CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1.

1 Ainsi que l’annonce l’intitulé de son livre, La promesse de l’aube, Romain Gary, qui n’a que 44 ans lors de sa parution, sait déjà que quelque chose lui a été confié au cours de son enfance. Quoi ? Une promesse. Quelle promesse ? Cherchons dans le chapitre premier la toute première occurrence du mot « promesse ». Évoquant sa mère, Nina Kacew, qui l’aura élevé toute seule en bravant les pires difficultés, Gary écrit : « […] je pensais à toutes les batailles que j’allais livrer pour elle, à la promesse que je m’étais faite, à l’aube de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la possession du monde à ce dont j’avais si bien appris à connaître, dès mes premiers pas, la puissance et la cruauté » (P, 16-17 [1]). De ce que les deux mots du titre figurent dans cette phrase déduira-t-on qu’elle en fournit l’explication ?

2 Comme on le voit, la barque sur laquelle Gary effectue sa traversée de l’existence est lourdement chargée ; le programme qu’il s’est engagé à réaliser est énorme. Une seule vie ne suffirait sans doute pas à remplir un tel amoncellement d’obligations. Mais l’important, en vérité, n’est pas là ; ce qui compte le plus, c’est que ce devoir de fidélité, comme on pourrait l’appeler, y est décrit comme le prix à payer pour acquitter une certaine dette dont la substance semble coextensive à la vie, et l’ampleur proportionnelle à cette même vie. Dette de vie, donnée avec la vie – mais pas vraiment par elle.

3 Ainsi le décor est-il planté. Deux questions ne vont plus cesser de hanter le récit : à quoi tient une telle créance ? Et qui, en dernier ressort, exige de l’assumer ? Quant à leurs réponses, elles dépendront clairement de l’issue d’un insolite face-à-face : d’un côté, une mère qui n’aura jamais demandé qu’on la rembourse de quoi que ce soit qu’elle aurait pu offrir, et, d’un autre côté, un fils qui s’érige en éternel débiteur de sa mère, parce que celle-ci lui aurait, comme il en est persuadé, sacrifié ses rêves sans que lui-même ne l’ait demandé davantage. Autrement dit, alors que personne n’a demandé quoi que ce soit à quiconque, une dette n’en a pas moins été contractée, liant un fils et une mère dans un rapport d’obligation quasi indénouable, qui met en jeu tout à la fois un sentiment d’injustice, un appel à la justice et la nécessité d’un épurement de comptes.

4 Voilà comment un fils, écrasé de culpabilité ou fou de reconnaissance, à moins qu’il ne s’agisse des deux en même temps, en est venu à décider de sa plus constante et plus intime ambition dans la vie : rendre justice à sa mère en la dédommageant de tout ce à quoi il estime qu’elle a dû renoncer pour lui ; réparer le préjudice d’une vie brisée dans son élan selon une modalité de la réparation que la victime elle-même a bien voulu fixer : en la faisant accéder par procuration – à travers son succès à lui, à supposer qu’il advienne, ce dont elle n’a jamais douté – à une gloire âprement rêvée, mais qu’elle n’avait pas eu la chance, ni le temps, de rencontrer. Car l’actrice à la vocation contrariée depuis la naissance de son fils n’en avait pas moins endossé le rôle canonique de l’apôtre du renoncement, ou du martyre maternel, dont seule la vocation exaucée du fils allait pouvoir effacer les stigmates. Tel est, en résumé, le fantasme originel que le fantasme originel de la mère de Romain aura fait naître dans l’âme de son fils. Telle est la « folie douce » que le narcissisme absolu, égal à l’abnégation totale, de la première aura instillée dans le cœur du second. Et tel est le fondement de la vocation de romancier de Romain Gary, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il aura donné au Roman la fonction de faire vivre au lecteur comme à l’auteur une vie par procuration : vie qu’il ne leur serait pas donné de vivre autrement que par le truchement de personnages inventés à cet effet, de la même façon que Nina ne concevait de vivre sa vie qu’à travers celle d’un « personnage » hissé par elle au-dessus de l’ordinaire et dont elle ne laissait pas d’imaginer au jour le jour l’existence future dans la pure indistinction du possible et du réel : le personnage de son fils.

