CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Selon Jean-Jacques Rousseau la gourmandise, « le vice des cœurs qui n’ont point d’étoffe », est aussi la passion des enfants, et il ne la condamne pas chez eux puisque son mobile est un produit de la nature, tenant immédiatement aux sens, à la différence de la vanité qui est un produit de l’opinion. Cette passion disparaît avec l’âge, il est donc inutile de la combattre [1]. Sur cette question, il se distingue de la « philosophie » de son époque, qui élabore une littérature pour la jeunesse fondée sur la raison et sur le contrôle des passions. Ne pas trop manger, c’est savoir se gouverner, c’est résister à la tentation ou à la pulsion. Dans ses conseils sur l’éducation, Mme de Genlis, plus philosophe qu’elle ne le prétend, ne cesse de s’en prendre à la gourmandise qui nous rapproche des animaux. Tout le xixe siècle balancera entre cette peur de l’animalité et le respect pour l’animal, dont Michelet se fera notamment le porteur : « les animaux, réhabilités, prennent place dans la famille rustique après les enfants, qui les aiment », écrit-il à propos de la légende de Geneviève de Brabant, un des récits les plus donnés à lire à ces enfants [2]. Toute la nature est gourmande, « la plante est avide et des sucs de la terre et des rosées du ciel [3] ». Et Victor Hugo d’en rajouter dans l’extase : « Oh ! comme ils sont goulus ! Dit la mère parfois/Il faut leur donner tout, les cerises des bois/Les pommes du verger, les gâteaux de la table [4]. »

2Ces écrivains, qui sont des géants de la littérature, des ogres de l’écriture, enrôlent l’enfant à rebours d’une littérature enfantine qui s’acharne contre la gourmandise, ou du moins prétend le faire tout en ne cessant de la représenter. Ceci d’une façon paradoxale : car c’est d’abord l’enfant qui est une proie, si l’on en croit la légende de Saint-Nicolas ou « La Belle au bois dormant » de Charles Perrault, lequel ne cesse d’offrir les enfants à la gourmandise de l’ogre ou du loup. Ceux-ci ne sont que de grands enfants livrés à leurs pulsions par une immaturité définitive, ils représentent la part sauvage de l’enfant qui devient sa propre victime. « Le chien de Brisquet », que Nodier insère en 1830 dans Le Roi de Bohème et ses sept châteaux, rappelle l’inquiétante présence de ce mangeur prêt à vous dévorer. Ces textes ne s’adressent pas originellement aux enfants, mais les contes de Perrault et de Nodier, par l’intervention de l’éditeur Hetzel, appartiennent pleinement à la librairie de jeunesse du xixe siècle, au prix de multiples altérations.

Entre révolte du corps et déconvenues fantaisistes

3Grandir, ce serait se défaire de cette voracité, et le conte moral envisage la question du point de vue de l’esprit, qui doit l’emporter sur le corps. Cependant, il doit en revenir à ce dernier pour témoigner des dégâts physiques de la gourmandise. Ainsi, dans « Les enfants qui veulent se gouverner eux-mêmes » de Berquin, Casimir et Julie ont obtenu le droit d’être leurs maîtres et en profitent pour avaler de gros morceaux de viande sans pain, prendre de la sauce à grandes cuillerées et se verser de pleines rasades de vin. Les effets de ce régime ne tardent pas à se manifester : vomissements violents, convulsions, mal de tête, tiraillements d’entrailles, nausées, étouffements, qui suffisent à punir les enfants, moins de leur gourmandise que de leur désir de liberté [5]. À leur suite, nombre de « petits gourmands », et peut-être encore plus de « petites gourmandes », sentiront dans leur corps les effets de leur vice et s’en repentiront. Non sans récidiver. Aussi la tâche de l’éducateur n’est-elle jamais finie, et il n’est pas un auteur d’anecdotes morales qui ne s’affronte à ce défaut. Dans cette « littérature industrielle » elle-même guettée par une excessive abondance, certains recherchent donc une originalité qui touche quelquefois à l’excentricité, et ce sont ceux-là qui vont retenir ici notre attention, d’autant que ces auteurs jouissent alors d’une certaine réputation.

