CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Jean-Paul Fitoussi est professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Il a publié de nombreux articles et ouvrages. Avec Joseph Stiglitz et Amartya Sen, il a animé la commission qui vient de publier successivement Richesses des nations et bien-être des individus et Performances économiques et progrès social. Vers de nouveaux systèmes de mesure (Odile Jacob, Paris, novembre 2009). Il est aussi, avec Joseph Stiglitz, un des animateurs du Gn fantôme, qui regroupe une trentaine d’économistes dans le monde.

2Savoir/agir : Il y a quelques mois, tout le monde était redevenu keynésien. Et maintenant, les politiques d’austérité se généralisent en Europe. Chritine Lagarde a parlé à ce sujet de ri-lance. Comment voyez-vous cela ?

3JP F : Sur la conjoncture d’abord. Elle est indéchiffrable. On voit depuis plusieurs années qu’elle est tellement liée aux politiques économiques qu’elle ne constituait plus un décor, exogène, par rapport aux décisions publiques. On est à la fois dans l’incertitude des conséquences des dysfonctionnements du système financier et dans l’incertitude des politiques économiques qui vont être conduites effectivement. Cette double incertitude ne permet pas, si on raisonne à partir de Keynes, de faire des prévisions.

4Peut-on parler d’un retour triomphant de Keynes ? C’était en tout cas un retour éclair ! Et il a été rapidement ré-enseveli. Cela semble pour le moins étrange. On perçoit quel aurait pu être l’état catastrophique du monde si ce retour n’avait pas eu lieu. À un moment de l’histoire de la crise, les gouvernements avaient bien réagi. On pouvait avoir l’impression qu’ils n’allaient pas retomber dans les excès qui ont conduit à la situation dramatique des années 1930.

5Qu’ils soient de gauche ou de droite ?

6Oui, cela s’est fait indépendamment de l’orientation politique des gouvernements. Le pragmatisme avait prévalu à ce moment-là. Un pragmatisme plutôt naïf d’ailleurs. On aurait en effet pu imaginer qu’au plus fort de la crise, les gouvernements, en position de force, auraient pu exiger des institutions financières et bancaires des contreparties. C’est ce que réclamaient d’ailleurs les opinions publiques, compte tenu de l’ampleur du sauvetage réalisé, sous la forme : il faut que les banques paient. Mais ce n’était pas possible à l’époque puisqu’elles étaient en faillite ! Il fallait les sauver. Le problème, c’est que lorsque on sauve une institution quelconque, on le fait en général à certaines conditions. Là, en revanche, on n’a mis aucune condition ! Le paradoxe, c’est que le secteur financier aurait accepté toutes les conditions, n’étant pas en mesure de refuser les garanties qu’on lui aurait demandées ! Les gouvernements ont commis là une grosse erreur.

7Comment peut-on expliquer cela ?

8Il y a plusieurs explications possibles. Et d’abord l’urgence. La mise au point de conditions aurait été le prélude à des palabres internationales interminables. Or, les gouvernements ne pouvaient pas attendre pour agir un accord éventuel et assez improbable à l’échelle mondiale. On peut mettre cela à la décharge des gouvernements et considérer que cela relève du pragmatisme déjà évoqué. Personnellement, je pense cependant qu’ils auraient quand même pu faire un certain nombre de choses. J’avais même suggéré en septembre 2008 qu’il valait mieux nationaliser le système bancaire. Ce qui m’a valu d’être traité d’hurluberlu. On aurait pu exiger, sans attendre une négociation internationale, de prendre le contrôle du système bancaire, ou d’établir au minimum un certain contrôle sur les banques…

9En France ?

10C’était possible quel que soit le pays. Il n’y a pas besoin de négociation internationale, ni de coordination, pour nationaliser une banque. Certaines l’ont d’ailleurs été. On aurait pu le faire de manière éventuellement différenciée : nationalisation totale, ou seulement partielle, etc. On aurait aussi pu prendre des décisions relatives aux agences de notation. Je persiste à penser qu’elles ont été co-responsables de la crise, en surévaluant un certain nombre d’actifs pourris. On sait par exemple que Lehman Brothers[1] a gardé une note maximale presque jusqu’au bout.

