CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ordre des « économies de marché » réellement existantes[1] est dual : il fait coexister un pôle public et un pôle privé, l’un et l’autre plus ou moins développés, structurellement liés, hiérarchisés[2] et en tension permanente. Les frontières de ces pôles sont loin d’être figées et varient selon les cadres juridiques et institutionnels nationaux, voire régionaux. Les flux monétaires et financiers qui traversent l’économie mettent en jeu des agents à la fois privés et publics, parfois « hybrides », qui sont ainsi placés en relation d’interdépendance fonctionnelle, en dépit de leurs discours ou leurs « intentions »[3].

2Quels que soient les indicateurs choisis, même les pays anglo-saxons les plus « néolibéraux » possèdent un large secteur public, qui n’a pas été notablement réduit[4], la diminution du périmètre de l’administration centrale ayant été compensée, au moins partiellement, par la croissance des collectivités territoriales. Celle-ci a répondu à des besoins en infrastructures et services « concrets », aux effets immédiatement « perceptibles » pour les populations. La Chine est de ce point de vue, sans doute, encore plus « duale » que ne le sont les pays de l’OCDE : même si les statistiques sont parfois difficiles à interpréter, Jean-Louis Rocca considère que l’emploi public (au sens large) reste aujourd’hui majoritaire dans les villes, malgré la restructuration des entreprises d’État dans les années 1990. La persistance du discours néolibéral et celle du thème de la « réduction des dépenses publiques » illustrent d’ailleurs, a contrario, la relative permanence de cette place historiquement importante de l’État, difficile à mesurer avec un indicateur unique. À l’échelle séculaire, elle a tendanciellement augmenté[5].

3Ce caractère dual des économies contemporaines a de nombreuses conséquences. Pour mieux l’interpréter, il sera fait appel au concept de « circuit », plus précisément de « circuit socio-économique », et à celui de « structure symbolique », issu de la linguistique. On essaiera d’interpréter à partir d’un premier « modèle » simple le mouvement de bascule symbolique caractéristique de la crise mondiale en 2007-2010, puis de préciser quelques hypothèses sur le comportement des principaux groupes d’agents qui dominent l’ordre économique.

Le circuit socio-économique

4La représentation de l’économie en termes de « circuit », issue de Keynes, dont le fondement est la circulation monétaire, complète et corrige celle qui n’y voit que des marchés interdépendants, tout juste « surplombés » et régulés par l’État. Elle conduit à mettre l’accent sur l’imbrication à la fois fonctionnelle et structurelle entre les acteurs publics et marchands, sans gommer pour autant leur concurrence et leurs antagonismes.

5Il faut rappeler que chacun de ces flux [6] engage une opération de confiance, qui rend possible l’échange, le prêt, etc. Ces relations sociales se nourrissent d’interactions multiformes, et même de transactions qui ne sont pas uniquement marchandes ou même monétaires. Tout flux monétaire ou financier implique dès lors en même temps un rapport de force, notamment symbolique, entre plusieurs agents : le volume et le prix des « objets » échangés en sont les manifestations objectivées, les « résultats » partiellement arbitraires, soumis à de très fortes variations dans le temps et l’espace.

6Les flux dans le circuit monétaire supposent donc ce que Karl Marx appelait un « rapport social », dans lequel chaque agent, en fonction de ses attentes et de ses ressources [7], exerce un pouvoir de contrôle ou mieux « d’orientation ». Ce processus se traduit par une dialectique où le « pouvoir » de fixation du prix n’est pas concentré dans les mains d’un seul des deux partenaires de l’échange. Il faut dès lors concevoir le monde économique tout à la fois comme un système d’interdépendances et comme un monde de luttes.

7Dans ce système d’interdépendances, les acteurs publics bénéficient d’un atout considérable, qui est la croyance collective dans la solidité inter-temporelle de l’État, c’est-à-dire, en termes durkheimiens, la permanence du « collectif » ou de la « société », par-delà les individus qui le composent [8]. Cette solidité relative fonde celle de la monnaie et rend possible les flux contrôlés par les acteurs publics, y compris en premier lieu les prêts que la banque centrale offre en continu au système bancaire [9], ou encore les prélèvements fiscaux et les prestations qui leur sont liées. Même les situations de fort endettement public et de quasi-« faillite » apparente d’un État n’ont que très rarement conduit à sa disparition complète et définitive, comme cela peut être le cas de façon ordinaire pour des entreprises privées éliminées par la concurrence capitaliste : seules des situations de domination coloniale ou impériale, où un État en « dévore » purement et simplement un autre, ou encore les « fédérations » et les « réunifications », y parviennent.

