CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Adoptée quelques mois à peine après l’élection de Nicolas Sarkozy, la loi du 21 août 2007 portant sur le « dialogue social et la continuité du service public » est annoncée comme l’une des réformes emblématiques d’un quinquennat placé sous l’égide du néo-libéralisme. La mesure se veut à la fois symbolique – il s’agit de satisfaire l’électorat de droite – et dissuasive en direction des syndicats : la nouvelle ère pourrait bien être celle d’une forte offensive politique visant à réduire la capacité d’action du mouvement syndical, à l’image de la période Thatcher au Royaume-Uni. Nicolas Sarkozy entend ainsi concrétiser l’obligation de « service minimum » pour lequel il s’était engagé pendant sa campagne et poser un acte fondateur de la « rupture » politique qu’il entend incarner. Devant les membres du conseil national de l’UMP, le président nouvellement élu s’enorgueillit que « désormais, en France, lorsqu’il y a une grève, plus personne ne s’en aperçoit ». Aujourd’hui encore, dans un contexte où sa popularité s’est fortement affaiblie, les partisans du gouvernement présentent cette mesure législative comme la démonstration de la capacité du gouvernement à conduire avec succès des « réformes nécessaires », qu’aucun autre avant lui n’aurait eu le courage d’entreprendre.

2Cette nouvelle réglementation du droit de grève dans les transports intervient dans un secteur où il est déjà – faut-il le rappeler - beaucoup plus réglementé qu’ailleurs : l’obligation de déposer un préavis de grève cinq jours avant son déclenchement remonte ainsi à 1963. Elle avait déjà résulté, à l’époque, d’une décision éminemment politique du pouvoir gaulliste, en réaction à un mouvement minoritaire à la RATP, et avec l’objectif d’empêcher à l’avenir toute « grève surprise ». Par cette nouvelle loi, la majorité présidentielle entend mettre fin à ce qu’elle n’a eu de cesse de dénoncer comme une « anomalie » française. Au regard, d’une part, du niveau de conflictualité gréviste, qui est plus élevé dans les transports publics et concentre à lui seul entre 30 et 70 % des grèves recensées en dehors de la fonction publique. Au regard, d’autre part, des dispositifs de prévention des conflits et de « services garantis » mis en œuvre pour ce secteur dans les autres pays européens.

3Véritable serpent de mer législatif, l’instauration d’un « service minimum » dans les entreprises de transport public en cas de grève avait fait l’objet, entre 1988 et 2004, de pas moins de 24 propositions de loi, toutes déposées par des parlementaires de l’actuelle majorité. En 2002, Jacques Chirac en avait fait l’une de ses promesses de campagne électorale. Après les grandes mobilisations syndicales de 2003 contre le projet de réforme des retraites, le gouvernement Raffarin commanda un énième rapport sur le sujet, remis en 2004 [1]. Il est resté lettre morte mais ses préconisations ont largement inspiré les rédacteurs de la loi du 21 août 2007. Un premier volet vise à renforcer les procédures d’évitement des grèves, en prévoyant que le préavis de grève ne pourra être déposé désormais qu’après une période de négociation de huit jours maximum. Le délai de prévenance se trouve ainsi allongé de façon conséquente (de 5 à 13 jours). Le second volet concerne les dispositions visant à rendre possible l’organisation du service minimum. La première concerne l’obligation faite aux salariés de se déclarer gréviste 48 heures avant le début du conflit, au motif de la nécessité pour l’employeur d’être en mesure de prévoir l’état du trafic le jour du conflit et d’en avertir les usagers afin de limiter la gêne occasionnée. La seconde instaure la possibilité d’organiser un référendum des salariés, après huit jours de grève [2].

