CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce fut une belle aventure que de traverser l’Europe de Strasbourg à Moscou au volant d’une voiture volée, en compagnie d’un « soldat » d’une mafia russe – qui était aussi un ami. En ce début des années 90, l’Europe s’ouvrait à l’Est et une criminalité foisonnante et inconnue envahissait l’Europe. Une criminalité qui se traduisait pour le citoyen occidental par l’explosion du nombre de voitures volées. Des déclarations policières, des études de chercheurs décrivaient le phénomène. Mais reflétaient-elles exactement la réalité sans la majorer ou la minorer ? Surtout, elles ne décrivaient pas concrètement le fonctionnement de ce trafic. Comment les frontières européennes pouvaient-elles être franchies aussi aisément ? Comment les véhicules pouvaient-ils disparaître aussi facilement dans le trou noir qu’était l’ancienne URSS ? Qui étaient vraiment les trafiquants, les convoyeurs, les acheteurs ? Pour répondre à ces questions qui intéressaient les citoyens – peut-être aussi les policiers et les directeurs de sécurité d’entreprises automobiles – il fallait aller voir et raconter. Prendre, avec le volant de cette Mercedes marron, le risque de plonger dans la mafia, de côtoyer des criminels. Flirter avec les lois qui condamnent le trafic et la non-dénonciation de délinquants. Je l’ai fait. J’ai rédigé ensuite un long papier pour un magazine, puis ce reportage a structuré le premier chapitre d’un de mes livres.

2C’est un étrange métier que celui de journaliste. Etrange métier que celui qui consiste parfois à se détacher de la règle commune pour rapporter des informations – des faits nouveaux – qui vont intéresser ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Et c’est certainement en raison de cette étrangeté que les journalistes se voient perpétuellement interpellés sur leur manière de travailler, leurs tricheries, leurs dérapages. Leur éthique.

3Cette question de l’éthique des journalistes se pose avec d’autant plus d’acuité en France en raison des spécificités de notre pays où l’étrange métier de journaliste peine à trouver sa définition. « Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession », affirme bravement la Convention collective des journalistes. Le code du Travail répète la même tautologie. Avec la difficulté de définition, vient l’impossibilité d’accorder une place au métier de journaliste qui hésite entre plusieurs passés et de nombreux devenirs.

Des origines de la presse en France à l’apparition d’une éthique du journalisme

4Aux origines de la presse en France se trouve la communication politique. Le premier journal, la Gazette de Théophraste Renaudot (1631) a été pensé pour diffuser les messages de Richelieu. Dans les années 30, une presse était la propriété de grands industriels, tandis qu’une autre était liée à des partis politiques de gauche. Dans les deux cas, le souci de la vérité passait après la victoire dans le combat politique. A droite, les campagnes de presse contre Salengro, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Front populaire, faussement accusé d’avoir déserté durant la Première guerre mondiale. A gauche, la défense inconditionnelle de l’URSS. L’éthique de vérité était ravalée au dernier rang. Quant à ces écrivains de journaux que l’on appelle aujourd’hui les journalistes, il s’agissait d’auteurs qui complétaient leurs revenus en rédigeant des chroniques ou des feuilletons. L’éthique de réalité était leur dernier souci. La presse en France a tété de ces deux mamelles, la politique et la littérature. Elle ne s’en est pas détachée. Le prix Albert Londres, qui récompense chaque année le meilleur journaliste, est rarement attribué, au moins en presse écrite, à une enquête d’investigation, mais plutôt à des textes frisant la littérature, comme Le bonheur d’être Français, le très bel ouvrage de Christine Clerc (1982).

5Ce n’est que dans les années 80 avec l’effondrement des grandes idéologies, mais aussi avec l’arrivée en France de filiales de grands groupes de communication mondiaux, porteurs d’une toute autre tradition journalistique, que le métier d’informer se précise et que la question de l’éthique se pose. De nombreuses écoles de journalisme se créent pour apprendre un métier ainsi que l’éthique ou la déontologie. Alors que jusqu’à ces années-là, on entrait facilement dans ce métier de journaliste mal défini sans un diplôme professionnel, le passage par une école est depuis devenu obligatoire, à l’image des autres pays occidentaux où le fait prime sur la forme. Et où on sait ce que journalisme veut dire.