Du renforcement symbolique des acteurs publics à leur fragilisation

8Le processus de la crise financière mondiale s’interprète de façon assez simple comme un mouvement de balancier symbolique qui a jusqu’ici connu trois phases : dans un premier temps, entre 2007 et le deuxième semestre 2008, certains acteurs privés se sont effondrés, entraînant avec eux l’ensemble du système financier et suscitant des réactions publiques visant à limiter les enchaînements négatifs ; dans un deuxième temps (fin 2008- 2009), les banques centrales et les États sont intervenus massivement pour rétablir la confiance dans l’économie de marché ; enfin, les États (surtout à partir de début 2010) ont été à leur tour fragilisés, ce qui s’est traduit par le déficit budgétaire et l’endettement public. Ils ont dû alors faire face à des tentatives de « revanche » symbolique des acteurs privés : agences de notation, institutions financières comme les hedge funds, etc. Le résultat de ce processus est un système plus instable et plus incertain.

9Les politiques économiques engagées ont accentué le pouvoir d’orientation des acteurs publics sur les flux du circuit économique. Les institutions publiques ont vu leur existence et leur solidité réaffirmées, la structure symbolique de l’ordre capitaliste a été ébranlée et s’est réorganisée autour des institutions publiques. Dans plusieurs cas, celles-ci ont dû prendre possession d’une partie des entreprises, selon le vieux principe de la « socialisation des pertes ».

10Deux institutions ont joué un rôle fondamental : les banques centrales, qui ont prêté de façon quasi continue de la monnaie aux banques et ont maintenu les prix en contrôlant les taux d’intérêt « directeurs » ; les États, plus précisément les autorités budgétaires, qui ont « relancé » l’économie par les dépenses publiques et limité les dégâts sociaux de la crise. L’État au sens large (banque centrale incluse) est donc apparu comme le support ultime de la confiance en la monnaie, et, plus largement, le garant de l’avenir de l’économie privée. Certains acteurs, privés ou publics, peuvent certes présenter cela comme « exceptionnel » ou « en dernier ressort », ce qui la minore, mais cela a jeté le doute sur la suprématie « naturelle » des acteurs privés sur les acteurs publics, même en temps ordinaires. Or celle-ci constitue un schème fondamental de l’ordre néolibéral.

11Au fur et à mesure que le « pouvoir des marchés » s’est reconstitué, l’État a été à nouveau soumis à de fortes pressions, pour circonscrire son pouvoir de contrôle et d’orientation. Il n’en reste pas moins que la crise a fait apparaître au grand jour la fonction de l’État comme support fondamental de la croyance économique et de l’existence des marchés.

La crise de continuité du discours économico-politique

12On a observé une inversion dans les discours de crise : ce qui était subordonné et négatif est devenu supérieur et positif. Le système économique n’a pas changé fondamentalement mais sa représentation s’est transformée au moins momentanément ; des processus de « rééquilibrage » et de déplacement ont eu lieu. On a vu des « conversions » au moins partielles, renforçant une dynamique, apparemment chaotique, de changement des croyances collectives. Les changements discursifs sont souvent la traduction d’un ébranlement cognitif : certains raisonnements habituels semblent soudain frappés d’obsolescence, alors que des analyses tenues pour fautives s’imposent au contraire. Ainsi, les idées de régulation de la finance et de taxation des banques, voire de nationalisation, tenues jusque-là pour utopiques ou archaïques, sont revenues sous la plume ou dans la bouche d’acteurs centraux. La croyance dans l’efficience des marchés financiers a été brusquement dévaluée, et avec elle le statut symbolique de la « profession » économique, comme des métiers de la finance [11], notamment aux États-Unis. La lutte contre l’inflation a été rangée au second plan par les spécialistes de politique monétaire, la restriction de l’intervention publique repoussée à moyen terme, « le temps que les marchés retrouvent leur fonctionnement normal ».

Le « retour de la volonté politique » : une reconquête des acteurs centraux ?