4Ainsi Mme de Renneville, par ailleurs féministe et éditrice de L’Athénée des Dames, nous offre-t-elle plusieurs variations sur le sujet. Si, dans Conversations d’une petite fille avec sa poupée (Ledentu, 1817), elle va jusqu’à évoquer des fils de bonne famille devenus criminels après avoir commencé par voler pour satisfaire leur gourmandise, elle se montre plus fantaisiste dans Les Récréations d’Eugénie, où la petite Colinette se fait prendre dans un piège à rats en voulant dérober des fraises [6].

5Cette cruelle humiliation n’a sans doute pas convaincu les petits lecteurs, car quarante ans plus tard, preuve d’une certaine fixité dans l’inspiration, Jules Rostaing, sous la signature de Jules Félix, propose un récit intitulé « La petite gourmande, ou la souris de Noël ». Un oncle, un officier de marine qui « sait mieux commander aux petits mousses que raisonner avec des enfants », ne trouve pas mieux que de raconter l’histoire de Pauline, une gourmande qui ne perd aucune occasion de dévorer le plus de friandises possible, au prix de douloureuses indispositions. Le Noël précédent, elle a reçu un paquet de bonbons dans un petit soulier ; elle prépare cette fois-ci un sabot pour avoir un bonbon plus gros. Tôt le matin, dévorée par son envie, elle descend avant les autres, plonge la main dans le sabot et en retire quelque chose de doux qu’elle met immédiatement dans sa bouche : ce quelque chose de doux est une souris qui s’était cachée là… Pauline comprend quels sont les dangers que fait courir la gourmandise. Jules Rostaing a aussi écrit des ouvrages sur le jeu du billard ou sur la magie. Ce récit, une des vingt-deux Historiettes amusantes publiées par la librairie française et anglaise de J. H. Truchy en 1862, semble plus participer de ces jeux de société que de la littérature édifiante.

6Alida de Savignac propose un Alphabet de la petite gourmande dans un ouvrage intitulé Le Songe d’une petite fille (Fayé, 1845). Il est plutôt flatteur pour une petite gourmande de se voir attribuer son propre alphabet, dans un volume élégant, « orné de douze jolies gravures, avec une charmante couverture imprimée or et argent ». Alida de Savignac est un auteur en vue, qui figurait en 1835 dans la suite de vingt portraits de femmes-auteurs par Jules Boilly, surnommée « suite des bas-bleus ». Elle est la cheville ouvrière du très distingué Journal des Demoiselles, où elle donne des critiques d’art et encourage les jeunes filles à lire des romans. Il semble ici qu’elle régresse vers la prime enfance en donnant à la suite de cet alphabet une série de scènes dont l’héroïne est Aglaée, qui a six ans et « qui eût été aussi très-gentille sans un malheureux penchant à la gourmandise qui gâtait ses meilleures qualités » (p. 6).

7Ces scènes se déroulent dans la haute société parisienne, la gourmandise étant le privilège des gens aisés, et l’auteur évoque un bal d’enfants où Aglaée échappe à la surveillance de sa mère pour s’installer dans une « collation continuelle », avalant « des meringues, des quartiers d’orange glacés, des babas, des éclairs à la crème, au chocolat, des condés à la marmelade d’abricots, etc. » et « arrosant cet amalgame indigeste de sirops de toutes sortes » (p. 15). On se rend ensuite au théâtre de M. Comte, et les oscillations de la voiture remuent dans son estomac « la galimafrée qu’elle y avait entassée » (p. 18). Ce mot « galimafrée » présente une saveur toute rabelaisienne qui va se confirmer, car la chaleur de la salle accentue le malaise d’Aglaée, qui « se sent mourir » et que l’on emporte mais non sans qu’elle ait le temps d’inonder le devant de la loge, et « sans que quelques gouttes de cette dégoûtante rosée ne tombassent sur les personnes assises à la galerie : glaces, babas, fruits confits, sirops, brioches, tout était parti, au grand scandale des spectateurs ; la pièce fut interrompue ; de tous les côtés on huait la petite gourmande » (p. 21). Notons que Le Petit Gourmand puni avait été un spectacle donné dans ce même Théâtre Comte : « Rien n’est amusant comme les regards attentifs et les exclamations des spectateurs qui voient représenter par des enfants de leur âge La Vanité punie et Le Petit Gourmand. À peine osent-ils accepter ensuite une brioche ou une meringue [7] ».