6C’est à ce moment que les journalistes s’aperçoivent que des lois et des chartes, parfois fort anciennes encadrent leur travail et les obligent à respecter certaines règles. La loi protège les secrets de l’État régalien. Un journaliste peut être condamné s’il révèle des faits couverts par le secret défense. Il peut également être sanctionné par les tribunaux s’il révèle des faits relevant du secret fiscal. Enfin, mais on l’a oublié, un journaliste peut être poursuivi s’il viole le secret de l’instruction. Au-delà même du respect ou non de l’intérêt national par le journaliste, des éventuelles pressions de ses sources ou de l’efficacité des services de communication de la Police ou de l’Armée, la loi encadre strictement les activités du journaliste et ne lui permet pas de publier certaines informations sensibles.

7D’autres lois protègent le citoyen et, se faisant, imposent des limites au travail journalistique. Au-delà du droit de réponse qui peut être invoqué par toute personne physique ou morale simplement citée dans un article même non défavorable, au-delà de la protection de la vie privée et du droit à l’image contre les enregistrements secrets dans un lieu privé sans le consentement de la personne, au-delà des lois contre l’injure et le chantage, les journalistes enquêteurs tombent systématiquement sous les coups de la loi contre la diffamation, c’est-à-dire l’allégation d’un fait – faux ou exact – qui porte atteinte à l’honneur ou la considération d’une personne simplement identifiable. Au fil des procès, les tribunaux ont construit une jurisprudence extrêmement restrictive.

8Renversant la charge de la preuve au bénéfice du demandeur, imposant la présomption de mauvaise foi à l’égard du journaliste, ils condamnent tout journaliste incapable de fournir une preuve parfaite et totale à l’appui de ses écrits. Autant dire tous. La loi s’est donc chargée de fixer les limites au travail de journaliste, lui imposant une éthique de gré ou de force.

9Toutefois, les journalistes s’étaient auparavant eux aussi fixé des règles déontologiques dans une première charte rédigée en 1938, dans une seconde, celle-là internationale, publiée en 1971, et enfin, en France, dans la Convention collective de la profession. Ces textes définissent d’abord la mission du journaliste : « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics » (Charte de 1971). La liberté totale prime dans le recueil de l’information. « Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés » (Charte de 1971). Cependant, les journalistes imposent d’eux-mêmes des limites à cette liberté totale. Un journaliste « s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaire, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque » (Charte de 1938, repris dans celle de 1971). Il « tient la calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le mensonge pour les plus graves fautes professionnelles » (Charte de 1938, repris dans celle de 1971). Le journaliste, dont la mission est de publier des informations « ne confond pas son rôle avec celui du policier » (Charte de 1938). Il ne divulgue pas « la source des informations obtenues confidentiellement » (Charte de 1971). Plus récemment, la loi française de 2009 garantit la protection des sources. Enfin, la corruption du journaliste est condamnée. « En aucun cas, un journaliste professionnel ne doit présenter sous la forme rédactionnelle l’éloge d’un produit, d’une entreprise, à la vente ou à la réussite desquels il est matériellement intéressé » (Convention collective des journalistes). Ainsi, les règles d’une éthique journalistique, précises, quasiment pointilleuses, existent de longue date en France. Sont-elles pour autant respectées ?

L’éthique individuelle du journaliste

10C’est là que survient la difficulté à laquelle sont quotidiennement confrontés tous les journalistes. Avec, ou malgré, ces règles, le journaliste se trouve seul avec ses forces et ses faiblesses intimes, avec ses convictions, face à des situations où il doit parfois décider rapidement. Un jour de 1991, au début de la guerre en Yougoslavie, j’avais été invité par une association aujourd’hui disparue à participer à un transport d’aide humanitaire vers Sarajevo. Arrivé dans les locaux, je me suis retrouvé en présence de personnages, aux larges épaules et au verbe décidé, qui n’avaient rien à voir avec les habituels collaborateurs ex-SDF de l’association. Le trajet, qui devait à l’origine emprunter les routes du Nord de l’Italie et celles de Croatie, descendait désormais la botte italienne, empruntait le bateau, remontait la Grèce pour enfin traverser la Serbie. Bref, je me retrouvais ni plus ni moins embarqué dans une mission de renseignement destinée à vérifier les capacités économico-militaires de la Serbie. J’ai refusé le voyage. Je n’ai rien publié. Cela aurait pu être un joli scoop que de dévoiler l’utilisation des associations humanitaires par nos services de renseignement. J’ai jugé en mon âme et conscience que le jeu – une information non stratégique à ce moment donné – n’en valait pas la chandelle – la mise en danger d’humanitaires dévoués. Je ne regrette pas ce choix.