4L’application de cette loi a surtout été observée à la SNCF où l’enjeu de l’adoption de ces nouvelles règles s’est quelque peu confondu avec celui de la réforme des régimes spéciaux de retraite. Le gouvernement est soupçonné d’avoir cherché à contenir la mobilisation engagée contre celle-ci en novembre 2007 via l’adoption « d’un outil pour brider toute contestation sociale » [3]. Mais, si les confrontations sociales à la SNCF sont intensément médiatisées et donnent immédiatement lieu à un traitement politique, elles ne résument pas à elles seules la conflictualité qui se trame dans le domaine des transports publics. Ainsi, même si elles bénéficient d’une couverture beaucoup plus ponctuelle et fragmentaire dans la presse nationale, les mobilisations grévistes sont également fréquentes dans les réseaux municipaux de transports en commun. Et elles ne sont pas sans enjeu quant aux modalités d’application du droit de grève dans le secteur, à l’image de la lutte menée par les traminots de la Régie des Transports Marseillais en 2006, marquée par une forte judiciarisation du conflit, contribuant à nourrir la jurisprudence et à lui donner, pour le coup, une plus grande visibilité médiatique. De la même manière, la mobilisation qui débute par le dépôt d’un préavis de grève de 99 jours dans les transports en commun lyonnais (TCL) offre un terrain d’étude particulièrement intéressant pour questionner les conditions de mise en œuvre du droit de grève dans le contexte de la nouvelle loi. Beaucoup ont déjà souligné le caractère fictif du « service minimum » tant promis. Si les dispositifs facilitent, en effet, la capacité des directions d’entreprise à anticiper le déroulement de la grève, à adapter en conséquence le plan de transport et à en informer les usagers, ils restent en revanche impuissants à maintenir un service en cas de forte mobilisation des salariés… À travers l’exemple de la grève des TCL, c’est une question complémentaire que nous souhaiterions poser : en quoi ce nouveau dispositif, à la fois loué et décrié, objet de luttes politiques, est-il venu véritablement bousculer les pratiques syndicales dans le processus de déclenchement d’un conflit, puis dans sa conduite ? Pour cela, nous allons nous pencher sur les implications concrètes de la mise en œuvre des nouvelles dispositions législatives, tant du point de vue des conflits d’interprétation que leur application engendre que de la façon dont s’actualisent à travers elles les stratégies d’action des organisations syndicales comme des directions d’entreprise.

Une direction à l’offensive : créer des entraves à l’entrée en grève

5Dans cette optique, il importe de replacer ce mouvement de grève dans le processus plus long dans lequel il s’inscrit, et qui donne à comprendre la teneur des relations sociales dans l’entreprise et surtout la place relative qu’y occupe, finalement, l’enjeu du service minimum. Keolis Lyon, qui exploite le réseau urbain dont le propriétaire est un syndicat mixte, le Sytral, a lancé en juin 2008 un vaste plan de « refondation sociale » qui passe par la dénonciation de l’ensemble des accords signés dans l’entreprise depuis 70 ans. Il s’agit, en quelque sorte, de faire table rase non seulement des 300 accords accumulés au fil des luttes et des négociations, mais aussi des usages qui sous-tendent les relations sociales au quotidien. L’objectif est double : il vise, d’une part, à mettre en place une profonde réorganisation du temps de travail et, d’autre part, à restreindre les moyens d’action du syndicat majoritaire dans l’entreprise, la CGT. Il nous semble important de pointer ces éléments tant il est courant d’opposer le « manque » de négociation à une pratique de la grève qui serait « abusive ». Ici, c’est la suppression volontaire de tout l’édifice contractuel qui pousse les syndicats à la fois à se regrouper en intersyndicale et à envisager, plus d’un an après l’annonce des intentions de la direction, l’entrée dans une phase de résistance active, qui se concrétise par une grève reconductible, le 24 septembre 2009.