11Les agences savaient donc que Lehman Brothers était dans cette situation ?

12Si elles ne le savaient pas, c’est qu’elles faisaient mal leur métier. On aurait donc pu les contraindre à le faire mieux, en leur imposant des conditions. Mais là, on s’est heurté à un lobby très puissant, le lobby bancaire. C’est lui qui a fait avorter les tentatives très timides de prise de contrôle. Les agences de notation ont quant à elles un statut qui est exorbitant du droit commun. Je me souviens d’un débat auquel j’ai participé, où il y avait notamment un banquier central. Il disait : les agences de notation sont soumises au même régime que les commissaires aux comptes. C’est absolument faux. Les commissaires aux comptes sont responsables, y compris sur leurs propres deniers.

13Pour préciser : les agences de notation sont des organismes privés ?

14Absolument. En fait le marché est très peu concurrentiel. Il n’y a que trois grandes agences de notation dans le monde. Leur rôle est en principe d’épauler l’épargnant. Elles notent en effet les titres selon les risques qu’ils font courir à leurs détenteurs. Lorsqu’une agence met une bonne note à un titre, elle envoie un message à l’épargnant : vous pouvez l’acheter. Le commissaire aux comptes qui se trompe dans une évaluation est poursuivi et doit payer. Une agence de notation qui mettrait une bonne note à un mauvais titre n’encourt aucune sanction. Comment est-ce possible ? Elle prétend n’exprimer que des opinions, ce qui lui permet de se réfugier derrière le premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit la liberté d’opinion !

15Vous avez parlé du lobby des banques et de celui des agences de notation, dont la responsabilité dans la crise est donc très forte. Ne peut-on évoquer aussi un troisième lobby, celui des tenants de l’orthodoxie budgétaire, pour contribuer à expliquer ce qui se passe aujourd’hui ?

16Cela revient à poser encore la question : qu’est-ce qui n’a pas marché ? Les gouvernements avaient adopté une ligne pragmatique. Ils ont libéré des centaines de milliards d’euros pour sauver les économies, à la fois en sauvant les banques et en décidant de programmes de relance. Ils ont fait cela. Pourquoi ont-ils alors laissé d’emblée le ver dans le fruit, en ne demandant pas de garanties aux systèmes qu’ils sauvaient ? C’est au cours de cette période qu’on a pu parler du grand retour de Keynes, c’est-à-dire l’exact contraire de ce qui a été fait après la crise de 1929. En ce sens, les gouvernements ont donc retenu la leçon.

17Comment est-on arrivé alors à l’étape d’aujourd’hui ? Il faut bien voir que c’est l’argent public qui a sauvé le secteur privé. Mais au prix, évidemment, d’une augmentation des dettes publiques. Ce qui ne semblait alors pas poser de problème dans le monde, à l’exception de l’Europe ! Là, on a érigé la dette publique en danger majeur pour les économies. En agrémentant éventuellement le discours doctrinal de considérations morales pour les générations futures. On nous dit en effet que c’est la préoccupation pour les générations futures qui conduit en Europe à la course à la rigueur ! Il y a en effet une véritable surenchère à la rigueur dans les pays européens. Chaque jour en apporte son lot !

18Pour expliquer cela, on a le choix : il s’agit soit d’une incompréhension, soit d’une multiplication de mensonges. L’incompréhension pourrait venir de la crainte des pays devant une éventuelle dégradation de leur note par les agences de notation, qu’ils ont laissé survivre et prospérer. Une dégradation de leur note entraînerait une augmentation de la charge de leur dette, ce qui peut être source de problèmes majeurs. Là où on peut cependant soupçonner qu’il y a aussi du mensonge, c’est quand on se rend compte que depuis la crise grecque, le taux d’intérêt sur les dettes publiques a plutôt baissé. Il y a là une contradiction factuelle. C’est en effet au nom de la crainte de l’augmentation des taux d’intérêt que l’on adopte des plans de rigueur alors que ces taux sont en réalité en train de baisser ! Non pas bien sûr pour la Grèce ou pour l’Espagne, mais en moyenne dans la zone euro. Les taux des obligations publiques ont sensiblement baissé dans la zone euro, hors Grèce, depuis le milieu de l’année 2009. Le résultat est encore plus spectaculaire si on enlève aussi le Portugal, l’Espagne et l’Irlande (ils passent de 4,2-4,3% à la mi-2009 à 3,1-3,2% actuellement, d’après les calculs de l’OFCE).