2.

5 Reportons-nous à la première scène du livre. Elle se déroule à Salon-de-Provence. Le jeune Romain Kacew y est sergent instructeur à l’École de l’air. La guerre vient tout juste d’être déclarée, c’est la mobilisation générale, aussi la mère du jeune officier, qui habite Nice, a-t-elle décidé de venir lui dire « au revoir », à la veille de son départ en mission. Gary raconte qu’il l’a « vue descendre du taxi, devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et, sous le regard goguenard des troufions, elle m’ouvre ses bras d’un geste théâtral, attendant que son fils s’y jetât, selon la meilleure tradition ». Évidemment le fils, voulant jouer, comme il l’avoue, au dur, au vrai, au tatoué, se retient de se jeter dans ses bras comme un petit enfant. Il se contente, au risque de la contrarier, de l’embrasser « avec toute la froideur amusée dont [il était] capable », de sorte que, s’écartant légèrement de lui et le toisant du regard, la voici qui s’exclame : « Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! Tu verras, ta mère a toujours raison ! » (P, 15). Aussitôt, comme on l’imagine aisément, le rouge lui monte aux joues, mais avant même qu’il ne puisse esquisser le moindre geste, voilà qu’un autre cri s’échappe de la bouche de Nina : « Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio, Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! » (P, 16).

6 Ce qui frappe d’emblée dans ce prophétisme maternel, ce sont trois choses :

7 1/ Pour démentir le présent, on invoque le futur, ou pour maquiller le réel, on en appelle au possible. C’est ce que fait la mère de Gary en conséquence de son désappointement, mais c’est aussi, et surtout, ce que Gary, selon ses propres dires, ne cessera de faire en écrivant des romans.

8 2/ Il se peut que le futur de l’indicatif du « Tu seras » le cède dans le plus grand secret à l’impératif futur (ce que tu seras = ce que tu devras être). En tout cas, tout est fait ici pour que le principal intéressé ne sache jamais très bien si le « tu seras » qui lui est adressé relève de la description ou de la prescription. C’est sur cette ambiguïté première que sa destinée se trouve alors engagée, au point qu’une vie entière ne sera pas de trop pour débrouiller pareille question, si jamais elle peut l’être. Quand le devoir-être domine à ce point l’être, qu’en est-il encore de l’être ? Est-il ? A-t-il jamais été ?

9 3/ Précisément, dans son aspect d’annonce du Destin, le présage proféré par la mère présente ceci de singulier qu’il tend à allier, jusqu’à les confondre, jusqu’à les écraser l’un sur l’autre, les temps du futur et du présent. Ainsi, dans la phrase que l’on vient d’entendre, le « Tu seras » fait corps avec le « qui tu es », au sens, je le précise tout de suite, où le « qui tu es » est tout entier fonction du « Tu seras », et non l’inverse. Voici, j’y insiste, ce que pense in petto l’auteur de cette phrase : ce que tu seras, tu l’es en fait déjà, et si encore personne, pas même toi, ne le voit ni ne le sait, cela n’a aucune espèce d’importance, car moi, ta mère, je le vois et je le sais, pour l’avoir tout simplement voulu. Ici la divination semble être celle d’une divinité, tout comme sa prophétie semble être performative. Prédiction auto-réalisatrice. Le présage comme pensée magique. De cela, Gary va petit à petit prendre conscience ; bientôt ses yeux s’ouvriront sur tout ce qui se joue de proprement destinal dans cette confusion des temps, de sorte qu’arrivé au milieu de son récit, il se résoudra à écrire : « Elle [ma mère] ne faisait pas de distinction entre “est” et “sera” » (P, 178). Pour Nina, en effet, l’amour maternel dont elle s’est voulu le modèle héroïque a ceci de magique qu’il abolit le temps.

