CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Distinctes de multiples façons, la littérature et la sociologie, pour de multiples raisons, ne sont pourtant pas séparées par des frontières étanches[1]. D’une certaine façon, nous nous sommes efforcés de le montrer dans cette rubrique « Culture »[2] en indiquant l’intérêt « sociologique » d’un film de Nassim Amaouche et de livres de Martine Sonnet, d’Annie Ernaux, de Pierre Bergounioux, de Pierre Michon, de Lydie Salvayre. Dans la même perspective, il nous a semblé pertinent d’ouvrir les colonnes de Savoir/Agir à la littérature : en l’occurrence, il s’agit d’une brève nouvelle de Mustapha Belhocine, dont l’intérêt (et l’inspiration) sociologiques n’échapperont à personne.

2À l’heure où les gouvernements multiplient les contrôles contre les fraudeurs (ces petites gens qui vivent au-dessus de leurs moyens aux dépens de l’État), à l’heure où l’on s’en prend à des « assistés » parfois imbibés d’alcool à cause d’une certaine mélancolie, à l’heure où les chômeurs empêchent, par la force des vases communicants, une partie de la France d’en bas de prendre l’ascenseur social afin de s’épanouir là-haut, tout là-haut dans la France qui se lève tôt, la France qui valorise le travail, la France qui ne calcule pas le nombre de ses heures supplémentaires, la France de ceux qui scandent « J’aime ma boîte », à l’heure où les chômeurs dorment jusqu’à midi avant de rejoindre leur bistrot préféré, c’est à cette heure, que, moi aussi, nanti parmi les nantis, apprenti sociologue, mais néanmoins chômeur de son état, je suis sur la route, direction l’agence ANPE de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, où je suis convoqué pour un entretien d’embauche en tant que bagagiste manutentionnaire. L’agence est, bien entendu, spécialisée dans les métiers de l’aéronautique : tous les métiers de la branche y sont représentés, du bagagiste, en passant par les stewards, jusqu’au pilote. J’ai déjà fait cette route plusieurs fois, tentant désespérément de trouver un emploi, mais, jusqu’à présent, ma quête est restée vaine. Pourtant ce 23 juin, au volant de ma voiture sur l’autoroute A1, j’étais content, j’étais heureux. Il faisait un soleil radieux, annonciateur d’un bel été, j’accueillais la lumière comme un présage de bonheur. J’étais loin de me douter que j’allais vivre le point final de mes illusions.

3Pourquoi je voulais absolument travailler à l’aéroport ? Quelle était donc cette lubie ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce lieu représente, pour beaucoup de chercheurs d’emploi, le lieu idéal de l’épanouissement professionnel, car l’aéroport, c’est bien connu, c’est avant tout les voyages … Les vacances commencent sur le lieu de départ : un emploi à l’aéroport, c’est allier l’utile à l’agréable. Et puis il y a le mythe des réductions sur les billets d’avion : Caracas pour vingt euros, Miami pour quinze (en fait, seule une petite partie des travailleurs de certaines compagnies a des réductions, mais l’espoir fait vivre …). Et puis travailler en horaires décalés, ça n’a pas que des inconvénients : le reste de la journée, on peut vaquer à d’autres activités. Et puis, à ce qu’il paraît – et là, c’est l’essentiel – il y a le montant du salaire : pas de smicards à l’aéroport ! En fait, il y a toute une mythologie du travail à l’aéroport et moi-même, malgré les outils sociologiques, je n’ai pas pu y échapper. En ce qui me concerne, ce serait mettre au rebut la nostalgie du retour au pays. Car, pour moi, l’aéroport c’est avant tout le bled. L’aéroport était le point culminant d’une année de préparatifs méticuleux pour rejoindre la mère patrie : la République Démocratique et Populaire d’Algérie. Il y avait tout un cérémonial : il fallait se mettre sur son 31, c’était une fête, il fallait montrer et démontrer la réussite sociale de la famille. Et puis l’aéroport, dans mon triste quotidien, c’était le paradis – paradis de la consommation –, c’était comme pénétrer dans la vitrine d’un grand magasin à Noël. Et puis la structure elle-même, l’architecture pharaonique, ces grands volumes : c’est impressionnant pour un enfant qui vit dans 20 m2 (avec ses parents). L’aéroport, c’est, pour beaucoup, une sorte de miracle des temps modernes, une atmosphère quasi paradisiaque où règne le progrès du genre humain, le rêve d’Icare réalisé (calme-toi Mouss !). D’ailleurs beaucoup réalisent ce rêve à leur manière en se programmant des sorties aéroport, seuls ou en famille : on regarde les avions décoller, on se prend un petit dej’ (le top étant Orly Sud et son immense café terrasse avec vue panoramique sur le tarmac) et on se met à rêver en sirotant son café (vu le prix, siroter c’est le mot qui convient), on regarde les gens, on imagine leur vie : que fout­il ici celui-ci qui part pour Los Angeles, le 23 novembre ? Y’en a qui se la coulent douce …

