CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Un Graal gourmand [1] ?

1Ce n’est pas pour se lancer, même entre autres motivations, dans une aventure gastronomique du genre de la Physiologie du goût[2], que Nerval est parti en 1843 d’Occident en Orient. Mais il n’a pas négligé, dans l’ouvrage qu’il publie en 1851 sous le titre Voyage en Orient, les expériences gourmandes qu’il a pu faire ici et là au cours de son séjour et qui ressortent d’autant plus qu’il y a eu, en « Introduction », adjonction du « voyage d’hiver » de Paris à Vienne de 1839-1840 [3]. Après le passage à Lausanne, « Je vais mordre dans la vraie Suisse à pleines dents » (II, p. 185), écrit-il, comme si la métaphore devait nous inviter à le suivre dans cette voie gustative qui va couvrir successivement les pays germaniques puis orientaux. Une vraie petite géographie gourmande en émergera : on y a peu prêté attention.

2Quels seront, de ce point de vue, les lignes ou les signes de force entre Constance (l’Occident) et Constantinople (l’Orient) ? À quoi rattacher les motifs secondaires que peuvent être, ici, les enseignes, là, les rituels ? À quoi tend, sociabilité ou non, l’hospitalité de l’accueil ? Que révèle une gourmandise qui, même si elle ne dit pas son nom, traduit un accord au moins relatif avec les êtres et les choses, en des lieux et sous des cieux différents ? Que trahit le carnet de comptes [4] tenu par Nerval lui-même sur les marchés du Caire ? À la verticale, la part du religieux n’est-elle pour lui, qui se réclame parfois de Voltaire, que du superflu ? Le Graal médiéval n’est-il pas, au départ, une simple écuelle qui se transforme en Graal [5] ? D’où notre envie de parler, en mettant les choses au mieux et en les globalisant, de la quête d’un Graal gourmand, mais le jugement se pourvoit en appel.

3Si les questions, à la suite de Roland Barthes, paraissent d’ores et déjà nombreuses, c’est que les réponses exprimeront, au moins en filigrane, une éthique du « monde sensible », comme l’a dit Jean-Pierre Richard de « l’objet alimentaire » chez Proust [6].

4Au genre pictural de la nature morte (propre à Chardin ou à Manet) ne reste pas étrangère la poétique de l’écriture vive, avec parfois, des Scènes gourmandes[7], comme chez George Sand dans son Berry d’élection. La gourmandise participe de plein droit, comme on l’a peu remarqué, à ce que Nerval a appelé dès 1838 « le goût des voyages » (I, p. 453-456), qui devient ainsi voyage du goût [8]. Échappant à toute hiérarchie des valeurs, elle n’exclut ni la simplicité ni le raffinement qui sont deux qualités majeures de l’art nervalien : on y reviendra. À sa quête de l’Orient qui commence, comme s’il y avait une équivalence Allemagne-Orient, dans les pays germaniques, les nourritures terrestres passent, sans solution de continuité, du monde chrétien au monde musulman, avec, entre les deux, jusqu’en Hollande, une part plus grande qu’on ne croit attribuée à la grécité : c’est ainsi que Lorely fait se correspondre, par le service des mets, les Frisonnes de la Haye avec « les jolies Grecques [des] Échelles du Levant » (III, p. 206). Bref, Nerval n’hésite pas à battre le rappel conjoint des mets et des mots. Tout cela, en cours de route, à la fortune du pot et à la lumière finale de la parabole des raisins.

5Osons poser un jalon d’anticipation, en fait, encore une question : Nerval ne serait-il pas, symboliquement, une sorte d’alchimiste en… confitures ? Celles-ci, dites parfois à l’orientale, sont tour à tour confectionnées au Caire avec les roses du Fayoum – et non de Choubrah (II, p. 378) – ou servies en collation privée à Constantinople par le sultan de Scutari (II, p. 663). Elles intègrent leurs ingrédients habituels, oranges, figues, citrons, contre ceux, plus européens, que sont les fraises, les myrtilles, les groseilles. Le raisin ferait le trait d’union entre les deux mondes, avec Mâcon et ses « grappes monstrueuses » d’un côté (II, p. 175), et Sidon au débouché de la terre promise, de l’autre (II, p. 572). Ainsi la boucle serait-elle à la fois ouverte et fermée, autour de ce que peuvent être les fruits de la nature et, quand ils s’y prêtent, leur devenir en confitures.

