CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Depuis Brillat-Savarin, on ne rougit plus d’être un gastronome, mais on ne voudrait à aucun prix passer pour un gourmand ou un ivrogne [parce que] le gourmand ne sait qu’engloutir [tandis que] le gastronome remonte des effets aux causes, analyse, discute, recherche, poursuit l’utile et l’agréable, le beau et le bon […] : tant mieux s’il est riche. »
Pierre Larousse, « Gastronomie », 1872 [1].

1La distinction opérée par Pierre Larousse entre deux formes d’appétit – appétit raisonné du mangeur doué de goût et de mesure contre appétit excessif du gourmand ne mettant aucune limite à la satisfaction des plaisirs de l’incorporation – est caractéristique d’une période marquée en France par l’investissement politique, social et culturel de la table [2]. Si l’alimentation y reste très contrastée au xixe siècle, les inégalités persistant non seulement entre classes sociales, mais aussi entre individus au sein d’une même classe – les enfants et les femmes sont souvent moins bien nourris, ces dernières restant, et pour longtemps encore, les grandes exclues des sociabilités de table –, l’élévation constante du niveau de vie entraîne néanmoins une augmentation des consommations alimentaires [3]. Celle-ci est quantitative, mais aussi qualitative : bien-manger n’est plus seulement un luxe mais concerne une part croissante de la population, dans le contexte plus général de l’émergence de la culture de la consommation initiée à partir des Lumières [4]. Commerces spécialisés et intermédiaires se développent dans les grands centres urbains, assurant leur approvisionnement de denrées en provenance de toutes les régions de France comme de l’étranger [5]. Les mutations de l’imprimé, de leur côté, favorisent l’essor d’une nouvelle littérature diffusant des informations sur les produits et leurs usages [6]. C’est à la lumière de ces transformations que se comprend la préoccupation morale énoncée par Pierre Larousse : aux gastronomes revient de régler les mœurs des nouveaux convives par la prescription des normes du « bon goût ».

2Car le bouleversement des habitudes de consommation et l’avènement de la gastronomie au rang de pratique culturelle ne sont pas allés de soi. La gourmandise des possédants continue de faire l’objet d’une condamnation politique, tandis que la disponibilité étendue de produits naguère réservés à une minorité de privilégiés ouvre de nouveaux débouchés à l’antique morale imposant de strictes limitations au corps « animal [7] ». Celle-ci se manifeste, par exemple, dans le renversement spectaculaire de l’image du champagne, passé de vin distingué et spirituel au xviiie siècle, à boisson vénale et compromise sous le Second Empire, au moment où ses représentations démultipliées envahissent les beaux-arts, l’illustration, la presse, la réclame et jusqu’aux salles de spectacles [8]. C’est aussi le cas du sucre et de ses dérivés les plus populaires. Dans l’ouvrage capital qu’il a consacré aux mutations de sa production et de sa consommation en Europe, l’historien Sidney W. Mintz a montré que le xixe siècle constituait un tournant dans l’histoire d’une denrée passée en quelques siècles d’épice luxueuse à produit de première nécessité [9]. Le sucre de canne importé des colonies françaises, et dont la production reposait principalement sur l’esclavage, est de plus en plus concurrencé par le sucre de betterave, cultivé et raffiné en métropole au sein de nouvelles usines par une main-d’œuvre paupérisée, souvent saisonnière et de plus en plus immigrée [10]. Rendu accessible par l’industrialisation qui a abaissé le coût de sa production, cet ancien pourvoyeur de distinction [11] est devenu sous le Second Empire un édulcorant familier qui a permis l’extraordinaire développement de la pâtisserie et de la confiserie. Mais ainsi que le souligne Mintz, le moment de son « extensification », c’est-à-dire l’apparition de nouvelles formes de consommation et de nouveaux consommateurs, est aussi celui de sa dévaluation symbolique [12].

3Cet article se propose d’observer l’une des manifestations de cette dévaluation dans le discours sur l’art de la seconde moitié du xixe siècle. Alors que la critique généralise le recours aux métaphores alimentaires pour évoquer les mutations contemporaines, un lieu commun est répété à l’envi du Second Empire au début de la Troisième République : les dangers de la « gourmandise » suscitée par une peinture « sucrée » accusée de corrompre le goût du public en l’infantilisant, voire en le féminisant.