13Un exemple paradigmatique de l’inversion des polarités au cœur de la crise est fourni par le discours du président de la République française devant le Congrès en juin 2009 : « Sans même nous en rendre compte, responsables politiques de droite et de gauche, nous avons laissé la part trop belle au capital financier et sans doute trop écouté les leçons de ceux qui en même temps qu’ils se scandalisaient de l’endettement public mettaient de gigantesques leviers d’endettement au service d’une spéculation effrénée » [12]. Opposant le passé, associé à des erreurs ou des faiblesses (« avons laissé », « trop écouté ») au présent de l’action, il renverse la polarité attendue dans l’ordre néolibéral entre le privé (positif) et le public (négatif), entre le « capital financier », « la spéculation », et l’État, la dette publique, entre les mauvais conseillers (« ceux qui … ») et les responsables politiques qui se sont laissé berner (« nous »). Cette opération sous-tend aussi le nouveau discours sur le « modèle social français » qui émerge début 2009.

14Dans tous les pays où le discours public connaît de semblables inflexions, ce sont avant tout les agents politiques centraux, à la tête des gouvernements, qui sont en position d’opérer ce déplacement, amplifié ensuite par divers commentateurs qui leur sont liés. Cette inflexion suscite cependant ce que l’on pourrait appeler une « perturbation cognitive » au sein des catégories sociales qui les soutiennent (notamment les détenteurs de hauts revenus et patrimoines).

15Avec les enjeux de la « sortie de crise », l’opposition classique entre « dépensiers » et « gardiens de l’orthodoxie » se trouve par exemple réactivée avec force au sein de l’espace politique dans le débat budgétaire. En France, « deux lignes » se sont affrontées lors du débat sur le « grand emprunt ». Dans tous les pays, certains acteurs politiques, souvent les opposants (comme au Royaume-Uni), dénoncent la dérive des comptes de l’État, qui va devenir le leitmotiv des banquiers centraux. Derrière eux, les hauts fonctionnaires des directions du Trésor et des ministères des Finances, les économistes dominants des institutions officielles continuent de peser avec force sur l’agenda global des politiques publiques. Ils finissent par l’emporter nettement en Europe dès le premier semestre 2010, à la faveur de la crise de l’euro, et se mettent alors en place des politiques de réduction drastique de la dépense publique.

16La crise a mis les exécutifs sur le devant de la scène économique, notamment à travers le G20, et a fait à nouveau des gouvernants les acteurs dominants de l’ordre économique mondial en temps de crise. Leurs décisions budgétaires et fiscales, qui accroissent la dette et les déficits, mais qui fournissent aussi des supports et des repères stables au fonctionnement des marchés, ont un impact très direct sur l’économie et la finance ; leur doctrine officielle sert de cadre de référence à l’ensemble des acteurs, fût-ce pour les critiquer pour « excès d’interventionnisme » ou au contraire « insuffisance d’ambition », etc.

17À travers la crise, les professionnels de la politique, relativement dominés au sein du champ du pouvoir, se sont donc vus brusquement mis en position de tenter de reconquérir une forme d’autorité sur l’économie qui leur échappait depuis les années 1980 et la montée en puissance des économistes monétaristes et néolibéraux. Le vocabulaire de la « relance », abandonné depuis la séquence 1981-83, a exprimé en France ce retour du volontarisme politico-économique ; au niveau mondial, c’est la notion de « stimulation » fiscale, aux connotations plus médicales, qui s’est imposée avec une quasi-évidence. Dans le contexte des collectivités territoriales, on observe de même la montée d’un discours de l’action publique volontariste face aux dégâts de la crise.

18Mais la dette publique, sur laquelle repose, en partie, cette apparente reconquête donne en même temps de nouveaux arguments et des moyens de pression futurs aux hauts fonctionnaires « politisés » que sont les dirigeants des banques centrales et plus largement les « économistes d’État », qui peuplent les organisations internationales et les ministères des finances [13]. Ceux-ci vont tenter d’accroître à nouveau leur emprise sur la décision publique et même de promouvoir, à la faveur de la crise, une nouvelle accélération des politiques de réforme structurelle [14].

Les banquiers centraux au cœur du champ économique

19Les banquiers centraux ont en général un discours plus « encadré », à la fois juridiquement et politiquement, et une doctrine qui n’évolue que faiblement en-dehors de ce que lui impose la conjoncture. Ils ont un rôle moteur dans la dynamique macroéconomique, en fournissant des liquidités qui permettent au circuit monétaire et financier de fonctionner sans « rupture » dans la chaîne des transactions.