8Aglaée sera mise à la diète mais non guérie. Aux Tuileries, elle veut encore se gaver d’oublies, et l’auteur nous livre une confidence : « Pour dix sous, on a vingt de ces fragiles cornets, qui me semblaient si bons quand j’étais petite. C’est une denrée dont le prix et la fabrication n’ont pas changé. » (p. 31)

Le petit gourmand voleur

9Mais le ton change quand Aglaée vole pour satisfaire sa passion. Dans cette littérature, le vol permet de donner de la gravité à la gourmandise, qu’on a du mal à prendre au tragique (voir aussi Les Petits gourmands devenus voleurs, par F***, Limoges, Ardant, 1860). « Le vol, dans un pays comme le nôtre, est sévèrement puni », et Aglaée doit visiter la prison des jeunes détenus. D’abord l’infirmerie, où l’on reçoit des enfants chétifs, malingres, souvent atteints de phtisie et de rachitisme. Les enfants du peuple pourraient être plus vigoureux si leurs familles comprenaient les bienfaits de la sobriété. Au pain, à la soupe maigre, aux légumes cuits, ils préfèrent la salade, la charcuterie, le fromage, qui coûtent cher mais flattent le goût, et « les pauvres enfants, qui ont reçu de parents énervés une complexion délicate, prennent aussi l’habitude de la gourmandise : de mauvaises pâtisseries au beurre fort, des sucreries grossières, des fruits verts ou pourris, empoisonnent leur premier âge et corrompent leurs caractères » (p. 92). On présente aux visiteurs un détenu qui menait « dans Paris, la vie d’un Arabe dans le désert » et qui volait pour satisfaire sa gourmandise. Repenti, il va être envoyé à Mettray, « au paradis ». Cet ouvrage expose donc crûment une différenciation sociale qui célèbre d’un côté l’abondance des tables riches et de l’autre la sobriété des intérieurs pauvres. Et si l’enfant des rues doit rejoindre la colonie de Mettray, l’enfant fortuné est uniquement puni par son estomac. Il se présente alors comme un personnage se prêtant au comique, dont les excès produisent des effets relevant d’une scatologie acceptable, qui répond au goût des enfants pour les matières malpropres (notamment celui des garçons selon Charles Fourier, qui recommande par ailleurs de s’appuyer sur leur passion dominante, la gourmandise [8]).

10Pour l’autre, la correction sociale, pour celui-ci simplement « la justice des choses », selon la formule d’André Léo, nom de plume de Léodile Champseix, qui campe sur des positions extrêmement avancées tant au plan social qu’au plan du droit des femmes. Elle donnera au Magasin d’Éducation et de Récréation un petit feuilleton dont le personnage principal est Édouard, que sa mère, plutôt que de le punir, confronte à ce qu’elle appelle la justice des choses. Édouard est invité à un repas de baptême où les enfants peuvent admirer des merveilles : des châteaux de nougat, des pagodes en sucre, des pyramides de meringues, etc. Après le potage, le saumon, le canard aux olives, la purée, sans compter quelques hors d’œuvre, Édouard mange encore de la dinde truffée et même une grosse truffe, et ne renonce ni aux desserts ni au petit vin qui l’accompagne. On devine la suite : pâle comme un mort, il tombe sur le parquet. « C’est un petit gourmand qui s’est puni lui-même, il sera guéri demain, cela ne doit pas empêcher nos jeux », telle est la sentence [9].

La comtesse de Ségur, un cas singulier ?