Des surfaces à lécher

4Ces métaphores alimentaires se manifestent de façon ponctuelle dès la seconde moitié du xviiie siècle avant de se multiplier au siècle suivant [13]. Tout en étant des moyens simples et accessibles de communiquer des pensées sérieuses à un lectorat inégalement cultivé, elles témoignent des inquiétudes contemporaines face aux mutations de l’art et de la culture dans une période caractérisée par leur marchandisation. Ces représentations, dans lesquelles le tableau est un plat, le médium un ingrédient périssable, l’appréciation esthétique une digestion et ses effets une excrétion, présentent l’art comme une forme de consommation abolissant son objet, et témoignent d’une perte de confiance en sa transcendance [14]. C’est la raison pour laquelle la matérialité des œuvres se trouve au centre de ces images, en particulier dans le cas de la peinture, et ce quels que soient les partis pris esthétiques [15].

5Les représentations de l’attrait suscité par l’art pompier sous les traits du goût du sucre participent de cette attention accrue portée à la surface du tableau. Dans les traités théoriques et les manuels pratiques comme dans la critique d’art de la première moitié du siècle s’opposent deux modalités de la surface du tableau, l’empâtement et le glacis. Les deux techniques sont distinguées à grand renfort de métaphores alimentaires par Pierre-Louis Bouvier dans son Manuel des jeunes artistes (1827) :

6

On appelle empâter peindre à la brosse avec une couleur abondante et bien nourrie, qui couvre entièrement la toile : c’est le contraire de ce qu’on appelle glacer, où l’on n’étend la couleur que fort mince [16].

7Tandis que dans la cuisine française, le verbe glacer désigne le procédé permettant de donner aux viandes ou aux légumes une surface luisante et colorée en leur ajoutant du sucre en cours de cuisson, aussi bien que la couverture brillante et sucrée ajoutée aux pâtisseries [17], dans l’atelier de l’artiste, glacer est synonyme de peindre des glacis[18].

8Si dans l’Encyclopédie, les définitions de « glacer » et « glacis » se fondent explicitement sur la transparence du verre, ses emplois ultérieurs jouent sur le triple sens du mot « glace » dans la langue française, qui renvoie à l’eau gelée et au dessert glacé aussi bien qu’au matériau verre et au miroir réfléchissant. Il s’articule à l’adjectif « léché », qui dans l’argot d’atelier vise l’excès de fini et l’attrait du détail. L’évocation de la langue, grâce à l’homonymie du mot en français, subsume ici la partie du corps mobilisée par la gourmandise et le verbe investi d’une fonction critique dans l’espace de l’exposition. La langue qui touche le tableau parodie aussi bien la main de l’artiste que les yeux du spectateur et le discours du critique, tous ramenés à un usage déplacé de l’organe du goût. Elle souligne la nature intéressée d’une relation esthétique dans laquelle le spectateur est incapable de maintenir avec le tableau la distance jugée nécessaire par la pensée classique [19]. Lécher la peinture, c’est ainsi faire montre d’un goût dégradé en gourmandise. Le caricaturiste Cham articule ces différents signifiés lorsqu’il montre un enfant léchant littéralement un tableau exposé au Salon [fig. 1]. Dans le registre de la sculpture, ce même Cham figure l’industriel du textile Augustin Pouyer-Quertier, député de la Seine-Inférieure qui venait de faire sensation à l’Assemblée nationale en réclamant l’augmentation des taxes sur le sucre, sous les traits d’un « expert » testant un buste de la langue pour s’assurer de sa véritable nature [fig. 2] : lorsqu’elle est dépouillée de tout accident, la surface blanche, dure, polie et brillante du marbre s’apparente au sucre, produisant un art dénué d’expressivité, sans âme, mécanique [20].

Figure 1

Cham [pseudonyme d’Amédée de Noé] (1818-1879), vignette s. t. dans Salon de 1869 charivarisé, album de 60 caricatures, Paris, Arnauld de Vresse, 1869 : « — Voyez donc, monsieur, ce que fait votre enfant. — Ne faites pas attention ; il a du goût pour la peinture léchée. »

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Cham [pseudonyme d’Amédée de Noé] (1818-1879), vignette s. t. dans Salon de 1869 charivarisé, album de 60 caricatures, Paris, Arnauld de Vresse, 1869 : « — Voyez donc, monsieur, ce que fait votre enfant. — Ne faites pas attention ; il a du goût pour la peinture léchée. »

Figure 2

Cham [pseudonyme d’Amédée de Noé] (1818-1879), « Envoi à l’Exposition », dans Le Salon pour rire, 1874, 2e édition, Paris, Au Bureau du Charivari, 1874 : « M. Pouyer-Quertier poursuivant les bustes pour s’assurer s’ils ne seraient pas en sucre. »

