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Théorie de « l’objet inanimé »

1La littérature postmoderne a définitivement mélangé les genres. Les romans peuvent être des essais. La fiction peut assumer un rôle théorique. Paul Auster, dans Seul dans le noir (2009), a créé un personnage assez curieux : un critique littéraire à la retraite, dont les mouvements sont limités en raison d’un accident de voiture, et qui passe la plupart de son temps à regarder des films en compagnie de sa petite-fille, Katya, dont les mouvements sont aussi considérablement réduits depuis la mort de son petit ami parti à la guerre. La fille du critique, Miriam, seule depuis cinq ans, vit également avec eux. Katya a abandonné l’école de cinéma à New York. Son père a une jambe atrophiée. Le cadre est sombre. Pour passer le temps et esquiver le manque de sommeil, le critique invente une histoire qui ne le quitte pas.

2Il crée un personnage qui se retrouve dans un trou, d’où il est tiré pour se trouver au milieu d’une guerre. Cette partie du livre d’Auster est presque un appât pour empoigner le lecteur. Au début du roman, le critique littéraire présente ce qui semble être la différence radicale entre lire et regarder un film : « S’évader dans un film n’est pas comme s’évader dans un livre. Un livre vous oblige à échanger avec lui, à faire travailler votre intelligence et votre imagination, alors qu’on peut regarder un film – et même y prendre plaisir – dans un état de passivité décérébrée [1]. » Il est bon de rappeler que Paul Auster n’est pas étranger au monde du cinéma. Les mots sont de son personnage.

3Katya expose à son père sa « théorie des objets inanimés ». Selon elle, ce sont eux qui définissent la grandeur du cinéma : « Les objets inanimés comme moyen d’exprimer des émotions humaines. C’est ça, le langage du cinéma. Seuls les bons réalisateurs comprennent comment y arriver [2]. » Elle donne trois exemples tirés de films de Vittorio De Sica, Le Voleur de bicyclette, de Jean Renoir, La Grande Illusion, et Le Monde d’Apu de Nicholas Ray. La jeune femme décrit le début du Voleur de bicyclette. Un mari rentre à la maison, plongé dans ses problèmes – il a besoin de reprendre sa bicyclette qui avait été mise en gage, pour pouvoir aller à son nouveau travail – et ne remarque même pas que sa femme s’épuise en portant deux seaux d’eau. Dans l’appartement, sa femme suggère qu’ils mettent en gage la literie et, de colère, donne un coup de pied dans le seau.

4Katya résume sa théorie : « Objets inanimés, émotions humaines » [3]. Une femme vend une parure de lit. La scène se déroule chez un prêteur sur gages, « une sorte d’entrepôt pour les trucs dont personne ne veut », où la théorie de Katya trouve son point culminant : « D’abord, les étagères n’ont pas l’air très hautes, mais ensuite la caméra recule et, quand l’homme commence à grimper, on voit qu’elles montent et montent jusqu’au plafond et que toutes les étagères et tous les casiers sont bourrés de ballots identiques à celui que l’homme est en train de ranger, et tout à coup on dirait que toutes les familles de Rome ont vendu leurs draps de lit, que la ville entière est dans la même misérable situation que le héros et sa femme [4]. »