6Dans ce contexte, les effets de la loi d’août 2007 sur la mobilisation engagée se donnent à voir en premier lieu autour de la mise en œuvre conflictuelle de la déclaration préalable individuelle de participation à la grève. La direction de l’entreprise entendait en effet exiger des salariés grévistes qu’ils notifient quotidiennement leur intention de participer au mouvement, via le formulaire de déclaration individuelle qu’ils doivent lui remettre 48 heures avant le déclenchement de la grève. Une nécessité, selon la direction, pour être en capacité de déterminer correctement son plan de transport. Cette interprétation de la nouvelle loi a été vivement contestée par les syndicalistes, qui y voient une tentative d’en tirer profit pour rendre plus difficile l’entrée des salariés dans la grève, mais aussi leur maintien dans l’action. Ils craignent en particulier les effets de lassitude que pourrait générer l’obligation faite aux grévistes de remettre un formulaire de déclaration de participation au mouvement. En raison notamment de la « pression » supplémentaire qu’impose aux salariés grévistes de devoir le déposer au quotidien, au regard de la crainte qu’elle peut faire naître chez eux de l’oublier et de s’exposer alors à des sanctions, mais surtout de leur implication très inégale dans le conflit. Comme nous avons effectivement pu le montrer par ailleurs, les salariés cessant le travail ne participent pas pour autant activement à l’organisation de la lutte dans l’entre prise. Plutôt que de se réunir en particulier sur le piquet de grève, une part importante d’entre eux préfèrent occuper autrement leur journée, en dehors de l’entreprise. Au mieux, ils ne se déplacent sur les lieux de la grève que de façon intermittente [4]. Dans ces conditions, les syndicalistes anticipent le risque que la contrainte quotidienne de la déclaration individuelle élève encore davantage le coût de la participation à la grève, contribuant à décourager les salariés de s’inscrire durablement dans la lutte.

7Aussi, face à la position de la direction, la réaction des syndicats est, dans l’urgence, de jouer la « sécurité juridique », en incitant les salariés grévistes à remplir une déclaration individuelle quotidienne, afin de ne pas risquer de s’exposer à des sanctions pour absence injustifiée. Et ce, en attendant que la procédure juridique engagée par le syndicat de la CFDT aboutisse. Ses représentants ont en effet saisi le juge des référés, en faisant valoir que la nouvelle loi ne prévoyait pas d’imposer une déclaration préalable quotidienne des grévistes, mais uniquement 48 heures avant leur décision de s’engager dans le mouvement de grève. Que ce soit d’ailleurs en début de conflit, ou bien au cours de celui-ci. La décision du juge des référés (le 5 octobre) donne raison à la partie syndicale et fait injonction à Keolis de modifier les termes du formulaire de déclaration individuelle destiné aux salariés grévistes, afin de préciser que les salariés doivent se déclarer uniquement 48 heures avant leur participation. Cela n’a pas empêché la direction des TCL de contourner en partie cette décision de justice, en introduisant dans la nouvelle version du formulaire une recommandation qui n’était pas prévue par le juge, invitant les salariés de continuer à se déclarer 48 heures avant l’entrée en vigueur du préavis déposé par les organisations syndicales. Ce qui avait pour effet de maintenir une incertitude et donc une crainte chez les salariés.

8De ce point de vue cependant, si l’introduction du principe d’une déclaration préalable de participation à la grève a engagé les organisations syndicales dans un travail de réassurance des salariés et de mise en conformité de leurs pratiques avec cette nouvelle disposition légale, ses effets éventuellement désincitatifs sur la propension des salariés à s’engager dans la grève semblent s’estomper avec le temps : « Au départ, c’est un obstacle parce que les salariés ne comprennent pas trop comment il faut faire, comment il faut se déclarer. Après, une fois que c’est rentré dans les habitudes, ça n’est plus vraiment un problème ». La mise en application de cette procédure n’en amène cependant pas moins les syndicalistes à adapter leurs manières de mobiliser les salariés pour faciliter leur engagement dans l’action. Alors qu’auparavant une tournée des dépôts et des services était organisée 24 heures avant, voire le jour même du début de la grève, il leur faut désormais l’effectuer 48 à 72 heures avant, pour inciter les salariés à se déclarer à temps, afin de pouvoir participer à la grève dès son lancement.

