CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1En Afrique subsaharienne, les institutions internationales ainsi que les partenaires techniques et financiers ont contribué à mettre en place des mécanismes d’amélioration des interventions en instituant notamment une gestion des services sanitaires basée sur les résultats comme le montre H. Balique [1]. Cela s’est traduit par la mise en place de systèmes de gouvernance nécessaire à la mise en œuvre des politiques publiques sanitaires dans les pays africains comme le Sénégal. En matière de santé, on note ainsi une standardisation des pratiques autour d’élaboration de normes censées régir le comportement de tous les acteurs. Cette approche de santé publique instaurée depuis quelques années exige la tenue régulière de statistiques non seulement pour évaluer l’offre de soins dans le système public de santé mais elle s’inscrit dans une perspective de globalisation des politiques et programmes de santé. Les chiffres permettent de définir à l’échelle du monde l’urgence médicale. Les statistiques sanitaires sont ainsi déterminantes dans la définition des programmes et actions en faveur des pays. « D’origine administrative, ces données [statistiques] ne sont que l’image de l’activité officielle du système de soins. Il ne s’agit que de statistiques sur les individus fréquentant le système de soins et y étant enregistrés – morbidité diagnostiquée – et en aucun cas de morbidité réelle. Leur validité dépend de la compétence du personnel médical et de la qualité du diagnostic posé » [2].

2Cet auteur affirme qu’on y retrouve encore des taux de mortalité et de morbidité des plus élevés résultant en partie des infrastructures sanitaires défaillantes et les conjonctures économiques les plus défavorables à l’amélioration de l’accès aux soins.

3L’objectif de cet article est de partir de l’exemple de la prise en charge de la tuberculose au Sénégal, pour discuter les conditions de production de statistiques dans les systèmes de soins et par là d’interroger la pertinence des indicateurs de santé qui en découlent dans le contexte des systèmes africains dans lesquels ils s’appliquent.

Méthodes

4L’instauration des indicateurs de suivis des programmes dans les pays en développement comme le Sénégal s’inscrit dans une forme de biopouvoir pour reprendre le terme de M. Foucault [3]. Cela renvoie un nouveau type de normativité avec qui de toutes nouvelles attentions – domaines de savoir – apparaissent : tels les taux de natalité, de fécondité, de reproduction ou de mortalité, ainsi que les taux d’accroissement, les taux d’activité et, éventuellement, les taux de divorce ainsi que les tables de nuptialité, toutes choses liées à des problèmes politico-économiques qui rendent nécessaire la mise en place de mesures sanitaires. Cette considération pour le politique et les techniques de pouvoir, est à l’origine non seulement des politiques publiques, des politiques de santé ou d’hygiène publique. Quels sont les choix implicites qui guident la production de statistiques sanitaires, est-on alors en droit de se demander ? La standardisation de pratiques à l’échelle mondiale et la circulation des expertises participent de plus en plus à la production de guide de bonnes pratiques dont la mise en application serait visible à travers l’amélioration des indicateurs de santé qui traduisent les performances des structures de santé. Cette standardisation prend la forme de dispositif – au sens deleuzien du terme à savoir un ensemble hétérogène, une sorte de réseau qui inclut tant du dit que du non-dit, c’est-à-dire aussi bien des discours, des lois, des règlements, des énoncés administratifs ou scientifiques que des institutions ou des ensembles architecturaux – institutionnel censé encadrer la conduite des acteurs à différents niveaux [4].