19Il y a bien un problème grec dû à la forte augmentation de la dette publique de ce pays. Mais c’est d’abord un mensonge, et un mensonge institutionnalisé, qui a réduit la crédibilité de la Grèce. Les détenteurs de titres grecs ne font plus confiance à la Grèce parce que la Grèce a menti sur sa comptabilité. Ce qui n’est absolument pas le cas des autres pays ! Il n’y aurait donc pas dû y avoir contagion aux autres pays européens. S’il y a eu contagion, c’est d’abord pour des raisons politiques. Et certainement pas pour des raisons techniques ! Le cas de la Grèce a en effet permis de renforcer la position allemande sur l’exigence de la rigueur et de l’orthodoxie budgétaire. On retrouve Milton Friedman, non pas celui du monétarisme mais celui qui voulait inscrire dans la Constitution américaine la règle de l’équilibre budgétaire. C’est ce que l’Europe est en train de se convaincre de devoir faire. L’Allemagne l’a fait, la France en parle, les autres pays suivront…

20Si les Allemands font ce choix, est-ce parce que cela correspond à leur tradition de l’ordolibéralisme ? Où parce que c’est leur intérêt dans la conjoncture actuelle ?

21Pourquoi ce type de stratégie est-elle une stratégie valable pour l’Allemagne ? Ce que l’on sait, c’est une constante dans l’économie, c’est qu’une politique budgétaire restrictive conduit à la dépréciation de la monnaie. Si la zone euro met de façon coordonnée de telles politiques en œuvre, cela conduira à une dépréciation de l’euro, tout à fait favorable à la volonté exportatrice d’un pays comme l’Allemagne. Mais le prix à payer, c’est une dépréciation de l’euro. Si on veut donner encore un peu plus de rationalité à la position allemande, on peut penser qu’elle s’est dit : l’Europe n’est plus un espace suffisant pour absorber les exportations allemandes, il nous faut le monde entier. Et, pour faire du monde entier un importateur de produits allemands, un euro faible devient un atout !

22C’est du mercantilisme à la chinoise…

23Je ne dirais pas cela. Pour moi, c’est une politique non coopérative. En un sens, c’est une dévaluation compétitive qui se donnerait pour argument la vertu budgétaire. Les Allemands pensent-ils les choses ainsi ? Je n’en suis pas sûr. Mécaniquement, c’est ce que la situation actuelle aura pour effet. Mais on peut penser que c’est une stratégie dangereuse. Les autres régions du monde ne sont en effet pas sous influence allemande et peuvent très bien refuser d’entrer dans ce jeu. Les Américains ne veulent plus être les consommateurs en dernier ressort.

24Si cette stratégie est dangereuse, pourquoi les autorités françaises suivent-elles l’Allemagne dans sa politique de rigueur, aux effets potentiellement catastrophiques pour l’ensemble de la zone euro ?

25C’est sur les sociétés européennes que les effets seront catastrophiques : aggravation du chômage, de la précarité de l’emploi, augmentation très forte des inégalités, que je tiens personnellement comme responsables de la crise financière. Cette politique antisociale me paraît donc proprement inacceptable. Il y aura beaucoup de perdants. Mais aussi des gagnants. Il faut appeler un chat un chat : c’est une politique de redistribution qui consiste à faire payer à l’ensemble de la population le sauvetage des banques, et même pas en proportion de ses ressources ! Elle est en fait anti-redistributive. En ce sens, elle me paraît totalement stupide d’un point de vue économique. Le croissance ne sera pas au rendez-vous. Cette stratégie risque au contraire de nous conduire vers la déflation. On en paiera les conséquences pendant longtemps.