4Alors dès que j’ai su qu’il y avait une agence ANPE à l’aéroport (et que je ne serais pas sociologue), je me suis inscrit en jouant le jeu à fond, respectant toutes les procédures de l’institution, avec un premier entretien où l’on m’a expliqué qu’il fallait que j’intègre un parcours personnalisé, avec bilan de compétences, objectifs, moyens, outils, action­réaction. Et puis ils connaissent leur boulot, il y a un emploi au bout. Bon, au début, j’avais quand même des prétentions, je voulais travailler, mais pas dans n’importe quoi (en fait, même n’importe quoi, il n’y a pas…). Moi, advienne que pourra, je voulais être agent d’escale : ça c’est un boulot, c’est cool, ça n’a pas l’air très contraignant, on rigole avec ses collègues, on attend les vols et, entre les vols, on est en pause. Et puis il y a des jolies filles, et on en jette avec son futal à pinces, sa belle liquette ! … Et j’avais le sentiment d’avoir toutes les qualités requises pour exercer cette fonction : je suis quasiment bilingue en anglais, de bonnes notions d’espagnol et puis l’arabe et le kabyle (au cas où je bosserais pour Air Algérie ou Aigle Azur), j’ai mon bac+3, études de sociologie, 1m80, des yeux noisette et une bagnole, alors je me jette à l’eau.

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« Agent d’escale, Monsieur ?
– Oui Madame.
– Vous parlez anglais ? Il faut avoir un bon niveau, c’est fondamental.
– Oui.
– Êtes­vous prêt à travailler la nuit, le dimanche, à Noël, le 31 décembre ?
– Oui ! (Elle aurait pu rajouter l’Aïd c’était oui !)
– Vous avez une voiture ?
– Oui !
– Vous avez le bac ?
– Oui !
– Alors, Monsieur, laissez­moi vous dire que vous avez bien de la chance. Vous tombez sur une bonne période : nous vous proposons un test, vous serez évalué par un expert formateur, qui, après traitement de vos résultats, déterminera vos capacités et votre motivation pour exercer ce métier. Il y aura une note et une conclusion écrite : si vous avez la moyenne et une bonne appréciation, c’est bon.
– C’est bon … et je travaille ?
– Il faut tout d’abord être formé, votre dossier est transmis aux compagnies qui, après un examen minutieux, prennent en charge votre formation.
– Et je suppose que, si c’est le cas, si, en quelque sorte, elle investit sur moi, il y un contrat à la clef.
– Absolument, Monsieur, vous avez tout compris ! (en fait, bien sûr, je n’avais rien compris).
– Il y aura un test psychotechnique, un test d’anglais, plusieurs entretiens, dont un en anglais et un en français pour vérifier votre élocution. Ayez une bonne présentation et soyez à l’heure ! »