5Nous proposons de partir de l’exemple de la prise en charge de la tuberculose d’autant qu’elle se voit aujourd’hui classée parmi les « grandes maladies », sinon les grandes causes sanitaires depuis que l’OMS, en 1993, en a fait une urgence. La tuberculose constitue aussi une affection transmissible, historiquement construite en tant que « maladie sociale » dont la prévalence, les formes et les conséquences se sont profondément modifiées en relation avec l’émergence du VIH/sida dont elle est la première maladie opportuniste. Les données ici présentées sont issues de séries d’observations et de près de 150 entretiens auprès des personnels de santé de cinq structures de santé de différents niveaux (hôpital, centres et postes de santé) au Sénégal et d’acteurs au niveau institutionnel. Ces enquêtes de terrain de type ethnographique, basées sur une démarche somme toute classique en anthropologie ont été faites entre 2002 et 2009 dans le cadre de projets de recherche sur « l’expérience des professions médicales face à la tuberculose, au paludisme et à la prévention : une étude comparative Côte d’Ivoire/Sénégal » [1] et sur « les prises en charge croisées de la tuberculose et du VIH au Sénégal et au Cameroun : processus historiques et contraintes sociales » [2].

Résultats

Les indicateurs de suivi : entre promotion de bonnes pratiques de soins et contrainte d’apprentissage d’une ingénierie de programme

La transformation d’une stratégie en un indicateur : le DOTS

6Dans le cadre de la lutte contre la tuberculose, un ensemble de stratégies et d’initiatives ont été adoptées. Celles-ci s’articulent avec la stratégie Directly Observed Treatment Short-course (DOTS) initiée depuis plus d’une dizaine d’années dans les pays les plus touchés par la tuberculose. Le programme « Halte à la tuberculose » (2006-2015), qui prend appui sur la stratégie DOTS [3] adoptée depuis 1995, est la dernière initiative conçue dans le but de réduire de moitié la prévalence et la mortalité par tuberculose. En effet, selon les acteurs impliqués dans la lutte contre la tuberculose au niveau mondial, le DOT’S, à travers l’une de ses composantes majeures – le Traitement Directement Observé (TDO), reste la seule action efficace. Cela s’explique par le fait que le principal facteur mis en cause dans la difficulté à atteindre les objectifs du programme national de lutte contre la tuberculose est l’observance du traitement avec 11 % des malades qui abandonnent leur traitement avant son terme. Cela justifie le recours à l’application de la prise sous supervision directe des antituberculeux, communément appelée TDO, pour réduire les taux de perdus de vue. Un des principes du TDO est de s’assurer que le malade prend régulièrement ses médicaments, dans le cadre d’un traitement long de huit mois, obligeant ainsi les soignants à adopter une attitude relativement inhabituelle pour eux, celle de vérifier que le patient prend bien son traitement. Dans les cas où le malade choisit un membre de sa famille comme médiateur pour superviser la prise journalière de médicaments, le principe du TDO est redéfini. Le travail des soignants se déplace d’un registre « technico-médical » à un registre nettement « social ». On assiste alors, à une « déterritorialisation » [5] de la prise en charge thérapeutique qui se déplace des centres de santé vers les domiciles des patients. De plus encore, l’approche « soins de santé primaires » favorise l’auto-responsabilité et donc, la prise en charge et le traitement de certains problèmes de santé par l’individu, la famille et la communauté. Ces cas vont naturellement échapper à la notification sanitaire. Les statistiques sanitaires sont incapables de faire apparaître la répartition inégale de la morbidité dans les autres espaces de vie, dans les quartiers [6].

7Le défaut d’application de cette stratégie semble grandement affecter les performances des structures de santé et par voie de fait ceux du Programme National de lutte contre la Tuberculose (PNT). Cela s’explique d’une part par les contraintes que fait peser la poursuite de ces objectifs à travers la production statistique sur les acteurs au niveau des centres et postes de santé ; et d’autre part par la crise en ressources humaines que connaissent les structures de santé au Sénégal, qui se traduit par l’implication de personnels souvent peu qualifiés dans la prise en charge de la tuberculose.