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Cham [pseudonyme d’Amédée de Noé] (1818-1879), « Envoi à l’Exposition », dans Le Salon pour rire, 1874, 2e édition, Paris, Au Bureau du Charivari, 1874 : « M. Pouyer-Quertier poursuivant les bustes pour s’assurer s’ils ne seraient pas en sucre. »

Une gourmandise genrée

9À partir des années 1860, les surfaces « léchées » des tableaux sont plus systématiquement comparées à des confiseries, un type de produit sucré traditionnellement associé aux femmes et aux enfants [21]. Au Salon de 1857, William Bouguereau, l’un des peintres pompiers les plus célébrés, mais aussi critiqué pour l’artificialité de son coloris et la mièvrerie de son inspiration [22], expose une allégorie des Quatre Heures du Jour[23] que le très populaire Bertall s’empresse de caricaturer. Les figures en sont présentées comme autant de bonbons dans la vitrine d’un confiseur renvoyant leur consommation rapprochée au stade prédentaire de la petite enfance :

10

Enseigne exécutée pour un magasin de jouets, rue Chapon. Ces petits pouparts articulés sont faits avec un grand mérite. L’artiste a su les rendre attrayants pour l’enfance en les revêtant de couleurs variées comme les dragées de baptême. À la violette, à la rose, au café, au chocolat, il y en a pour tous les goûts [24].

11L’association des mots « pantins » et « chapon » à celui d’« enfants » indique toutefois que le sucre menace la masculinité. Il en va de même dans la charge du Soldat blessé de Paul-Alexandre Protais par André Gill [fig. 3]. La vignette tourne en dérision le brillant coloris qui caractérise les scènes de bataille dont Protais s’est fait la spécialité en suggérant que le chatoiement de sa peinture pourrait en remontrer aux fabricants de bonbons. La dévaluation de la palette du peintre souligne la dégradation de la peinture militaire – genre viril s’il en est – par un style sacrifiant la vigueur de la pâte à la brillance féminine du coloris. Le ridicule combiné du motif (un jeune homme se reposant dans un hamac telle une odalisque) et de son commentaire est encore accentué par la colorisation de la vignette au moyen de teintes sans subtilité appliquées au poncif par des ouvrières à l’atelier de l’imprimeur – ultime dégradation de la peinture par des mains féminines.

Figure 3

André Gill [pseudonyme de Louis Alexandre Gosset de Guines] (1840-1885), « Dumanet, plein d’indolence, se balance, par Protais », dans « Le Salon pour rire », La Lune, 20 mai 1866 : « Encore un poëte, ce Protais ; nous le recommandons à tous les confiseurs. »

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André Gill [pseudonyme de Louis Alexandre Gosset de Guines] (1840-1885), « Dumanet, plein d’indolence, se balance, par Protais », dans « Le Salon pour rire », La Lune, 20 mai 1866 : « Encore un poëte, ce Protais ; nous le recommandons à tous les confiseurs. »

12L’association du sucre à la féminité s’accentue dans la seconde moitié du xixe siècle. Mais entre-temps, le sucre a entièrement changé de nature et son imaginaire s’est radicalement transformé. Tandis que la poésie du xviie siècle représentait le corps féminin idéal en usant des métaphores de la douceur du miel, du lait et du sucre, et insistait sur la beauté de la « maîtresse aux bras blancs », les auteurs du xixe siècle associent le sucre à la figure de la prostituée [25]. Plus encore, sa consommation est mobilisée dans certains romans français pour signifier des relations de pouvoir inégales, sur fond d’anxiété croissante face aux transformations économiques et de peur de la féminisation de la société. Ainsi dans L’Assommoir d’Émile Zola (1876), la gourmandise d’Auguste Lantier joue-t-elle un rôle central dans la caractérisation du personnage comme mauvais ouvrier, tout en entraînant son identification à une sucrerie :

13

Non, jamais on n’a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre. […] Il était trop provençal pour ne pas adorer les douceurs ; c’était-à-dire qu’il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme, de dragées et de chocolat. […] Depuis un an il ne vivait que de bonbons [26].