6Je quittais l’ANPE le cœur léger en me disant : c’est bon, mon rêve va être exaucé parce que j’en ai vu des agents d’escale, je les ai observés, c’est pas superman !… En attendant mon test et au lieu de bosser mon prétérit, j’allais à Roissy, à Orly, et j’observais attentivement les agents d’escale, pour me convaincre qu’ils n’avaient rien de particulier. Je voulais valider mon hypothèse sur le terrain (sociologie quand tu nous tiens …). De toute évidence, ils ne parlent pas un mot d’anglais, ni le français d’ailleurs, ils n’ont pas l’air de sortir de l’École Normale, j’ai mes chances … Le seul hic c’est qu’ils ont plutôt un physique agréable, moi j’ai les yeux noisette, mais une petite excroissance côté bide (il faut que je travaille les abdos).

7Rendez­vous fut donc pris pour passer le test. C’est mon avenir qui est en jeu. Alors je mets le paquet. Je m’organise, je prépare mes affaires, je vais sur mappy. fr pour la feuille de route, une bonne douche et j’enlève mon bonnet rouge : je suis fin prêt, RDV à 9 heures, j’arrive à 7 heures. J’ai eu du mal à trouver l’endroit : c’est au milieu de nulle part. Mais, à 9 heures, il n’y a toujours personne : j’attends une demi-heure, une heure, deux heures … J’aurais mal noté l’adresse ? Je me serais trompé de jour ? Je trouve une cabine et j’appelle l’ANPE.

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« Monsieur Belhocine, vous n’avez pas reçu le mail ? J’ai pourtant prévenu tout le monde (quoi, je ne suis pas seul ?) : le test est reporté à la semaine prochaine, même jour, même heure, et surtout ne soyez pas en retard !
– Merci Madame »

9Bon, je consulte tous les jours ma messagerie : c’est normal, c’est moi le chômeur.

10Le jour J arrive, je ne suis pas stressé, je suis serein. Je passe l’évaluation par QCM : pas simple, mais j’ai confiance. Puis, c’est l’entretien en anglais. L’expert a la dégaine d’un expert, mais c’est un Maghrébin et là je me dis : un dominé qui est devenu un dominant, il n’y a pas pire, surtout avec leurs congénères, auxquels ils doivent démontrer qu’ils ont su s’intégrer sans perdre leur âme, par leur propre mérite. Mais je fais abstraction et j’enchaîne mon anglais avec assurance et je balance mes « pattern, behaviour, involved in, there is no trouble ! » et deux, trois belles tournures shakespeariennes, bref knock out ! L’expert rédige sa conclusion qui me paraît bien longue : il tape furieusement sur son clavier, une heure pour neuf lignes. J’ai tout de suite compris qu’il utilise le correcteur d’orthographe et qu’il ne sait pas écrire, mais c’est un formateur expert alors de quoi je me mêle ? Le résultat est mitigé, mais j’ai la moyenne et la conclusion est plutôt positive. Cependant, selon lui, je dois encore travailler les phrases verbales, les anglicismes, « optimiser » ma présentation et travailler les tests psychotechniques, pour aboutir (je croyais à une plaisanterie). Néanmoins, étant donné que j’avais la moyenne et que j’avais fait preuve d’une réelle motivation, il fallait que je m’attende prochainement (2 à 30 ans) à des contacts de la part des compagnies, via l’ANPE. Alors j’étais content, même si j’ai failli lui dire : fuck your mother fucking hoe (gentillesse en argot new-yorkais de Staten Island).

11Après cette aventure, je retournais régulièrement à l’ANPE, répondant à un maximum d’annonces sans jamais recevoir de réponse. Et puis, avant de partir, je balançais toujours un petit mot pour savoir où ça en était cette histoire de formation qui devenait peu à peu une légende. Au bout de quelque temps, je fis le deuil de ce métier.