De la supervision des patients à la supervision des structures de santé

8Au Sénégal, la généralisation du TDO dans toutes les structures de santé tarde à se réaliser du fait des contraintes que cette approche fait peser sur les systèmes de santé et sur les acteurs. En effet, pour que cette mesure soit effective, il faudrait arriver à décentraliser toutes les activités de prise en charge de la tuberculose au niveau le plus bas de la pyramide sanitaire à savoir tous les postes de santé. Cela est loin d’être le cas même si cette décentralisation apparaît comme une recommandation majeure du PNT lors des supervisions et comme un critère d’évaluation ou de classement des structures sanitaires. Dans cette perspective, il apparaît clairement qu’un glissement dans les objectifs du TDO semble s’opérer. À travers l’application de cette directive apparaissent des moyens de mesure de progrès des structures de santé dans la prise en charge de la tuberculose. Les centres de santé qui appliquent le TDO et qui ont décentralisé les activités de prise en charge de la tuberculose aux postes de santé qui leur sont rattachés, sont présentés comme les bons élèves, et cités en exemple lors des réunions de revue des données. On passe donc de la supervision des patients au développement d’outils de régulation indispensables dans les systèmes de résultats basés sur la performance.

La production des statistiques au quotidien et les valeurs qui leur sont prêtées

9Le Système National d’Information Sanitaire (SNIS) du Sénégal est composé de six sous-systèmes (routine, surveillance épidémiologique, gestion de programmes, administration et gestion de ressources, enquêtes et études périodiques et information à assise communautaire). Le Ministère de la Santé et de l’Action Sociale du Sénégal, à travers la Direction de la Planification, de la Recherche et des Statistiques doit veiller au bon fonctionnement du Système d’Information à des fins de Gestion (SIG). À ce titre, elle a en son sein une Division du Système d’information Sanitaire et Sociale chargée d’élaborer et de publier l’annuaire des statistiques sanitaires et démographiques avec des données de bonne qualité. Cette Division se charge de la saisie et la remontée des données de routine au niveau des districts sanitaires, des régions médicales et le niveau central. Les centres et les postes de santé envoient leur rapport mensuel au niveau district et les superviseurs des soins de santé effectuent la saisie au niveau de logiciel.

10En analysant les pratiques des acteurs de santé impliqués, il apparaît clairement « que l’on a affaire à une circulation mondiale des modèles de santé. Cependant il ne s’agit pas seulement de constater la diffusion planétaire des connaissances, des technologies et des produits de la médecine. C’est beaucoup plus largement et, on peut le penser, de manière plus décisive encore, le mouvement des idées, des images, des procédures et des méthodes. Les instruments de mesure, qu’il s’agisse d’indicateurs, d’enquêtes ou de tests statistiques, les notions, telles que les groupes à risque, le principe de précaution ou la surveillance épidémiologique, les programmes, comme les campagnes de vaccination ou d’éducation sanitaire, sont des produits des relations scientifiques et politiques internationales » affirme D. Fassin [7]. La santé reste au cœur des dynamiques politiques et économiques qui se retrouvent à tous les niveaux.

11En effet, au niveau local, à l’échelle des districts de santé, sur la base des registres recensant toute l’activité de toutes les structures (postes de santé, centre de santé) et services (pédiatrie, consultation, laboratoire, vaccination, salle de soins, pharmacie, programme tuberculose, maternité, hospitalisation), des rapports sont établis par les différents responsables et présenté sous la forme d’un document global. Ce document est transmis par voie hiérarchique à la région médicale puis au ministère de la santé. Ces rapports semestriels souvent présentés lors de réunions dites de revues de données installent une compétition entre structures sanitaires. Ceux qui affichent de bons résultats sont félicités alors que les autres sont sermonnés ou stigmatisés. Comme le disait un agent de santé, responsable d’unité de traitement : « À cause du nombre élevé de malades en échec, le centre de santé est maintenant baptisé boulevard des résistances. Pourtant nous faisons le TDO mais dans certains cas, comme pour les résistants on ne le fait pas, pour nous protéger. Lors de la dernière revue, ils ont félicité le centre de santé de G.K qui affiche de bons résultats, eux ils tiennent aux chiffres ! ».