20Au plus fort de la crise, ils ont adopté un discours inhabituellement volontariste, qu’ils justifient par le risque d’une crise de système. La stratégie de la Banque centrale européenne a connu un mini-basculement doctrinal qui s’est intensifié en octobre 2008, au moment où les États européens ont – temporairement – abandonné les contraintes du Pacte de stabilité et de croissance. Avec des déficits budgétaires et des niveaux d’endettement public très élevés dans la zone euro, la BCE a cependant tenté, dès la fin 2008, de hâter la « reprise », qui sera aussi le moment du retour à l’ordre symbolique.

21Des désaccords internes ont été évoqués [15], des gouverneurs s’exprimant de façon critique face à certains aspects des politiques « non conventionnelles » mises en œuvre. Les « faucons » (selon les catégories communes de perception des orientations monétaires) ont résisté longtemps à une baisse trop forte des taux d’intérêt à laquelle appelaient d’autres membres du conseil, parfois confrontés à des situations nationales conjoncturelles très critiques. À la différence de ce que l’on a observé à la Fed américaine, il n’y a pas eu d’expression publique contre le « tournant » des politiques économiques mondiales. Cependant, le gouverneur de la Bundesbank allemande n’a cessé d’insister sur les risques des politiques monétaires trop accommodantes et des déficits budgétaires et demandé l’adoption dès 2010 de politiques d’ajustement structurel pour l’ensemble de la zone euro.

22Le discours orthodoxe des banquiers centraux, relayé par les grandes organisations internationales, est maintenant centré sur la « sortie de crise » et la réduction des dépenses publiques. La « nécessité des réformes structurelles » et l’attachement rigide au Pacte de stabilité et de croissance, sont remontés en puissance. Le niveau de la dette publique fournit au cœur de la crise un instrument concret de pression externe sur les gouvernements les moins « vertueux » de la zone euro. Dès que la « reprise » sera là, la politique monétaire devra se concentrer à nouveau sur les risques inflationnistes ; les politiques fiscales devront retrouver très rapidement la norme orthodoxe qui leur a été fixée par le Pacte.

23Le discours des banquiers centraux européens montre que l’ébranlement de l’ordre symbolique est resté relativement limité au sein de la BCE, alors qu’il est plus net chez les acteurs politiques à la tête des exécutifs. En revanche, les banquiers centraux, surtout européens, se font les hérauts de la « régulation », associée en premier lieu à la notion de « transparence ». En la matière, ils incarnent une position régulatrice « formelle », puisqu’ils ne sont pas aux avant-postes, loin s’en faut, en matière de fiscalité. Opposés aux facilités que s’octroient les « élus », les banquiers centraux représentent ce que Pierre Bourdieu appelait la « main droite de l’État » : régulatrice et restrictive, elle fournit néanmoins au capitalisme financier les moyens de continuer à fonctionner.

Le monde patronal : défensive et divisions

24Le monde patronal est évidemment mis en difficulté par la crise, parfois jusqu’à la faillite. Il doit faire face à la dénonciation croissante des rémunérations excessives de certains de ses représentants et aux dérives « morales » du système financier. Mais cela ne le conduit pas à un abandon du discours néolibéral radical qui s’est imposé en son sein depuis les années 1980, autour de la lutte contre le poids « excessif » des prélèvements obligatoires et contre les législations trop contraignantes des États, dans un contexte de concurrence mondiale exacerbée. Il cherche à éviter le retour de réglementations trop restrictives, tout en acceptant le mouvement régulateur dans ce qu’il a de plus « formel ». Il résiste plus ou moins ouvertement aux nouvelles taxes envisagées, tout en adoptant un « profil bas » dans la sphère publique [16].

25Les représentants patronaux adoptent ainsi un discours à tonalité plus défensive et éthique. Dénonçant « les folles années 2000 », le Medef français revendique par la voix de Laurence Parisot, d’« avoir fait accepter par toutes les entreprises cotées un code de gouvernance pour recenser les critères d’une juste rémunération ». C’est autour des inégalités de rémunération que l’ébranlement éthico-économique est le plus fort. Les mieux rémunérés ont en effet « failli » et entraîné l’ensemble de l’économie dans la récession. Mais le patronat en reste le plus souvent à un discours anti-fiscal plus ou moins radical, visant à limiter l’emprise étatique sur les profits : « Nous nous battons tous les jours pied à pied pour obtenir les réductions nécessaires des charges fiscales et sociales » [17]. Pour eux, les principaux responsables de la crise sont la politique monétaire expansionniste de la Fed et, plus largement, les banquiers centraux.