11A l’inverse, le 13 septembre 2001, deux jours après les attentats de New York et la destruction des Twin Towers, La Tribune a publié sous ma signature un article résumant un rapport sur les liens financiers d’Al Qaeda et mettant en cause deux financiers saoudiens. Cet article révélait pour la première fois les relations troubles entre Al Qaeda et certains secteurs du pouvoir saoudien. La question ne s’est même pas posée de se demander si cela servait ou non l’intérêt national ou les entreprises françaises. Les « services » n’ont évidemment pas été prévenus à l’avance de la publication de ce rapport – en tout cas pas par moi. Dans le contexte de l’époque, j’ai jugé que l’information obtenue, malgré les lourdes conséquences possibles, méritait d’être portée à la connaissance du public. Dans les deux cas, j’ai analysé l’importance de l’information, le contexte et l’intérêt pour les lecteurs. Je me suis décidé sur ces seuls critères.

12Plus globalement, le journaliste se retrouve seul d’abord face à ses « sources », ensuite, face à ses employeurs. Sans « sources », le journaliste n’est rien. Son capital, c’est son carnet d’adresse. Ce sont ses « sources » qui lui donnent les informations, à savoir la matière première de ses articles. Pour obtenir des informations, le journaliste doit entretenir des relations avec ses « sources ». La relation, engendrant le flux d’informations, se construit dans la durée. Chacun, parmi mes « sources », est certes formé à ces jeux pervers que sont les échanges entre une « source » et un journaliste. Avec la rigueur professionnelle de chacun. Dans tous les cas, il faut préserver une relation qui se construit très lentement et se détruit très rapidement. Certains peuvent aller très loin pour conserver une « source », en oubliant les règles de base du métier. Il faut pourtant les conserver systématiquement à l’esprit malgré la sympathie mutuelle qui naît forcément entre la « source » et le journaliste. Ce que l’on appelle une « source », c’est aussi un homme ou une femme, avec également ses forces et ses faiblesses. J’ai subi de très fortes pressions de la part d’un « service » pour révéler le nom d’une source. Malgré la très grande sympathie à l’égard de l’agent qui me le demandait, je n’ai pas cédé à ses demandes. Perdre ces repères, c’est pour un journaliste se perdre totalement et risquer de passer de l’autre côté du miroir où, de journaliste, on devient autre chose, communicant ou propagandiste. Le journaliste se trouve sur le fil du rasoir face à ses sources. Le journaliste doit savoir, comme l’a écrit un de mes confrères du Canard enchaîné, qu’il est systématiquement manipulé – nulle « source » ne donne gratuitement une information importante à un journaliste. Le plus bel exemple étant celui des héros les plus purs de la profession, Bob Woodward et Carl Bernstein, ceux qui poussèrent le président Nixon à la démission. Nous le savons aujourd’hui, les deux journalistes du Washington Post ont été informés – manipulés – par des agents du FBI qui voulaient la peau du président américain. Plutôt que de refuser la manipulation qui est intrinsèque au métier, la question est plutôt de savoir si le lecteur trouvera son miel dans les informations données.

13Dans la relation à ses « sources », le journaliste travaille dans l’humain, dans un monde de règles implicites que nul ne fixe et qu’il faut pourtant respecter. Faut-il, par exemple, oui ou non « casser » un « off », ces paroles prononcées par un interlocuteur pas forcément destinées à publication ? Au cours des premières rencontres, tout peut être destiné à publication puisque l’interlocuteur sait que vous êtes journaliste, sauf demande express de l’interlocuteur ou si le journaliste est décidé à créer une relation. C’est ainsi que j’ai révélé, et que l’on m’a reproché de l’avoir fait, le brillant devenir professionnel d’« Antoine », l’agent de la DGSE, officier traitant d’Imad Lahoud, le faussaire présumé des listings Clearstream. Ensuite, une fois la relation instaurée, les choses deviennent plus complexes. Tout est alors une question de ressenti.