12Cet extrait d’entretien traduit la frustration de personnel de santé qui estime que cette compétition insidieuse introduite par les gestionnaires de programmes se répercute sur les traitements qui sont faits aux structures ayant réalisé les meilleures performances. Elles seraient traitées avec plus d’égards et de sollicitudes et bénéficient prioritairement de l’aide des bailleurs. C’est le cas notamment d’un centre de santé situé dans la région de Dakar. C’est l’un des premiers centres à appliquer le TDO et à se conformer aux exigences du PNT. La tenue des statistiques paraît très importante dans le centre de santé de GC, par exemple. Les malades avant d’être enregistrés sont soumis à un interrogatoire serré où ils sont tenus de dire qu’ils ne quitteront pas la localité avant la fin de leur traitement. Rien n’est laissé au hasard, par exemple si un malade doit quitter le pays, on anticipe son dernier contrôle s’il est à quelques mois de la fin du traitement afin de pouvoir le déclarer guéri dans l’analyse de cohorte. Les quartiers environnant le district centre constituent des « pieds à terre » pour les malades provenant de l’intérieur du Sénégal ou de la banlieue. Étant plus proches de la plupart des hôpitaux, les malades logent chez un parent le temps de se soigner. Or, puisque la durée du traitement de la tuberculose est longue et qu’elle est encore perçue comme une maladie dangereuse, les malades sont renvoyés chez eux par leurs logeurs dès que le diagnostic est clairement établi. Dans ces cas, ils se présentent au centre de santé pour demander un transfert. Ces transferts jugés prématurés parce que survenant un ou deux jours après la mise sous traitement, ne contribuent pas à la réalisation de bonne performance de l’avis du responsable de traitement. Selon lui, les abandons de traitement ainsi que les transferts gâchent leurs performances, (litt : « day yax sunu chiffre yi »). Les résultats présentés lors du monitoring [4] montraient des écarts de chiffres entre la couverture adéquate et la couverture effective (53 % de couverture adéquate alors que la fréquentation est de 113 %). Cette situation se justifie selon elle par le fait que les formes de tuberculose extra pulmonaire de même que les bacilloscopies à frottis négatifs (TPM-) ne sont pas prises en compte dans l’analyse des indicateurs. Ce qui se joue derrière ces statistiques, c’est donc bien la logique de concurrence entre différentes structures sanitaires. Chaque structure présente son rapport suivant un indicateur précis : la couverture sanitaire c’est-à-dire le nombre de quartiers, communes, départements et villages polarisés par la structure sanitaire ainsi que le nombre de personnes de la localité prises en charge. Chaque district a un nombre de populations et d’aires géographiques qui relèvent de ses compétences. Les malades qui relèvent d’autres districts sont considérés comme des « hors zone ». Ceux-ci ne sont pas réellement comptabilisés et certains n’hésitent pas alors à les rappeler à l’ordre, c’est-à-dire les référer aux structures de leur localité.

13Au niveau local, au sein des structures de soins, dès que le malade est reçu, il devient « un cas » important aux yeux des personnels de santé… pour la tenue des statistiques. Il est important en tant que démonstrateur de performance de la structure de santé. Ainsi à tous les niveaux apparaissent des formes d’arbitrages sur la manière dont les soins se déroulent : processus de sélection des actions les moins contraignantes (en termes de mobilisation de ressources humaines et financières) mais les plus « visibles » quelle que soit leur efficacité sont opérés.

14Il apparaît à travers ces exemples que les indicateurs quantitatifs reflètent finalement assez mal les questions de qualité et d’équité aux soins. Ce qui est pris en compte ce sont les malades présentant une tuberculose à bascilloscopie positive ayant terminé leur traitement et déclarés guéris. Nous sommes donc en droit de nous demander si c’est la qualité des soins qui est visée ou plutôt la prise en compte des besoins des programmes reflétés par les indicateurs de santé.