Maîtriser le temps du conflit et de la négociation ? Les effets imprévus d’un préavis illimité

9L’adaptation des pratiques de mobilisation syndicale se manifeste aussi de façon significative dans les précautions que les syndicalistes prennent pour rédiger leur préavis de grève. L’adoption de la loi d’août 2007 a en effet créé une incertitude chez les syndicalistes et leurs conseils juridiques quant à la nécessité de notifier à l’employeur une date de début de grève, mais aussi de fin de conflit, en vue de spécifier la période sur laquelle il devra prendre des dispositions pour maintenir un « service minimum ». Afin de ne pas risquer de voir la validité juridique de leur démarche remise en cause par la direction, l’intersyndicale (CGT-SUD-CGC, CFTC, FO, Unsa) opte pour le dépôt d’un préavis de grève de 99 jours, courant ainsi jusqu’au 31 décembre 2009 : « Ça a fait beaucoup parler : les TCL, 99 jours de grève ! ça se saurait, si on était en capacité de faire 99 jours de grève. Mais c’était sur le côté symbolique, c’était pour faire chier la boîte. […] On ne savait pas combien de temps ça allait durer, et on avait peur que notre préavis se fasse retoquer : donc on s’est dit qu’on allait mettre une date de début et une date de fin » [5].

10La CFDT, qui s’est retirée de l’intersyndicale, préfère, sur les conseils de ses avocats, déposer un « préavis illimité ». Alors que les représentants de l’intersyndicale craignaient que la direction engage une procédure en référé pour faire annuler ce préavis, celle-ci s’abstient en réalité de procéder à tout recours juridique, la jurisprudence ayant entre-temps reconnu la légalité de cette forme de préavis.

11Dans ces conditions, après que le préavis de grève de 99 jours est arrivé à échéance, les membres de l’intersyndicale décident de déposer à leur tour un préavis illimité. Comme le souligne un des responsables de la CGT, « ça a changé la donne ». En effet, ce préavis, qui court toujours aujourd’hui – et qui courra tant que les organisations syndicales n’auront pas décidé de le lever – a été depuis réinvesti par des salariés de différents entrepôts et services de l’entreprise pour cesser le travail. En s’inscrivant dans le cadre de ce préavis, ils ont en effet la possibilité d’engager plus rapidement une action de grève, dès lors qu’ils ne sont plus assujettis à l’obligation de redéposer un nouveau préavis et à attendre le délai prévenance de huit jours imposé par la loi avant de pouvoir cesser le travail. Cette situation n’enchante d’ailleurs pas nécessairement les syndicalistes, car elle rend plus difficile leur travail de coordination et d’unification des mobilisations des salariés des différents entrepôts et services qui tendent, effectivement, à se mobiliser séparément au cours de la dernière période. Elle n’en est pas moins révélatrice des effets non anticipés et contradictoires de la mise en application de la loi d’août 2007. L’objectif proclamé de renforcer le temps de la négociation entre les « partenaires sociaux » pour éviter les grèves en rallongeant le délai nécessaire au dépôt du préavis se trouve démenti par le fait que les syndicalistes sont unanimes pour estimer que la direction met uniquement à profit ce délai de prévenance pour chercher à limiter l’impact de la grève sur les usagers et non pour entrer en négociation. Il ressort aussi de ce conflit que les syndicalistes, en adaptant la forme donnée à leur préavis, ont créé les conditions juridiques – même sans l’avoir anticipé eux-mêmes – pour que la mise en action des salariés, bien loin d’être ralentie par le nouveau cadre juridique, s’opère au contraire de façon plus rapide et réactive. Puisque, en s’inscrivant dans le cadre du préavis de grève illimité déposé depuis plusieurs mois, les salariés peuvent entrer en grève 48 heures seulement après l’avoir décidé, le temps nécessaire de se déclarer gréviste auprès de leur employeur.

Un usage du référendum encastré dans les luttes syndicales

12Si l’obligation de se déclarer en grève pour chaque salarié a donc fait l’objet d’un contrôle très étroit de la part de la direction, la deuxième grande disposition prévue par la loi du 21 août 2007 – la « faculté d’organiser, après huit jours une consultation sur la poursuite de celle-ci », à bulletins secrets – n’a curieusement pas été utilisée.

