CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Par certains de ses traits,l’enfance dure toute la vie.
Il faut vivre avec l’enfant qu’on a été.
On en reçoit une conscience de racine.
Tout l’arbre de l’être s’en réconforte. »
Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie

1Je voudrais rappeler, au risque de paraître banal, l’importance que revêt à nos yeux, depuis l’origine, l’attention que l’on doit au tout-petit. Cette attention tient bien sûr à sa fragilité – j’y reviendrai – mais surtout à ceci que, d’une part, il représente l’avenir en formation, et d’autre part, qu’il nous convoque à une place de responsabilité. Qu’un président y puisse quelque chose, nous le souhaitons tant ! Mais cela suffit-il ?

L’avenir en puissance

2 Le petit enfant porte en lui sa promesse de devenir un adulte. C’est aussi simple que cela : pas d’enfant, pas d’adulte ! Je dirais même : pas d’enfance, pas d’adultité. Nous sommes devenus qui nous sommes d’avoir préalablement été enfant et de l’être toujours un peu. Toujours en nous l’enfance survit, et rien de ce que nous sommes devenus n’est tout à fait étranger à l’enfant que nous avons été. Parce que nous sommes des êtres d’histoire autant que de désir, le passé se conjugue au présent d’être transformé chaque jour dans l’actualité de notre existence et de nos rencontres. Mais toujours le passé en nous travaille. Il nous met au travail de faire avec une mémoire vive de notre première respiration, de nos premiers sourires, de nos premiers pas, de nos premiers mots échangés avec ceux qui nous ont tant voulus.

3 Non qu’il faille cultiver un attachement nostalgique, voire mélancolique à ce qui n’est plus. D’aucuns interpréteront cette partition musicale d’une temporalité qui dure et nous fait durer sur le mode d’une dépendance persistante. Elle tient alors sans doute à la difficulté de faire avec un passé éventuellement traumatique ou une actualité possiblement douloureuse qui, l’un comme l’autre, font douter de l’avenir. Les gammes mille fois répétées sous la tutelle trop sévère du maître ambitieux par procuration laissent parfois des courbatures tenaces aux doigts, et plus encore à l’âme, du virtuose... Il y a tant de Mozart assassinés que l’on ne saurait s’étonner de l’élan conservateur, voire réactionnaire que cela génère.

4 Mais, quoi qu’il en soit, toujours en chacun de nous les temps anciens, pas toujours tragiques, se révèlent fondateurs d’une identité, d’une personnalité, d’un être au monde et à l’autre, singulier parce que nourri au lait d’une attention première particularisée. Le tempo de la vie inscrit le sujet dans une temporalité longue qui le fait d’abord habiter l’oralité de l’autre qui l’héberge, avant de la faire sienne dans une histoire qui, un jour peut-être, logera celle d’un petit être en devenir. Toute une épopée qui ne cesse de se raconter, et pas uniquement sur le divan.

5 Comment comprendre autrement le goût immodéré que nous avons, dès le plus jeune âge et encore à l’automne de la vie, pour les histoires, les petites comme la grande, celles que l’on raconte inlassablement (à son goût) au petit enfant, autant que celles, officielle ou romancée, que l’on lit plus tard dans les encyclopédies et dans les légendes, dans les manuels ou dans les grimoires. La généalogie met en sens – direction et signification – l’existence.

L’histoire en capitale et en minuscule

6 Deuxième banalité qui vient étayer, s’il en était besoin, la nécessaire attention que l’on doit aux premiers temps de la vie du petit d’homme. Winnicott le disait à sa manière : un bébé seul, ça n’existe pas... Nous avons trop abusé de cette référence mythique pour ne pas s’y arrêter encore une fois, afin de faire sonner à nos oreilles une autre tonalité de cette musique que l’assertion véhicule encore aujourd’hui.

7 Pour autant que l’on considère que l’immaturité du petit enfant tient à la structure et non au contexte, qu’elle est signifiante et non négligeable, que l’affaire est corticale mais pas seulement, alors la dépendance à l’autre qui caractérise la condition initiale de tout un chacun est le lieu où va se jouer l’essentiel de ce qu’une société doit au petit enfant. Le devoir de transmettre – initier l’enfant à l’usage du monde dans lequel il a été placé sans l’avoir demandé – naît de la conjonction entre l’appel à l’autre que la vulnérabilité du petit enfant provoque et l’obligeance (condensé d’obligation et de bienveillance dont le consentement est le ciment) de l’adulte, otage d’une responsabilité qui s’impose à lui [2] et dont il ne peut se démettre. L’identité, dont la trame et la chaîne signifiantes se tissent d’abord dans le désir et l’histoire de l’autre parental avant même l’heure de la naissance, est toujours narrative.