Discussion

M. Ordinateur et Mme Statistique à l’œuvre ou comment gérer le travail administratif dans des contextes de pénurie de ressources humaines

15Des manuels pour le monitoring sont mis à la disposition des médecins chefs de district qui les redonnent aux chefs de services qui fournissent périodiquement les statistiques relatives aux différents programmes en œuvre au niveau opérationnel. Les observations dans les structures de santé montrent qu’en fin de mois ou de trimestre, en fonction des rapports à déposer, c’est le branle-bas de combat du côté des responsables de division (major, infirmier responsable, etc.) et/ou des médecins chefs pour préparer les rapports. Cela va sans dire que ces rapports, préparés par le personnel de santé, mobilisent une partie importante du temps de travail. D’aucuns vivent ces périodes comme un stress. Ceci est d’autant plus difficile que certains registres ne sont pas bien tenus surtout lors des périodes de garde et des moments de grande affluence, ce qui pose la problématique de la collecte de données statistiques [8]. Il faut alors descendre plus tard, faire des heures supplémentaires pour pouvoir rendre les rapports dans les délais ou prendre sur le temps de consultation. C’est dire la place centrale qu’occupe maintenant l’introduction de ces indices de mesure des performances sanitaires.

16Des agents mobilisés sont obligés de céder temporairement leurs charges à d’autres. Il faut boucler les rapports à temps. Tous les soignants assurant la consultation et la garde, de même que ceux qui tiennent les pharmacies n’ont pas acquis le réflexe de remplir intégralement et systématiquement toutes les colonnes du registre. Cette tâche administrative considérée comme une « corvée » est souvent laissée aux aides infirmières, aux stagiaires, à toute personne manifestant un peu d’intérêt pour les chiffres. Souvent on note un rattrapage des données omises. Quelquefois, la case prévue pour le diagnostic n’est pas remplie ou elle est remplie vaguement, il y est marqué « syndrome infectieux ». Pour la case réservée aux traitements prescrits, on notera dans bien des cas simplement « Ord » en référence à l’ordonnance. Quelquefois, on se demande si ces omissions ne sont pas voulues du fait des contrôles possibles. Ceci nous renseigne sur la difficulté à mettre à jour les statistiques sans « tricher ». Les conditions de productions des statistiques sanitaires renvoient en termes de logiques d’acteurs sur ce que J.-P. Olivier de Sardan désigne comme des « normes pratiques » [9]. Les personnels de santé réadaptent et réajustent sans cesse en fonction des contextes et des logiques sociales qui prennent souvent le dessus sur les normes professionnelles. Ainsi que l’indiquait Y. Jaffré, « les grandes stratégies conçues par les institutions internationales viennent s’installer dans le cours normal des vies et dans les pratiques sociales qui ont un impact sur la santé. Ces dimensions ordinaires de la vie quotidienne sont souvent ignorées par des programmes de recherche ou de développement. Et si les objectifs techniques des “projets” bénéficient de beaucoup d’attention, ces dimensions sociales ne sont évoquées que de façon inexacte sous le terme “contexte”. L’erreur ici est évidente, car ce terme identifie en effet un ensemble de variables essentielles : comment on mange, vit, dort ou se lave… bref, le “contexte” que nous n’avons pas encore pris le temps d’étudier est tout simplement “tout cela”, et qui détermine et explique néanmoins l’essentiel des comportements des acteurs » [10].