6On peut déjà se faire une petite idée de la place importante tenue pour Nerval par la nourriture, donc, si nous faisons un choix à confirmer, par la confiture : c’est, sur le tapis roulant du voyage, qu’on appréciera les effets et les écarts, les méprises et les surprises d’une gourmandise qui est moins avide qu’avisée. Plus que dans d’autres domaines, rien ne vaut le concret des situations et des supputations. En termes d’hostellerie, les menus s’affichent tour à tour aléatoires et alléchants, même comme dégustation de mots.

À la fortune des lieux

7Sans vouloir entrer dans le petit détail ni dans de grandes considérations, nous retiendrons quelques étapes gourmandes, donc marquantes. Avant même l’arrivée en Suisse, le voyageur découvre, après l’église de Brou, en novembre, sous la pluie, l’« auberge de cocagne » de Pont-d’Ain où il admire « dans une cuisine immense et grandiose, des volailles [qui] tournaient aux broches, [ainsi que] des poissons qui cuisaient sur les fourneaux » (II, p. 176). Laissant provisoirement de côté Genève, malgré sa « cuisine passable » (II, p. 182) et Lausanne où il a failli ne pas manger (ce n’était plus l’heure), c’est au-delà de cette « petite France mystique et rêveuse » qu’il arrive à Berne, la ville des horloges où il lui faut attendre l’heure des repas. Double conditionnement initial : pour être satisfaite, la gourmandise doit compter sur le temps qu’il fait et le temps, l’heure qu’il est [9].

8À partir de là, nous avons, à proprement parler, un festival de géographie gourmande. À Aarau, même si l’épisode ne passe pas de La Presse dans le Voyage définitif, il s’agit de ne pas demander du beefsteak, par crainte qu’il ne fût d’ours, mais de se rabattre avec plaisir sur la « petite truite bleue » (II, p. 1410, var.a) « qu’on doit se garder de confondre avec la truite genevoise » et qui est « la fraise du règne animal ». Nerval est pour le moins un gourmet. Le festival devient, en peu de mots, un régal à la table d’hôte du Brochet à Constance (II, p. 188) cependant qu’à Munich, le voyageur donne sans plus de précisions « la cuisine [comme] assez bonne et la viande [comme ayant] bon goût » (II, p. 197). Entre les deux villes phares que sont Constance et Munich, l’auberge de Lindau n’est pas mal non plus, comme l’attestent son enseigne d’or et ses « plats homériques qui disparaissent en un clin d’œil » (II, p. 192-193) : l’auberge de Lindau renoue, d’une certaine façon, avec celle de Pont-d’Ain. Vive les « auberges » romantiques ! On va ainsi de point d’orgue en point d’orgue.

9Le séjour de l’hiver viennois (1839-1840) pourrait paraître, en ce qui concerne l’occidental Nerval, peu favorisé, en comparaison, par exemple, de la nourriture des « Moldaves, Hongrois, Bohémiens et autres [qui] mangent beaucoup de lièvre et de veau ». (II, p. 211). En effet, s’il y a des moments où il fête Noël dans les tavernes bien achalandées proches de la cathédrale et d’autres où, pour ne pas parler de « la bière impériale » ni du kirchenwasser, le Tokaïer-Wein « sert à arroser quelques côtelettes de mouton et de porc frais » (II, p. 219), ce sont les « Wurschell, ce mets favori des Viennois » (II, p. 212) qui sont le plus souvent à l’ordre du jour. Autre mouvement de bascule, il rencontre quand même, à l’occasion, « des marchands juifs qui s’en vont […] offrir leurs fruits d’Orient » (II, p. 213), comme d’autres s’en tiennent aux viennoiseries, lesquelles sont elles-mêmes composites (II, p. 212). Nerval pense en tout cas pouvoir affirmer, dès sa sortie de Munich : « Vienne m’appelle, et sera pour moi, je l’espère, un avant-goût de l’Orient ». (II, p. 201). On peut lui faire le crédit de la justesse de la formule et de son compromis entre enracinement et exotisme. Même du point de vue de la table, Vienne aura tenu son pari [10] d’être à la fois encore ici, en Europe centrale, et déjà loin, du côté des « bouches [du] Bosphore » (III, p. 11), donc en une situation hybride qui n’est pas si défavorable.

