CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En plus de la disponibilité des antirétroviraux (ARV), la mauvaise observance du traitement constitue l’un des principaux obstacles de la lutte contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) dans les pays en développement car le succès d’un programme de contrôle contre une maladie dépend de l’adhésion des malades au traitement. La question de l’observance est centrale dans la prise en charge du VIH du fait de ses implications sur les issues de traitement, particulièrement dans les pays du Sud où la disponibilité des traitements de deuxième et de troisième ligne reste problématique. L’article de S. Carillon, dont l’objectif est d’analyser la production sociale des comportements d’inobservance, a cela d’intéressant qu’il montre la complexité de la question de l’observance. Il met en lumière des rapports sociaux distendus par la survenue de maladies chroniques, des enjeux économiques auxquels les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) doivent faire face et des interactions avec les personnels de santé qui ne cessent de se redéfinir.

2L’existence d’une discordance entre la prescription médicale et les conduites réelles des patients n’est pas d’apparition récente dans la médecine. En effet, Delaunay et Vidal ont montré que « la formalisation du principe de respect des prescriptions médicales par le patient en termes d’observance renvoie historiquement et de façon explicite à une construction explicite de comportements d’ “insoumission”, voire de “déviance”, du patient lui-même vis-à-vis des recommandations du médecin » (Delaunay et Vidal, 2002 : 6). La mauvaise observance est fréquemment attribuée par les personnels de santé aux patients. Or, aucun patient n’est a priori non adhérent. L’adhésion au traitement est un problème multifactoriel qui dépasse largement les caractéristiques personnelles des patients. Les questions logistiques, les facteurs liés à la qualité de la relation médecin/patient, à la nature de la maladie et à celle du régime thérapeutique ou, enfin, au contexte socioculturel du patient, conditionnent, en effet, tant le recours aux soins que l’adhésion au traitement (Buchillet, 2001).

3Cependant, ces questions ont pris une dimension particulière avec l’avènement des ARV qui sont des régimes thérapeutiques assez complexes et lourds, et avec des risques d’effets secondaires. Msellati et al. (2001) ont montré que la non-observance est plus fréquente et massive pour les traitements préventifs que curatifs, pour les traitements de long cours que pour les soins en phase aiguë, ainsi que pour les situations « asymptomatiques ». De façon non surprenante, la non-observance tend à augmenter avec le nombre de médicaments et la complexité de la tâche demandée au patient ainsi qu’avec l’apparition des effets secondaires douloureux ou gênants. De plus, il est établi qu’un entourage qui apporte un soutien social au patient renforce généralement l’adhésion thérapeutique — ce qui n’est pas évident dans le cadre du VIH où les patients gardent le secret de leur maladie —, mais que certains contextes familiaux peuvent entraîner des conséquences psychopathologiques contradictoires avec le suivi médical. Enfin, la qualité de la relation et de la communication médecin/malade influencent grandement le suivi du traitement.

Gestion de la maladie et observance

4Dans des structures de santé fortement éprouvées par le déficit en ressources humaines et matérielles, la prise en charge des maladies au long cours, dont le VIH, nécessite la mise en place d’aménagements spatiaux spécifiques. Ainsi, l’articulation de trois sortes de prise en charge (psychologique, médicale, nutritionnelle) en un lieu constitue un défi alors que l’éclatement des lieux de prise en charge entraîne des formes de prise en charge et des parcours de soins complexes. La complexité des parcours de soin peut aussi entraîner de possibles ruptures de confidentialité ou une stigmatisation accrue liée au dispositif de prise en charge dans les structures sanitaires.

5La disponibilité des ARV a conduit à considérer le VIH comme une maladie chronique, ce qui est d’autant plus incompréhensible pour des patients en quête de guérison et non de suivi au long cours. Par ailleurs, la prise des ARV entraîne une amélioration de la santé et, dans certains cas, la charge virale devient indétectable, ce qui est souvent interprété comme un signe de guérison. C’est le cas notamment avec la tuberculose pour laquelle, grâce à l’efficacité reconnue des antituberculeux, les malades se sentent beaucoup mieux au bout de deux mois et abandonnent leur traitement. La plupart des malades ne voient pas la nécessité de continuer à prendre des traitements quand ils s’estiment guéris. Certains d’entre eux font l’expérience de l’inobservance, ils se testent, ils jouent avec leur résistance. Pouvant rester des mois sans traitement avant qu’une maladie ou une infection opportuniste ne se déclare, les malades ne prennent pas les médicaments tous les jours. Pour eux, il s’agit d’une stratégie qui leur permet d’économiser du temps et des ressources. En outre, quand on parle d’inobservance, on pense aux ARV, alors que certains patients doivent juste prendre du cotrimoxazole pour la prévention des infections et cela peut durer des années jusqu’à la réduction de leur charge immunitaire, ce qu’ils ne font pas toujours, parce que ne se sentant pas malades. De plus, ces traitements censés être gratuits sont souvent en rupture dans les structures de santé. Les dépenses pour ces patients appelés aussi « suivis simples » sont quasiment les mêmes que pour les patients sous ARV.