17De manière générale, les médecins et autres chefs de service voient leur fonction de responsable absorbée par les tâches administratives et la production de statistiques de santé publique – à travers la réalisation des rapports de manière régulière pour tous les programmes de santé en œuvre dans les districts sanitaires – au détriment de leurs activités de praticiens de santé. La nécessité de fournir des rapports périodiques mobilise certains médecins chef plus devant leurs ordinateurs que devant les patients. Cette situation conduit certains agents à parler de « docteur-machine » ou de « docteur ordinateur ». Ils sont vus comme des médecins ayant plus de compétences à s’occuper des « ordinateurs », des statistiques que des patients. Des agents n’hésitent pas à douter de leurs connaissances et estiment qu’« ils ont désappris » du fait de la distance prise avec la pratique médicale.

De la statistique évaluatrice de performance à sa rétention comme arme syndicale

18Les personnels de santé conscients de la place et de l’intérêt accordés aux données dans la définition des actions à soutenir pour les bailleurs et des performances pour les responsables de programmes qui notait dans la dernière la revue du PNT [11], utilisent de plus en plus l’information sanitaire comme arme de revendications. En effet, le syndicat autonome des travailleurs de la santé en plus des sit-in et autres actions bloquent les rapports ou ne les produisent pas, le système d’information géographique en tant que principal outil de planification des actions de santé n’est pas documenté. Le Système d’Information à des fins de Gestion (SIG), piloté par la Division de la Statistique est logé à la Direction des Études, de la Recherche et de la Formation. Ce système a pour but de fournir toutes les informations nécessaires pour suivre et évaluer la mise en œuvre du PDIS ainsi que son impact sur l’état de santé des populations. Le SIG comprend plusieurs composantes dont la surveillance épidémiologique. Il existe des systèmes d’information développés par chaque programme selon ses besoins. Il a connu une interruption à partir de 1996, du fait de la grève du personnel de santé. De 1997 à 2000, la remontée des données de routine des districts et hôpitaux et celles issues du monitoring des postes de santé n’a pas pu être possible du fait de la grève des personnels de santé. Le Ministère de la Santé et de la Prévention ne pouvait donc pas évaluer correctement les résultats de la mise en œuvre du Programme de Développement Intégré de la Santé (PDIS) de même que son impact au niveau de la santé de la population.

19L’information sanitaire est devenue ainsi une ressource stratégique pour les agents de santé. En effet, si elle a longtemps servi à définir la situation épidémiologique d’une pathologie avec le développement de multiples initiatives de lutte contre la maladie, elle est devenue centrale pour l’expression des besoins sanitaires. Au point que les syndicats de santé l’utilisent pour contraindre l’administration centrale. Le blocage des rapports trimestriels ou semestriels est devenu une arme aux mains des syndicalistes de la santé. De plus en plus, les rapports chiffrés des programmes sont retenus par les syndicats de santé, par ailleurs membres de l’équipe cadre du district ou responsable de service – donc chargés de les produire ou en tout cas de les valider – pour faire pression sur les autorités sanitaires pour les obliger à négocier. La rétention des données sanitaires comme mot d’ordre des syndicats à l’intention des chefs de services des structures de santé a été souvent utilisée. Les revendications qui ont le plus nécessité le recours à cette forme d’action et ayant duré quelques mois tournaient autour du recrutement des agents du Programme de Développement Intégré de la Santé (PDIS) et des Agents de Santé Communautaire (ASC), du relèvement du niveau d’accès à l’ENDSS et cause plus récurrente le paiement des motivations financières déduites des recettes générées par les structures de santé à partir des prestations de soins et la vente de médicaments génériques.

20En outre, la rétention des données sanitaires a des répercussions sur l’ensemble du système sanitaire. Les plans opérationnels ne peuvent être définis parce que basés sur des situations de référence, les commandes de médicaments effectués sur la base des malades traités et attendus ne peuvent être effectués. Bref, toutes les activités des districts sont méconnues et les besoins ne peuvent être honorés.

Conclusion : Programmes de santé et développement : quelles synergies pour quelle intelligibilité ?