11Une littérature mondaine, indulgente voire complaisante, se distingue de plus en plus d’une librairie catholique qui multiplie dans la seconde partie du siècle des opuscules sans aucune fantaisie : Auguste et Paul, ou la gourmandise punie, par Stéphanie Ory (Tours, Mame, 1858) ; Anna, ou la petite gourmande, par Emma Faucon (Limoges, Ardant, 1863) ; Anatole ou la gourmandise (Limoges, Barbou, 1868), etc. Toute cette production est oubliée de nos jours, et c’est pourquoi l’œuvre de la comtesse de Ségur prend un relief particulier, puisque Les Malheurs de Sophie évoquent spontanément au lecteur d’aujourd’hui plusieurs épisodes liés à la gourmandise, devenus de véritables lieux communs illustrant d’une part la spontanéité enfantine, d’autre part la rigidité maternelle, et par contrecoup la rigidité supposée de l’auteur. Dans le premier de ces épisodes, « Le pain des chevaux », Sophie accompagne sa mère qui va donner du pain et du sel aux chevaux de M. de Réan. Elle porte un panier plein de morceaux de pain bis qu’elle n’a pas le droit de manger parce que ce pain noir et mal cuit lui fait mal à l’estomac. Un jour qu’elle cherche à en dérober à son poney, celui-ci lui mord le doigt ; elle saigne abondamment et n’a plus le droit de donner à manger à son poney, mais le lendemain elle dérobe un morceau de pain qu’elle mange sans prendre le temps de le mâcher. Cela ne la rend pas malade, mais elle est consignée dans sa chambre et mise au pain et à l’eau. Cependant, sa bonne lui donne du fromage et de la confiture et rajoute du vin dans son eau. « La bonne faisait très mal », écrit l’auteur qui n’en rajoute pas moins que Sophie « fit un excellent dîner », ayant même pour dessert du pain trempé dans de l’eau et du vin sucré [10]. L’épisode suivant sera moins heureux puisque la bonne complaisante ayant mis devant elle « un pain tout chaud et un grand vase plein d’une crème épaisse excellente », Sophie se jette dessus « comme une affamée » (p. 81). Cette fois-ci, l’excès la rend malade, elle est punie et surtout dégoûtée de la crème et du pain bis. Mais non pas prémunie contre ses désirs irrépressibles puisqu’au chapitre XIII, « Les loups », elle ne peut se retenir de s’arrêter dans la forêt pour manger de « belles fraises » au risque d’être emportée par « un loup énorme, aux yeux étincelants ». Au chapitre XVI, « Les fruits confits », elle cède encore une fois à la tentation et fait un rêve où elle doit choisir entre un chemin raboteux qui mène au jardin du bien et un chemin agréable conduisant au jardin du mal, rempli de fleurs et de fruits qui semblent délicieux mais sont amers et empoisonnés.

12À ces scènes dramatiques, la critique attribue aujourd’hui une sorte de profondeur autobiographique renvoyant à l’enfance de Sophie Rostopchine, dont la mère a laissé le souvenir d’une grande dureté. Dans la faim de Sophie on peut dès lors voir un manque affectif que l’on ne perçoit pas chez d’autres auteurs. Mais l’évocation de la nourriture, chez la comtesse, peut se faire dans une perspective tour à tour culpabilisante ou euphorique. Dans La Santé des enfants, publié à compte d’auteur en 1855, elle s’en prend à tout alourdissement de l’estomac, et dans « Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon », un de ses Nouveaux contes de fées parus en 1857, un page se nomme Gourmandinet ; il aime tendrement la princesse Blondine, mais il est incapable de se corriger de sa gourmandise et ne cesse de voler des gâteaux et des bonbons, ce qui lui vaut le fouet. Pour un coffre de bonbons, il acceptera de trahir sa maîtresse, mais il tombe de son mulet et meurt sur le coup. Personne ne le regrette, excepté la pauvre Blondine. Ainsi, le genre du conte, que la comtesse abandonnera au profit de ses petits « drames », permet une plus grande cruauté, d’autant plus que Gourmandinet est le neveu de la nourrice, et que la gourmandise, comme nous l’avons vu, prend toute sa gravité lorsqu’elle touche le peuple.

13En revanche, Sophie partage ce défaut avec des enfants plus raisonnables qu’elles, et même « la bonne, la charmante Camille » est également un peu gourmande. Un jour qu’elle s’est emportée, elle est privée de dessert, ce qui la chagrine beaucoup car elle aime les bonnes choses, surtout les fruits, et ce jour-là on doit servir d’excellentes pêches et du raisin envoyés de Paris. Le dessert représente un enjeu pour l’âme enfantine, et Madeleine, la sœur de Camille, ne peut faire plus grand sacrifice que d’y renoncer par solidarité. Ce qui vaudra un pardon et une scène attendrissante, conclue par un mot d’esprit : « et toutes deux s’endormirent pour rêver soufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin », où le raisin et la tendresse prennent la même saveur et la même vertu [11].