13La grève des agents des TCL à l’automne 2009 a duré onze jours, sans que les dirigeants de Keolis n’évoquent l’éventualité de programmer une telle consultation. Comme le remarque un responsable syndical, ce sont, d’une part, les difficultés concrètes d’organisation de ce type de scrutin, dépôt par dépôt, service par service et, d’autre part, le flou juridique qui entoure sa finalité même, qui expliquent sans doute la passivité de la direction. En effet, un résultat négatif de la consultation ne peut en rien contraindre les salariés en grève à suspendre leur mouvement, puisque le droit de grève est reconnu en France comme un droit individuel, et qu’il peut donc parfaitement être mis en œuvre par une minorité de salariés.

14L’outil référendaire a en revanche été utilisé par une organisation syndicale au cours même du conflit. Alors que l’intersyndicale réclame de son côté la nomination d’un médiateur afin de sortir du face-à-face avec Keolis (s’appuyant en cela sur une disposition de la loi introduite par les sénateurs), la CFDT prend l’initiative d’organiser dans un seul dépôt de bus une consultation sur les propositions de la direction. Il s’agit, de fait, de soumettre aux salariés sa propre option stratégique : rester mobilisé, mais avancer malgré tout vers une solution négociée en acceptant les nouvelles propositions de la direction. L’usage du référendum renvoie ici à deux objectifs immédiats : celui de se différencier des autres syndicats et de légitimer une démarche qui jusqu’alors s’apparentait à de la division dans un contexte d’unité syndicale ; celui de construire un rapport plus direct aux salariés, en proposant une forme de participation différente de celles que privilégient les autres organisations. Cette deuxième dimension revêt un caractère stratégique évident deux mois avant les élections professionnelles dans l’entreprise. Ce qui est visé est bien le type de leadership exercé par la CGT. Cette dernière, largement dominante, a en effet construit son assise auprès des agents d’exploitation en s’appuyant sur la présence de militants dans chaque ligne et dans chaque dépôt. Le contrôle du comité d’entreprise et un certain nombre de droits syndicaux (tels qu’ils existaient avant la dénonciation de l’ensemble des accords en juin 2008), dont un volet conséquent d’heures de délégation, ont jusqu’alors favorisé ces pratiques militantes qui reposent sur des liens interpersonnels et sur la reconnaissance de la primauté du syndicat. En défendant l’option d’un référendum, la CFDT fait le choix de s’adresser aux salariés qui ne sont justement pas syndiqués, de faire primer l’individu et sa liberté de décision sur le groupe et notamment sur le groupe organisé, soit le noyau des militants. La démarche va se révéler payante puisque la CFDT a progressé de neuf points aux élections pour le comité d’entreprise du 19 novembre 2009. Comme nous le dira un jeune responsable de la CGT au sujet du référendum, « les salariés apprécient toujours ce genre de chose. Nous, on a pensé qu’ils s’étaient exprimés par la grève ». Ce sont bien deux logiques de représentation qui se confrontent ici et qui ont été activées par cet usage du référendum. Et ce n’est donc pas la loi sur le « service minimum » qui a conduit à l’utilisation de cet instrument d’action, mais bel et bien les dynamiques de concurrence qui opposent les syndicats de l’entreprise.

La grève « tournante » comme réponse syndicale ? Ambivalences d’une forme d’action innovante