21L’intérêt porté à la santé dans l’atteinte des ODD se traduit à l’échelle internationale par la création de diverses initiatives et la mise en place de partenariats pour soutenir la lutte contre les maladies comme prévu par l’Objectif 6 de ces ODD. C’est dans cette perspective qu’au début des années 2000, le Fonds Mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme ou encore GAVI ont été mis en place. Cependant, ces initiatives quoiqu’importantes ont eu comme effet une massification des organisations sanitaires bouleversant parfois les formes d’organisation locale des actions. Un certain manque de coordination dans les actions est souvent noté dans le déroulement des activités imposées par les différents acteurs. Ceci découle aussi du manque d’adéquation entre les objectifs et les contextes et spécificités locales dans lesquels ils sont censés s’appliquer. Par ailleurs, ces affections ciblées par les OMD, positionnées comme dépenses prioritaires des gouvernements, pèsent sur les budgets alloués au secteur de la santé avec comme conséquence la marginalisation de ces programmes par rapport au reste du système de santé confronté à la pénurie et la rareté des ressources.

22En partant de l’exemple de la tuberculose, on voit que les indicateurs sanitaires ne sont pas encore atteints. Les objectifs ainsi fixés par les bailleurs internationaux pour aider les pays pauvres à amorcer un développement à travers l’amélioration de l’état de santé des populations n’ont pas pu être atteints. Les indicateurs sont plus des baromètres de la performance des programmes de santé et des bailleurs. Aucune analyse des besoins réels des prestataires et des systèmes de santé n’est réellement faite.

23La gestion de ces statistiques est devenue une question très complexe au sein de ces espaces. Elles traduisent les pertes en vue humaines au sein des structures, mais plus encore la cause de ces décès. Les autorités veulent diminuer les taux de perdus de vue [5] chez les malades tuberculeux. Les statistiques doivent donc refléter ce souhait. On ne s’explique pas que les gens meurent de tuberculose dans les centres de santé. Mais cette disposition, malgré son caractère très humaniste, peut se présenter sur le terrain comme un couteau à double tranchant. Chaque structure (surtout celles situées en périphérie) veille à la gestion de son image. Il arrive donc que des malades « indisciplinés ou résistants », soient tout simplement référés pour éviter une mort dans la structure de santé. Mourra-t-il en cours d’évacuation ? À ce moment, son décès lors de l’évacuation n’est plus imputable à la structure. Il n’est plus à l’inclure dans ses statistiques internes. Cette situation donne lieu à des prises de position tranchées au sein des centres de santé : ou on garde la malade pour le soigner ou on l’évacue dans une structure qui pourra le prendre en charge.

24Nous ne nions pas le fait que certaines actions ont permis d’améliorer, dans un contexte socio-économique difficile – pression démographique, dévaluation, instabilité politique, etc. – la santé d’une partie de la population. Reste qu’il est indispensable de mieux comprendre, en dehors de ces vastes données quantifiées et des évaluations aux accents idéologiques, les pratiques effectives qui régissent les contextes d’action des acteurs de la santé. En effet, c’est en termes de morbidité que ces indicateurs sont observés plutôt qu’en termes de la qualité des prestations de services aux usagers. Le problème ne se pose donc pas tellement en termes d’indicateurs mais de politiques sanitaires qui restent encore inadaptées aux contextes des systèmes de santé africains.

25Les personnels de santé déjà surchargés de travail, prennent sur le temps consacré aux soins à la réalisation des rapports statistiques. En plus, ils sont souvent dans des séminaires et autres rencontres de partage de ces données qui font qu’ils s’absentent souvent des structures de soins. Une des limites de cette approche par les indicateurs découle essentiellement de l’absence de données fiables malgré la spécification des cibles et des indicateurs. La complétude des données mais surtout leur exactitude malgré les injonctions des programmes et les formations sur la gestion des données des prestataires de soins, constituent des défis majeurs pour la mise en place d’un système d’information sanitaire au Sénégal.