14Surtout, le journaliste est seul face à l’obligation de résultats qu’attend toute entreprise de l’un de ses salariés, surtout lorsque le secteur économique est dans une situation financière très grave. C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser la polémique déclenchée par l’émission de France 2, « Les Infiltrés », où les reporters masquent leur qualité de journalistes pour pouvoir pénétrer un milieu supposé fermé, en l’espèce celui de réseaux pédophiles ou d’extrême droite. Cette polémique devait se résoudre rapidement : cette émission contrevint gravement aux principes déontologiques de la presse. Mais une telle émission, par le scandale préalable qu’elle engendre, par l’impression qu’elle donne au téléspectateur de lui offrir l’occasion de pénétrer par effraction un monde interdit, déclenche une forte attente, garante de belles audiences.

15« Les Infiltrés » ne sont que les héritiers d’une longue tradition, depuis cette journaliste américaine, qui en 1887, s’est faite enfermer dans un hôpital psychiatrique, pour témoigner de l’horreur de la condition des malades, jusqu’à Florence Aubenas, auteur d’un livre à succès ou elle raconte comment, déguisée en femme de ménage, elle a vécu la dure condition des salariés précaires, en passant par Albert Londres, le symbole du journaliste français, « bidonnant » certains de ses reportages au motif qu’il est plus beau et plus efficace d’écrire la légende pour porter la plume dans la plaie. La raison est simple : le témoignage de première main d’Aubenas touche infiniment plus le public que la masse d’articles bourrés de chiffres où les nombreux essais arides dénonçant la condition des travailleurs pauvres. Le public apprécie cette mise en scène comme en témoigne l’impressionnant succès du livre d’Aubenas. Les journalistes sont incités par les contraintes économiques à dangereusement flirter avec les limites de la déontologie, tout en se voyant cruellement sanctionnés si la faute devient par trop évidente.

Conclusion

16Le journaliste se retrouve finalement bien seul malgré les règles complexes qui encadrent sa profession mais qui lui servent à peine de boussole. La seule boussole fiable, c’est le soutien de ses lecteurs pour lesquels il remplit sa mission. En France également, le journaliste est désormais soumis au regard des lecteurs plus qu’au jugement de ses pairs, comme le constate un observateur averti de la presse, le professeur Jean-Marie Charron. Mais aujourd’hui, les lecteurs se détournent de la presse. Sans forcément que la confiance dans les informations publiées s’effondre, les citoyens préfèrent un traitement plus proche, plus rapide offert par les blogs ou les réseaux sociaux, qui foisonnent, y compris dans le domaine de la sécurité. Les journalistes perdent peu à peu leur principal soutien et donc leur principale boussole éthique. Jusqu’à ce qu’ils en retrouvent les faveurs…

Français

Bien souvent à l’origine de révélations tonitruantes, notamment dans le domaine de la sécurité, les journalistes sont régulièrement interpellés sur leur respect d’une éthique journalistique dont les caractéristiques demeurent insaisissables. Pascal Junghans, journaliste à La Tribune, témoigne ici avec un regard de praticien sur les enjeux éthiques de la profession. Si des lois et des chartes encadrent strictement cette dernière, in fine, les choix du journaliste sont davantage guidés par sa conscience individuelle. Mais l’éthique personnelle suffit-elle pour autant à encadrer le métier de journaliste ?

Bibliographie

  • F. Berger, Journaux intimes, Laffont, Paris, 1992.
  • J-M. Charon, Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Vuibert, Paris, 2007.
  • C. Clerc, Le bonheur d’être français, Grasset, Paris, 1982.
  • K. Laske, L. Valdiguie, Le vrai « Canard », Stock, Paris, 2008.
  • G. Marion, Profession « fouille-merde », Seuil, Paris, 2008.
  • P. Pean, P. Cohen, La face cachée du « Monde », Mille et une nuits, Paris, 2003.
Pascal Junghans
Journaliste à La Tribune
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2015
https://doi.org/10.3917/sestr.hs1.0067
Pour citer cet article
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