14Cette indulgence s’inscrit dans une œuvre qui célèbre l’abondance, la beauté des fruits et le caractère alléchant des plats cuisinés. La critique s’est attachée à détailler les « petites recettes modèles [12] » qui caractérisent « la cuisine modèle de la comtesse de Ségur [13] ». Chez elle, on ne cesse de se recevoir, d’organiser des déjeuners sur l’herbe, et toute la sociabilité se construit autour de la nourriture. Les fêtes donnent l’occasion de multiplier les plats, et ce sont d’abord les préparatifs qui réjouissent car manger bien et beaucoup est une fête : « on assemblait et on brouettait des fleurs ; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons [14] ». Le jour même, « on trouva la table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées. Tout le monde avait faim ; on mangea énormément ; pendant que les voisins et les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, aux gens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et du café » (p. 252).

15L’énumération des plats est en elle-même une forme de délectation. « Le Dîner de Mlle Justine » permet aux domestiques de déguster « des huîtres, un potage aux œufs pochés, un gigot de chevreuil, une belle volaille, un homard en salade, des cardons à la moelle, une croûte aux champignons, un gâteau napolitain et une bavaroise au marasquin [15] ». Et si la simplicité est célébrée dans L’Auberge de l’Ange gardien (où le soldat Moutier réclame de la soupe pour les petits et quelque « fricot » pour tous [16]), son repas de noces donne l’occasion de découvrir une multitude de plats inconnus et admirables. Le maître d’hôtel annonce deux sortes de potages, bisque aux écrevisses et potage à la tortue : « Tout le monde voulut goûter des deux pour savoir lequel était le meilleur. » La question reste indécise, mais le général Dourakine en redemande deux fois tandis que les gourmands regardent avec des yeux de convoitise ce qui reste. C’est ensuite une liste invraisemblable et ahurissante pour des enfants, turbot sauce crevette, saumon sauce impériale, filets de chevreuil sauce madère, ailes de perdreaux aux truffes et diverses autres volailles, des jambons de marcassin, des homards en salade, des légumes, des crèmes fouettées, des crèmes non fouettées, toutes sortes de gâteaux, de glaces et de fruits, des vins et du champagne bus sans modération (p. 308-312). L’ordonnateur de ces agapes est le général Dourakine, une sorte d’ogre qui, comme tous les ogres, est resté un grand enfant, capricieux, colérique, un enfant gâté mais qui souffre fondamentalement de solitude et qui se réfugie dans cette abondance. Laquelle prend donc ici un double visage, celui de la joie festive et de la compensation affective.

16Dans Le Mauvais génie, un Anglais excentrique, M. Georgey, est beaucoup plus mince mais non moins dévorateur. Au restaurant, il commande deux portions de quatre potages différents, qui ne font que préluder à toutes sortes de plats, dont les fameux turkeys, les dindes dont il raffole. Comme Dourakine, il est seul, et tous deux sont en recherche d’adoption. Mais son amour pour ces dindes si tendres et si blanches semble relever d’une autre forme de sensualité qui se fait menaçante quand il étouffe deux dindes qu’il trouve suffisamment grosses et grasses. Sensualité que la comtesse ne saurait préciser, au contraire de Zola dans L’Assommoir lors du repas de fête de Gervaise, quand l’oie provoque des « réactions tendres » : « crue, on l’aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la peau était fine et blanche, une peau de blonde, quoi ! Tous les hommes riaient avec une gueulardise polissonne [17]. »