26Les stratégies des dirigeants d’entreprise dans la crise dépendent cependant d’abord des positions qu’ils occupent dans le monde économique : la crise de la finance remet partiellement en cause, au moins symboliquement, la position dominante que ce secteur occupe toujours dans l’ordre économique, même si une grande continuité caractérise les trajectoires de ses représentants [18] ; elle déstabilise la cohésion interne de l’univers patronal en mettant sur le devant de la scène les excès des années 1990. Elle suscite des tendances protectionnistes dans certains secteurs industriels menacés très directement par la concurrence internationale. Si les traders, salariés de haut niveau qui « captent » une proportion importante des flux financiers à travers lesquels ils génèrent du profit, sont stigmatisés pour avoir bénéficié de la spéculation et en partie contribué à la crise, le patronat industriel et plus particulièrement les dirigeants de PME sont plutôt décrits comme des victimes de la crise bancaire, qui limite un peu plus leurs marges d’action face à une concurrence mondiale omniprésente.

Contre-discours et luttes sociales

27Les acteurs syndicaux, américains et européens, multiplient, surtout à partir de la fin 2008, les discours de portée générale sur la politique économique, parfois en relation avec des mobilisations sectorielles ou plus globales, comme dans le cadre des journées d’action et manifestations en France au premier semestre 2009. Paradoxalement, le discours syndical tend à se « globaliser » avec la crise, dans un contexte d’unité relative, mais les perspectives revendicatives restent relativement éclatées et en fait difficiles à fédérer : maintien de l’emploi face aux délocalisations, augmentations salariales et défense du pouvoir d’achat, lutte contre le stress au travail, demande d’interventions publiques, refus des politiques de rigueur budgétaire, etc. Les enjeux des relations professionnelles se sont cristallisés en France, en 2010, autour de la gestion de l’emploi et de l’assurance-chômage, avant de se tourner vers la réforme des retraites.

28L’intensité des luttes de classe varie, comme les politiques de régulation, selon les contextes socio-économiques et les moments du cycle des affaires. Le contexte de crise de l’emploi n’est pas particulièrement propice à la montée de la « conflictualité », en dehors de luttes défensives souvent très visibles dans l’espace public. Les rémunérations qui se maintiennent à de très hauts niveaux dans le secteur financier au moment de l’intervention étatique massive en faveur des banques fournissent cependant un thème de mobilisation à la fois « sociale » et « éthique » pour la défense des salaires. Mais celle-ci ne suffit pas à constituer un programme économique « alternatif ». La plate-forme syndicale à laquelle les confédérations françaises se réfèrent reste relativement générale, sinon indéterminée.

Capitalisme étatico-financier et champ du pouvoir : un modèle sociologique de la crise

29Les différentes catégories sociales se confrontent au sein du champ du pouvoir : celui-ci est à la fois un espace de luttes et une instance de coordination et d’interdépendance [20]. Ces catégories n’ont ni les mêmes ressources, ni les mêmes « logiques d’action », ni surtout la même capacité à peser sur les flux monétaires et sur les prix, et à « déformer » le circuit économique en leur faveur. L’espace social est structuré par des inégalités de pouvoir sur les règles du jeu économique, et les luttes se portent notamment sur les critères d’évaluation et de mesure des objectifs de l’action économique : la recherche des profits, la réduction de la dépense, la croissance du PIB, l’emploi stable, etc.

30Les acteurs politiques disposent de la légitimité électorale et d’un capital social qui les met au centre du fonctionnement institutionnel. Ils maîtrisent l’allocation des budgets publics qui innervent le système économique. En période de crise, ils sont en mesure de laisser l’État accroître ses déficits et s’endetter pour favoriser la relance de l’activité (notamment par le jeu des « stabilisateurs automatiques »).

31Les banquiers centraux et les hauts fonctionnaires des ministères « financiers » et des organisations internationales ont un pouvoir d’orientation essentiel sur les flux monétaires et financiers. Concurrents des acteurs politiques pour le contrôle de l’État et de la politique publique, ils sont eux-mêmes des acteurs politiques déniés [21], mais très efficients, qui disposent d’alliés dans l’espace politique. En temps de crise, ils sont seuls en mesure de prêter des liquidités au système bancaire et aux États qui rencontrent des difficultés de financement sur les marchés.