14Simultanément, le sucre devient une métaphore des séductions de la couleur sans qualité des chromos rutilants des emballages des bonbons aussi bien que des étiquettes de liqueurs [27]. C’est à ce titre que l’un des principaux éditeurs de livres pour la jeunesse en France, Pierre-Louis Hetzel, juge « trop sucrées » les couleurs suaves de son rival, le catholique Alfred Mame de Tours, dont les livres, écrit-il en 1865, sortent « du laboratoire d’un confiseur » et que l’« on verse d’ordinaire par petites cuillerées dans l’esprit des enfants » ; l’historienne de la maison tourangelle, Sandrine Boulaire, compare quant à elle ces livres à des « bonbonnières » en raison de leurs gaufrages dorés et argentés [28]. La tentation produite par ce nouveau luxe chromatique sur des esprits jeunes et immatures préoccupe beaucoup les pédagogues contemporains. Sous la Troisième République, alors que les gouvernements successifs prennent des mesures pour développer l’instruction publique, d’aucuns voudraient favoriser un matériel éducatif aux teintes « comme passées par le temps » afin de le distinguer tant de l’imagerie populaire que des éphémères commerciaux aux couleurs jugées vulgaires [29]. Là encore, l’attrait des enfants pour les illustrations imprimées dans des couleurs vives est comparé à une gourmandise qu’il faut refréner au profit des aliments sains pour l’esprit que sont les mots : ceux-ci sont porteurs de vérité et d’enseignement quand les images sont d’autant plus trompeuses qu’elles arborent des couleurs chatoyantes désormais produites à bas coût par une industrie du livre en pleine révolution [30].

15Dans une sphère différente, mais à partir des mêmes présupposés, la comparaison de la peinture pompier aux produits sucrés, qu’ils soient colorés ou crémeux, participe d’une condamnation plus générale de plaisirs dénués de substance. Ces motifs sont clairement à l’œuvre dans la charge par Bertall des Centaures d’Eugène Fromentin [fig. 4], dont il compare le coloris, et sans doute aussi l’inspiration, à la texture d’un sirop [31]:

16

On n’est pas plus coquet, et les centauresses la bouche en cœur sont du dernier galant. On voit poindre l’amour du sport et l’âge d’or des cocottes. L’idée d’avoir peint cette suave composition à la détrempe avec des sirops d’orgeat, de pistache et de framboise est des plus séduisantes. C’est un morceau de véritable gourmet [32].

17Bertall n’est pas seulement l’un des commentateurs les plus prolifiques des Salons de la seconde moitié du siècle, mais aussi l’illustrateur de la première édition accompagnée d’images de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin (1848), et l’auteur d’une Comédie de notre temps en trois volumes (1874 et 1876) dans laquelle la cuisine et la gastronomie sont copieusement représentées [33]. Plus que tout autre caricaturiste contemporain, Bertall montre une grande sensibilité aux figures du commerce et de la consommation alimentaire en établissant de nombreuses correspondances entre les différentes cultures visuelles de son temps. C’est précisément le cas dans cette vignette, dont le format, les ornements floraux et la légende assimilent le tableau de Fromentin au couvercle d’une boîte de bonbons. Soulignant ainsi la dimension commerciale d’un artiste qui n’aura eu de cesse de se plaindre qu’il devait répéter ad nauseam les sempiternels mêmes petits chevaux, Bertall révèle que derrière les animaux et la fable, c’est du commerce des corps féminins qu’il s’agit.

Figure 4

Bertall [pseudonyme de Charles Albert d’Arnoux] (1820-1882), vignette s. t. dans « Le Salon de 1868 dépeint et dessiné par Bertall », Journal Amusant, 23 mai 1868.

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Bertall [pseudonyme de Charles Albert d’Arnoux] (1820-1882), vignette s. t. dans « Le Salon de 1868 dépeint et dessiné par Bertall », Journal Amusant, 23 mai 1868.

18La crème fouettée est un autre produit sucré associé au féminin invoqué avec régularité dans le discours sur l’art pour souligner la superficialité et l’amateurisme. Ce discours genré se manifestait déjà bien plus tôt dans le siècle, par exemple lorsque Jacques-Louis David comparait l’œuvre de Madame Duvidal à de la « crème fouettée », une comparaison essentiellement motivée par le sexe de son élève [34]. Sous le Second Empire, le qualificatif de « féminin » devient – quel que soit le genre de l’artiste – un adjectif commun pour la faiblesse et la superficialité, deux traits qui caractérisent celui ou celle qui cède à sa gourmandise. Le cliché apparaît en 1866 dans le commentaire par Émile Zola d’un tableau d’Édouard Dubufe jugé fade et écœurant, ou lorsque son ami Edmond Bazire, critique mais aussi et surtout journaliste républicain, activiste banquiste et finalement communard, se moque de Bouguereau et de sa « déesse en crème fouettée [35] ». Il n’est donc pas surprenant que ce lieu commun servant pendant tout le siècle à condamner une peinture « légère » réapparaisse dans le roman L’Œuvre (1886), lorsque Zola qualifie de « tempête dans un pot de crème » le scandale provoqué par un certain Déjeuner peint par Fagerolles, personnage de peintre mondain dont Gervex est le modèle, « qui emprunte à l’œuvre de Claude Lantier tout en l’édulcorant[36] ».