26Pourquoi les autres pays européens suivent-ils ? Il y a deux facteurs qui jouent en fait. Dès lors que l’Europe affiche une totale absence de solidarité en matière budgétaire, chacun des pays européens se trouve démuni, n’ayant plus l’arme monétaire et craignant s’il a une attitude moins vertueuse que celle de l’Allemagne une dégradation de sa note budgétaire. La question est la suivante : pourquoi les taux d’intérêt baissent-ils dans la zone euro ? Si un pays est attaqué par les marchés, c’est-à-dire si les opérateurs vendent sa dette, les mêmes vont acheter la dette d’un pays supposé vertueux. Si un pays comme l’Italie, par exemple, s’entête à ne pas mener une politique rigoureuse, les marchés vont vendre de la dette italienne pour acheter de la dette allemande. Ce qui fera monter le taux d’intérêt en Italie et baisser celui de l’Allemagne.

27L’autre facteur vient de la conception même du système européen. Pourquoi l’Europe est-elle caractérisée par une croissance molle ? J’ai construit un modèle de théorie des jeux pour analyser les comportements au sein du Conseil européen. J’ai adopté l’hypothèse, très généreuse pour les gouvernements, qu’ils sont très sincèrement attachés au bien-être de leur population. Mais ils sont attachés aussi à leur réputation pour pouvoir peser dans les négociations européennes. Ce n’est pas irrationnel, car s’ils veulent aider leur population, ils faut qu’ils soient en mesure de peser dans les débats européens. Or, en Europe, les critères de la « bonne réputation » ne sont pas ceux qui permettent de favoriser le bien-être des populations. Ce n’est pas le taux de croissance, ce n’est pas le taux de chômage, c’est l’équilibre budgétaire et le taux d’inflation. Et donc, pour peser, les gouvernements doivent satisfaire à ces critères-là. Sinon, ils perdent leur capacité d’influence. C’est une évidence : que pèse aujourd’hui la voix grecque dans les Conseils européens ?

28À partir de là, le modèle que j’ai construit montre que le résultat, c’est la croissance molle, c’est-à-dire des politiques toujours plus restrictives que celles qui correspondraient à un développement normal des économies. Voilà pourquoi les gouvernements suivent dans cette course à la rigueur. L’Europe n’étant pas une fédération, l’absence de solidarité est érigée en principe. Cette question ne peut donc être résolue. Elle ne pourra l’être qu’à partir du moment où il y aura une autorité budgétaire. C’est-à-dire quand il y aura un gouvernement politique et pas seulement un gouvernement économique. Car il s’agira en fait de lever des impôts et de décider de dépenses publiques, qui sont des actes politiques majeurs.

29L’idée qu’on irait aujourd’hui vers un gouvernement économique vous semble donc insuffisante ?

30On recule plutôt. L’Allemagne a été très loin au niveau du discours. Or les faits montrent que le spread d’intérêts a beaucoup plus traduit le discours tenu par l’Allemagne sur la Grèce que les événements réels. Quand Angela Merkel dit qu’un pays pourrait être renvoyé de la zone euro, c’est évidemment faux. Par ailleurs, dire qu’il y aura un fonds européen mais qu’il ne pourra être utilisé qu’au cas par cas et s’il y a unanimité du Conseil, c’est dire en d’autres mots qu’il n’y a pas de fonds européen ! C’est à cet occasion qu’il a été rappelé – je le dénonce depuis toujours – qu’il y a dans les traités une clause de non-sauvetage. Les traités interdisent en effet de sauver un autre pays.

31Paradoxalement, on pourrait dire que la seule institution européenne qui a joué un jeu de nature fédérale, c’est la BCE quand elle a accepté de racheter des créances douteuses. Elle l’a fait au grand dam de la Bundesbank allemande et alors que c’est totalement contraire à l’esprit et à la lettre des traités. Je dis : chapeau ! Comment expliquer cela ? La BCE est une institution fédérale, ne l’oublions pas. Pour ce type d’institution, l’intérêt général de la fédération devient évident tôt ou tard. Et doit s’imposer.

32Cela veut-il dire que si le président de la BCE avait été un Allemand, le résultat aurait été le même ?

33Absolument. L’intérêt général européen finit pas l’emporter.

34Pourtant Jean-Claude Trichet vient d’expliquer que les politiques d’austérité n’allaient pas affecter la croissance…

35Certes, mais c’est au niveau du discours. On ne peut pas lui demander de renier tout ce que les gouvernements ont dit. Mais en l’espèce, je le juge aux actes. Un économiste expliquait naguère que, dans le monde entier, tous les banquiers centraux tiennent le même discours. Mais qu’il y en avait que deux qui y croyaient. Il désignait à l’époque le président de la Banque centrale du Canada, réputé être un doctrinaire, et le président de la BCE !