10Comme par magie, voici, par-delà les Cyclades, Nerval au Caire où il s’installe en gros pour trois mois. Comment La Gourmandise et la Faim[11] y trouvent-elles leur compte ? Après le bref passage à l’hôtel français Domergue dont il ne tire pas grand profit, le choix obligé du voyageur se porte sur la location d’une maison où « les contrariétés domestiques » ne vont pas manquer. Mais, avec l’aide d’un drogman, au prix d’un changement de cuisinier, avec l’agrément de stations dans les cafés et dans l’opportunité de déplacements en âne, « la vie orientale » (II, p. 308) s’organise, semble-t-il, à moindres frais : on mange du « couscoussou » (II, p. 321), plat moins emblématique que le riz pilau, on tue des coqs plus ou moins maigrichons, on est capable de donner à Mme Bonhomme la recette du poulet cuit dans le désert. Malgré la noce du début des Femmes du Caire et la fête de famille de la fin, Nerval n’a manifestement pas fait bombance dans le rayonnement même des pyramides et il s’en est accommodé, comme en témoigne l’épure de son carnet de comptes qui a tout au plus un but utilitaire. Après la promenade enchantée dans les jardins de Choubrah dont les roses sont trop belles pour servir à faire des confitures et dont les oranges et les citrons, « ces pommes d’or », ne doivent pas être cueillis sur l’arbre, il ne lui reste qu’à songer à quitter, sans trop de déception, « cette vieille cité du Caire » (II, p. 396), dont il nous a donné, même dans le domaine culinaire, un aperçu savoureux lors du retour de la caravane de la Mecque :

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Les quartiers voisins [de la place de l’Esbekieh] resplendissaient de l’éclat des boutiques ; les pâtissiers, les frituriers et les marchands de fruits avaient envahi tous les rez-de-chaussée ; les confiseurs étalaient des merveilles de sucreries sous forme d’édifices, d’animaux et autres fantaisies. (II, p. 336)

12Ce sont d’avance les ripailles des Nuits du Ramazan, mais, hic et nunc, « les dattes fraîches, les bananes suffiraient toujours pour un déjeuner convenable » (II, p. 321). Le Caire ou la sobriété.

13Il fallait bien l’« éclat » d’un soir au Caire pour faire oublier la platitude des jours ordinaires. Sur la Santa-Barbara[12] qui l’emmène à Beyrouth, on doit se contenter, malgré l’exception du vin de Commanderie (II, p. 429) réservé à quelques-uns, du riz pilau qui, pénurie oblige, cuisait « sur l’unique fourneau de la cuisine » (II, p. 446), jusqu’au moment où le menu de la quarantaine est amélioré grâce aux melons, pastèques et, miracle, grenades [13], le fruit que nous attendions depuis les îles grecques et qui est dédié à Héra, la déesse du mariage auquel Nerval ne cesse de penser sérieusement, tour à tour avec Zeynab et Salèma.

14Après le débarquement au pied du mont Liban, la table d’hôte de Beyrouth ne livre pas de secrets, sinon une « odeur pénétrante de friture ». Des sujets d’actualité, la guerre entre autres, passent au premier plan de Druses et Maronites. Un événement d’importance se produit : Nerval est invité par un Prince chrétien à une chasse au faucon dans la montagne. Il trouve dans son château l’équivalent de celui du Roi-Pêcheur dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et, comme l’a bien vu Gérald Schaeffer, prend place, pour un temps court, « au sein du jardin d’Eden [14] ». C’est là que, le soir, le voyageur profite d’un grand festin fraternel et typique : « Le fonds de la cuisine se composait de mouton grillé, de pilau en pyramide, jauni de poudre de cannelle et de safran, puis de fricassées, de poissons bouillis, de légumes farcis de viandes hachées, de melons d’eau, de bananes et autres fruits du pays » (II, p. 494). C’est Byzance, dirait la sagesse populaire plus sensible à la quantité qu’à la sélection du défilé graalien.

