CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dès lors qu’elle est appréhendée au prisme de la marginalité, la pauvreté demande à être pensée comme relation entre deux parties et à partir des dispositions que celles-ci développent l’une par rapport à l’autre (protection, bienveillance, compassion, utilitarismes moraux ou mondains, reconnaissance, humilité, effronterie, malignité, etc.). On gagne alors à faire glisser la compréhension d’un portrait du pauvre vers le plan de la perception [1], la représentation romanesque de ce référent social se construisant tant à partir du sujet percevant que de l’objet perçu. Notre intention est donc d’identifier les voix chargées d’énoncer cet objet textuel. Ce processus d’identification sera conduit en considérant les deux régimes de polyphonie qui, au sein du texte, conditionnent l’expression des instances énonciatives : la polyphonie des voix internes au roman (celles du narrateur et de ses personnages) se double en effet d’un dialogisme constitutif, lequel implique que le texte soit toujours la reprise, la réponse, la reconfiguration des discours environnants et des systèmes idéologiques et perceptifs qui les produisent. Ces deux types d’« hétérogénéité énonciative [2] » se réfractent alors l’un l’autre selon les modalités de l’écriture littéraire.

2Suivant cette perspective, nous nous proposons de cerner les dispositifs formels et énonciatifs par lesquels le processus littéraire médiatise la représentation de la marginalité, et ce en mettant la figuration du pauvre dans le deuxième roman de Flaubert, Salammbô, à l’épreuve de la notion de point de vue [3]. Reposant sur un éloignement tant temporel que spatial et culturel, l’épopée carthaginoise interroge les rapports entre la distance instaurée par le genre du roman historique et exotique et la proximité problématique qui s’établit entre le lecteur et le contexte du Second Empire. En effet, lors de sa parution en 1862, la réception critique, majoritairement déroutée, parle de Salammbô comme d’un « échec » dû à l’impossibilité pour le lectorat de le rattacher au présent. Sainte-Beuve réclame la présence dans le récit d’un « Grec […] jugeant, sentant comme nous », pour faire la « lumière » sur un roman trop distant. L’altérité, élevée au carré par la mise en scène de Barbares – au sens romain, ils sont l’altérité de Carthage, elle-même étant celle du monde occidental –, est trop radicale ; les « traditions morales » du temps romanesque ne trouvent aucune « réverbération » dans la réalité sociale de ses lecteurs. « Si vous voulez nous attacher, peignez-nous nos semblables ou nos analogues […] [4] », dit encore le critique. Plus particulièrement, le personnage collectif qui nous occupera ici – les dénommés Mangeurs-de-choses-immondes – est lui aussi le signe d’un exotisme étrange, voire outrancier : la Revue des Deux Mondes les compte au nombre des « personnages absurdes [5] » et pour la Revue contemporaine, la locution se fait le témoin langagier de l’enflure qui régit ce roman monstrueux [6]. Par la suite, c’est surtout la filiation du personnage avec les mangeurs de haschich aperçus par Flaubert lors de son passage à Constantine, autrement dit l’inspiration puisée aux notes de terrain, que la critique s’est attachée à démontrer.

3En dépit de cela, de nombreux rapports analogiques entre le fonctionnement politique carthaginois et la société bourgeoise du xixe siècle sont clairement observables [7]. Ainsi, tout en nous gardant de réduire le roman à une lecture allégorique, force est de constater que la représentation des Mangeurs-de-choses-immondes est nourrie par un interdiscours, un imaginaire et des schèmes perceptifs propres à la société du Second Empire. Aussi la première description du groupe que donne à lire Salammbô fait-elle émerger des structures d’intelligibilité semblables à celles qui organisent le discours hégémonique [8] de l’époque :

4

Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autre race et d’une origine inconnue, – tous chasseurs de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes, de fange et de varech, s’accrochaient contre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles, exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes [9].