36Vous avez beaucoup évoqué la situation européenne mais pas tellement le contraste avec les États-Unis.

37Il faut voir que la stratégie européenne constitue un acte de guerre commerciale vis-à-vis des autres régions du monde. Les États-Unis critiquent sévèrement cette stratégie et le président Obama l’a rappelé à de multiples reprises. Ils ne baissent pas les bras et maintiennent la relance. Il n’y a pas eu pour eux de « parenthèse keynésienne » dans la mesure où ils sont toujours restés keynésiens. Ils n’ont jamais renoncé aux plans de relance, alors que l’Europe en avait même perdu la technologie. Le dernier plan de relance en Europe a été le plan français de 1981. Les Américains en revanche continuent, comme d’ailleurs les Japonais et les Chinois.

38Les Américains n’ont sans doute pas la même peur des agences de notation, du fait de leur position dominante ?

39Le taux d’intérêt européen, il faut le rappeler, est inférieur au taux d’intérêt américain. Agences de notation ou pas, les faits économiques sont têtus. La dette publique américaine est plus élevée que la dette publique européenne. Le déficit public américain est plus élevé que le déficit public européen. Et ne parlons pas du Japon, où elle atteint 222% du PIB ! Que peuvent faire les agences de notation dans ce cas ? Elles peuvent dégrader la dette mais cela ne changera rien !

40Pour résumer, comment expliquez-vous en quelques mots que les États-Unis, qui sont perçus comme l’incarnation même du libéralisme, multiplient les plans de relance alors que les pays européens, dont certains sont dirigés par la gauche, s’enferment dans des politiques d’austérité, même quand elles ne disent pas leur nom ?

41Ce n’est pas nouveau avec Obama. Même Bush avait lancé un plan très important après l’explosion de la bulle Internet. Il a même augmenté l’indemnisation du chômage. Quelle que soit l’orientation doctrinale des dirigeants américains, ils ne laissent pas le chômage s’installer. Ils peuvent donc réagir avec les moyens les plus hétérodoxes qui soient dès que le chômage s’installe. C’est une constante de la politique américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont keynésiens. C’est la même chose pour les Japonais. La seule fois où ceux-ci ont cessé de l’être, c’était au début des années 1990. Ils continuent à s’en mordre les doigts parce que cela les a plongés dans la dépression.

42Passons aux propositions assez radicales en matière de gouvernance globale. Le Gn fantôme continue-t-il à se réunir ? Avez-vous l’impression d’avoir été écoutés sur certains points ?

43Non seulement nous continuons à nous réunir mais nous avons fait un rapport pour l’ONU, qui vient d’être publié. Maintenant, il faut dire qu’on est toujours écoutés, c’est bien ça le problème. Tous nos interlocuteurs nous disent : vous avez raison, c’est ça qu’il faut faire. Et puis, on ajoute : mais il y a des contraintes, comment réformer la gouvernance mondiale dans un univers régi par les droits de veto des uns ou des assemblées incontrôlables.

44S/A : Comme peut-on faire ?

45Notre proposition majeure est de créer une monnaie de réserve internationale. Ni le monde, ni même les États-Unis n’ont intérêt à ce que le dollar reste la monnaie de réserve du monde. Pour une raison évidente : s’il le reste, cela veut dire que les États-Unis doivent rester en déficit, pour la simple raison qu’il faut alimenter le monde en liquidités, donc émettre du dollar. Les Américains en ont assez de cette obligation. L’idéal serait de créer une monnaie de réserve, dont on a d’ailleurs déjà l’embryon avec les droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (DTS). On pourrait fixer chaque année des quotas de DTS. Avec un principe : s’il y a des déficits ou des excédents, la responsabilité est partagée. Par exemple, c’est ce que nous proposons dans la rapport pour l’ONU, un pays ayant des excédents n’aurait pas le droit à cette émission de monnaie internationale, pour cause de stratégie non coopérative. Avoir un excédent dans sa balance commerciale courante, c’est en effet apporter une contribution négative à la croissance du monde. C’est comme cela qu’il faut le dire si on veut être compris. Lorsqu’un pays a un excédent, ça signifie qu’un autre a un déficit. Or, le pays qui a un déficit souffre d’une insuffisance de sa demande externe. Sa croissance est donc en berne.