26Aucun conflit d’intérêt déclaré

Notes

  • [1]
    Les analyses tirées de cette étude ont fait l’objet d’une publication. Vidal L, Fall AS, Gadou D. (2005). Les professionnels de santé en Afrique de l’Ouest. Entre savoirs et pratiques. L’Harmattan, Paris, 325 p.
  • [2]
    Les résultats de ce projet de recherche coordonné par L. Vidal et C. Kuaban de 2007 à 2009 ont fait l’objet de publication. Vidal L. et Kuaban C. (2011). Sida et tuberculose : la double peine ? Institutions, professionnels et sociétés face à la coinfection au Cameroun et au Sénégal.
  • [3]
    Ses objectifs sont de poursuivre l’extension d’une stratégie DOTS de qualité et son amélioration (1) ; de lutter contre la co-infection TB/VIH, la tuberculose TB-MR (médicalement résistante) et de s’attaquer à d’autres défis (2) ; de contribuer au renforcement des systèmes de santé (3) ; d’impliquer tous les soignants (4) ; de donner aux personnes atteintes de tuberculose et aux communautés la capacité d’agir (5) ; de favoriser et promouvoir la recherche (6). (WHO, 2006. Aide-mémoire n° 104).
  • [4]
    Le monitoring est l’évaluation semestrielle des activités des structures de santé (centres et postes de santé). Chaque service présente ses résultats (nombre de malades reçus, traités, problèmes, propositions de solutions pour le prochain semestre, etc.), les finances sont également discutées à partir du rapport des membres du comité de santé et du gestionnaire comptable de la structure. Ces réunions semestrielles regroupent les médecins chefs, l’équipe cadre du district, les responsables des différents services et les membres du comité de santé.
  • [5]
    Un perdu de vue est un malade qui disparaît après le début de son traitement. Leur nombre tourne en moyenne autour de 15 %.
Français

Introduction : Tous les pays ont mis en place des systèmes de surveillance des maladies pour faire face à la survenue d’épidémies. Malgré le fait que les systèmes d’information sanitaire existent depuis plus de deux décennies, des contraintes et des biais dans la collecte des données remettent en cause la pertinence des décisions politiques et stratégiques en matière de santé. En effet, la priorité a été accordée, dans les pays en développement, à l’éducation et à la santé. Il s’est alors développé, sous l’impulsion des bailleurs de fonds, des systèmes de production de statistiques dont le but était entre autres de mieux cibler les interventions en termes d’objectifs d’action et de crédibilité et de permettre aux systèmes de santé de pouvoir continuer à bénéficier de financements extérieurs.
Méthodes : Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie faite d’observations et d’entretiens avec les acteurs du système de santé au Sénégal aux niveaux local et national.
Résultats : Les priorités de santé définies par les organisations internationales et les partenaires techniques et financiers se concentrent sur des pathologies jugées essentiellement « prioritaires » au détriment d’autres négligées mais perçues comme plus importantes au niveau local du fait de leur incidence sur des systèmes de santé déjà fortement éprouvés. Nous avons pu décrire à l’échelle des structures de santé, la manière dont les acteurs de la santé au niveau local s’ajustent et s’adaptent par rapport aux exigences de santé publique.
Discussion : Cet article permet d’analyser les effets réels de la production des statistiques sanitaires dans les systèmes de soins et par là d’interroger la pertinence de ces chiffres dans le contexte où ils s’appliquent.

Mots-clés

  • santé
  • statistiques
  • personnel de santé
  • Sénégal
  • tuberculose
  • VIH

Références

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    Programme National de lutte contre la Tuberculose, Revue Externe du PNT. 2006, Dakar, PNT, MSP : 150 p.
Fatoumata Hane
Université Assane Seck de Ziguinchor – Département de sociologie – BP 523 – Ziguinchor – Sénégal.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2018
https://doi.org/10.3917/spub.176.0879
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