17On peut donc créditer la comtesse de Ségur d’une certaine complexité, d’autant plus que nous savons beaucoup de choses sur les familles Ségur et Rostopchine, qui ont inspiré de nombreuses biographies. Nous ne savons rien en revanche de l’auteur de ces Veillées instructives et amusantes qui avaient paru en 1854 à Tours, chez A. Mame & Cie sous le nom de Madame de ***, mais la manière ségurienne est déjà là, avec des dialogues incisifs qui vont au plus court. Dans la première de ces veillées, « Le bon cuisinier », Louis, un gros garçon à la figure bien réjouie, se proclame chef et entend préparer le goûter qu’ont mérité ses amis après une semaine de sagesse. L’auteur nous détaille avec complaisance les « très bonnes-choses » qu’on leur a données : « une tablette de chocolat, du lait, un beau morceau de sucre, une livre de cerises, des macarons au café, des pommes pour faire des compotes, et… » L’énumération est interrompue par Louis, qui réclame des casseroles, des terrines, des cuillères… Puis il envoie les autres préparer une belle table et en profite pour avaler toutes ces bonnes choses. Ici encore l’auteur ne lésine pas sur les détails : « il prend la tablette de chocolat et la râpe avec soin dans sa bonne terrine de lait ; quand il l’eut bien mêlée, il y mit du sucre, remua bien le tout et ensuite, prenant sa terrine à deux mains, le voilà buvant à l’aise son excellente crème… » (p. 9) Tout y passe, les cerises, « magnifiques, rouges et pleines de jus », les belles pommes disparues en quelques bouchées. Louis n’est pas embarrassé pour remplacer tout cela : du plâtre délayé dans de l’eau, de la terre et du lait pour faire « une superbe crème au chocolat », etc. La scène n’est pas moins détaillée du « repas » qui suit et qui voit la déconfiture du cuisinier. Sa mère, Mme de Clairvalle, a tout vu de sa fenêtre et en fait le récit, suscitant l’indignation de la « petite société ». Elle sert ensuite un excellent déjeuner tandis que Louis reste devant « son affreux gâchis arrangé bien en ordre […] on goûta longtemps, très longtemps ; c’est vous dire que le supplice de Louis fut bien long ».

18Dans Les Malheurs de Sophie, la scène XII, « Le thé », nous offrira les mêmes ingrédients. Ici, ce n’est pas la gourmandise qui anime la petite fille, mais le cadeau qu’elle vient de recevoir, un service qui lui donne une furieuse envie de faire du vrai thé. Malgré l’interdiction de sa mère, elle cueille des feuilles de trèfle, prend l’eau de l’assiette du chien, fait de la crème avec un morceau de blanc qui sert pour nettoyer l’argenterie, etc. Indignation des enfants, mécontentement de Mme de Réan, qui se montre cependant indulgente. « Les mamans s’en allèrent en riant malgré elles du ridicule régal inventé par Sophie » (p. 117). Restés seuls, les enfants se réconcilient, jouent à attraper des papillons, qu’ils nourrissent : « on leur mit de l’herbe, des fleurs, des gouttes d’eau sucrée, des fraises, des cerises » (p. 118).

19Si les malheurs de Sophie sont restés dans les mémoires, c’est qu’ils apparaissent donc plus comme un éloge du plaisir et de l’impulsion qu’une véritable condamnation. L’appétit de Dourakine le situe dans le camp d’autres géants dévorateurs, comme Alexandre Dumas. Fait d’autant plus remarquable que la comtesse est censée écrire sous la censure d’un de ses fils, Monseigneur de Ségur, qui de son côté rédige une multitude d’opuscules pour les jeunes ouvriers, pour un peuple qu’il traite en grand enfant. Il parle assez peu de la gourmandise et emploie le mot de manière figurée lorsqu’il décrit les tourments physiques du damné : « Et sa langue, ses lèvres, sa bouche, instruments de tant de sensualités, de tant de discours impies et obscènes, de tant de gourmandises [18] ! » Pour la comtesse, comme pour beaucoup de ses confrères et consœurs, la gourmandise au contraire n’est pas vraiment un péché capital, mais plutôt le sujet capital, celui qui permet d’espérer atteindre l’âme enfantine, et paradoxalement sa littérature emprunte le chemin le plus fleuri et non le plus difficile, celui de l’abstinence qui nous mènerait au Paradis.