12Et je m’enthousiasmais pour mon nouveau projet de bagagiste manutentionnaire. Oui, je sais, j’ai revu mes prétentions à la baisse, mais bon, j’avoue que j’avais été trop gourmand : j’ai voulu sauter des étapes. Pourtant, je connais les Fables de La Fontaine. Alors c’est parti pour un métier, où je crois, cette fois, qu’il ne faut pas sortir de Saint­Cyr (ok, pour les agents d’escales j’ai été un peu arrogant, mais, là, merde, c’est de la manut !…). Toujours dans le cadre d’un suivi personnalisé, l’ANPE me convoque à un test pour, cette fois, aboutir à quelque chose de concret. Je suis motivé une fois de plus. Au menu, QCM de culture générale, de français et de géographie (au cas où on aurait l’idée saugrenue d’envoyer un colis vers Tokyo alors qu’on devait le diriger vers Lausanne, donc très important la géo), sans oublier permis de conduire et photocopie de la carte grise à son nom, car il faut avoir son propre véhicule (il y a des petits malins qui veulent absolument travailler à l’aéroport, alors qu’ils n’ont pas de voiture, ni le permis d’ailleurs), donc ne pas oublier les papiers. RDV 9 heures, ponctualité. Comme pour le test d’agent d’escale, j’étais super confiant, d’autant plus que je suis imbattable en géographie : depuis que j’ai 5 ans, je terrorise camarades et cousins au jeu des capitales. Culture générale, j’en parle même pas : je te passe gaiement de Pierre Bourdieu à Matoub Lounès, de Bertolt Brecht à Nique ta Mère, de la vie des Inuits à l’étude de la tectonique des plaques, du football hongrois aux Puros de la Vuelta Abajo (même si je reviens toujours à Pierre et Lounès). Bref, là je n’ai pas vraiment peur de ce test. Mon inquiétude est complètement dissipée le jour J. Lorsque les autres participants s’installèrent, il devait bien y avoir 100 % d’étrangers qui ânonnaient quelques mots en français : visiblement, ils étaient perdus, la plupart étaient venus sans les papiers requis, d’autres n’avaient pas répondu à l’appel, venus sans convocation. Mais, après négociation collective, le responsable les autorise à passer le test. Puis, il demande les permis. Un type au fond de la salle s’exclame : « J’ai pas le permis Monsieur ! » (dans un français approximatif, je compte les points). « Alors c’est pas possible. Comment allez­vous faire quand il faudra rentrer à 2 heures du matin ? », « Il y a le RER Monsieur ! ». Dépité, le responsable distribue les feuilles de test tout en disant qu’il faudra œuvrer pour créer des aéroports en centre­ville. Et puis, évidemment, beaucoup étaient venus sans stylo : moi j’avais ma trousse (et mon boulot de manutentionnaire assuré) et je lâchais deux ou trois stylos. Le responsable donne les consignes et c’est parti : j’observais mes compagnons d’infortune complètement paniqués et je torchais le test en 5 minutes n’ayant aucun doute sur la teneur de mes résultats. En quittant l’ANPE où se déroulait le test, j’étais confiant, mais ne pouvais m’empêcher de penser : tout ça pour ça ! …

13Comme pour le test précédent, j’attendais les résultats avec impatience : ce ne fut pas long, à peine une semaine plus tard j’eus un nouvel entretien avec un conseiller qui devait me donner les résultats et, si c’était bon, donner le feu vert afin de réaliser mon rêve.

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« Et bien, Monsieur Belhocine, vous avez eu la meilleure note (je m’en doutais), mais c’était prévisible, la majorité des participants n’ont pas fait d’études. C’était facile pour vous, vous avez votre baccalauréat et vous avez fait de la sociologie, vous étiez surveillant d’externat, alors …
– Alors quoi ? Pourquoi m’avez­vous proposé ce test ? De toute façon, c’est mon problème, je veux travailler, c’est tout, j’ai mon loyer à payer, vous comprenez, on n’a pas le choix.
– Je comprends, mais il faut chercher dans votre domaine. On ne peut pas se permettre de vous former avec votre niveau d’études parmi des gens qui savent à peine lire. Vous allez vous ennuyer, vous irez plus vite qu’eux ».