8 Aussi l’histoire, qu’on la conte ou qu’on la raconte, non seulement fait de l’enfant l’ami des mots, des lettres et de la langue, par quoi il naît au monde autant que le monde naît à lui, mais condense de manière métaphorique sa condition : comme Shéhérazade doit la vie à l’histoire sans fin par laquelle elle initie l’homme impatient à la nécessité d’inscrire son désir dans un temps long d’une échéance toujours reportée, le lecteur des mille contes initie l’enfant à son inscription dans une temporalité qui l’antécède et lui succède, pour qu’un jour il soit, de cette histoire-là, un tant soit peu l’auteur.

9 C’est dire combien l’affaire – l’attention à accorder au petit enfant – mérite de s’écrire en lettres capitales, même si elle se raconte en minuscule dans les petits riens du quotidien, d’un sourire ou d’un regard, d’une parole ou d’une histoire.

Prendre la parole

10 La troisième banalité, et non des moindres, tient à ce que devenir sujet, c’est prendre la parole. Dire « je », c’est tout à la fois exister comme sujet et parler, l’un étant fonction de l’autre, et réciproquement. Prendre la parole, d’accord, mais la prendre à qui ? À personne d’autre que celui d’où elle provient, et de qui on consent à la recevoir. Si prendre la parole, c’est la recevoir, cela suppose qu’elle soit donnée. Non pas comme on apprend à parler à l’école, et désormais parfois même à la crèche [3] : ces mots-là tuent la langue qui s’y fait lettre morte. Non, faire don du trésor de la langue, c’est donner la parole à une vie subjective parce que relationnelle, initier à la magie d’un usage loquace et partagé du souffle, ouvrir l’espace tiers d’un colloque entre l’un et l’autre. De la parole reçue émerge le sujet qui la prend, à sa manière, pour mettre en signification un monde qui, de lui échapper, lui apparaît comme autre et à saisir autrement.

11 En vertu de quoi, parler, c’est s’affirmer comme sujet d’un « je » au prix d’une séparation dont les restes sont passés en « pertes et profits » peuplant l’autre scène des désirs refoulés et des cauchemars qui les animent, d’où l’autre émerge comme autre. Pas de surprise alors, contrairement à ce qu’il plaît de croire au Narcisse renaissant que tout parent est, d’observer que le premier mot d’où le sujet procède ne soit ni « maman », ni « papa », mais « non » ! Le sujet parlant – parlêtre, comme il plaira au Dr Lacan de le nommer – est, d’emblée, un objecteur à la conscience de l’autre.

12 C’est dire déjà qu’il n’y a pas d’enfant qui naisse au monde sans qu’une rencontre ait eu lieu avec au moins un autre qui l’initie à l’art de devenir sujet de la parole. Et cet autre, c’est tout un chacun, pour autant qu’il s’investisse dans cette fonction : parent… bien sûr, mais pas uniquement ! Comment les petits enfants du siècle pourraient-il se contenter de devenir ce qu’ils sont, du fait de leurs seuls père et mère ? D’ailleurs, quoi qu’en disent les nostalgiques, cela n’a jamais été le cas [4] ! L’enfant devient sujet grâce à quiconque s’investit, temporairement ou durablement, dans ce rôle : compteuse, éducateur de jeunes enfants, auxiliaire de puériculture, assistante maternelle, psychologue, parrain ou marraine, etc. Tel est le « dispositif d’accueil de la petite enfance » dans son essence. Crèche, halte-garderie, multi-accueil, laep (lieu d’accueil enfants-parents), ram (Relais d’assistantes maternelles), famille... Qu’importe ! Ce n’est pas, foi de Gepetto, l’établi qui compte, mais l’artisan !