15Le repas sera plus fruste sur le bateau qui ramène (fictivement) Nerval et son compagnon marseillais, fier de son saucisson d’âne, à Saint-Jean-d’Acre. Ce n’est pas le dîner chez le Pacha qui, sans référence orientale, rachète la déception [15]. Heureusement, si l’on remonte un peu dans le récit de la traversée, entre Tyr et Sidon, « l’œil se repose avec plaisir sur des bateaux chargés d’oranges, de figues et [miracle là encore] d’énormes raisins de la terre promise » (II, p. 572). De quoi terminer, en pensée, cette navigation sur un bon souvenir et rêver même, en plus des fruits, de… confitures. La vie orientale se fait ainsi de plus en plus sinusoïdale. Au moins jusque-là.

16Le troisième volet, turc et non plus arabe, se concentre sur Constantinople, de part et d’autre de la Corne d’Or. Corne d’abondance ? Pourquoi pas. Le séjour risquait de ne pas être très fécond, en matière de gourmandise, à cause du « Ramazan ». Mais c’est aussi le moment où les nuits, consécutives au jeûne, s’éclatent, dirait-on familièrement, en une explosion – alchimique ? – de nourriture, de confiture et d’écriture. Un paragraphe succulent en fait foi :

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Partout des frituriers, des marchands de fruits ou d’épis de maïs bouillis, avec lesquels un homme peut se nourrir pour un jour pour dix paras, ainsi que des vendeurs de baklavas, sortes de galettes très imprégnées de beurre et de sucre, dont les femmes, surtout, sont friandes. La place du Sérasquier est la plus brillante. (II, p. 638)

18Auparavant, un autre paragraphe laisse entendre que, même dans cette période, le jeûne n’était pas pour tout le monde et, en remontant encore, un autre généralisait sur « la fête continuelle qui devait durer trente lunes ». C’est ainsi, à la bonne étoile, toute la page conclusive (II, p. 638) du chapitre « Ildiz – khan » qu’il faut dire gourmande à souhait. Il n’est plus question alors de sinusoïde, mais d’une véritable apothéose de la nourriture que les Nuits du Ramazan semblent non pas condamner mais consacrer.

19Le récit lui-même ne jeûnera pas longtemps puisque, deux pages plus loin (II, p. 641), on retrouve à satiété, sur le quai du Fanar, les vendeurs de fruits, les confiseurs, les Grecs commercialisant un ratafia dit rosolio, etc. À ce régime qui ne manque pas de mentionner « qu’il y a des cerises presque en tout temps, la cerise étant un produit naturel de ces climats » (II, p. 657), on n’est pas étonné que, sur la rive asiatique, le sultan de Scutari fasse servir à ses visiteurs européens « une collation de fruits et de confitures » (II, p. 665) qui apparaît comme la quintessence finale de la réception orientale.

20Sans vouloir pousser jusqu’au Baïram où, de tradition orientale aussi, « la cérémonie principale était le sacrifice d’un mouton » (II, p. 788), il faut bien finir par dégager l’alchimie, « l’osmazôme », dit Barthes [16], des confitures. Au risque d’extrapoler, nous dirons, avec d’autres, que les Orientaux ont trouvé dans celles-ci le moyen d’exprimer leur affectivité et de compenser l’agression du quotidien. Leur fabrication [17] offre elle-même un parcours sensoriel : le feu est mis sous la bassine, l’écume y mousse, l’odeur se répand dans la pièce. Comment ne pas en aimer, comme dans l’Athanor, les mélanges et les métamorphoses comparables à ceux de la littérature ?