15Je n’y croyais pas. Et puis, mon conseiller qui était d’origine africaine, commence sur un ton paternaliste à me faire tout un speech sur nos difficultés, à nous les Français d’origine étrangère. Il fallait en faire plus, il fallait être encore plus fort. Et de conclure que je devais faire un choix : la sociologie ou la manutention. Je ne suis pas allé jusqu’à lui répondre, alors j’acquiesçais à ses propos qui, pour résumer, me signifiaient de changer complètement mon CV. Situation ubuesque : je prenais congé avec un nouveau RDV. Il me conseilla un bilan de compétences, je voulais lui conseiller l’excellent ouvrage de Stéphane Beaud « 80 % au bac … et après ? » (que je n’ai pas pu lire en entier : je ne suis pas masochiste).

16Malgré tout le dégoût – le son des sonnantes et trébuchantes se faisait de plus en plus sourd dans mes poches – je retournais à l’ANPE d’un air furibond, prêt à en découdre. J’arrivais en trombe devant le comptoir de l’accueil, la conseillère comprit tout de suite.

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« Bonjour Monsieur …
– Bonjour, écoutez, je veux voir le responsable de l’agence ! Cela fait maintenant des mois et des mois que l’on me mène en bateau, je n’en peux plus ! J’en ai marre ! Merde ! (elle essaie de m’interrompre, je hausse le ton). J’ai tout fait, toutes vos réunions débiles. Le test d’agent d’escale que j’ai réussi, rien. Le test de manutentionnaire que j’ai réussi, rien ! Je n’ai même pas eu les résultats, putain ! Je souhaiterais avoir mes résultats, ne serait­ce que par curiosité intellectuelle, mais non, rien. J’ai dû répondre au mois à cent annonces, rien, même pas de réponse négative. Ça m’apprendra à refuser de me morfondre dans un trip de victimisation, merde ! Je veux du travail ! TRAVAILLER ! Je veux même un emploi précaire ! Je ne veux pas être pilote ! Parce qu’en fait votre boulot, c’est ça, qu’on reste chômeur ! (j’avais la haine).
– Écoutez, Monsieur, restez calme, je vous comprends, c’est vrai, ce n’est pas normal … Je vous connais, je vous ai déjà vu plusieurs fois, je sais que vous recherchez activement un emploi, je vous ai observé. Écoutez, cette fois, c’est sûr, j’ai vraiment quelque chose de concret pour vous (elle m’a calmé en cinq secondes). Il y a une société qui recherche 400 bagagistes : vous en ferez partie, car vous êtes très motivé (je veux mon neveu). Voilà, je vais vous le noter.
– Non merci, j’ai un agenda, je vais le faire …
– J’insiste, je vous colle un post-it, alors RDV mercredi 12 heures précises. Soyez à l’heure. On va tout vous expliquer sur place, c’est une de mes collègues par le biais d’une association avec deux représentantes qui vont vous accueillir. Surtout, soyez ponctuel ».