19Pendant la même période, la dénonciation de l’obscénité de la Naissance de Vénus de Cabanel à laquelle se livre la critique – par exemple, Maxime du Camp qui accuse l’artiste d’« habiller le nu de malhonnêteté, [et de] donner aux traits du visage toutes ces expressions dont on ne parle pas [37] » –, se métamorphose chez Zola en condamnation de la confiserie :

20

La déesse, noyée dans un fleuve de lait, a l’air d’une délicieuse lorette, non pas en chair et en os – cela serait indécent – mais en une sorte de pâte d’amande blanche et rose [38].

21Tout en reconduisant la traditionnelle association des péchés touchant aux usages du corps que sont la luxure et la gourmandise – deux formes d’appétit et de jouissance dans la consommation –, Zola évoque une autre forme de séduction trompeuse déjà présente dans la critique de Bertall des centauresses de Fromentin : la gourmandise est le masque de la vénalité.

22Il serait erroné de voir dans ces attaques visant le goût des visiteurs du Salon pour l’art pompier une version moderne du panem et circenses de Juvénal [39], car ces peintures sont loin de n’être que l’expression du « mauvais goût » d’un public populaire dont on achèterait la démission par des nudités faciles. La Vénus que Cabanel présente à l’Exposition des artistes vivants en 1863 est en effet une reprise de l’allégorie de L’Eau peinte pour l’un des quatre linteaux exécutés sur le thème des Quatre Éléments deux ans auparavant pour le Grand Salon de l’hôtel particulier de Constant Say place Vendôme [fig. 5] [40]. Or Constant Say (1816-1871) n’est autre que le fils du fondateur des raffineries Say & Compagnie, et l’un des capitaines de cette industrie du sucre métropolitain fondée sur la fusion de capitaux. La commande de Say a d’autant mieux contribué à surdéterminer la relation entre le sucre et l’art pompier dans l’esprit des contemporains [41] qu’ont également participé à la décoration de son hôtel Paul Baudry et Charles Jalabert, qui forment avec Cabanel un groupe de jeunes artistes ambitieux formés à l’École des Beaux-Arts. Say incarne le type même de l’industriel parvenu que ses goûts portent vers une peinture tape-à-l’œil, cette même peinture que la critique associe aux séductions faciles du sucre. Le nouvel « or blanc », dont la production nécessite la mobilisation d’importants capitaux, devient à la fois un emblème de modernité, et parce que sa blancheur et sa ductilité se prêtent à toutes les métamorphoses, un analogon du capital [42]. Penser l’attraction que suscitent les glaces, les crèmes, les confiseries et les peintures pompier comme une gourmandise, c’est dénier toute utilité, alimentaire ou intellectuelle, à ces objets. Le désir sans fondement qu’ils suscitent en fait de pures marchandises.

Figure 5

Vue générale du Grand Salon de l’ancien hôtel Say, place Vendôme, actuellement banque J. P. Morgan (dessus-de-porte : Alexandre Cabanel, L’Eau, 1861).

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Vue générale du Grand Salon de l’ancien hôtel Say, place Vendôme, actuellement banque J. P. Morgan (dessus-de-porte : Alexandre Cabanel, L’Eau, 1861).

23Parce qu’il constitue alors le principal produit autrefois luxueux que l’industrie place désormais à la portée de presque toutes les bourses, le sucre cristallise sous le Second Empire et la Troisième République les peurs de déchéance sociale propres à la bourgeoisie. De leur côté, les classes populaires, en particulier dans les campagnes, manifestent une méfiance tenace envers un produit perçu comme une friandise débilitante pour le corps, à la différence du pain et de la viande [43], et ceci en dépit des efforts gouvernementaux pour en promouvoir la valeur énergétique [44]. Les réticences à voir dans le sucre un véritable aliment – il n’intégrera pas avant le siècle suivant la liste des produits de première nécessité dressée par le gouvernement – trouve ainsi dans la dévaluation picturale de la confiserie un écho de l’ambivalence qui caractérise les représentations de ce produit au moment même où sa consommation se démocratise. Une constellation de signifiants – bonbons, pâte d’amande, sirop, crème fouettée et autres sucreries – associe le sucre à une dévaluation du médium pictural et l’attraction qu’il suscite à une gourmandise néfaste. La surface brillante, colorée, « léchée » des tableaux, souvent associée à des effets picturaux légers et crémeux, est accusée de ne conduire qu’à une expérience artistique « superficielle » et trompeuse. Le plaisir procuré par le genre de peinture auquel ces qualités sont associées est d’autant plus aisément rapproché de celui que procurent les sucreries que certaines des plus spectaculaires ont été commandées par l’un des plus riches et influents capitaines de cette industrie sucrière en pleine expansion. Sur les cimaises du Salon où il menace de gâter le goût de foules aussi faciles à séduire que les enfants et les femmes, l’art pompier est perçu comme une manifestation des effets de l’industrie sur la culture. Pour exprimer la superficialité et la trivialité d’un art accusé de plaire par la douceur de ses formes et de ses couleurs, métaphores et comparaisons qualifient presque systématiquement ces peintures de féminines ou d’efféminées, voire associent le désir qu’elles suscitent à la prostitution. Si l’art peut être, pour citer Charles Baudelaire, « un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal [45] », la peinture pompier n’est qu’une gourmandise malsaine.