46Est-ce qu’on peut dire que la croissance chinoise se fait au détriment du reste du monde ?

47Oui, mais la Chine, c’est petit en termes de PIB rapporté au nombre d’habitants. C’est un pays qui reste un pays pauvre. Il ne peut donc pas se développer à partir de sa demande interne. On ne peut pas reprocher aux pays en développement d’avoir une stratégie de surplus. C’est pour cela qu’il faut une appréhension assez fine de ce qui se passe dans le monde. Ces pays n’ont pas d’autre choix. Ils ne peuvent pas compter sur la demande d’une population qui gagne très peu et n’est pas socialement protégée. Non pas parce que leurs gouvernements seraient méchants mais parce qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir un système de protection sociale. C’est une chose de voir la Chine avoir des excédents, même si elle commence à s’enrichir avec une caricature du modèle capitaliste et que cela peut poser problème. C’en est une autre de voir un pays riche adopter une stratégie de croissance conduite par les exportations. Mon plus grand étonnement vient du fait de voir que c’est le plus grand pays européen, par la taille, qui est dans cette situation et qui accumule des excédents correspondant à 7 points de PIB.

48Qu’est-ce qui freine dans l’adoption d’une monnaie de réserve ?

49Mêmes les Allemands peuvent l’accepter. Nous avons eu un petit espoir quand le G20 de Londres a décidé d’augmenter les DTS du FMI. C’était l’époque du « retour de Keynes » avec deux faits encourageants : la relance mais aussi la coopération. On pouvait espérer que l’écueil des stratégies non coopératives soit évité. Mais celles-ci reviennent en force avec les politiques de rigueur. Quand le deuxième pays du monde, d’une certaine façon aussi le premier parce qu’il traîne l’Union européenne derrière lui, choisit une stratégie non coopérative, les autres régions du monde sont obligées de faire la même chose, même celles qui préféreraient des stratégies coopératives. Cette politique n’est donc pas seulement dangereuse pour la population européenne, mais aussi pour son futur. Les autres parties du monde ne resteront pas en effet les bras croisés.

50Comment distinguer concrètement ces deux types de stratégies ?

51Une stratégie non coopérative consiste à rechercher la croissance aux dépens des autres. Cela peut se traduire soit par un protectionnisme avoué, soit par une forme masquée s’appuyant sur des dépréciations compétitives de la monnaie. Une stratégie coopérative, en revanche, revient à favoriser la croissance des autres pays à partir de la sienne propre. C’est assez simple de le dire de façon concrète : une stratégie non coopérative s’appuie essentiellement sur les prix et les salaires. Pour gagner en compétitivité vis-à-vis des autres pays, on joue sur la dépréciation de la monnaie. La France avait inventé cela dans les années 1990 avec la désinflation compétitive. Cette stratégie est non coopérative car elle ne peut être gagnante que si les autres acceptent de perdre. Elle revient au bout du compte à l’import-export du chômage. Si on parvient à réduire le chômage grâce aux exportations, cela signifie qu’il augmente chez les autres.

52Une stratégie coopérative se caractérise par la recherche de la compétitivité à travers la productivité. Ce qui suppose l’augmentation de l’investissement interne. Ce qui augmente les revenus du pays donc les importations et qui soutient la croissance des autres.

53Comment avez-vous perçu la façon dont les travaux sur la mesure du bien-être menés au sein de la Commission que vous avez animez avec Joseph Stiglitz et Amartya Sen ont été reçus ? Écoutés, entendus, suivis ? En regardant du côté des organismes de statistiques, on a l’impression que cela commence à bouger.

54Quel est votre avis là-dessus ? Quelle peut être la temporalité dans cette évolution ? Quels sont vos alliés possibles dans ce débat ?

55Le rapport a reçu un accueil qui est allé au-delà de nos espérances. Nous ne nous attendions pas à cela. Effectivement, toutes les organisations internationales s’en sont emparées et tous les instituts nationaux de statistiques ont décidé de changer et ont commencé à le faire. L’Insee, par exemple, a produit une étude sur les inégalités, qui a permis de révéler pas mal de choses. À commencer par le fait que la croissance n’était pas équitablement répartie ! C’était un des points importants de notre rapport.