32Les chefs d’entreprise, sous la pression des normes issues du secteur financier [22] et renforcées par la mise en concurrence mondiale, recherchent la rentabilité maximale, en limitant les coûts (salariaux et fiscaux).

33Les dirigeants syndicaux tentent enfin de maintenir l’emploi et les salaires et développent un discours « alternatif » plus ou moins radical. Ils résistent aux pressions restrictives des politiques d’austérité qui commencent à se développer dans la phase de « reprise ».

34Ce champ est donc un système de forces interdépendantes qui a connu des phases d’équilibres instables, en particulier dans les pays développés (États-Unis, Europe occidentale, Japon). Dans l’après-guerre, les acteurs politiques ont eu une capacité d’impulsion budgétaire, accompagnée d’un pouvoir monétaire, qui va progressivement s’éroder dans les années 1970. Les marchés financiers étaient alors sous contrôle, les rapports entre chefs d’entreprise et dirigeants syndicaux relativement plus « équilibrés ».

35Avec les politiques monétaristes et le « programme néolibéral », la montée en puissance du secteur financier a bouleversé les rapports de force en faveur des dirigeants d’entreprises financières et des banquiers centraux, au détriment des acteurs politiques et a fortiori des dirigeants syndicaux, relativement marginalisés et divisés. Les dirigeants politiques ont perdu une partie de leur capacité d’action monétaire et budgétaire et adopté un discours anti-fiscal. L’État-providence a été revu « à la baisse ». Ce qui a favorisé des dynamiques spéculatives sur le prix des actifs, au moment où les salaires des catégories populaires ont stagné. L’épargne était abondante, du fait de la politique expansionniste des banques centrales pour surmonter les krachs et de la mobilité internationale des capitaux, en particulier de l’Asie vers les États-Unis. Le recours massif à l’endettement privé a permis au système de se reproduire et se développer jusqu’à la crise de 2007-2010.

36En déplaçant l’endettement global vers les États, celle-ci a créé un nouvel équilibre très instable où s’affrontent les différentes catégories « dirigeantes » autour des perspectives futures de l’économie : soit un retour accru du politique et de l’action publique, par une reprise en main des politiques monétaires et fiscales par les responsables politiques, soit une nouvelle réduction des dépenses publiques et des États-providence sous la pression de la finance « reconstituée », simplement mieux régulée, sous l’égide de banques centrales. Cette deuxième option semble actuellement la plus probable, du moins en Europe.

37Le capitalisme étatico-financier issu de la crise conjugue en effet des traits contradictoires. La fragilisation budgétaire des États qui résulte de leur hyper-interventionnisme met en cause la capacité d’action à moyen terme des acteurs politiques. Le retour des profits financiers, largement déconnectés de dynamiques industrielles toujours incertaines, illustre la « résilience » rapide de la finance et nourrit une nouvelle augmentation des hauts revenus. Les tentatives de régulation publique du secteur financier, qui réunissent acteurs politiques, dirigeants syndicaux et banquiers centraux, n’avancent que très lentement, sans effets tangibles, et ne mettent pas fondamentalement en cause la concurrence fiscale et les pratiques spéculatives, qui restent des éléments structurels du capitalisme financier. La pression à la baisse sur les dépenses publiques et sur les coûts salariaux engendre, enfin, une tension sociale structurelle, d’autant plus aiguë que les profits financiers repartent à la hausse.

38Ce modèle général prend des formes différentes selon les pays. Alors que les pouvoirs financiers et la banque centrale pèsent très fortement sur la politique américaine, le « modèle chinois » est beaucoup plus fortement contrôlé par les dirigeants du Parti communiste qui tentent de maintenir les équilibres internes à une « économie socialiste de marché » faite de traits contradictoires [23].

39C’est dans un espace mondial que se forment et circulent les principaux flux internationaux, à travers les relations commerciales et financières entre firmes multinationales et entre institutions bancaires et financières (fonds souverains, fonds spéculatifs, etc.). Les tensions structurelles autour du taux de change entre yuan et dollar sont un exemple des conflits dans ce champ du pouvoir mondial.