La fragilité de la banalité du bien

13 Si j’ai pris le risque de paraître banal, c’est qu’il me semble urgent d’opposer à l’impérieuse et toujours menaçante banalité du mal [5] la force, la nécessité et la fragilité de la banalité du bien. Celui-ci tient à ce à quoi nous essayons de tenir, ici et là, dans la ferveur des tentatives qui, d’être provinciales, discrètes et parfois isolées, n’en sont pas moins valeureuses et combatives mais qui, ceci expliquant cela, pourraient tout autant disparaître dans l’indifférence la plus absolue. Car de la « révolution des petits pas » initiée par Françoise Dolto, que reste-t-il, sinon un effort de tous les jours à faire pour amortir la pression, d’autant plus pernicieuse qu’elle est générale, qu’exerce sur les petits riens du quotidien de la rencontre avec l’enfant le discours marchand, hygiéniste et utilitariste des experts de l’invérifiable. Celui-ci tend, en un mot, à substituer à l’accueil la garde, à l’enfant la place, à l’éducation le dressage, au sujet le dossier, au prénom le code-barres, à l’invention la procédure, etc.

14 La négation de l’autre comme sujet en puissance d’être commence dès que l’autre y fait l’expérience d’être superflu, au point que rien de ce qui le concerne – ses émotions, son regard, ses babillages, sa fièvre soudaine, un pleur silencieux ou son sourire enjôleur – n’a d’utilité, c’est-à-dire de sens aux yeux de qui que ce soit. L’indifférence est pire que l’intention de nuire : au moins l’hostilité restitue-t-elle à l’enfant une part de sens à son existence… Or, il est des conditions d’accueil qui sont des lieux de non-sens car exempts de toute manifestation de reconnaissance de la valeur de l’autre, si petit soit-il. « Le mal le pire qui soit est fait par des gens normaux [6] », disait Hannah Arendt. Toutes choses égales par ailleurs bien sûr, nous avons à nous prémunir du risque de devenir des gens normaux lorsque nous nous occupons d’enfants petits, car il se pourrait bien que, courant le risque de l’être, nous renoncions à exercer notre jugement, nous renoncions à faire valoir notre désir, nous renoncions à refuser l’inacceptable, nous renoncions à redoubler d’attention, nous renoncions à raconter des histoires… pour devenir de simples exécutants. Et lorsqu’on s’exécute, on meurt !

15 La psychopathologie est, heureusement (lorsqu’il se trouve quelqu’un pour en décrypter les hiéroglyphes), toujours là pour nous enseigner sur les effets des vicissitudes des traitements infligés aux enfants. Car à défaut de pouvoir objecter, protester, contester..., l’enfant se trouble dans son existence et son rapport à l’autre lorsqu’il subit les affres d’une prise en compte qui méconnaît l’essentiel de ce qui lui est dû au titre de sa vulnérabilité. Silence obstiné, agitation anxieuse, regard fuyant, accès de fièvre irrépressible, agressivité continuelle, stéréotypies gestuelles, retard de développement et autres tdah…, colorent de mille signaux d’alerte, multiples et polymorphes, la palette des souffrances enfantines. L’erreur serait de les ranger trop vite au tableau des troubles à éradiquer et, ce faisant, de se passer de leur valeur symptomatique. Et nous ne pourrions pas davantage nous satisfaire de cette assurance actuelle, fondée sur l’expérience théorisée par quelques-uns, de ce que notre aptitude humaine à la résilience nous dédouanerait de la responsabilité que nous avons envers les petits enfants. S’il est vrai que les plus « forts » d’entre eux survivent – ce que nous croyons d’autant plus volontiers que nous sommes peut-être des rescapés –, tous ne survivent pas ! La vérité qui sort de la bouche de l’enfant via son symptôme est souvent celle de l’adulte qui s’en occupe…

16 Il arrive que la logique marchande (dont les effets mortifères quant aux conditions de prise en charge des petits enfants viennent opportunément se trouver renforcés par les néo-sciences du comportement) cultive la méconnaissance de ce qui, du sujet, est un appel à autre chose que la satisfaction de ses besoins élémentaires et la stimulation de son fonctionnement neuronal… Alors, il n’est pas impossible que nous ayons à observer un renouveau de la psychopathologie des effets de la carence, du délaissement voire de l’abandon, de l’indifférence dont l’enfant devient l’objet.