3.

10 La question à laquelle La promesse de l’aube tente de répondre est la suivante : quel est le destin d’un être dont le devenir est assujetti à cette loi entendue, reçue, à travers un « Tu seras » ? Et d’où provient-elle, cette loi qui dicte un sens au devenir ? Gary a répondu : de sa mère. Pourquoi la mère ? Est-ce pour une raison de structure ? Est-ce parce que la loi de la mère [2], au travers de mots chargés de plaisir et de souffrance s’imprimant dans l’inconscient de l’enfant, enchaîne celui-ci au réel de sa jouissance à elle, bien plus étroitement, plus fortement, que la loi du père n’articule son désir inconscient dans l’ordre symbolique ? La psychanalyse dirait sans doute que oui, après s’être convaincu, sur le fondement de l’ordre œdipien mis au jour par Freud, de la présence d’une injonction maternelle, donc féminine, au principe de la névrose. Mais pourquoi spécifier ? Pourquoi la mère plus que le père ? Et pourquoi même la mère ou le père plus que le grand-père ou la grand-mère ? Une chose est sûre : si Gary a mis en avant le désir de la mère, c’est parce que ce désir-là détenait la clé de toute futurition.

11 Or c’est là que le bât blesse. Car, alors, de deux choses l’une : ou bien la futurition ne débouche pas sur un avenir concret, donc sur un présent vivant, et alors le désir de la mère fait office de marâtre, ce qui revient à dire que son désir se présente sous la forme, impérieuse et cassante, d’une demande marâtre[3]. Ou bien la futurition donne au contraire accès à un présent de vie et, dans cet autre cas, le désir de la mère, par son « Tu seras », n’a plus rien de cette figure mortifère, de cette injonction confiscatoire, qui rend la vie impossible à l’être qui tire son mandat de vivre de cette autorité. Et dans ces conditions, celle-ci n’est pas marâtre : elle est matrice. Ce qui veut dire pour le coup que son désir exprime avant toute chose et en toute chose un amour matriciel[4].

12 Qu’il s’incarne en une demande marâtre ou en un amour matriciel, le désir de l’autorité parentale s’exprime toujours au moyen d’une voix. Pour être plus exact, il est une Voix. Pour s’en convaincre, l’on accordera la plus haute importance à des phrases de La promesse de l’aube telles que : « Je crois que c’était la voix de ma mère qui s’était emparée de la mienne… » (P, 295) ; ou encore : « Jamais sa présence ne fut plus réelle pour moi, plus physique, que pendant ces longues heures passées à errer sans but à travers la Médina de Meknès et à essayer d’oublier […] la voix de mon sang qui ne cessait de m’appeler au combat… » (P, 301). La question qui se pose alors est la suivante : que faut-il penser de cette voix qui tire à hue et à dia, du côté de la demande marâtre ou du côté de l’amour matriciel ?

13 Pour Gary, l’affaire est entendue : « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais » (P, 38). Et sans doute ne dira-t-on jamais assez combien cette formule est sévère. C’est comme un prêté pour un rendu ; à férocité, férocité et demie. Car enfin, cet énoncé devenu célèbre ne revient-il pas à affirmer que le trop d’amour recèle comme une malignité involontaire, dont il résulte, chez ses destinataires, une mutilation précoce poussant à recourir à toutes sortes de prothèses afin qu’ils se donnent l’illusion d’avancer encore gaillardement sur leurs deux jambes ; ou bien, variante du même constat, que l’être qui se définit d’aimer attise toujours par son absence, laquelle finit toujours par arriver, le manque et la frustration, au point que, de proche en proche, sans jamais qu’il le veuille, il engendre plus que de la nostalgie : le désespoir ? Non seulement la dette de vie est aussi infinie qu’est impitoyable l’exigence de son acquittement, mais l’amour le moins intentionné du monde a toutes les chances de se montrer toxique sitôt qu’il se mue en adoration. Il y a eu ainsi, chez Gary, comme une version ou une réversion personnelle du mè phunai : au « puissé-je n’avoir pas été engendré ! » il a substitué un « puissé-je n’avoir pas été adulé ! » C’est qu’on vit mal d’avoir été sujet à un culte compensatoire, comme on vit mal de ne l’avoir pas été suffisamment. Mais qui tient la balance ? Qui connaît le bon équilibre ? Qui pourra jamais administrer la bonne dose d’amour ? D’ailleurs, cette dose existe-t-elle dans l’absolu ? Ou n’est-elle pas infiniment modulable à chaque instant selon les personnes en question, qu’elles soient enfants ou parents, selon l’histoire qui est la leur et ce qu’elles en font pour devenir ce qu’elles sont ? Même la psychanalyse, et c’est heureux, se retient de s’engager sur ce terrain.