21Par le relief que Nerval a voulu donner à ses deux voyages rassemblés, sa géographie gourmande ne cherche pas à rivaliser avec Brillat-Savarin [18], mais, dans la discrétion, par intervalles et au moins en filigrane, comme nous l’avons suggéré dès le début, il y a, sous sa plume, une petite Physiologie du goût. De sa plume, il est temps de dire quelques mots.

Du style gastronomique de Nerval

22Selon la formule énigmatique du Carnet du Caire, le « Vaisseau d’Orient » (II, p. 853), qui emporte le voyageur sur les mers et terres du Levant, emprunte deux régimes extrêmes de croisière littéraire correspondant au « style gastronomique » dont parle Roland Barthes à propos de Brillat-Savarin.

23À un bout il y a le carnet de comptes [19] que Gérard a tenu, d’après ses achats, sur les marchés du Caire et qui n’appartient à la littérature qu’à l’état de bric-à-brac, donc à une sorte de degré « zéro » où n’est mentionné, pour tout commentaire, que le prix des denrées. Leurs noms n’en chantent pas moins la petite musique de la vie : celui des oranges revient souvent, la confiture apparaît dès le premier jour, entre les deux, le sucre… On pressent une certaine alacrité de la plume, donc des instruments de cuisine.

24À l’autre bout de la chaîne stylistique, il faut faire la place de l’hospitalité, que celle-ci relève, dans l’ordre de la sociabilité, de l’accueil commercial ou qu’elle se hausse plus ou moins jusqu’à la sacralité. On pense en particulier à la scène type représentée à Bethmérie, dans le quartier des Druses, par la femme qui lui apporte du « lait écumant ». Le commentaire lyrique fait par Nerval donne toute sa dimension à l’acte de parole qui cherche dans la langue allemande le répondant du nom du Liban :

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Le Liban tire aussi son nom de ce mot leben, et le doit à la blancheur des neiges qui couvre ces montagnes et que les Arabes, au travers des sables enflammés du désert, rêvent de loin comme le lait – comme la vie. (II, p. 486)

26La dérive onomastique donne aux nourritures terrestres la consécration que le « Vaisseau d’Orient » ne peut que faire valoir, comme s’il rapportait le Graal sur les terres d’Occident, par exemple à Glastonbury, fief du roi Arthur.

27Ainsi, sous le soleil de l’Orient, la chère et l’esprit ne sont pas nécessairement tristes et l’ascèse n’est pas la philosophie de Nerval. C’est ce que confirment et exaltent, entre les deux pôles du style gastronomique, les moments et mouvements où Nerval se complaît à décrire en particulier les étals des Nuits du Ramazan. L’énonciation énumérative, dans les textes mêmes que nous avons cités, réjouit le cœur de l’homme et ses papilles gustatives sont aussi bien papillotes de l’écriture.

28Nous avons envisagé deux pôles et nous nous retrouvons avec trois courants maritimes qui peuvent donner l’impression de correspondre aux trois grandes parties du Voyage en Orient, tout en les mêlant. Nous refermerons l’éventail sur la clausule privilégiée des fruits du jardin et des confitures (II, p. 663) de la rive asiatique de Constantinople. La phrase finale du chapitre « Le Pacha de Scutari » annule les effets négatifs du chapitre « Le dîner du Pacha » (II, p. 585) et magnifie, par sa syntaxe même, l’équilibre d’un degré de satisfaction qui est aussi degré de civilisation :

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Sans s’exagérer l’honneur d’une réception si gracieuse, on peut y voir au moins beaucoup de bienveillance, et l’oubli, presque complet aujourd’hui chez les Turcs, des préjugés religieux. (II, p. 664)

30À propos d’une modeste collation elle-même équilibrée, tout est dit, en trois fragments de ce que peut parfaire un spécimen de géographie gourmande où, comme nous l’avons déjà dit, simplicité et raffinement sont à égalité. Au terme (ou presque) du parcours oriental, au point d’éclatement de deux modes d’écriture et au profit d’une troisième dimension, peut-on parler de la conquête d’un Graal gourmand ? Ce n’est pas rien, à la faveur d’une réception, de faire apparaître un bénéfice à la fois matériel et spirituel. C’est l’inscrire dans un triangle d’or où, sans inflation verbale, il y va de « l’honneur », de « la bienveillance » et de « l’oubli des préjugés ». L’apologue des raisins (II, p. 791), qui relève bien d’une même question de « goût », intervient dans le même esprit de tolérance comme chant du cygne linguistique de la fraternisation entre les peuples d’Orient. Bien qu’il soit très connu, il vaut la peine d’être cité pour son altitude presque… religieuse :

