement aérien de l’Histoire, à Venise en 1849, qu’à la campagne de Libye en 2011).

2On constate que très tôt, dès la première guerre mondiale et dès la guerre d’Espagne, dont l’importance du point de vue du développement de la stratégie aérienne a été souvent sous-estimée, l’arme aérienne parcourt toute la gamme, de la chasse et de la supériorité aérienne au soutien tactique au bénéfice des troupes au sol, et au bombardement stratégique, en passant par la reconnaissance, la guerre aéronavale, le réglage de l’artillerie et le transport, ou même le soutien aux opérations spéciales (dès la guerre de 1914-1918, on dépose des agents au-delà des lignes par avion).

3On relève que la dialectique entre Douhet et ses adversaires, entre le bombardement stratégique frappant au cœur la volonté de l’adversaire et le soutien direct aux combattants, est en fait permanente. Elle se traduit sur le plan opérationnel à différents niveaux, même en dehors du bombardement stratégique proprement dit : faut-il privilégier le soutien aux troupes en prise directe avec l’adversaire, ou l’attaque des échelons arrière de celui-ci plus faciles à repérer (bases, nœuds logistiques, etc.) ? Ce problème, qui a aussi préoccupé les planificateurs des frappes nucléaires aériennes de l’OTAN pendant la Guerre froide, n’a pas de solution a priori. Il ne peut aboutir qu’à des formules pragmatiques évolutives, tenant compte à la fois des impératifs de la stratégie proprement dite que de l’état d’une technique en évolution particulièrement rapide dans le domaine aérien.

4En fait, c’est à un souci permanent de synthèse que conduit ce numéro, synthèse aussi, de type castexien dirais-je, entre la méthode historique – car tous les exemples rapportés ici sont riches d’enseignements encore aujourd’hui – et la méthode matérielle. Par son vaste registre, par sa rapidité d’action, par son développement technique si rapide la stratégie aérienne est un champ d’étude particulièrement riche, un véritable laboratoire de réflexion.

5Réflexion aussi dans le domaine capital de l’organisation des forces. Si les matériels et les doctrines stratégiques et tactiques sont en général bien compris par les universitaires qui s’intéressent à la chose militaire, ils ne voient pas toujours ce qui relève vraiment de la profession, c’est-à-dire l’organisation des unités, du commandement. L’exemple désastreux de la campagne de France en 1939-1940 et, à l’inverse, celui des opérations aériennes françaises récentes, de Lamantin en Mauritanie en 1977 à la Libye récemment montrent bien l’importance capitale de ce facteur. (J’ajouterais un autre exemple d’action aérienne fort bien conçue et organisée, quoique oublié à cause du fiasco final de l’opération, celui de l’armée de l’air à Suez en 1956).

6Bien sûr, l’organisation n’existe pas en soi, elle prend son sens dans le type d’opérations à conduire. L’organisation de la Luftwaffe allemande en Luftflotten autonomes intégrant toutes les fonctions de l’action aérienne, y compris la logistique et les communications, avait parfaitement réussi à l’époque du Blitzkrieg. Ce concept échoua devant l’organisation centralisée par fonctions massives des Anglo-Saxons (chasse, bombardement…). Mais, il reprend sa pertinence depuis les opérations lointaines, telles que l’armée de l’air les a mises au point depuis la fin des années 1970 en Mauritanie.

7En particulier, et la France en Afrique, a tout particulièrement exploré cette voie depuis la fin des années 1970, l’intervention aérienne en coup de poing remplace la présence sur le terrain. Force de frappe en plus, c’est la traduction du slogan nouveau du “Lighterfootprint” (qui a remplacé “Boots on the ground”!). Elle permet d’éviter l’enlisement au sol, elle correspond à une aide ponctuelle à un État qui garde le contrôle de son destin malgré les difficultés et les agressions de tout type, elle est le contraire de la stratégie lourde et aléatoire du “Nation building”.

8D’autre part, car l’arme aérienne est technique par essence, ce numéro comprend des descriptions des aspects du développement et de la mise au point de matériels très avancés en liaison avec le projet tactique et stratégique correspondant. Du bombardier stratégique Mirage IV aux interventions actuelles, avec par exemple la généralisation du ravitaillement aérien, les exemples abondent, qui montrent les prouesses des ingénieurs, et aussi bien sûr des pilotes.

9Le lecteur sera sans doute convaincu, si besoin en était, que la stratégie aérienne n’est pas un appendice de la stratégie générale, mais en fait pleinement partie.

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11Nous venons d’apprendre la disparition du général Lucien Poirier. Matthieu Chillaud lui rend hommage dans ce numéro. Nous connaissons tous sa contribution éminente à la pensée stratégique, en particulier à l’époque où s’élaborait la doctrine de la Force de Frappe, mais son action est allée bien au-delà, et sur le plan de la réflexion, et sur celui de l’engagement total au service de la recherche stratégique et de ses institutions, et dans l’aide que cet homme simple et généreux n’a jamais hésité à apporter à tous ceux qui se lançaient dans l’aventure difficile qu’est la réflexion stratégique, et sa diffusion. Il a été, entre autres, rédacteur en chef de Stratégique pendant de longues années, revue qu’il a marquée de sa pensée et de son action. Nous conserverons sa mémoire.

Georges-Henri Soutou
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/07/2015
https://doi.org/10.3917/strat.102.0011
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