Notes

  • [1]
    Pierre Larousse, s. v. « Gastronomie », dans Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 8, Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, 1872, p. 1067.
  • [2]
    Jean-Paul Aron, Le Mangeur du xixe siècle, rééd. Paris, Les Belles Lettres, 2013 [1973].
  • [3]
    Martin Bruegel (« Introduction », dans A Cultural History of food, vol. 5, In the Age of Empire, Martin Bruegel (dir.), Londres/New York, Berg, 2012, p. 18-22) montre qu’entre 1800 et 1900, le nombre de calories moyen par habitant passe en France de 1900 à 3000.
  • [4]
    John Brewer et Roy Porter (dir.), Consumption and the world of goods, Londres/New York, Routledge, 1993.
  • [5]
    Philippe Meyzie, « Produits des terroirs et luxe alimentaire », dans Le Commerce du luxe. Production, exposition et circulation des objets précieux du Moyen-Âge à nos jours, Natasha Coquery et Alain Bonnet (dir.), Paris, Mare & Martin, 2015, p. 149-152.
  • [6]
    Pascal Ory, Le Discours gastronomique français, des origines à nos jours, Paris, Gallimard/Julliard, 1998.
  • [7]
    Julia Csergo (dir.), Trop gros ? L’obésité et ses représentations, Paris, Éditions Autrement, 2009 et Karine Karila-Cohen et Florent Quellier (dir.), Le Corps du gourmand, d’Héraclès à Alexandre le bienheureux, Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais, 2012.
  • [8]
    Frédérique Desbuissons, « Le buveur de signes », dans Champagne ! Les arts de l’effervescence,
    David Liot, Alice Thomine-Berrada et Catherine Delot (dir.), Paris, Somogy, 2012, p. 28-58.
  • [9]
    Sidney W. Mintz, La Douceur et le Pouvoir. La place du sucre dans l’histoire moderne, nelle trad. Rula Ghani, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2014 [1985], p. 223.
  • [10]
    Sur les transformations de la production et du commerce du sucre en France au xixe siècle, voir Christian Schnakenbourg, Histoire de l’industrie sucrière en Guadeloupe aux xixe et xxe siècles, t. II, La Transition post-esclavagiste, 1848-1883, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2007 et Histoire de l’industrie sucrière en Picardie (1810-2006), Paris, L’Harmattan, 2010. Pour une comparaison sous la Troisième République des sucres de canne et de betterave : A. Jouin, Exposition universelle de Paris, 1878. Rapport du comité d’admission de la classe 74, Paris, Imprimerie de M. Carré, 1877, p. 7-13. Sur la paupérisation de la main-d’œuvre dans l’industrie sucrière : « Capitalism in agriculture and labour supply : the case of Brie during the period 1850-1940 », European Review of agricultural economics, 1990, vol. 17, n° 3, p. 303-316.
  • [11]
    Sur le sucre comme distinction à l’époque moderne : Joseph Imorde, « Edible prestige », dans The Edible Monument. The art of food for festivals, Marcia Reed (dir.), Los Angeles, The Getty Research Institute, 2015, p. 101-123.
  • [12]
    Sidney W. Mintz, ouvr. cité, p. 156 et id., art. cité, p. 265.
  • [13]
    Frédérique Desbuissons, « The Studio and the Kitchen : culinary ugliness as pictorial stigmatisation in nineteenth-century France », dans Ugliness. The non-beautiful in art and theory, Andrei Pop et Mechtild Widrich (dir.), Londres, I. B. Tauris, 2013, p. 104-121 ; Jean-Christophe Abramovici, « Du ragoût en peinture », dans Le Cuisinier et l’art. Art du cuisinier et cuisine d’artiste, xvie-xxie siècle, Julia Csergo et Frédérique Desbuissons (dir.), Chartres/Paris, Menu Fretin/Éditions de l’Institut national d’histoire de l’art, 2018, p. 217-222 ; Allison Deutsch, « Good Taste : metaphor and materiality in Nineteenth-Century art criticism », Object, n° 17, décembre 2015, p. 9-32.
  • [14]
    Frédérique Desbuissons, « La peinture faisandée. Un fantasme de haut goût dans le second xixe siècle », dans La Mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art, Anne Carol et Isabelle Thibaudet (dir.), Aix-en-Provence, Presses de l’université de Provence, 2013, p. 91-108.
  • [15]
    Frédérique Desbuissons, « The Studio and the Kitchen », art. cité, p. 107.
  • [16]
    Pierre-Louis Bouvier, Manuel des jeunes artistes et amateurs en peinture, Paris, F.-G. Levrault, 1827, p. 56.
  • [17]
    Patrick Rambourg, « Sucre et mets sucrés dans les traités culinaires », dans Du sucre, Véronique Duché-Gavet et al. (dir.), Biarritz, Atlantica, 2007, p. 188.
  • [18]
    S. v. « Glacis », dans L’Encyclopédie […], Denis Diderot et d’Alembert (dir.), t. 7, Paris, 1757, p. 693.
  • [19]
    Sur la relation physique des amateurs à la peinture : Erika Wicky, « La peinture à vue de nez ou la juste distance du critique d’art, de Diderot à Zola », Racar, 2014, vol. 39, n° 1, p. 76-89.
  • [20]
    Jean-Pierre Chaline, s. v. « Pouyer-Quertier », dans Dictionnaire des parlementaires de Haute-Normandie sous la Troisième République, 1871-1940, Jean-Pierre Chaline et Anne-Marie Sohn (dir.), Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2000, p. 281-286.
  • [21]