4.

14 Tous les psychanalystes connaissent l’image dont Lacan s’était servi une fois pour décrire le rôle de la mère : « Le rôle de la mère, c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est pas quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit indifférent. Ça entraîne toujours des dégâts. Un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère. On ne sait pas ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça, le désir de la mère. Alors, j’ai essayé d’expliquer qu’il y avait quelque chose qui était rassurant. Je vous dis des choses simples, j’improvise, je dois le dire. Il y a un rouleau, en pierre bien sûr, qui est là en puissance au niveau du clapet, et ça retient, ça coince. C’est ce qu’on appelle le phallus. C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si, tout d’un coup, ça se referme [5]. »

15 Eh bien, je dirai, en ayant ce texte dans l’oreille, que sur Gary ledit clapet a bien failli se refermer et le broyer psychiquement de part en part. Et cette mâchoire moins rageuse que ravageuse, s’il est parvenu à la tenir ouverte, c’est en s’agrippant constamment, et de toutes ses forces, au rouleau de ses écrits. Cela me semble clair comme de l’eau de roche. Il avait d’ailleurs lui-même, dans La promesse de l’aube, résumé cela d’un mot tout à fait dans son style : « Au lieu de hurler, j’écris des livres » (P, 118). En écrivant ce livre-là en particulier, puis cette espèce de remake de La promesse de l’aube qu’il a intitulé La vie devant soi, Gary se sera donc efforcé à la force du poignet, si je puis dire, c’est-à-dire au moyen de sa main à plume, comme disait Rimbaud, de limiter autant que faire se peut les dégâts, pour reprendre exprès le mot de Lacan.

16 Alors, demandons-nous pour finir ce qu’il convient d’entendre par « amour matriciel » ? Là, la philosophie a peut-être quelque chose à nous apprendre. En effet, c’est au tome i de L’Idiot de la famille, que Jean-Paul Sartre a proposé de donner une consistance philosophique à ce que je me suis risqué à baptiser du nom d’amour matriciel et qu’il présente, lui, comme un événement gracieux, comme la venue d’une grâce : « […] il faut, dit-il, qu’un enfant ait mandat de vivre : les parents sont mandants ; [ce qui veut dire qu’]une grâce d’amour l’invite [lui, l’enfant] à franchir la barrière de l’instant : on l’attend à l’instant qui suit, on l’y adore déjà, tout est préparé pour l’y recevoir dans la joie ; l’avenir lui apparaît, nuage confus et doré, comme sa mission : “Vis pour nous combler, pour que nous puissions te combler à notre tour !” ; mais la mission sera facile : l’amour des parents l’a produit et le reproduit sans cesse, cet amour le soutient, le porte du jour au lendemain, l’exige et l’attend ; bref, l’amour garantit le succès de la mission. Plus tard, en vérité, l’enfant peut trouver d’autres objectifs, des conflits d’abord masqués peuvent déchirer la famille : l’essentiel est gagné. Il est marqué pour toujours dans le mouvement de sa temporalisation quotidienne par une urgence téléologique ; si plus tard, avec un peu de chance, il peut dire : “Ma vie a un but, j’ai trouvé le but de ma vie”, c’est que l’amour des parents, création et attente, création pour une jouissance future, lui a découvert son existence comme mouvement vers une fin ; il est la flèche consciente qui s’éveille en plein vol et découvre à la fois l’archer lointain, la cible et l’ivresse de voler, décochée par l’un vers l’autre [6] ».