6En outre, la disponibilité des ARV a participé à une routinisation de la prise en charge du VIH, mais aussi à une redéfinition de la pratique médicale et des interactions soignants-soignés. Dans le cas des maladies chroniques, la complexité de la prise en charge (durée du traitement, nombre de comprimés, effets secondaires ou encore changement de mode de vie) nécessite un accompagnement social auquel les soignants ne sont pas préparés. Que ce soit pour la tuberculose ou le VIH, il leur est, par exemple, demandé d’effectuer des visites à domicile et de rechercher les perdus de vue. Ces incursions dans les milieux de vie de patients participent d’un redéploiement de leur pratique hors des limites des structures de santé alors qu’ils n’y sont pas toujours formés, ce qui, à leur sens, dans certains cas, notamment chez des personnes dites vulnérables (droguées, travailleuses du sexe, malades mentaux, etc.), présente un certain nombre de risques. Dans le domaine du sida notamment, Vidal (1994), en effectuant une revue de la littérature sur l’annonce et le conseil à partir d’expériences africaines, constatait que les procédures générales de conseil au patient sont privilégiées à la pratique concrète. Or, l’annonce de la maladie ainsi que les consignes qui doivent être données pour éviter la transmission redéfinissent le statut du soignant. Il se positionne comme conseiller et doit tenir compte des effets de ses consignes sur le comportement du malade, ce qui suggère un changement d’attitude de la part du soignant.

7Contrairement à ce qu’a pu observer S. Carillon, il apparaît que, dans les maladies chroniques, particulièrement le VIH, les rapports entre soignants et soignés ne sont pas marqués par une sorte d’ascendance des premiers sur les seconds ou une passivité des soignés vis-à-vis des soignants (Konan et al., 2005). Nos travaux sur la tuberculose au Sénégal tendent à montrer que l’anonymat auquel sont confrontés les malades lors de leurs premiers contacts avec les personnels de santé tend à s’estomper du fait des interactions quotidiennes. La prise en charge de la tuberculose, au Sénégal comme dans la plupart des pays dits à ressources limitées, repose sur la stratégie DOT’S dont l’une des composantes essentielles est le Traitement directement observé (TDO) ou prise supervisée du traitement par un personnel de santé pendant les deux premiers mois de traitement. Ainsi, dans les structures sanitaires où il est pratiqué, les malades viennent quotidiennement pour prendre leurs médicaments et les avaler devant l’agent de santé. Par ailleurs, en ce qui concerne le VIH, les PVVIH participent de plus en plus aux mobilisations collectives dans le cadre d’associations et ont accès au savoir médical via les conférences nationales et internationales auxquelles elles participent. Ces patients sont aussi de plus en plus les acteurs de leur propre prise en charge. De plus, il a été démontré que, dans le cadre des pathologies chroniques, l’anonymat qui marque les relations entre soignants et soignés disparait pour laisser place à des rapports de proximité dans lesquels les règles de bienséance locale reprennent toute leur place (Hane, 2007). Cette amélioration des relations est due au simple fait d’interactions régulières et à la possibilité pour les patients de créer des espaces de négociation avec les soignants. Ils peuvent ainsi bénéficier de certaines faveurs comme l’espacement des rendez-vous dans un délai leur permettant de disposer de ressources nécessaires à leur déplacement dans les lieux de prise en charge.

Contraintes structurelles, contraintes en actes

8La prise en charge du VIH dans les pays en développement est confrontée, dans les structures de santé, à des contraintes structurelles liées à la culture professionnelle et aux modes d’organisation. Les structures de santé fonctionnent sur le principe de la délégation des tâches du fait du manque de personnel qualifié et de l’absentéisme des personnels qualifiés engagés dans des programmes de recherche et divers projets. Cette situation n’épargne pas la prise en charge du VIH, si bien que l’OMS proposait, en 2007, de formaliser le principe de délégation des tâches dans le cadre du VIH. Dans cette perspective, des agents non qualifiés se retrouvent à donner des soins et à prodiguer des conseils sur la base de compétences acquises souvent sur le tas. D’ailleurs, leur discours sur la maladie paraît souvent moralisateur avec des relents religieux (« c’est le destin » revient dans leurs discours, souvent lié à la volonté divine, il y a une sorte de fatalisme dans le fait d’être malade), ce qui peut avoir des répercussions dans leurs interactions avec les malades.