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Ces derniers [les Turcs] ont une légende des plus belles que je connaisse. « Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, voulurent faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s’agissait de savoir ce qu’on achèterait : « Uzum, dit le Turc. – Ineb, dit l’Arabe. – Inghûr, dit le Persan. – Stafilion, dit le Grec» Chacun voulait faire prévaloir son goût sur celui des autres. Ils en étaient venus aux coups, lorsqu’un derviche, qui savait les quatre langues, appela un marchand de raisins, et il se trouva que c’était ce que chacun avait demandé.

32Après la menace de l’algarade (une situation que Nerval connaît depuis la Santa-Barbara), on pourrait presque parler, ici comme chez le pacha de Scutari, d’un festin dédié aux dieux de la convivialité. Tout au long du voyage, la gourmandise et la faim ont ainsi régné au petit bonheur la chance, selon des registres « variables aussi bien que l’Euripe », aurait dit Le Voyageur d’Apollinaire. Si elles ne sont pas finalement la clé magique d’une géographie qui s’invente au fil des déplacements, elles s’appliquent à un « objet » qui, protéiforme, n’est pas seulement alimentaire mais témoigne d’un feu alchimique situé à hauteur d’homme et symbolisé, à tort ou à raison, par les confitures ainsi que par le raisin. Ce feu n’est rien d’autre que la gourmandise portée, dans la simplicité, à un niveau de succulence digne d’une « vérité de parole » à la Brillat-Savarin (avec ses « variétés » plaisantes) et, mutatis mutandis, d’une excellence à la Chrétien de Troyes dans son défilé du Graal (avec ses mets variés). C’est ainsi, non sans un certain sourire, entre Brillat-Savarin et Chrétien de Troyes, que nous avons à chercher, si l’écart n’est pas trop grand, la formule ou la formulation de la gourmandise selon Nerval voyageur en pays germanique et en terre d’Orient.