5Nous choisissons de préciser la prégnance de cet horizon discursif par le biais d’une rapide lecture de ce premier extrait en miroir du texte que Théophile Gautier donne en préface au Paris démoli d’Édouard Fournier :

6

[…] une partie abandonnée du Louvre était devenue le lieu d’asile pour les débiteurs insolvables : les voleurs avaient installé des cavernes dans les masures et les amoncellements de pierres de taille […]. Les regrattiers envahissaient les colonnades, accrochaient leurs bouges à tous les angles, se faisaient des boutiques des niches préparées pour les statues […], des rues immondes, habitées par le vice, la crapule et le crime, […] aboutissaient à cette grande ruine inachevée, sur les blocs de laquelle couraient comme des lézards des truands en guenilles.
[…] la ville aussi s’aère, se nettoie s’assainit et fait sa toilette de civilisation : plus de quartiers lépreux, plus de ruelles miasmatiques, plus de masures humides où la misère s’accouple à l’épidémie, et trop souvent au vice. Plus de tanières immondes, réceptacles du rachitisme et des scrofules. Les murailles pourries, salpêtrées et noires, sont marquées du signe purificateur et s’effondrent pour laisser surgir de leurs décombres des habitations dignes de l’homme, dans lesquelles la santé descend avec l’air, et la pensée sereine avec la lumière du soleil [10].

7À Carthage, tout comme dans le nouveau Paris haussmannien, le pauvre est un parasite (« s’accrochaient » ; « envahissaient », « accrochaient »), inutile, directement associé à son habitat composé au moyen de matériaux de fortune (« cabanes », « de fange et de varech » ; « cavernes », « bouges »), il véhicule une idée de grouillement précipité et désordonné (« s’amusaient à faire courir », « pêle-mêle » ; « couraient ») et est situé à la frontière de l’humanité par des comparaisons, métonymies et métaphores animalières (« nids d’hirondelles », « farouches » ; « lézards », « tanières », « habitations dignes de l’homme [11] ») [12]. Dangerosité, désordre, infectiosité et entassement sont les stigmates d’une population regroupée aux abords des métropoles.

8Cela étant dit, il ne s’agira pas ici d’observer plus précisément en quoi le roman de Flaubert consacre cette sémiotique du pauvre mais bien d’étudier la tension qui se joue entre les modalités d’une construction rhétorique et énonciative de ce personnage selon un certain point de vue et la manière dont cet objet discursif se dérobe à cette appréhension particulière, ceci confrontant la représentation d’un système idéologique et perceptif à sa partielle distanciation implicite. Ces enjeux sont rendus sensibles par une attention portée à la structure hiérarchique qui régit les scénographies d’hétérogénéité énonciative ; au sein de l’organisation polyphonique, toute représentation reste effectivement médiée par un narrateur, énonciateur primaire enchâssant [13], aussi effacé soit-il.

Construire une altérité radicale

9Le roman de Flaubert dissipe dans la représentation d’un groupe qui a valeur générique [14] l’obsession des classements qui agite les penseurs de la question sociale ; institués en collectivité homogène, les Mangeurs-de-choses-immondes sont à la fois un ensemble unanime et une entité distincte. C’est avant tout la majuscule – de la même manière qu’elle est appliquée aux Mercenaires ou aux Barbares face aux Carthaginois – qui institue les Mangeurs-de-choses-immondes en une communauté identifiée. Au-delà du simple groupe, le personnage collectif est perçu dans la cohésion d’une masse uniforme, d’un sujet communautaire qui se définit uniquement par ses caractéristiques communes. De cette manière, l’extrait suivant présente à la suite trois groupes ; chacun étant désigné par un substantif collectif, cette mise en série rend inopérante la distinction même du sexe pour le dernier groupe :

10

On les [les prisonniers carthaginois détenus dans le camp barbare] rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d’eux ; on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu’on leur donnait, elles couraient de l’un à l’autre, incertaines, palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent des linges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leur chevelure. Les hommes y vinrent ensuite, et ils les suppliciaient, depuis les pieds, qu’ils coupaient aux chevilles, jusqu’au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats de poterie […] [15].