56Tout cela implique beaucoup de travail. Certaines des recommandations sont relativement aisées à mettre en œuvre. Pourquoi par exemple continuer à raisonner à partir du PIB et non pas du revenu national ? Pourquoi, lorsqu’on regarde un indicateur de production, privilégie-t-on toujours l’indicateur brut et pas un indicateur net ? Pourquoi en rester au PIB et non au PIN, qui tient compte des destructions de capital, de l’environnement, etc. ? Pour les inégalités, c’est la même chose : pourquoi s’en tenir aux chiffres moyens et ne pas faire intervenir les chiffres médians ? Pourquoi ne pas donner les deux et expliquer d’où provient l’écart entre la moyenne et la médiane ? Dans beaucoup d’instituts, c’est en cours. En France, en Italie, aux États-Unis, des propositions ont été faites pour mieux prendre en compte les phénomènes que nous soulignons et qui relèvent de la comptabilité nationale.

57D’autres directions que nous indiquons sont plus complexes. La mesure de la qualité de la vie, par exemple, suppose des travaux importants d’enquête. Il faut investir dans ce domaine. Les instituts sont dans les starting-blocks. Les études sur la soutenabilité de la croissance demandent des moyens très importants en termes de mesure du capital de la nation mais aussi du capital humain et du capital naturel. Il faudra sans doute passer par des conventions entre les pays. Beaucoup d’entre eux sont en train d’évoluer dans cette direction. Mais le retard est considérable. Par exemple, pour le capital économique, il n’y a guère qu’une dizaine de pays dans le monde qui ont fait des comptes de patrimoine. Ce qui est en cours actuellement, c’est la pérennisation de la Commission Stiglitz pour essayer de coordonner les travaux des instituts nationaux de statistiques, de façon à ce que l’on produise quelque chose de cohérent. Cette commission permanente aurait un statut totalement indépendant et serait abritée par l’OCDE, de manière qu’elle puisse bénéficier de ses banques de données, ainsi que de son savoir-faire. Le fait que l’OCDE est en train de s’élargir à beaucoup de pays de la planète devrait faciliter une telle solution.

58Tout cela est possible parce que les gouvernements ont tous perçu l’importance de notre rapport. La question fondatrice était éminemment politique puisqu’il s’agissait du divorce entre les populations et leurs élites. Un des aspects de ce phénomène est que la population ne se reconnaît plus dans les statistiques publiques. Ce qui renvoie à son tour au problème de la défiance à l’égard de la démocratie. L’idée est donc de faire en sorte que la statistique publique propose un miroir où la société se reconnaît. Tous les gouvernements ont compris cela aujourd’hui.

59N’y a-t-il pas un risque que l’on change quelques indicateurs sans rien changer aux politiques elles-mêmes ?

60Si on publie ces indicateurs, on oblige les politiques publiques à changer. Prenons le cas de l’indicateur de sécurité économique que nous souhaiterions voir retenu. Si une politique économique accroît le PIB mais réduit la sécurité économique, la population le saura. Pour les gouvernants, le changement s’imposera.

61Oui, mais s’agissant du climat et de la Conférence de Copenhague, on a bien un diagnostic scientifique partagé et une inaction de la part des gouvernements…

62Pour le climat, notre commission souhaite qu’il y ait un indicateur capable de dire la proximité d’un événement catastrophique. Mais cela ne résout pas le problème de environnement, qui est bien plus vaste : comment allons-nous faire pour sauvegarder le patrimoine naturel et le transmettre aux générations futures ? Quels changements de structures industrielles, de structures de consommation, pour cela ? Cela devrait faire l’objet de travaux passionnants mais très complexes où nous pouvons jouer un rôle. En revanche, pour la proximité d’une catastrophe, le GIEC est bien mieux placé que nous. C’est un domaine où il faut laisser parler les scientifiques, à condition bien sûr qu’ils ne soient pas sous influence.

63N’y a-t-il pas une tension entre la recherche d’un plus grand bien-être et des politiques publiques qui continuent par exemple à viser le court terme et à reposer sur la performance ?