5Les parures de lit en gage sont comme la métaphore d’une société ruinée. Dans le deuxième exemple, extrait de Renoir, le personnage de Jean Gabin se sépare de la femme allemande qu’il aime et se prépare à franchir la frontière suisse avec son partenaire Dalio. Les hommes partent et la femme reste avec sa petite fille et la vaisselle sale pour le dîner. La vaisselle est « métamorphosée en signe de leur absence, de la souffrance solitaire des femmes quand les hommes sont à la guerre, et un objet à la fois, sans un mot, elle ramasse les assiettes et débarrasse la table » [5]. La scène ne dure pas plus de quinze secondes. Mais, pour Katya, tout le film se concentre dans cette image.
Le troisième exemple semble plus subtil. L’Indien Apu se marie presque par hasard avec une jeune femme qu’il connaît à peine. Le fiancé choisi pour la jeune femme était idiot. La famille, désespérée, en cherchant une solution, convainc Apu de le remplacer. Les scènes intéressantes se passent à Calcutta où, contre son gré, Apu amène sa femme. La première image est simplement dévastatrice : l’homme vit dans un lieu pauvre et sale. La fenêtre de la chambre est recouverte d’un morceau de toile de jute. Dans la scène suivante, un matin, la toile a été échangée pour un tissu à carreau propre (objet 1). Puis la caméra montre un vase de fleurs (objet 2). Ensuite, quand la femme se lève, elle ne peut pas marcher et se rend compte que son sari (objet 3) est attaché à ses vêtements par son mari. Enfin, quand elle prépare le café, Apu s’étend paresseusement sur le lit, comme un mari satisfait, et fait face à une mèche de cheveux entre deux oreillers » (objet 4).
Katya conclut : « C’est l’instant capital. Il tient l’épingle devant lui pour l’examiner, et quand on regarde ses yeux, la tendresse et l’adoration qu’expriment ses yeux, on sait sans l’ombre d’un doute qu’il est amoureux fou, que cette femme est la femme de sa vie. Et Ray fait voir tout cela sans avoir recours à un seul mot de dialogue [6]. » Qu’y a-t-il derrière les objets inanimés de Katya ? Une théorie.

L’effet d’emballage

6Il y a des œuvres qui bouleversent tout, mais comment procèdent-elles ?

7a) On peut raconter une nouvelle histoire avec une nouvelle forme (c’est le rêve de tous les artistes ambitieux).

8b) On peut raconter une vieille histoire avec une nouvelle forme (c’est le rêve de presque tout artiste moderne).

9c) On peut raconter une nouvelle histoire avec une vieille forme (c’est le projet de ceux qui ont encore de l’espoir).

10d) On peut changer de point de vue.

11e) On peut conter, dans le cas d’un film, une série de vieilles histoires avec un nouvel emballage grâce aux avancées technologiques et aux effets spéciaux.

12Avatar, film en 3D, du Canadien James Cameron, peut être considéré à la fois comme le film le plus idiot et le plus extraordinaire de ces dernières années. Sans aucun doute, c’est une révolution dans le cinéma sur le plan technologique. Les effets spéciaux sont fantastiques. En revanche, l’histoire peut être considérée comme médiocre, semblable à une immense séance de films de l’après-midi[7] avec tous les clichés des films américains. Un mélange de Tarzan et de Rambo, de Roi Lion et de Far-West. Un nouvel emballage pour de vieilles histoires. Un résumé cru et inexact de l’intrigue serait le suivant : un homme blanc part en mission avec des « Indiens », au nom de leur civilisation, il tombe amoureux d’une « Indienne », il passe par tous les rites d’initiation imaginables et change finalement de camp. Vous avez déjà vu ce film ? Vous avez déjà lu cette histoire ? Vous connaissez déjà la légende ? C’est le John Wayne du futur.

13En termes symboliques, le film peut être taxé d’un opportunisme imbattable : si le monde veut acheter un imaginaire antiaméricain, Hollywood le vend. Et le vend bien. Le chiffre d’affaires justifie tout. La fin du film est heureuse : l’armée américaine, car cela est plus qu’implicite, est massacrée par le peuple qu’ils ont essayé de conquérir pour prendre possession de leur territoire riche d’un minerai de fer. Avatar est un film infantile. Une sorte de Far-West technologique, une Amazonie hyperréelle. C’est infantile, car fait pour des enfants, mais cela peut aussi être considéré comme infantiloïde. Le film exploite de cette façon le marché écologique.