17 Sartre ne développe pas plus avant. Il ne dit pas comment la mandature s’institue, ni comment s’effectue l’enregistrement de l’ordre de mission par l’enfant. Il n’y a pas non plus chez lui, et pour cause, trace de ce « Chè vuoi ? » – Que me veut l’Autre ? – qui sert à Lacan de clé de voûte à son graphe du désir, parce qu’il désigne le rapport essentiel de l’angoisse au désir de l’Autre, le fait que l’écoute de la demande traduisant ce désir est toujours transie d’angoisse. Il ne dit pas davantage par quels procédés gracieux une main portée par la diligence et la prédilection, une main véhiculant la générosité propre à une entraide sans condition, comment une main aimante, en un mot, parvient à manifester à chaque instant son invite à l’être dépendant qui, sans qu’il le veuille ni puisse le réfléchir, se trouve soumis à l’inexorable passage du temps.

18 Du coup, la question est la suivante : comment faire franchir la barrière de l’instant en donnant chaque fois à qui franchit cette barrière le sentiment réconfortant et libératoire que le temps n’en est pas l’unique responsable ? Comment ôter son anonymat au passage du temps et lui donner en échange un visage faisant montre, qui plus est, d’un regard hospitalier ? À l’inverse, comment empêcher qu’une avarice affective ne fasse nuisiblement barrage à l’écoulement du temps ?

19 Certes, pour autant qu’il prenne place dans l’économie du mandat de vivre, le fait d’être né d’une attente future peut toujours donner lieu à une catastrophe, quand rien dans le désir de l’Autre ne le soustrait à la demande marâtre. Et dans ce cas, osons-le dire, le « Tu seras » confine à la malédiction. Sartre le laisse entendre dans la formulation qu’il choisit pour révéler ce qu’il en est de la demande parentale, de ce que nous avons appelé l’ordre de mission : « Vis pour nous combler, pour que nous puissions te combler à notre tour ! » Où l’on voit que c’est la conditionnalité du don – si contraire à l’essence même du don et donc au concept de l’amour – qui se trouve expressément mise en relief. Te comblerions-nous si tu ne nous comblais pas pour commencer ? C’est là que se noue en effet la ligature du mandat de vivre : nœud qui fait corps avec cette circularité irréductible, avec ce besoin d’être aimé qu’éprouvent, le cas échéant, en fonction de leur histoire, en raison de leurs antécédents, tous les parents qui ne prennent soin de leur progéniture que dans l’espoir d’en être aimés. Nœud qui fait de la demande marâtre l’expression sauvage et tyrannique d’un intérêt purement égocentrique, le fruit amer et dévitalisant d’une pulsion narcissique. Nœud qui semble en tout cas, et de très loin, être plus complexe et plus indénouable que le nouage ou le rouage œdipien.

20 Mais il arrive également, et c’est heureux, que le désir de l’Autre tire l’attente du côté de la création. Et c’est alors que l’amour devient proprement matriciel, c’est-à-dire générateur d’une forme. Il devient en effet la matrice d’un devenir (du sujet) capable de faire entrer le futur de l’attente (la futurition) dans un avenir que l’on se doit, cette fois, de qualifier de concret, puisqu’il donne lieu chaque fois à un présent vivant. Quand l’attente se veut création, l’amour devient une matrice d’avenir pour le devenir lui-même, de même que ce devenir devient une réalité de tous les instants.

21 S’il arrive que la futurition, dont le désir parental détient la clé, prenne l’aspect d’une « jouissance future », c’est que le sujet invité à tout instant, et par le temps lui-même, à franchir la barrière de l’instant se sent attendu de l’autre côté de cette barrière, qu’il se croit assuré d’y être reçu et, ainsi, soutenu, conforté, justifié dans son être, lequel est temporel, donc de toutes les manières changeant.