15De la même manière, le recours à des grèves tournantes de 55 minutes mérite d’être questionné. Cette modalité d’action constitue le troisième trait marquant de cette période de conflit qui se poursuit encore par une succession régulière de mobilisations dans différents services de l’entreprise. Pour les salariés en lutte, elle présente plusieurs avantages. Tout en entraînant une forte désorganisation du trafic à des moments stratégiques de la journée, elle permet en effet de limiter les pertes de salaires pour les agents grévistes et de répondre aux problèmes rencontrés par les usagers, en assurant une partie du service, et en leur offrant ainsi une plus grande latitude pour adapter leurs déplacements. Si cette pratique semble dès lors apporter une réponse aux polémiques sur le service minimum, le recours à cette modalité d’action est cependant ancien. De ce point de vue, il n’est pas à comprendre uniquement comme une réaction aux contraintes imposées sur la continuité du service. Ces grèves tournantes constituent avant tout une technique syndicale visant à faciliter la mobilisation du plus grand nombre de salariés, en jouant des marges de man œuvre étroites offertes par les règles spécifiques de calcul des retenues de salaire des personnels de cette entreprise en cas de grève [6]. Appréciée par une large partie des agents pour ses plus faibles implications financières, la mise en application de cette forme d’action se heurte toutefois à plusieurs problèmes. En premier lieu, elle demande une participation massive pour être réellement efficace, le débrayage de quelques lignes pouvant très vite être surmonté par des agents « remplaçants ». En second lieu, elle est source de tension, en particulier pour les conducteurs de bus et de tram, avec les usagers, au lieu de les réduire. Lorsqu’ils annoncent que « l’on ne repart pas » ou que le tram restera immobilisé 55 minutes dans la station, les agents sont pris à partie, ce que certains redoutent de devoir affronter seuls, sans être protégés par un collectif en lutte. La configuration est en effet tout autre que celle d’une AG qui vote en bloc la grève ou d’un piquet de grève où l’on se retrouve entre militants. Cette situation, pleinement intériorisée par les responsables syndicaux, explique alors qu’ils n’envisagent pas cette forme d’action de grève comme une réponse nécessairement mieux adaptée à la gestion du conflit sur la durée, et qu’ils limitent son usage.

16Dès lors, c’est un double enseignement que nous livre l’observation de ce conflit, quant aux contraintes qui pèsent sur l’appropriation de la grève dans ce type d’entreprise de service public. Il ressort des formes de cette mobilisation que les contraintes générées par les dispositifs du texte de la loi du 21 août 2007 sont en définitive très relatives, en raison des difficultés que pose leur application et de la capacité des syndicalistes à adapter leurs pratiques de lutte. En définitive, ce qui crée des contraintes pour ces derniers – pourtant en situation relativement favorable puisque le taux de syndicalisation tourne autour des 30% dans l’entreprise – ne tient pas tant à ce nouveau cadre juridique, qu’aux limites qu’ils s’imposent pour trouver des formes qui minimisent les coûts de l’action pour les salariés et maintiennent leur capacité à gérer leurs relations avec les usagers et à légitimer leur grève. Et cela dans un contexte où le maire de Lyon, Gérard Collomb (PS), ne s’était pas privé de chercher à la disqualifier en évoquant dans la presse locale les salaires élevés que percevraient les employés des TCL.

Notes

  • [1]
    Rapport de M. Dieudonné Mandelkern sur la continuité du service public dans les transports terrestres de voyageur, remis le 21 juillet 2004 à Gilles de Robien.
  • [2]
    Sur ces nouvelles dispositions, voir par exemple Raymonde Vatinet, « Un nouveau droit des conflits du travail ? », Droit Social, n° 670, 2008, p. 674-676.
  • [3]
    Rémi Aufrère, (FO-Cheminots), in Laure Equy, « Le service minimum officiellement sur les rails », Libération, 23 août 2007.
  • [4]
    Baptiste Giraud, Faire la grève. Les conditions d’appropriation de la grève dans les conflits du travail en France, Thèse de science politique, université Paris 1, p. 776-784.
  • [5]
    Entretien avec le secrétaire de la CGT.
  • [6]
    En vertu de la loi du 1er octobre 1982, pour les personnels des entreprises, organismes ou établissements publics, il est prévu une retenue de 1/60 de la rémunération mensuelle pour une grève n’excédant pas une heure, de 1/50 dans le cas d’une grève n’excédant pas une demi-journée, et 1/30 dès lors que la grève dure davantage.
Sophie Béroud
Science politique, université Lyon 2, Triangle
Baptiste Giraud
Science politique, rattaché au CESSPCRPS de l’université Paris 1
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/08/2014
https://doi.org/10.3917/sava.012.0009
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