64Actuellement, l’indicateur de performance c’est le PIB. Il suffirait par exemple de le remplacer par le PIN pour changer les politiques économiques. La performance mesurée par le PIB augmente quand la violence – les accidents, les meurtres, les maladies… – dans la société augmente. En revanche, dans le même contexte, le PIN diminue. Il suffirait donc de le publier ou de publier le revenu net pour montrer la nécessité d’autres indicateurs de performance, qui feraient réfléchir à deux fois avant de continuer la même politique.

65Vous avez l’air très optimiste sur le fait que le gouvernement et les administrations vont adopter les nouveaux indicateurs que vous proposez, y compris dans leurs décisions quotidiennes. On peut pourtant craindre des résistances…

66Cela va prendre du temps. Je ne suis pas de ceux qui pensent que toute la classe politique est pourrie. Je continue donc à raisonner à partir d’une hypothèse de bienveillance. Un gouvernement qui veut être réélu a intérêt à mener une politique qui a la préférence de sa population. Sauf à accepter l’hypothèse d’une totale irrationalité de la population, qui accepterait la croissance pour la croissance même si cette croissance la rend de plus en plus malheureuse. Cela, je n’y crois pas une seconde. Même si certaines politiques sont à courte vue, je vois mal un gouvernement refuser durablement de mener une politique qui augmente le PIN plutôt que le PIB, le revenu net plutôt que le revenu brut, qui réduise l’insécurité plutôt que de l’accroître, qui accroisse le revenu médian davantage que le revenu moyen. Dans ce cas, ils auront en effet une grande majorité de la population avec eux.

67Les politiques ont déjà vécu des expériences de ce type. À mon avis, une des raisons pour lesquelles Lionel Jospin a été battu en 2002 était le fait que la croissance, qui était revenue sous son gouvernement, était une croissance très inégalitaire. Elle s’est accompagnée d’une baisse du revenu médian. Quand vous avez d’un côté la moitié de la population qui voit son revenu baisser et un gouvernement qui tous les jours à la télévision se félicite du retour de la croissance, vous êtes partis pour perdre…

68On peut dire la même chose pour la RTT, qui a été aussi très inégalitaire, au détriment des catégories ouvrières…

69Exactement. Même un intérêt politique très égoïste devrait conduire à se mettre plus en phase avec le ressenti des populations et, par conséquent, à mieux mesurer ce ressenti.

70Il y aussi une tension avec ce que vous dites des politiques européennes, absolument destructrices. Cela aura des effets y compris sur les statistiques, avec moins d’enquêtes, moins de moyens, etc. Quel va être l’effet, dans ces conditions, de la publications de nouveaux indicateurs, forcément catastrophiques ?

71Ces politiques sont effectivement destructrices, y compris pour les instituts de statistique. Ce qu’on voit actuellement, c’est un pays qui gagne, l’Allemagne. La question est donc de savoir si les autres pays vont chercher à s’autonomiser, en tout cas à accroître la pression sur l’Allemagne. Ils sont en effet tous en train de perdre.

72Que sont devenus là-dedans les modèles, suédois, danois, etc., dont on faisait encore grand cas il y a peu. Ont-ils été rabotés ?

73Non, ils sont toujours là. Mais ils ont déjà été rabotés sérieusement dans les années 1990. Cela reste quand même les pays où il fait mieux vivre. Ce que les indicateurs de bien-être dont nous avons parlé montrent d’ailleurs. En revanche, c’est en Allemagne que ces indicateurs se sont proprement effondrés, à commencer par la sécurité économique.

74Pour des raisons de calendrier, le texte publié ici n’a pu être relu par Jean-Paul Fitoussi. Il engage donc exclusivement Frédéric Lebaron et Louis Weber, qui ont réalisé cette interview à l’OFCE le 6 juillet 2010.

Notes

  • [1]
    Lehman Brothers était une banque d’investissement proposant des services financiers diversifiés. Elle fit officiellement faillite le 15 septembre 2008 (faute de repreneurs) suite à la crise financière mondiale et notamment à celle liée aux subprimes.
Propos recueillis par 
Frédéric Lebaron
Propos recueillis par 
Louis Weber
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.013.0077
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