22 L’amour matriciel, c’est l’amour qui porte du jour au lendemain, qui supporte, par conséquent, le devenir de l’être en vie en l’ouvrant à l’avenir, c’est-à-dire en ouvrant l’avenir lui-même à l’épreuve de sa concrétude. L’amour matriciel, c’est lorsqu’une espèce de sollicitude prend par la main l’être privé de toute autonomie, l’être sans défense, l’être encore incapable de dire son fait, à savoir l’enfant (infans), afin de l’aider à traverser la frontière de l’instant en lui donnant le sentiment sur lequel toute une foi peut s’épanouir, qu’au moment de franchir cette frontière, on l’attend de toute éternité à l’instant d’après, qu’il y est si inconditionnellement accepté qu’il peut jouir déjà, par avance, d’y être bientôt accueilli dans la joie, le genre de joie qui accompagne généralement les œuvres de bienfaisance, de miséricorde ou de bénédiction. C’est dans cet accueil, joyeux s’il en est, que l’être qui n’a pas décidé de sa venue au monde, peut puiser la justification la plus profonde, la plus radicale, la plus irréfragable de son être ne disons pas contingent (à la manière de Sartre), mais temporel et, ainsi, fini.

23 Sans doute la façon dont s’effectuent et la dispensation et l’inscription dans l’autre de ce sentiment incomparable demeurera-t-elle à tout jamais une énigme. Mais l’une et l’autre n’en existent pas moins. Le constat en est intuitif en chacun. Au point que l’on peut craindre sans trop s’en offusquer que ni la philosophie ni la psychanalyse, fût-elle existentielle, ne parviennent jamais à en dévoiler l’ultime ressort. Pour autant, il demeure toujours possible de déduire la présence initiale, matinale, de l’amour matriciel à partir du constat empirique qu’il existe des êtres chez qui la confiance dans l’avenir – dans ce qui est à venir et dont on ne sait encore rien – est irréductible, inentamable et absolue, chez qui, donc, l’espoir tient lieu de principe de vie, et cela quelles que soient les circonstances actuelles, quelles que soient les conditions d’existence, quoi qu’ils aient été dans le passé, et quoi qu’ils soient devenus au présent. Comment cela se fait-il ? D’où leur vient une telle foi ? Comment s’explique l’injustifiable ? Eh bien, ce qui l’explique, c’est l’amour matriciel dont ils ont joui « à l’aube de leur vie ». Certes, ils n’étaient pas « là » pour le savoir : nul n’est contemporain de sa naissance, de même que nul ne sait quand ni pourquoi il a reçu mandat de vivre. Mais, j’y insiste, chacun peut le déduire de cette foi dans l’avenir qu’il se sent porter en lui, qui l’habite, qui l’anime intérieurement et dont il n’a à aucun moment décidé – cela au moins il le sait. Et de cette déduction il peut toujours s’autoriser à conclure que c’est à ce même amour, à cette « création pour une jouissance future » qui le définit en sa version matricielle, que revient le privilège quasi miraculeux de faire d’un enfant autre chose que ce « rêve de pierre » que les parents fabriquent si souvent avec leurs regrets et qu’ils sont tentés de mettre sur un piédestal dès lors qu’ils confondent adoration et amour, vénération et considération, dans ce mouvement d’exhaussement de leur progéniture à l’issue duquel ils espèrent qu’en raison de la mission qu’ils lui auront confiée il assurera un jour leur salut personnel.