40La remise en cause des pouvoirs économiques et financiers privés qui résulte de la crise a renforcé à court terme les acteurs publics. Le nouveau « modèle » de capitalisme étatico-financier qui en est résulté se caractérise par un « compromis » rendu inévitable par la violence du retournement de la conjoncture. Mais il n’existe pas de croyance économique claire qui s’imposerait à une majorité d’acteurs dirigeants. En revanche, il y a une forte tension structurelle entre acteurs publics, renforcés à court terme mais potentiellement déstabilisés à moyen terme, et acteurs financiers, qui reconstituent rapidement leur pouvoir, partiellement aidés en cela par les gardiens de l’orthodoxie budgétaire.

Notes

  • [1]
    Elles sont alternativement désignées par les expressions « capitalisme », « économie de libre entreprise », « économie sociale de marché » ou « économie mixte » en Europe, « économie socialiste de marché » en Chine, etc.
  • [2]
    Dans l’ordre néolibéral, cette domination symbolique s’exerce au profit du secteur privé.
  • [3]
    Cette notion d’ « interdépendance fonctionnelle » ou de « complexe fonctionnel » est empruntée à Norbert Elias. Voir par exemple, N. Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, éditions de l’Aube, 1991 [1970 et 1986], p.67. Elias y voit la caractéristique par excellence du « social ».
  • [4]
    Même s’il a pu être fortement « compressé » dans certains pays et à certaines périodes. Cf. OCDE, Panorama des administrations publiques, 2009, p. 71-79.
  • [5]
    Pour la France, voir notamment l’étude historique de C.André et R.Delorme, L’État et l’économie, Paris, Seuil, 1982.
  • [6]
    Ils correspondent à l’échange de biens, de services, de titres, mais aussi aux emprunts, au paiement d’impôts, ou encore au versement d’une rémunération, etc.
  • [7]
    Les différents types de capitaux « pèsent », de façon inégale, dans l’ordre économique : c’est le cas du capital symbolique, qui est souvent oublié, notamment au profit du capital social. Voir F. Lebaron, Les fondements symboliques de l’ordre économique, habilitation à diriger des recherches, université de Paris 8, 2002.
  • [8]
    La dette publique est un phénomène structurel de l’État capitaliste. Elle est particulièrement forte au xxe siècle, en particulier au cours la Deuxième Guerre mondiale, ce qui n’a en rien entravé le développement économique mondial. Sa croissance à partir des années 80 exprime la crise de l’État fiscal et favorise la croissance des marchés financiers.
  • [9]
    Voire aux gouvernements, dans les périodes de crise aiguë, comme en 2008 aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ou en 2010, en Europe.
  • [11]
    H.Ben Hammouda, N.Oulmane, M. Sadni Jallab, Crise … Naufrage des économistes ? Enquête sur une discipline en plein questionnement, Bruxelles, de Boeck, 2010. Le rôle de quelques économistes américains (Nouriel Roubini, Paul Krugman, Joseph Stiglitz) dans la critique interne de la science économique est fondamental.
  • [12]
    N.Sarkozy, 22 juin 2009, discours devant le Congrès, p.4.
  • [13]
    En France, ils sont issus de la filière Sciences Po-ENA autant que de formations économiques universitaires.
  • [14]
    D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [15]
    C. Prudhomme, « La cacophonie publique des banquiers de la BCE », Le Monde, 17 mai 2009.
  • [16]
    La Fédération des banques françaises adopte un discours ouvertement hostile à la taxation des banques, tout en admettant la nécessité d’une meilleure régulation de la finance mondiale.
  • [17]
    Laurence Parisot, cité sur : http://www.laurence-parisot.com/. On trouve sur ce site les discours de la présidente du Medef.
  • [18]
    F.-X. Dudouet, E. Gremont, « Les grands patrons français et la crise financière », Savoir/ Agir, 10, décembre 2009.
  • [20]
    Nos analyses s’appuient sur les discussions réalisées dans le cadre d’un travail en cours sur le capital social des élites norvégiennes mené avec François Denord et Johs Hjellbrekke.
  • [21]
    Sur la politisation de la haute fonction publique, cf. S.Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Paris, Belin, 2010 ; Coll., La haute administration et la politique, Paris, PUF, collection CURAPP, 1986.
  • [22]
    Ces normes s’expriment très concrètement sous la forme des normes comptables : voir en particulier M.Capron (dir.), Les normes comptables internationales, instruments du capitalisme financier, Paris, La Découverte, 2005.
  • [23]
    Les banquiers centraux chinois ont, par exemple, des profils beaucoup plus « industriels » et « politiques » que ceux des autres espaces nationaux.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.013.0065
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