L’album, une gourmandise

20À en croire les nombreuses confidences des lecteurs, ceux-ci se sont régalés à la lecture de ces « malheurs ». Loin d’être vraiment punis, les petits gourmands ont ainsi droit à de belles histoires et même à de beaux livres sur la gourmandise. Plus on avance dans le siècle, plus se développe le goût de l’album, qui relève quelquefois de la bibliophilie : Le Petit Noël ou Maurice le gourmand, par Mme Dupin (Bernardin-Béchet, 1869), est donné comme exemple du travail remarquable de l’imprimeur-lithographe Badoureau [19]; et récemment, la BnF a mis en vedette Les Gourmandises de Charlotte, publié chez Hachette en 1880. « Ce livre, écrit par Jeanne Samary et illustré par Job, est un des plus jolis livres d’enfants jamais paru », nous disent les Amis de la BnF qui en ont fait don pour le site Gallica [20]. L’autrice, morte juste après la publication, est une actrice à la mode qui a beaucoup inspiré les peintres, et notamment Renoir. La conception de cet album aujourd’hui très recherché relève d’un geste mondain que confirme l’élégance des personnages. Édouard Pailleron, lui-même dramaturge très en vogue, écrit une préface spirituelle et ambiguë censée répondre à la demande de son « cher confrère » : annoncer au public que cet opuscule est un simple recueil d’élucubrations maternelles n’ayant pour but que d’amuser les enfants. Il n’y aurait rien de littéraire dans ces « drames de la nursery » et l’auteur sera satisfait « si, grâce à son éloquence persuasive, la statistique de l’avenir constate, chez le jeune peuple qu’il vise, quelques ablutions de plus… et quelques indigestions de moins [21] ».

21La petite fille de 4 ans a désormais le droit à l’impertinence, et elle refuse tour à tour de la soupe, de la panade, du racahout [22], du chocolat (« Tiens, vlà ce que j’en fais de ton vieux chocolat ! », dit-elle à la bonne, et l’image nous la montre donnant un coup de pied dans le bol), du bouillon, de la soupe au lait, de la bouillie ; « Non, non, non ! J’veux du coco en sucre. J’en veux, na ! Et Zozor aussi ! » À ne manger que du sucre elle rapetisse jusqu’à tomber dans une tasse de chocolat puis à manquer de périr bouillie dans une casserole. Un rat la trouve trop maigre et la prend comme servante. Ayant réussi à se sauver, elle se repent et se remet à manger, mais elle se bourre et gonfle. Écoutant enfin les recommandations du docteur, – « à déjeuner un œuf à la coque, une côtelette et des pommes de terre, à dîner du bon bouillon, de la sole et du poulet » – ; elle devient au bout d’un mois la plus jolie petite fille de Paris, et elle se promet de ne plus jamais manger de sucreries.

22Cet enfant dispose certes d’un statut privilégié, et en 1878 Hector Malot exposait encore Rémi, le héros de Sans famille, aux limites extrêmes de la faim, rappelant avec emphase la condition des enfants pauvres. Ce dénuement absolu apparaît désormais comme le comble du mélodrame, même si le retour d’une certaine misère redonne de l’actualité à cette thématique [23]. Aujourd’hui, le jeune lecteur est pris entre deux injonctions : d’une part, il est alerté sur la faim dans le monde, d’autre part il est convié à une célébration de la gastronomie, et le mot « festin », qui revient dans de nombreux titres, s’applique à la lecture elle-même, qui autrefois devait également rester mesurée : La Littérature jeunesse a-t-elle bon goût ? est ainsi le titre d’un ouvrage publié par l’Agence nationale des pratiques culturelles de la littérature jeunesse [24],et Sud-Ouest célébrait le 25 mai 2017 « Un festin de littérature jeunesse à Mange-livres ». Il n’est donc plus nécessaire de paraître condamner comme autrefois ce que l’on célèbre, et la faim de lire justifie le goût pour les bonnes choses.

