CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Dans les sciences sociales, peut­on s’en tenir à la stricte description des choses, ne pas prendre parti dans les conflits éthiques et politiques qui divisent la Cité ? Est­il possible de se soustraire aux questions posées par ces conflits ? La dichotomie du fait et de la valeur a été mise en avant pour justifier une stricte délimitation de la science et de l’éthique : la première dit ce qu’il en est du réel pour un observateur détaché, la seconde prescrit ce que doit faire un individu pris dans des circonstances déterminées. Péché positiviste ? Hilary Putnam, qui conteste la dichotomie, fait remarquer que les descriptions associent des dimensions informatives et évaluatives (un geste est dit « violent », « agressif », « pacifique » ...) et qu’elles enveloppent diverses normes logiques, esthétiques et éthiques.
Le terme de Wertfreiheit (« neutralité axiologique ») de Max Weber a été souvent invoqué pour justifier l’image d’un savant libre de passions partisanes. Pourtant Weber lui-même ne s’en est pas tenu à cette position angélique (ou académique). Par ce terme, il cherchait d’abord à contrer les tentations du prophétisme au nom d’une conception rationaliste de l’activité scientifique procurant des savoirs vérifiés aux contemporains, mais, dans le même temps, il montrait que si ces savoirs ne dictent pas une position univoque, ils peuvent contribuer à éclairer les inévitables choix.
Pierre Bourdieu, qui rejette de la part du savant la « non­assistance à personnes en danger », pense que la dichotomie est artificielle : « Il y a dans la tête de la plupart des gens cultivés, surtout en science sociale, une dichotomie qui me paraît tout à fait funeste : la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent au dehors leur savoir. L’opposition est artificielle et, en fait, il faut être un savant autonome qui travaille selon les règles du scholarship pour pouvoir produire un savoir engagé, c’est­à­dire un scholarship with commitment. Il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimement engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la « communauté savante » [1]. Être un intellectuel engagé ne consiste certainement pas à s’agiter sur la scène médiatique (comme le font les intellectuels de parodie dans l’espoir que tout ce bruit finira bien par valoir comme certificat d’intellectualité) et ce au moins pour cette raison que le commitment gagne à s’appuyer sur les enseignements procurés par le scholarship.
Dans la lettre adressée à Michel Collaine reproduite ci­dessous [2], Bourdieu s’efforce de dire comment les choses se sont passées pour lui en distinguant quatre périodes. L’image des deux Bourdieu, l’un savant et l’autre politique, est caricaturale, puisque dès le début, que ce soit à propos de l’Algérie, de la culture ou de l’École, ses travaux étaient « engagés ». Ce qui a changé, c’est le statut du discours scientifique dans un monde social qui a changé, désormais marqué par le chômage, l’essor du néolibéralisme et d’une droite « décomplexée », la politique de la mondialisation. Ce qui a changé, c’est aussi l’autorité scientifique que Bourdieu a pu engager, risquer dans l’espace public. Son évolution prend sens par contraste avec celle de Jean-Claude Passeron, passé, selon Bourdieu, de « l’ardeur révolutionnaire » au désengagement. Sur les causes de cette divergence, Bourdieu n’en dit pas plus ici (ni ailleurs, à ma connaissance). Ces quatre périodes que distingue Bourdieu dans sa propre trajectoire peuvent aussi se combiner diversement selon les moments, en fonction du thème, de la conjoncture et du rapport entretenu à l’objet.
Scholarship with commitment. Jamais, le chercheur ne se laisse emporter par des passions partisanes, pas plus qu’il n’oublie les implications sociales de ses recherches. S’il cherche à en savoir plus sur le monde social, c’est sans doute parce qu’il est porteur de pulsions qui ne sont pas purement scolastiques. Et s’il n’en était pas ainsi, pourrait-il y consacrer une heure de peine et tant d’énergie ?