9Les contraintes ne concernent pas seulement les structures de santé, elles se retrouvent chez les malades et leur entourage. En effet, lors de la mise sous traitement, les PVVIH doivent assimiler et appliquer un ensemble de consignes qui, dans la plupart des cas, bouleversent leurs contextes de vie sociale, professionnelle, économique. D’ailleurs, les PVVIH qui ne respectent pas ces consignes sont stigmatisées tout autant que celles qui ne suivent pas correctement leur traitement. Elles sont traitées d’« indisciplinées », « d’irresponsables » ou de « têtues » par les personnels de santé.

10En outre, malgré la gratuité du traitement, la prise en charge du VIH engendre des coûts élevés liés au transport, aux bilans sanguins qui restent payants ou encore à l’hébergement dans les localités de prise en charge que ni les malades ni leur entourage ne peuvent gérer. Quand ils sont suivis, les malades ne présentent aucun signe ou symptôme ; ils ne peuvent donc justifier le fait de se soustraire à leurs obligations sociales et de solliciter de l’aide pour un traitement dont la nécessité n’est pas à démontrer. Les maladies stigmatisantes et/ou chroniques agissent sur les réseaux de soutien. Les mécanismes de solidarité ne résistent pas aux contraintes d’un traitement de longue durée. La maladie contribue à l’effritement des réseaux sociaux dès lors qu’elle est stigmatisée et son traitement lourd ou contraignant. Ces « sacrifices » imposés au malade et à sa famille favorisent le délitement des réseaux de soutien. Cela se matérialise par des défaillances au niveau de l’aide psychologique et économique que l’entourage doit manifester à l’égard du malade. Le VIH affecte les activités professionnelles, les relations sociales et la mobilité du malade. Or, comme le dit Castel, « l’absence de participation à toute activité productive et l’isolement relationnel conjuguent les effets négatifs pour produire l’exclusion, ou plutôt la désaffiliation » (Castel, 1995 : 17). Cette désaffiliation est matérialisée par le dénuement social et relationnel dans lequel se retrouve le malade.

Conclusion

11La question de l’observance est une problématique centrale dans la prise en charge des maladies chroniques, notamment le VIH. En effet, elle s’inscrit dans des dynamiques sociales et économiques complexes et met en lumière les tensions entre mode de gestion individuelle de la maladie et politiques publiques dans lesquelles le patient a très peu de place. Or, ce dernier se situe au centre de contraintes à la fois structurelles et conjoncturelles avec lesquelles il doit négocier pour ne pas divulguer le secret de sa maladie. De plus, les individus souffrant de maladies chroniques et stigmatisantes basculent très rapidement dans la pauvreté dans des contextes où les formes de solidarité ne vont plus de soi. La disponibilité des ARV dans les pays en développement a été et continue d’être un enjeu pour la prise en charge du VIH, mais la question de l’observance des traitements reste un défi majeur de la lutte contre le VIH.

12Conflit d’intérêts : aucun.

Références bibliographiques

  • En ligneBuchillet D., 2001, Tuberculose et santé publique. Les multiples facteurs impliqués dans l’adhésion au traitement, Autrepart, 19, 71-90.
  • En ligneCastel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
  • En ligneDelaunay K, Vidal L., 2002, Le sujet de l’observance. L’expérience de l’accès aux traitements antirétroviraux de l’infection à VIH en Côte d’Ivoire, Sciences Sociales et Santé, 20, 2, 6-28.
  • En ligneHane F., 2007, Émergence de la fonction soignante en Afrique de l’Ouest. Reconfigurations professionnelles et politiques publiques autour de la tuberculose au Sénégal, Thèse de doctorat d’anthropologie sociale, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Marseille.
  • Konan B.C., Hane F., Delaunay K., Kadjo M., Ndior M.A.,Vidal L., 2005, L’inégale prise en compte de l’autre (exemples de la tuberculose et de la prévention), In : Vidal L., Fall A.S., Gadou D., eds, Les professionnels de santé en Afrique de l’Ouest. Entre savoirs et pratiques, Paris, L’Harmattan, 101-136.
  • Msellati P., Vidal L., Moatti J.P., 2001, L’accès au traitement VIH/sida en Côte d’Ivoire. Évaluation de l’initiative ONUSIDA/ Ministère Ivoirien de la Santé publique. Aspects économiques, sociaux et comportementaux, Paris, Éditions ANRS, Collection Sciences Sociales et Sida.
  • Vidal L., 1994, L’annonce et le conseil. Éléments pour une revue de la littérature autour d’expériences africaines, Psychopathologie Africaine, XXVI, 2, 155-188.
Fatoumata Hane [*]
  • [*]
    Fatoumata Hane, anthropologue, IRD/INSERM UMR 912, Université de Ziguinchor, Sénégal ; hanefatoumata@yahoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/sss.292.0041
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