14Ainsi, le cynisme d’Hollywood peut être décrit et classé comme séduisant et génial, accumulant de nombreux succès du fait même de son génie cynique. Tout est marchandise. Rien de nouveau sur le front du divertissement. Il est toutefois très ironique de constater que le plus antiaméricain des films actuels ne soit pas français, mais américain. Avatar prouve qu’il est toujours possible et souhaitable d’inventer de nouveaux emballages et de nouveaux effets spéciaux pour de vieilles et belles (ou pas tant que ça) histoires à succès. Ce qui est vraiment difficile, c’est d’inventer un nouveau contenu. Guy Debord, cinéaste mineur et meilleur critique de la société du spectacle, n’avait aucun doute à ce sujet : « Le spectacle, comme organisation sociale présente de la paralysie de l’histoire et de la mémoire, de l’abandon de l’histoire qui s’érige sur la base du temps historique, est la fausse conscience du temps [8]. » Temps paralysé.

15Le sens du marketing de James Cameron semble inégalable. Le héros est un invalide. Un fusilier engagé dans les marines qui, confiné dans un fauteuil roulant, surmonte sa condition grâce à la technologie et, courageux et aventurier, défend la planète, la forêt et les différences d’une culture autochtone. La puissante armée américaine, commandée par un sosie de Bush et dotée des technologies les plus avancées, finit par être vaincue par une tribu armée d’arcs et de flèches, mais débordante de sentiments telluriques. Mystique, hippie et politiquement correct, Avatar oppose des scientifiques idéalistes à des militaires obtus entraînés pour défendre des intérêts économiques insatiables. La même approche aurait pu être tentée en Irak et en Afghanistan afin d’obtenir un succès similaire. On peut douter ainsi que le film s’imposera comme le préféré des nombreux « terroristes cinéphiles », de ceux qui se montrent sensibles aux nouvelles valeurs globales.
James Cameron en sait beaucoup sur l’industrie culturelle : le public veut du différent. Il faut créer un choc dans la perception du spectateur. Cela peut se produire grâce à un nouvel emballage ou à partir d’un nouveau point de vue. Nul besoin que cela se fasse par l’entremise d’une histoire nouvelle. Les « Indiens » de Cameron sont des singes humanoïdes bleus qui se peinturlurent pour la guerre comme les Navajos et défendent la nature comme Greenpeace. L’impact était prévisible. Avatar fonctionne comme une démonstration que tout ce qui peut se copier, peut également se recycler. En vérité, Avatar est une fable (d’argent) : construite et sophistiquée pour être le plus grand succès de billetterie de tous les temps. Cameron a mis la fantaisie au service d’une idée. Et tout cela, au service d’une idée plus grande : gagner beaucoup d’argent en donnant satisfaction à son public.

Paralysie et animation

16Peut-on appliquer la « théorie des objets inanimés » de Katya (Paul Auster) à Avatar ? Il ne serait pas difficile de démontrer que la notion de « paralysie » à laquelle fait référence Debord apparaît tant dans les exemples que donne Katya que dans le contenu filmé par Cameron. Dans les deux cas, cette paralysie est liée à la mémoire individuelle-affective et à la perte de la catégorie historique du Temps. Le personnage inventé par Auster, critique littéraire à la retraite, pour peupler sa solitude et l’insomnie, se réveille dans un trou et dans une guerre sans avoir la moindre idée de ce qui se passe. Mais aussi, sa fille et sa petite-fille se déplacent de moins en moins à cause de pertes affectives successives et irréparables. Ici, le temps paralyse.

17Le héros d’Avatar est un paralytique vivant dans un autre temps. Mais ses jambes paralysées n’empêchent pas les mouvements de son imagination. La même chose se passe avec le personnage d’Auster. Il semble que ces « paralytiques » cherchent à retrouver leur temps perdu. Il est possible de réunir les nombreuses scènes où les objets inanimés modélisent quelque chose de plus fort dans le film de Cameron. Dans un film où il y a beaucoup d’images de synthèse animées, tous les objets sont initialement inanimés. Par exemple, Cameron exhibe une pléthore d’animaux modélisés par ordinateur. « L’Arbre des Âmes », composante mythologique du peuple Na’vi, pourrait être présenté comme le point culminant de ces objets inanimés. Un arbre, pourtant, est un être vivant. Un être vivant paralysé. Il serait possible d’explorer l’idée qu’une société contrainte de se défendre avec pour seules armes des arcs et des flèches, est une société paralysée.