    Rolande Bonnain, « La femme, l’amour et le sucre », Papilles, n° 8, avril 1995, p. 15-23 ; Michel Manson, « Le plaisir des bonbons dans les livres pour enfants aux xviiie et xixe siècles : une impossible régulation ? », dans Nourrir de plaisir. Régression, transgression, transmission, régulation ?, Jean-Pierre Corbeau (dir.), Les Cahiers de l’OCHA, 2008, n° 13, p. 14-23.
  • [22]
    Abigail Solomon-Godeau, « William Bouguereau : a problem for art history », dans Bouguereau and America, Milwaukee Art Museum, 2019, p. 63.
  • [23]
    Une réplique de ce tableau probablement détruit est reproduite dans Damien Bartoli, William Bouguereau. Catalogue raisonné of his painted work, New York/Woodbridge, Antique Collector’s Club/Art Renewal Center, 2010, p. 48.
  • [24]
    Bertall, « Aux délices des enfants, par Bouguereau », dans « Le Salon de 1857 dépeint et dessiné par Bertall », Journal amusant, 15 août 1857.
  • [25]
    Sidney W. Mintz, ouvr. cité, p. 155.
  • [26]
    Karine Becker, « Le sucre et les sucreries dans le roman français du xixe siècle », dans Du sucre…, ouvr. cité, p. 103-115 (citation p. 111-112) ; Hélène et Christophe Lastécouères, « De la figure littéraire à l’objet historique », ibid., p. 201-219.
  • [27]
    Michael Twyman, A History of chromolithography, printed colour for all, Londres/New Castle, British Library/Oak Knoll Press, 2013.
  • [28]
    Cécile Boulaire, « Introduction générale » dans Mame. Deux siècles d’édition pour la jeunesse, Cécile Boulaire (dir.), Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais, 2012, p. 15.
  • [29]
    Henry Havard, « L’imagerie scolaire » (1883), cité dans Annie Renonciat, « L’art pour l’enfant : actions et discours, du xixe siècle aux années 1930 », dans L’Image pour les enfants : pratiques, normes, discours (France et pays francophones, xixe-xxe siècles), Annie Renonciat (dir.), Poitiers, La Licorne, 2003, p. 212-213.
  • [30]
    Frédéric Barbier, « L’industrialisation des techniques », dans Histoire de l’édition française, t. III : Le Temps des éditeurs, du Romantisme à la Belle Époque, Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Paris, Fayard, 1990, p. 51-66.
  • [31]
    Eugène Fromentin, Centaures, c. 1868, Paris, musée du Petit Palais, [en ligne] http://parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/centaures#infos-principales.
  • [32]
    Bertall, « Le salon dépeint et dessiné par Bertall », Journal amusant, 23 mai 1868.
  • [33]
    Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût illustrée par Bertall […], Paris, G. de Gonet, 1848 ; Bertall, La Comédie de notre temps, études au crayon et à la plume, 3 vol., Paris, Eugène Plon, 1874-1876.
  • [34]
    Lettre à Antoine-Jean Gros, 21 octobre 1823, dans Daniel et Georges Wildenstein, Documents complémentaires au catalogue de l’œuvre de Louis David, Paris, La Bibliothèque des Arts, 1973, p. 223.
  • [35]
    Edmond Bazire, Manet, Paris, Albert Quantin, 1884, p. 100.
  • [36]
    Émile Zola, L’Œuvre, dans Œuvres complètes, éd. H. Mitterand, vol. 13, Naturalisme, pas mort ! (1886-1888), présentation, notices, chronologie et bibliographie Olivier Got, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2006, p. 206. C’est nous qui soulignons.
  • [37]
    Maxime Du Camp, cité dans Lisa Small, « Naissance de Vénus », dans Alexandre Cabanel, 1823-1889. La tradition du beau, Paris, Somogy, 2010, p. 215.
  • [38]
    Émile Zola, « Nos peintres au Champs-de-Mars », La Situation, 1er juillet 1867, repris dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. 2, p. 685.
  • [39]
    La célèbre condamnation par Juvénal de la démission du peuple qui se satisfait d’être nourri et diverti est au fondement de ce que Brantlinger appelle le « classicisme négatif » (negative classicism) des contempteurs de la culture de masse (Patrick Brantlinger, Bread & Circuses. Theories of Mass Culture as Social Decay, Ithaca, Cornell University Press, 1983, p. 21-23).
  • [40]
    Lisa Small, « Naissance de Vénus… », art. cité, p. 212-235 et Emmanuelle Amiot-Saulnier, « Les décors profanes parisiens d’un grand peintre », dans Alexandre Cabanel, 1823-1889, ouvr. cité, p. 274-278.
  • [41]
    A.T., « L’Hôtel de M. Say », Chronique des arts et de la curiosité, 13 mai 1866, p. 148-149.
  • [42]
    Voir par exemple N. Basset, « La sucrerie », dans Études sur l’exposition de 1867 ou les archives de l’industrie au xixe siècle […], Eug[ène] Lacroix (dir.), Paris, E. Lacroix, 1868, p. 208.
  • [43]
    Martin Bruegel, « A Bourgeois Good ? Sugar, norms of consumption and the labouring classes in Nineteenth-Century France », dans Food, drink and identity. Cooking, eating and drinking in Europe since the Middle Ages, Peter Scholliers (dir.), Oxford/New York, Berg, p. 99-118.
  • [44]
    Julia Csergo, « De l’idéalisation à l’interdit du sucre », art. cité.
  • [45]
    Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1976, p. 415-416.
Français