11La dilution des identités individuelles opère ainsi surtout une distinction par rapport aux autres groupes humains dans l’absolu (s’ils ne sont ni hommes, ni femmes, que sont-ils ?), de sorte que marginalité et étrangeté se révèlent être les impressions dominantes. Le passage suivant, qui commence par caractériser métonymiquement la frontière entre les classes sociales de la civilisation carthaginoise, est en ce sens révélateur :

12

Tous [les Carthaginois en campagne] regrettaient leurs familles, leurs maisons ; les pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les patriciens, leurs grandes salles emplies de ténèbres bleuâtres, quand, à l’heure la plus molle du jour, ils se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé au frémissement des feuilles qui s’agitaient dans leurs jardins ; – et, pour mieux descendre dans cette pensée, afin d’en jouir davantage, ils entre-fermaient les paupières ; la secousse d’une blessure les réveillait. À chaque minute, c’était un engagement, une alerte nouvelle ; les tours brûlaient, les Mangeurs-de-choses-immondes sautaient aux palissades ; avec des haches, on leur abattait les mains ; d’autres accouraient ; une pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des galeries en claies de jonc pour se garantir des projectiles. Les Carthaginois s’y enfermèrent ; ils n’en bougeaient plus [16].

13Ce paragraphe s’articule autour d’une scène de bataille (« la secousse […] projectiles ») où les acteurs précédemment identifiés (« pauvres » et « patriciens » carthaginois) se retrouvent mêlés dans un flou collectif. En effet, « la prédominance de sujets indéfinis, ou inanimés, les tournures passives sans complément d’agent » suggèrent pour Gisèle Séginger « une dépersonnalisation de l’histoire [17] », ces moyens textuels permettant ici tout particulièrement de fondre les deux groupes sociaux, tout comme les deux factions en guerre, dans une masse violente : la distinction est abolie entre pauvres et riches carthaginois, tout comme elle l’est entre Carthaginois et Barbares. Les violences de la bataille ne trouvent aucune origine précise (soulignons l’emploi du terme « pluie »), ce qui engendre cette difficulté que rencontre le lecteur à suivre précisément les échanges entre les deux armées. A contrario, au sein des tournures impersonnelles, les Mangeurs-de-choses-immondes surgissent quant à eux en un groupe discerné et circonscrit, non assimilé aux Mercenaires qu’ils ont pourtant rejoints.

14Or, cette identification distinctive émane d’un certain « sujet de conscience [18] » ; le verbe « regrettaient » apparaît en effet comme une marque externe indiquant le début du point de vue représenté d’un énonciateur second [19], à savoir les Carthaginois, plus et moins privilégiés. De ce fait, l’identification précise et explicitée des Mangeurs-de-choses-immondes parmi ce flou collectif est imputée par le narrateur à cet énonciateur second (le présentatif « c’était », notamment, relance le mouvement de l’effet point de vue [20]), agencement formel qui se fait le témoin de la distance perçue et exprimée par les Carthaginois vis-à-vis des Mangeurs-de-choses-immondes.