18Dans le livre de Paul Auster, toutefois, il est vraisemblable que les vrais objets inanimés ne soient pas un paquet de linge en gage ni de la vaisselle sale ou le fil de cheveu de la femme d’Apu. Il s’agit en fait du père, de la fille et de la petite-fille paralysés dans leur maison par les conflits infligés par leur vie. Ce sont des personnes transformées en objets sans vie, immobilisés sur le canapé, regardant des films pour oublier le temps des tragédies personnelles. La « théorie des objets inanimés » d’Auster est comme une poupée russe : elle en cache d’autres à l’intérieur d’elle-même. En premier lieu, elle exprime l’idée que le cinéma est une image et doit dire avec des images tout un imaginaire. Un grand cinéaste doit avoir des « ficelles » capables de montrer le tout dans une partie.

19En second lieu, la théorie d’Auster sur les films masque probablement une théorie sur les personnages du livre. En troisième lieu, elle cache peut-être une théorie sur le rôle de la théorie. C’est ce point qui est intéressant ici tant pour penser le film Avatar que pour penser l’importance d’une théorie sur une œuvre de fiction. Il est important de signaler que la théorie du personnage de Katya n’a pas de prétention scientifique, bien qu’elle en soit une « démonstration » consistante. Sa fonction dans le livre n’est pas de montrer que l’auteur du livre défend une thèse et fait de son roman un roman de thèse, mais faire que les personnages aient une lecture du monde, une vision du monde, un regard différencié sur l’extérieur. Si la théorie d’Auster se montre semblable à d’autres théories littéraires plus facilement réfutables, elle assume le même rôle : donner à penser, donner à voir, produire une interprétation et une lecture.

20Pour le dire autrement, ce qui fait la force d’une œuvre de fiction, c’est la théorie qu’elle contient et à laquelle elle tente de donner une vraisemblance. L’écrivain français Michel Houellebecq paraît être un exemple de cette théorie. Dans le roman Extension du domaine de la lutte (1997), il demande au lecteur d’évaluer une hypothèse déconcertante : le sexe est comme un système de hiérarchie sociale. La qualité du livre réside dans le fait que la « thèse » ne se présente pas comme étant celle de l’auteur ni du roman, mais directement comme une démonstration de sa validité. C’est une « thèse » de l’histoire, une théorie du personnage, une lecture qui n’est pas là pour convaincre, mais pour décontenancer et structurer un monde fictif.

21Avatar détient sa propre théorie. Il est vrai qu’elle se présente sur un mode un peu rapide et selon une trame ouverte. Elle n’est pas insérée dans un mode démonstratif. Contrairement à Auster qui explique sa « théorie des objets inanimés » pour mieux dissimuler sa « théorie de la théorie », Cameron invente une histoire divertissante typique de l’industrie culturelle pour détourner l’attention du lecteur et lui inoculer une théorie sophistiquée et sinueuse. Il fait un blockbuster. Et, comme Auster, on dirait qu’il fait de la contrebande de théorie sous le nez des spectateurs. Peut-être qu’elle n’est pas perçue par la majorité du public. Il s’agit d’une théorie holistique. C’est-à-dire qu’elle soutient que les parties du tout sont inter-reliées par une vibration commune et indirecte. À un certain moment, une scientifique du film spécule sur l’hypothèse que les arbres de la forêt sont interconnectés par le biais de leurs racines, comme une immense toile analogue à la connexion d’un réseau neuronal à ses synapses. La nature serait un système de communication interactif.