Notes

  • [1]
    Les références indiquées entre parenthèses renvoient à l’édition de la Nouvelle Pléiade en trois tomes, établie par Jean Guillaume et Claude Pichois. Notre article renverra le plus souvent au tome II (1984) qui contient Voyage en Orient.
  • [2]
    Phare éclairant le romantisme gourmand, la Physiologie du goût de Brillat-Savarin date de 1825. Selon Roland Barthes, à propos de cet ouvrage, « le style gastronomique nous pose une série de questions : qu’est-ce que représenter, figurer, projeter, dire ? Qu’est-ce que désirer et parler tout en même temps ? » (Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 299). Le chapitre « Lecture de Brillat-Savarin » est très intéressant pour notre sujet.
  • [3]
    Mon intention n’est pas d’étudier la gourmandise dans l’œuvre générale de Nerval, mais son Voyage en Orient à travers ce filtre optique. J’ai néanmoins contribué à ce sujet à propos du chapitre VI, « Othys », de Sylvie. (« Les Mots et les Choses ») dans les Cahiers Nerval, Bourg-en-Bresse, 1980, et, surtout dans un article « Le Ventre de Paris, dans Les Nuits d’octobre », dans les mêmes Cahiers Nerval, 1981.
  • [4]
    Nous avons eu le plaisir de les éditer dans les Cahiers Nerval, 1985, sous le titre Le voyage en Orient.
  • [5]
    Voir l’article bien documenté de Jean Guillaume, « Nerval et le graal à Vienne », dans Philologie et exégèse, Peeters, Louvain-Namur, 1998, p. 41. Il est significatif, par rapport à notre interrogation, de constater, avec Nerval dans Pandora (donc plus tard), que Vienne « ne possède pas la coupe bénie du Saint-Graal mystique » (III, p. 655).
  • [6]
    Littérature, Paris, Larousse, « Lectures », mai 1972.
  • [7]
    C’est le titre d’une petite anthologie publiée par Béatrice Didier, à propos de George Sand (Paris, Flammarion, coll. « Librio », 1999).
  • [8]
    Pour connaître, dès sa jeunesse, le goût de Nerval pour la cuisine et ses odeurs, on se reportera à l’odelette La Cousine (avec son « dindon qui rôtit ») qui attendra la Bohême galante pour être publiée. On passera facilement de la cousine à « la vieille tante » du chapitre VI de Sylvie qui n’hésite pas à cuisiner lard et œufs en omelette, non plus qu’à étaler fraises, cerises et groseilles, avec probablement des réserves de confitures dans son armoire.
  • [9]
    C’est dans ces lieux intermédiaires, entre Lausanne, Berne et Neuchâtel que, à l’aube du Romantisme, Nerval aurait pu croiser l’Oberman de Senancour, à la suite d’un goûter de fraises sauvages ou sur les bords de la Thielle avec leur château-hôtel : voir Béatrice Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, Paris, José Corti, 1966, t. I, p. 81 et suivantes. On aurait envie d’appliquer à Nerval ce que l’auteur de cette thèse écrit du goûter et, plus largement, de la Suisse : « symbole à l’intérieur du symbole […], une image s’isole, celle d’un fruit qui offrira la synthèse de cette journée et de toute cette période par conséquent : la fraise ». Pour Nerval qui fera mention de la fraise plus loin, le relais sera pris par d’autres fruits-symboles, par exemple la grenade à Beyrouth et la cerise à Constantinople.
  • [10]
    On lira avec profit l’article de Sarga Moussa, « La Vienne nervalienne : un avant-goût de l’Orient », dans Nerval écrivain, Hommage à Jacques Bony, textes réunis par Gabrielle Chamarat et Sylvain Ledda, Presses Universitaires, Namur, 2019, p. 107 et suivantes. Nous renvoyons aussi à notre article, « Vienne dans l’imagination nervalienne », paru dans la RHLF, mai-juin, 1972, n° 3, p. 454.
  • [11]
    Nous reprenons à Jean-Claude Bonnet le titre de son essai suggestif (Paris, Le Livre de Poche, coll. « Références », 2015). La couverture offre en illustration un tableau de Chardin, La Brioche, exemple de nature morte dont nous avons rapproché l’art de Nerval. Pour un rapprochement, à l’époque romantique, avec Chateaubriand, nous renvoyons au chapitre X : « Un voyageur à table : Chateaubriand » qui, dès l’incipit, ne manque pas d’à-propos : « Chateaubriand ne méconnaît pas la gastronomie qu’il met presque au rang des beaux-arts puisqu’il écrit dans ses Mémoires d’outre-tombe (XXIII, 7) : « Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre. ».
  • [12]
    Sur cette section des Femmes du Caire, nous renvoyons à notre article paru sous le titre : « Un compendium du Voyage en Orient. La Santa Barbara », Revue Nerval, 2017, n° 1.
  • [13]
    Même réduite ici à la portion congrue, la grenade mérite, dans l’Antiquité grecque, une étude particulière. C’est surtout au rapt de Perséphone par Hadès qu’elle doit sa fortune mythologique. Elle représente la vie, la sagesse, la fertilité. Elle est souvent représentée sur les statues. Lors du passage à Syra, c’est en hommage à Dionysos que, à partir d’une « outre homérique », Nerval est censé avoir consommé du « vin de Samos emmiellé » (II, p. 250), qualifié de « liquide écumeux », comme on le dira plus loin des confitures. Entre Héra et Dionysos, il y a la différence entre le contraint et le débridé, différence qui reste une option de la faim et de la gourmandise.
  • [14]
    Le voyage en Orient de Nerval. Étude de structures, Neuchâtel, À la Baconnière, 1967. Nous renvoyons à la brève allusion de la page 267, où « par la magie des sons et des étymologies de rêve, l’Allemagne et l’Orient s’allient pour construire le château du Graal médiéval […] ».
  • [15]
    On se reportera à l’analyse approfondie que Philippe Destruel a faite de cette séquence, sous le titre « Un festin critique », dans Nerval écrivain, ouvr. cité supra, n. 10. Malgré la révocation de la référence orientale et son remplacement par un dîner à l’européenne, le rapprochement établi, dans la n. 400 de l’importante page 148, avec le service du festin dans le Conte du Graal, intéresse notre propos dans le sens mentionné plus haut. C’est dire que même le négatif corrobore le positif de notre axe gourmand.
  • [16]
    Selon lui, « la réduction à l’essence, ou quintessence, vieux rêve alchimiste, impressionne beaucoup Brillat-Savarin » (ouvr. cité, p. 291). Voir aussi Les Fables de mon jardin de Georges Duhamel, « l’odeur des confitures », Paris, Mercure de France, 1936.
  • [17]
    George Sand ne serait-elle pas quelque peu orientale par le plaisir qu’elle prenait à fabriquer elle-même à Nohant ses confitures d’oranges, de coings et de potirons (Correspondance, Classiques Garnier, passim) ? Des confitures de mûres et de fraises sauvages figurent, à l’européenne, dans Le Péché de Monsieur Antoine (cité par Béatrice Didier, Scènes gourmandes, ouvr. cité, p. 62).
  • [18]
    Brillat-Savarin n’est mentionné qu’une seule fois par Nerval (I, p. 542). On retiendra sur lui quelques mots de ce qu’écrivait Marie-Louise Pailleron : « Fils du Bugey, pays par excellence des bonnes auberges, […] le physiologue est gourmand avec esprit. » (Auberges romantiques, Firmin-Didot et Cie, 1929, p. 63). On doit pouvoir en dire autant de Nerval. Si Brillat-Savarin ne parle pas spécifiquement des confitures (quelques lignes), il consacre tout un développement aux bienfaits du sucre (« Méditation VI »).
  • [19]
    Nous l’avons déjà utilisé plus haut. Nous laissons au contraire de côté les récits intégrés dans le Voyage. S’il est bien question, par exemple dans L’Histoire du calife Hakem, de « pâte verte », de « confiture aux pistaches » et de « confitures dans des bassins d’or », nous avons, là, basculé dans un tout autre domaine, celui de la théomanie, situé autour de l’an 1000, donc d’un tout autre temps.
Français