17 Lorsque à la surpopulation des crèches fait écho le chaos des emplois du temps des personnels bouleversés par les aléas de la vie, mais surtout, par la démultiplication des arrêts maladies comme seule manière de dénoncer les effets délétères d’un management déshumanisant parce que principalement soucieux d’économie, c’est le « sentiment de continuité d’être » chez le petit enfant qui s’en trouve spolié, parfois dans l’indifférence la plus totale : les procédures, elles, ont été respectées ! L’expérience, ravageuse pour la sensibilité du tout-petit, des ruptures de liens précoces, redevient le lot quotidien des enfants de la postmodernité lorsque, à l’ère du travail des femmes, est refoulé, dénié voire forclos le désir premier et primordial du bébé et du petit enfant de s’attacher aussi durablement que possible à qui s’occupe de lui au quotidien, quand bien même cela ne serait pas sa mère. Françoise Dolto – encore elle – avait raison d’appeler « maternante », étendant pour un enfant la sphère du maternel à d’autres que sa mère, celle ou celui qui occupe cette place si particulière, située dans l’environnement immédiat du parent « officiel ». La maternante donne corps, désir et parole à une figure d’attachement stable et nécessaire à la constitution d’une suffisamment solide expérience de sécurité chez l’enfant. Soutenir cette nécessité de la présence engage du côté du professionnel – pas plus, mais pas moins que le parent – à occuper et à tenir une position. Être là ! En conséquence de quoi, cela engage les services et leurs chefs à rendre cela possible !

Tous présidents ?

18 Il n’est certes pas vain de considérer que le président de notre République ait à assumer quelque responsabilité quant à ce que soit pris en compte, dans le discours officiel, ceci, que de la même manière que nous devons prendre soin du monde que nous laisserons aux générations futures, nous avons à prendre soin des générations futures à qui nous confierons le monde. Nous nous réjouissons que d’éminents confrères et consœurs s’emploient, non sans quelques succès actuels [7], à rendre cela possible et, éventuellement, durable…

19 Pour autant et par ailleurs, de multiples figures discrètes mais précieuses président aux conditions de possibilités d’un accueil humanisant des petits enfants. La qualité de l’attention accordée au tout-petit, la conception de l’architecture des lieux d’accueil de la petite enfance, la formation des accueillant(e)s, la gestion des plannings des personnels, l’éthique de la formation initiale, la place accordée à la bienveillance dans la considération due aux enfants… et aux salarié(e)s, la douceur du geste à l’heure du change, la sincérité de la parole adressée, la chaleur du timbre de la voix qui raconte l’histoire, le budget consacré à la formation continue et à la supervision des équipes, la disponibilité aux parents, la résistance à l’exécution sans âme des « bonnes pratiques »…, engagent chacun et chacune, de la place qui est la sienne, au niveau de responsabilité qui est le sien, en son âme et conscience, et si possible pas tout(e) seul(e), bien en-deçà et bien au-delà de ce que nous sommes légitimement en droit d’attendre d’un président.

Notes

  • [1]
    Le titre ainsi formulé fait explicitement référence à une précédente contribution à la revue : « Tous experts ? », « La parentalité, une notion à déconstruire, des pratiques à construire », n° 73, 2015. C’est là notre manière de saluer et, si possible, d’honorer par notre contribution le génial initiateur de cette invitation.
  • [2]
    La référence à peine implicite à l’éthique de Levinas est tout à fait assumée…
  • [3]
    Pour avoir « des pratiques langagières éducatives efficientes par une approche interactionnelle afin de réduire les inégalités avant l’école », il faut « lire des histoires aux petits enfants », dit-on en haut lieu de certains services de la petite enfance de certaines villes, conseillés par certains experts !
  • [4]
    Même J. Bowlby consentit à reconnaître que la figure maternelle d’attachement, tellement essentielle pour le petit enfant, pouvait être plurielle.
  • [5]
    On doit l’expression à la philosophe du politique Hannah Arendt. C’est la couverture qu’elle fit du procès du nazi Eichmann, pour sa contribution à l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, qui lui permit de mettre en lumière, contre l’opinion publique, la banalité du mal dont il avait été l’auteur. Cf. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Suite à son rapport Développement du jeune enfant. Modes d’accueil, formation des professionnels, récemment remis au ministère de la Famille, notre consœur et amie Sylviane Giampino, psychologue et psychanalyste, a été nommée pour trois ans à la vice-présidence de la formation « Enfance et adolescence » du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (hcfea).
Daniel Coum
psychologue clinicien et directeur des services de l’association Parentel, psychanalyste, maître de conférences associé au département de psychologie, université de Brest
daniel.coum@wanadoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/08/2017
https://doi.org/10.3917/spi.082.0071
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