22Quelqu’un pourra dire que la grandeur des livres de Paul Auster et de Michel Houellebecq ne réside pas dans leurs ébauches théoriques. Ou bien même que ces exercices accomplissent une fonction bien moins noble, ce que les Français appellent le « remplissage » et que nous, les Brésiliens, dénommons populairement « remplir la saucisse » [9]. La même chose vaudrait pour Cameron. On peut penser que la force d’Avatar réside dans la technologie et non dans une théorie douteuse du type « le battement d’ailes d’un papillon en Chine provoque un tremblement de terre en Haïti ». Peut-être, il s’agit toujours d’une hypothèse à considérer. La « thèse de Katya », toutefois, agrippe le lecteur dès le début de l’histoire. Celle de Michel Houellebecq surgit à la fin de la narration comme une révélation. Celle de Cameron s’élève comme un message.

23Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, dans L’Écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, défendent l’idée qui paraît donner un appui à l’hypothèse défendue ici : « Si le cinéma remplit une fonction narrative-expressive onirique majeure, cette dimension n’est cependant pas unique. Il est une autre fonction, insuffisamment mise en relief et pourtant cruciale, qui ouvre une tout autre perspective : le cinéma est ce qui construit une perception du monde. Non pas seulement selon le rôle classique que l’on accorde à l’art, dont la fonction esthétique est en effet de faire voir, à travers l’œuvre, ce que l’on ne voit pas d’emblée de la réalité. Mais, plus radicalement, en produisant la réalité [10]. » C’est ce que Michel Maffesoli appelle un imaginaire.

24Le cinéma est une magie technologique de l’imaginaire, une lunette qui forme, déforme et transforme. La longue opposition aux œuvres explicatives et démonstratives, les dénommés « romans à thèse », a fini par accentuer, hyper-dimensionner, le rôle narrativo-explicativo-onirique des romans et des films, escamotant les idées contenues en eux et retirant leur substance. La description est devenue la valeur maximale, élevée à l’extrême comme facteur d’hygiène, cette proposition esthétique a gagné des aires ethnographiques dépourvues de cette richesse baroque des carnets de terrain des ethnologues. Il fallait sauver les idées sans leur donner leur rôle d’auparavant. Le génie de Vittorio De Sica, Jean Renoir et Nicholas Ray serait d’avoir transformé les idées en images. Avatar emboutit une théorie dans un récit au potentiel expressif et onirique au-dessus de la moyenne. Tout comme la publicité vend des concepts en même temps que les produits, le cinéma « vend des perceptions du monde » en même temps que ses images.

25Les « objets inanimés » de Katya sont les « théories animées » de Paul Auster, de Michel Houellebecq et éventuellement de James Cameron : les idées qui donnent subtilement vie à des histoires racontées. Auster, dans un roman, a tiré sa théorie d’images de films qui se dispensent de mots. Le génie de Houellebecq tient au fait que son image du sexe comme hiérarchie sociale émane des mots provenant des expériences des personnages. Cameron met dans la bouche de son personnage les mots qui édifient son délire imagétique et onirique. Il y a une sorte de délicieuse et paradoxale inversion : les écrivains cristallisent leurs théories en images. Le cinéaste ferme le cercle des images avec quelques mots lumineux. La démonstration est absente. C’est en cela que réside la différence entre l’utilisation des idées dans la modernité et dans la post- ou l’hypermodernité. Lipovetsky et Serroy complètent : « Ce que le cinéma donne à voir, ce n’est pas seulement un autre monde, celui du rêve et de l’irréel, mais notre monde lui-même devant un mixte de réel et d’image-cinéma, un réel hors-cinéma passé au moule de l’imaginaire-cinéma [11]. » Cette « cinévision » est l’équivalent de la « thèse de Katya », et la « théorie des objets inanimés » d’Auster, l’idée qui débloque les paralysies des corps et des esprits et véhicule les pensées en images.