1

Cher Pierre Bourdieu,
Au début de votre carrière scientifique, vous avez souvent dénoncé le prophétisme intellectuel et le moralisme, au nom desquels certains sociologues s’autorisent à tirer de la connaissance sociologique des consignes de comportement traduisant ce que l’on doit faire. Vous citiez volontiers Weber, lequel affirmait que l’on ne pouvait pas se forger une conception du monde à partir du savoir. Or, à partir du début des années 90, vous avez de plus en plus souvent manifesté des sentiments de révolte à l’égard de l’ordre social en vous appuyant sur les connaissances sociologiques que vous deviez à vos recherches. N’y a-t-il pas là un revirement de votre part ? Cette attitude nouvelle n’a-t-elle pas nui à la réputation de scientificité de vos travaux ? N’avez-vous pas ainsi violé le principe de neutralité axiologique ?
Merci de m’éclairer.
Respectueusement.
Michel Collaine

2La question que vous soulevez est une des plus malaisées à résoudre et, pour vous en convaincre, je ne puis mieux faire que de vous retracer – un peu schématiquement, bien sûr – l’itinéraire qui a été le mien à son sujet. J’y distingue quatre étapes.

Première étape

3Lorsque, à la fin des années 50 et au début des années 60, j’ai réalisé des recherches en Algérie en collaboration avec les statisticiens de l’Insee, j’étais très préoccupé du respect des principes de neutralité axiologique (Wertfreiheit) que Max Weber avait défini. « Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire, mais seulement ce qu’il peut et – le cas échéant – ce qu’il veut faire ». Choisir ce qu’il est bon de faire est une démarche qui réclame que l’on ait préalablement défini les objectifs généraux que l’on poursuit ; or, ces derniers ont nécessairement des fondements moraux qui ne doivent rien à l’empirie. J’étais à l’époque entouré de marxistes dont la ferveur anticolonialiste faisait plaisir à voir, mais qui – en ce qui concerne la recherche sociologique – négligeaient volontiers le problème de la véridicité au profit d’un assujettissement de leurs analyses à des schémas doctrinaux préétablis. Et, au début de ma collaboration avec Jean-Claude Passeron, je devais souvent tempérer son ardeur révolutionnaire. Lorsqu’on se voue à la sociologie, on est contraint d’admettre que Weber avait su repérer les erreurs commises par ceux – tel Marx – qui mêlaient inconsidérément la rigueur de démarches heuristiques et la foi en des valeurs morales. Durkheim aussi avait su (cf. « Les règles de la méthode sociologique ») définir les conditions d’une sociologie scientifique, même s’il n’avait sans doute pas isolé aussi judicieusement que Weber la difficulté fondamentale à laquelle cette ambition se heurtait. Pour n’évoquer qu’un seul aspect de cette difficulté, je rappellerai que Weber prolongeait son principe de neutralité axiologique d’un autre principe, à ses yeux tout aussi important, à savoir la nécessité de « comprendre » les valeurs auxquelles se réfèrent les agents (Wertbeziehung). Je n’aurais sans doute pas pu mettre en évidence toute une série de phénomènes expliquant à quel point les dominés algériens restaient impuissants à se défaire de la domination (cf. notamment « Le déracinement » écrit avec Abdelmalek Sayad), si je ne m’étais pas attaché à respecter ces principes wébériens.

Deuxième étape

4En 1964, lorsqu’il fallut conclure la recherche que Jean-Claude Passeron et moi-même avions menée à propos des étudiants et de la culture (Les héritiers), nous avons eu de très longues discussions à propos de la question suivante : fallait­il se permettre d’indiquer ce qui, sur le plan pédagogique, méritait d’être fait ? Nous avons fini par estimer que, dans la mesure où l’objectif de démocratisation de l’enseignement était unanimement proclamé, il n’était pas incongru de recommander telle ou telle orientation propre à le favoriser. Après tout, dès lors que l’objectif est un donné, rien ne s’oppose à établir des relations entre tel ou tel choix politique et ce que la recherche permet de lui supposer comme conséquences. Nous étions alors essentiellement préoccupés par la nécessité, dès l’entame d’une recherche, d’une rupture avec le sens commun – et c’est pour cela que nous avions été abondamment relire Bachelard – plutôt que par la finalité proprement dite de nos travaux (cf. « Le métier de sociologue » écrit avec Chamboredon et Passeron).