18J’arrive à l’ANPE, très ponctuel, 3 heures à l’avance. J’attends dans la voiture. Malgré mes aventures aéroportuaires, je suis serein : il n’y a pas de test, contact quasi direct avec l’entreprise par le biais de l’association, y a pas de quoi s’en faire. L’heure de la réunion approche et mes compagnons de galère arrivent : nous ne sommes que quelques jeunes, la majorité des participants sont des pères de familles, la quarantaine environ, que des Arabes et des Noirs (c’est pas possible il y a bien des Français de souche qui rêvent de travailler à l’aéroport). On s’installe : je prépare un cahier et un stylo pour prendre des notes. La conseillère nous accueille, nous prie de patienter : les intervenantes vont arriver. Une heure plus tard : « Désolée, je viens d’appeler, elles arrivent. » Elle nous distribue une brochure qu’elle nous demande de lire attentivement : la brochure décrit le métier de bagagiste. Une demi­heure plus tard, les deux intervenantes arrivent : elles posent leurs manteaux et scannent l’assistance. Elles font une petite moue. Tout d’un coup arrive un retardataire, elles le sermonnent : « Dans ce métier, la ponctualité est fondamentale » (je vous jure que c’est vrai).

19Et là j’ai compris que c’était foutu, je voulais leur balancer une chaise dans la gueule mais quelque chose me faisait encore y croire. Elles présentent leur association bidon, puis elles en viennent au concret.

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« Voilà, vous allez avoir une formation de 4 mois non rémunérée, en alternance, moitié en entreprise, moitié en centre de formation. Au bout de ces 4 mois, si vous faites vos preuves et que l’entreprise est satisfaite de vous, alors il y a un CDD, puis un CDI à la clef. Des questions ? »

21Malgré le traumatisme collectif dans la salle, certains durs d’oreille posèrent des questions : comment vivre sans revenus pendant 4 mois ? 4 mois de formation, c’est long pour de la manutention ? Mais elles avaient réponse à tout : on peut demander des aides au Conseil Général, on peut se faire rembourser une partie de la carte orange et puis, depuis le 11 septembre, on ne travaille pas sur un tarmac comme cela. Il faut connaître le droit des douanes. Il y a des délais pour les badges et autres accréditations. Et puis, il faut vous apprendre à lire les étiquettes. Et puis c’est vrai, 4 mois sans revenus, c’est long, mais après il y a un métier, un avenir pour vous, au bout de 5 ans, vous pouvez, avec les primes, atteindre 1 500 euros.

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« Nous allons continuer la réunion, mais ceux que ça n’intéresse pas, levez la main (oui maîtresse), vous pouvez quitter la salle et bon courage. »

23On n’est que trois à lever la main : au fond de moi je bouillonne, je vais exploser, sortir mon Laguiole … En sortant, la conseillère ANPE (d’origine maghrébine) nous accompagne à la porte et je lui dis : « C’est honteux, c’est honteux, c’est quoi cette mascarade ! Ce foutage de gueule ! C’est pas parce qu’on est dans la misère et la précarité que l’on doit tout accepter ! C’est grave ! » Elle me répond  : « Si ! La preuve, vous n’êtes que trois à être sortis. Il y a des gens qui veulent travailler à n’importe quel prix. »

Épilogue

24Oui, c’est vrai, à n’importe quel prix. On a fait une réunion improvisée à trois devant l’ANPE : le soleil tapait fort, on ne comprenait pas, mais finalement on était soulagés. L’un des types, avec qui j’étais sorti, connaissait l’entreprise qui devait nous embaucher : elle avait licencié du monde après un mouvement de grève. On savait que tout le monde était gagnant dans cette histoire : la conseillère ANPE qui pouvait justifier son salaire auprès de ses supérieurs (une bonne note en perspective), l’association qui aurait des arguments pour faire valoir ses subventions, enfin l’entreprise qui aurait pendant quatre mois une main d’ œuvre bon marché tout en étant exonérée de charges. Tout le monde gagne, sauf les pauvres ! On s’est serré la main et on s’est dit au revoir.

Notes

  • [1]
    Sur ce sujet, cf. par exemple, W. Lepenies, Les trois cultures. Entre science et culture, l’avènement de la sociologie, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1990.
  • [2]
    Rubrique ouverte avec le numéro 6 de Savoir/Agir en décembre 2008.
  1. Épilogue
Mustapha Belhocine
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.016.0115
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