En dépit de la valorisation politique et culturelle de la bonne chère dans la France postrévolutionnaire, la gourmandise n’en conserve pas moins une part d’ambivalence au xixe siècle, en particulier lorsqu’elle prend fond sur la démocratisation de denrées autrefois luxueuses. C’est le cas du sucre, passé en quelques siècles d’épice précieuse à celui d’édulcorant courant. Cette ambivalence se manifeste lorsque la critique d’art déprécie les peintures « pompier » aux surfaces « léchées » et aux effets « crémeux » en les ravalant au rang de confiserie et de pâtisserie, ainsi que dans la disqualification du goût du public pour cet art « sucré ». Récurrentes dès le Second Empire, ces représentations peuvent être comprises dans une triple perspective : esthétique, celle des débats autour du médium pictural ; historique, des changements dans la consommation du sucre en France consécutifs à l’industrialisation de sa production à partir de la betterave ; culturelle, des fonctions normatives de la gastronomie alors qu’augmentent les consommations alimentaires.

English

In spite of the cultural valorization of gastronomy in postrevolutionary France, gourmandise still retains a part of ambivalence in the 19th century, in particular when built on the democratization of once luxurious commodities like sugar. This ambivalence appears when art critics depreciate léchées (« licked » for over-finished) surfaces and creamy effects of pompier paintings, dismissing them as confectionary and patisserie. Recurring as early as the Second Empire, these representations may be understood in a triple perspective : aesthetical – that of the debate on the pictorial surface ; historical – that of the changes in the sugar consumption following the industrialization of beet sugar in France ; cultural – that of the normative functions of gastronomy while food consumption rises.

Frédérique Desbuissons
(Université de Reims Champagne-Ardenne/HiCSA)
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2020
https://doi.org/10.3917/rom.186.0028
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