Notes

  • [1]
    Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation [1762], Paris, Lahure/Hachette, 1856, p. 532.
  • [2]
    Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Comptoir des imprimeurs-unis, Hachette/Paulin, 1846, p. 235.
  • [3]
    Jules Michelet, Nos fils, Paris, Librairie internationale Lacroix et Cie, 1877, p. 56.
  • [4]
    Victor Hugo, « La lune. IV », dans L’Art d’être grand-père, Paris, Calmann-Lévy, 1877, p. 57.
  • [5]
    Arnaud Berquin, L’Ami des Enfans. Morale, no 2, Paris, Au bureau du journal, février 1782, p. 39-45.
  • [6]
    « La petite friande est prise dans le piège du rat », dans Les Récréations d’Eugénie, contes propres à former le cœur et à développer la raison des enfants, Paris, Hautcoeur & Gayet jeune, 1822.
  • [7]
    Journal des Dames et des Modes, 5 mars 1824, p. 1.
  • [8]
    Charles Fourier, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, ou les séries passionnées, Paris, Bossange père/Bossié aîné, 1829, p. 242.
  • [9]
    Magasin d’Éducation et de Récréation, 1870-1871, 1er semestre, 1er volume, p. 307-310,
  • [10]
    Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie, Paris, Hachette, 1859, p. 81.
  • [11]
    Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles, Paris, Hachette, 1858, p. 34-46.
  • [12]
    Anne Martinetti et François Rivière, Les Petites Recettes modèles inspirées des romans de la comtesse de Ségur, Genève, Aubanel, 2007.
  • [13]
    Marie-José Strich, La Cuisine modèle de la comtesse de Ségur, Paris, Bartillat, 2006.
  • [14]
    Les Petites Filles modèles, p. 249.
  • [15]
    Comtesse de Ségur, Comédies et Proverbes, Paris, Hachette, 1865, p. 135.
  • [16]
    Comtesse de Ségur, L’Auberge de l’ange gardien, Paris, Hachette, 1864, p. 18.
  • [17]
    Émile Zola, L’Assommoir, Paris, Charpentier, 1876, p. 272.
  • [18]
    Mgr de Ségur, L’Enfer, s’il y en a un, ce que c’est, comment l’éviter, Paris, Tolra, 1876, p. 94.
  • [19]
    Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du xixe siècle, site de l’école nationale des Chartes.
  • [20]
    Voir « Un livre adopté : Les Gourmandises de Charlotte », Le Blog Gallica, 13 octobre 2016.
  • [21]
    L’ouvrage n’est pas paginé.
  • [22]
    Le « racahout des Arabes » est une bouillie composée entre autres de cacao et de glands doux. Elle est alors considérée comme une spécialité pharmaceutique et figure dans Madame Bovary, où Homais en offre un bocal entier lors du baptême de Berthe.
  • [23]
    Voir par exemple, la réécriture du conte de Grimm, Hansel et Gretel, le début de la faim, d’Alice Zeniter, Arles, Actes Sud Papiers, 2018.
  • [24]
    La Littérature jeunesse a-t-elle bon goût ?, Toulouse, Érès, 2012.
Français

La gourmandise figure en bonne place dans le conte moral adressé à la jeunesse car ce défaut présente l’avantage d’être le plus proche de l’enfance et de soutenir un discours sur le contrôle de soi. Mais pour en montrer les méfaits, les auteurs sont amenés à inventer des situations souvent saugrenues ou à évoquer avec complaisance des matières peu ragoûtantes. Ces dérangements intestinaux semblent une punition suffisante pour les enfants de bonne famille, alors que la gourmandise est plus grave pour l’enfant pauvre, invité à la sobriété. Celle-ci n’est pas de mise dans l’œuvre de la comtesse de Ségur où les déconvenues de Sophie, en définitive traitées avec indulgence, voisinent avec des banquets pantagruéliques. Au fil du temps, la gourmandise perd son caractère de péché pour être associée à l’acte de lecture lui-même puisque tous ces petits gourmands ont droit à de beaux livres sur la gourmandise.

English

Greed is an important topic in the moral tale for children. Indeed, this fault is rhe nearest from childhood and gives the opportunity of a speech about self control. But, pointing the bad consequences of this fault, writers are often led to imagine comical situations or to evocate dirty materials. Theses intestinal disturbances seem a sufficient punishment for children from good extraction, while greed is more serious for paupers children, who are incited to sobriety. This one is not the rule in the comtesse de Ségur’s work, where Sophie’s misfortunes are actually treated with leniency and coexist with pantagruelic feasts. Over time, greed is no more a sin and on contrary is linked to the act of reading, since all these little greedies receive beautiful books devoted to greed..

Francis Marcoin
(Université d’Artois, laboratoire « Textes & Cultures »)
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2020
https://doi.org/10.3917/rom.186.0060
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