Il est possible de suivre les traces du voyageur Nerval d’après ses souvenirs gourmands, réels ou fictifs. Son itinéraire de 1843 « vers l’Orient » est publié en 1851 en trois parties, Égypte, Syrie, Constantinople. Il est coiffé en « Introduction » par les textes du « voyage d’hiver » qui l’a amené, via la Suisse et la Bavière, à séjourner à Vienne en 1839-1840. Ne peut-on pas aller jusqu’à deviner, dans les données de la double trajectoire, la quête d’une sorte de Graal gourmand ? Plus modestement, c’est, par-delà les Cyclades, à la fortune du pot, que se font découvertes et déceptions, avec leur débouché final sur l’apologue des raisins. On y aboutira par la prise en compte du « style gastronomique » dont parle Barthes à propos de Brillat-Savarin, comme on aura abouti précédemment à la quintessence de la réception orientale, faite de simplicité et de raffinement.

English

It is possible to follow Nerval the traveller’s tracks through his foodie memories, whether real or fictitious. His 1843 itinerary « towards the Orient » was published in 1851 in three parts, Egypt, Syria, Constantinople. The « Introduction » which unites the work consists of the texts from the « winter trip » that brought him, via Switzerland and Bavaria, to stay in Vienna from 1839 to 1840. One might even go so far as to guess at a quest for a sort of foodie Graal in the data concerning this double trajectory. More modestly, beyond the Cyclades, discoveries and disillusions depend on pot-luck, and open out finally onto the fable of the grapes. We will get there by taking into account the « gastronomical style » Barthes mentioned à propos Brillat-Savarin, just as we will have reached beforehand the quintessence of oriental reception, as simple as it is refined.

Henri Bonnet
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2020
https://doi.org/10.3917/rom.186.0070
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