26Ainsi, dans une époque d’élimination des frontières entre les genres, Paul Auster devient la référence théorique pour une analyse sociologique de l’imaginaire. Avatar, de James Cameron, se présente comme un traité holistique et écologique de l’interprétation de l’hypermodernité. Ou comme une habile, cynique et pragmatique mégaproduction hollywoodienne destinée à vendre une perception du monde que nous possédons déjà.

27Tout est là : dans les jambes immobiles du fusilier.

28Tout est là : dans les machines vaincues par les idéaux.

29Tout est là : dans les synapses des arbres en réseau.
Tout est là : dans la magie technologique qui fait d’un écran de cinéma la continuation d’un écran d’ordinateur.
Tout est là : dans la vie filmée qui ressemble à un univers de cyberculture fait d’objets magiques.
Comme l’a dit Michel Maffesoli avec une formule précise : « L’évasion devient une nécessité lorsque tout se sclérose ou se codifie. » De plus, « il y a une proximité logique entre les rites d’inversion, dont les effervescences festives sont les illustrations les plus simples, et les rituels de rébellion qu’on retrouve dans toutes les institutions quelles qu’elles soient » [12]. Le cinéma peut fonctionner comme une évasion magique par la technologie. Une technologie de l’imaginaire.

Notes

  • [*]
    Juremir Machado da Silva, docteur en sociologie de la Sorbonne Paris V, écrivain, journaliste et traducteur. Chercheur de classe 1B du CNPq, coordinateur du programme de troisième cycle en communication de la PUC (Porto Alegre). Auteur de divers livres dont A miséria do jornalismo brasileiro (Petrópolis, Vozes, 2000), Les Technologies de l’imaginaire (Paris, La Table Ronde, 2009) et des romans Getúlio (Rio de Janeiro, Record, 2004) et Solo (Record, 2008).
  • [1]
    P. Auster, Seul dans le noir, Arles, Actes Sud, 2009, p. 24.
  • [2]
    Ibid., p. 25.
  • [3]
    Ibid., p. 25.
  • [4]
    Ibid., pp. 25-26.
  • [5]
    Ibid., p. 27.
  • [6]
    Ibid., p. 30.
  • [7]
    NdT : Sessão da tarde est un programme brésilien de films nord-américains.
  • [8]
    G. Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, p. 158.
  • [9]
    NdT : Encher a linguiça.
  • [10]
    G. Lipovetsky, J. Serroy, L’Écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Seuil, 2007, p. 336.
  • [11]
    Ibid., p. 337.
  • [12]
    M. Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Le Livre de Poche, 1997, p. 126.
Français

Résumé

Cet article examine une hypothèse littéraire élaborée par l’écrivain Paul Auster comme explication probable de l’impact et de la consistance narrative de certains films. Prenant pour exemple le film Avatar, l’objectif est de réfléchir sur le rôle d’une « théorie » comme simulation de la vérité au sein d’une œuvre et sur la relation d’un produit symbolique avec l’imaginaire du public. Nous analyserons l’utilisation de la technologie comme outil pour transformer l’inanimé en animé et les objets en formules magiques ou expressions de sentiments et de messages complexes.

Mots-clés

  • imagination
  • cinéma
  • culture
  • technologie
  • médias
  • communication

Bibliographie

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  • Silva Juremir Machado (da), Les Technologies de l’imaginaire, trad. Erwan Pottier, Paris, La Table Ronde, 2008.
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Juremir Machado da Silva [*]
  • [*]
    Juremir Machado da Silva, docteur en sociologie de la Sorbonne Paris V, écrivain, journaliste et traducteur. Chercheur de classe 1B du CNPq, coordinateur du programme de troisième cycle en communication de la PUC (Porto Alegre). Auteur de divers livres dont A miséria do jornalismo brasileiro (Petrópolis, Vozes, 2000), Les Technologies de l’imaginaire (Paris, La Table Ronde, 2009) et des romans Getúlio (Rio de Janeiro, Record, 2004) et Solo (Record, 2008).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2011
https://doi.org/10.3917/soc.112.0137
Pour citer cet article
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