Notes

  • [1]
    Le sigle P (entre guillemets, suivi de la pagination) renvoie à R. Gary, La promesse de l’aube, éd. définitive, Paris, Gallimard, 1980, coll. « Folio », 2004.
  • [2]
    À ce sujet, voir G. Morel, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica, 2008.
  • [3]
    On sait que la marâtre désigne la femme du père, pour les enfants de celui-ci nés d’un précédent mariage. Le mot a très vite pris le sens péjoratif de la belle-mère qui maltraite les enfants dont elle est censée s’occuper en raison de son mariage, mais qui ne sont pas les siens. Par extension, le terme a fini par désigner la mère cruelle qui maltraite ses propres enfants. Sur le plan sémantique, ce qui vient au premier plan avec la marâtre, c’est le fait que la mission de protection que l’on prête généralement à l’autorité parentale n’est pas remplie. D’où le sens de l’adjectif féminin marâtre : qui agit en marâtre, c’est-à-dire de façon cruelle et injuste. L’adjectif ne fait pas acception de personne, ni de sexe. On parle ainsi de providence marâtre, de fortune marâtre, de société marâtre, de nature marâtre… C’est dans ce sens-là que j’emploie l’épithète dans l’expression conceptuelle : demande marâtre. La demande marâtre n’est pas le fait de la mère ou de la belle-mère : elle procède de l’auto-rité supposée remplir une fonction de protection et qui se montre, dans la demande qu’il lui arrive d’adresser à l’autre, aussi exorbitante qu’impitoyable et, pour cette raison même, aussi cruelle qu’injustice.
  • [4]
    On sait que la matrice nomme un « moule naturel ». C’est d’abord un terme d’anatomie qui, synonyme d’utérus, renvoie à l’appareil générateur de la femme, chez les humains, et des mammifères femelles, chez les animaux. C’est donc pour un fœtus le lieu à partir duquel il se développe et son enfan--tement a lieu. Par métonymie, la matrice désigne la mère, et par analogie, le milieu où quelque chose prend racine, se développe, se produit. Ce sens analogique croise une autre signification du mot matrice. En effet, la matrice en plus d’être un terme d’anatomie est un terme de technologie qui désigne le moule creux, en métal, mais pas seulement, qui sert à donner une forme déterminée à un objet par compression, découpage, déformation ou emboutissage. C’est dans ce dernier sens que je propose d’entendre l’expression d’amour matriciel. Cet amour est considéré non seulement comme l’origine de quelque chose mais aussi comme ce qui, produit par lui, reçoit une forme déterminée : en l’occurrence, et comme on va le voir dans la troisième partie de cette étude, la forme d’une ouverture confiante dans l’avenir, quel que soit le passé et quel que soit le présent.
  • [5]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre xvii, L’envers de la psychanalyse (1969--1970), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 1991, p. 129.
  • [6]
    J.-P. Sartre, L’idiot de la famille, tome i, Paris, Gallimard, 1988, p. 139-140.
Français

Dans La promesse de l’aube, Romain Gary fait état de la naissance de sa vocation d’écrivain en l’abordant en termes d’assignation produite par l’Autre, sa mère en l’occurrence. Très jeune, il aurait entendu d’elle un « Tu seras… » qu’il s’est alors empressé d’interpréter, non sans humour, bien moins comme un commandement que comme une prophétie auto-réalisatrice. Aussi, sous couvert de liberté, évidemment, s’est-il appliqué à devenir ce que le désir de la mère voulait qu’il fût. Ainsi il a fait de ce désir autre la lance de sa propre destinée. Mais comment en a-t-il rendu compte ? Quels enseignements en a-t-il retenus ? Et enfin, et surtout, quelle leçon la psychanalyse pourrait-elle en tirer, c’est-à-dire, et pour ne prendre ici qu’un exemple, à quels ajustements la notion de « névrose de destinée » pourrait-elle se plier au regard d’une telle expérience subjective ?

Mots-clés

  • Mère
  • mandat
  • marâtre
  • matrice
  • amour
  1. 1.
  2. 2.
  3. 3.
  4. 4.
Paul Audi
Philosophe. Il est membre statutaire de l’équipe de recherches philépol à l’Université Paris-Descartes et il siège au comité de rédaction de la revue Cités. Il a publié à ce jour une trentaine d’ouvrages.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/10/2018
https://doi.org/10.3917/sc.024.0034
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...