Troisième étape

5Au début des années 70, mes interrogations au sujet de la portée que les travaux publiés pouvaient avoir sur l’évolution du monde social ont été à l’origine de certaines divergences avec Jean-Claude Passeron. Il était devenu de plus en plus soucieux de l’indépendance de la recherche, alors que j’inclinais personnellement à tenir compte du fait que les choix des thèmes de recherche n’étaient pas eux-mêmes politiquement innocents. La création début 1975 des Actes de la recherche en sciences sociales traduisit assez bien ma propre évolution.

6En fait, la problématique des rapports entre les valeurs et les choix politiques, d’une part, et les méthodes et les choix de recherche, d’autre part, est des plus complexe. Le problème a été relativement bien posé par Weber, mais la solution ne restait pas moins indiscernable, surtout dès l’instant où – et j’en eus vite la conviction – la recherche sociologique méritait elle-même d’être un objet de recherche sociologique. Il est sans doute très probable que ce qui différenciait alors Jean-Claude Passeron de moi tenait essentiellement à nos cursus respectifs. C’est ce dont j’ai tenté de démêler l’écheveau lorsque j’ai fait le choix, lors de ma dernière leçon au Collège de France, de fournir un ensemble d’éléments permettant de construire un parallèle entre mon histoire et mes choix.

Quatrième étape

7Fin des années 80 et début des années 90, j’ai pris de plus en plus conscience du piège que pouvait représenter une recherche sociologique dont les acquis restaient l’affaire des professionnels de la sociologie. Cette prise de conscience est évidemment à mettre en rapport avec l’évolution du monde social, un monde social dans lequel les conceptions néo-libérales avaient pris l’allure du bon sens élémentaire. Il m’a semblé alors qu’il était de la responsabilité des intellectuels ayant accès à des vérités susceptibles de rendre apparent ce que cette idéologie dissimulait d’en témoigner. Avec bien sûr les énormes difficultés que cela supposait. Je n’ai guère été surpris par les interprétations malveillantes auxquelles ont donné lieu mes interventions publiques à l’occasion de grèves et de mouvements sociaux ; elles manifestaient la façon dont le système se défendait. Mais je suis conscient du fait que les tentatives d’élucidation menées pour mettre en évidence les mécanismes par lesquels la domination surmontait tout ce qui tentait de la dénoncer exacerbaient les luttes et ternissaient ma crédibilité. J’ai le souvenir de la discussion qui m’opposa le 20 janvier 1996 à Jean-Marie Cavada (dans l’émission Arrêt sur images) et au cours de laquelle ce dernier, pleinement maître d’un exercice dont je souhaitais dénoncer les mécanismes cachés, a réussi – il ne sert à rien de le taire – à user de certains de ces mécanismes­là pour me faire endosser l’habit de la mauvaise foi. Il serait évidemment très utile d’analyser comment il s’y est pris, sur quelles « évidences » il s’est appuyé, avec quel mélange d’aplomb et de fausse bonne conscience il a esquivé toute mise en cause. Mais les médias sont des lieux de joutes où les armes qui garantissent le succès sont monopolisées par ceux-là qui satisfont les attentes de ceux qui les contrôlent. On aurait évidemment tort de croire que l’inclination à la médiocrité traduit uniquement la recherche d’un audimat propre à combler les publicitaires ; elle correspond surtout à une logique de pensée qui écarte systématiquement tout ce qui favorise l’intelligence des choses, en ce que pareille intelligence ne peut aboutir qu’à la mise en évidence des instruments de domination. L’écart entre les riches et les pauvres n’a probablement jamais été aussi criant qu’aujourd’hui ; il est principalement dû au fait que les moyens dont usent les dominants pour creuser cet écart sont camouflés derrière une apparence d’égalité et d’humanisme.

Notes

  • [1]
    P. Bourdieu, « Pour un savoir engagé », Interventions (1961-2001). Sciences sociales et action politique, Agone, Marseille, 2002.
  • [2]
    Date non précisée, vraisemblablement en 2000­ 2001.
Louis Pinto
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.016.0109
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions du Croquant © Éditions du Croquant. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...