15Le même mécanisme est à l’œuvre dans l’extrait cité en premier lieu, qui constitue la seule description stricto sensu du groupe qu’offre à lire le roman. Sous le rendu d’une neutralité tenant de la description ethnologique, la narration s’inféode à nouveau au point de vue des Carthaginois, personnage collectif saillant au vu du contexte dans lequel l’extrait s’insère (le paragraphe constitue une incise au sein des réflexions du Grand-Conseil de la cité). En renfort de cela, un certain nombre de traces linguistiques témoignent d’une subjectivité énonciative en tant qu’elle constitue les Mangeurs-de-choses-immondes en groupe profondément isolé et distinct. Ainsi, c’est le monde civilisé et organisé de la capitale qui sert de référent pour le contraste qu’infère cette « autre race », « d’une origine inconnue », « sans gouvernement et sans dieux ». De la même manière, la dimension subjective s’inscrit dans la dénomination même du pauvre à travers l’adjectif axiologique immonde, épithète dont l’utilisation implique une norme « interne au sujet de l’énonciation, et relative à ses systèmes d’évaluation [21] ». L’axiologie qui se construit par ce subjectivème s’élabore depuis un point de vue spécifique, qui se pose, à l’instar d’une doxa française tantôt dégoûtée tantôt amusée devant la bestialité des peuples sauvages, en « Observateur qui tranche, juge, ne peut dissimuler son écœurement [22] ». Ce qui passe pour une définition anthropologique reflétant des propriétés qui seraient intrinsèquement liées à l’objet référentiel relève en réalité d’une perception identifiable, celle qui émane de l’intérieur des murs carthaginois. En d’autres termes, le focalisé ne se constitue de la sorte qu’à travers le rapport s’établissant entre celui-ci et le sujet percevant. Or, ces traces de subjectivité sont insérées au sein du discours du narrateur, sans débrayage énonciatif apparent, ce qui contribue à effacer l’origine énonciative de ces contenus propositionnels.

16Cette perception du pauvre par le pôle civilisé de l’épopée carthaginoise, régi par les lois internes à la capitale orientale, se construit en texte sur la base d’un syncrétisme entre le concept de race [23] et celui de classe sociale, syncrétisme que Gisèle Séginger formule en ces termes :

17

[…] le propre de la poétique de ce récit est d’utiliser les modèles d’intelligibilité, les formes signifiantes tout en réussissant ce tour de force : le suspens de la signification qu’elles devraient logiquement impliquer. Flaubert élabore bien une logique qui manifeste les différences raciales et les fait concorder avec la hiérarchie sociale […] [24].

18Parler de race est une façon de structurer l’humanité en groupes distincts et identifiés grâce à un signe linguistique stéréotypé qui fait de la notion centrale, l’altérité, une question non pas nationale (Barbares ou Carthaginois) mais sociale. De la rhétorique du roman et de sa diégèse – le sort que l’histoire réserve aux Mangeurs-de-choses-immondes ne diffère pas de celui des Barbares exterminés – se dégage in fine un darwinisme social [25] qui permet d’infirmer l’idée (par ailleurs productrice à cette époque d’une littérature abondante) d’un changement possible quant à cette donnée – devenue politique – qu’est le paupérisme. La mise en scène de cette impossibilité des classes défavorisées à changer leur condition relève, pour Gisèle Séginger, d’un « blocage de l’histoire [26] ». La lutte des Mercenaires opprimés, celle à laquelle se joignent les Mangeurs-de-choses-immondes, est en effet perdue d’avance ; telle Cassandre, Salammbô annonçait dès le premier chapitre leur mort aux révoltés. À ce déterminisme de l’histoire se joint donc un reversement de la question sociale sur le plan racial [27], procédé qui participe à la mise en valeur de l’altérité fondamentale du groupe et dont résulte vraisemblablement une distanciation vis-à-vis du discours égalitaire émergeant suite à la Révolution de 1789 [28].

19L’effet argumentatif produit par la confrontation des agencements diégétiques et de ce qu’Alain Rabatel nomme le mode de donation du référent (l’emploi du mot race, traduisant l’énonciation d’un sujet de conscience extérieur au groupe perçu) semble étouffer la question de la charité dans une fatalité entendue, fatalité d’autant plus convenue que ce point de vue carthaginois [29] ne se présente qu’en filigrane, entre des marques langagières traduisant l’apparente neutralité d’un narrateur impassible, d’un « ça parle [30] », voix a priori non identifiable [31]. De cet effacement énonciatif procède l’assimilation pragmatique d’un point de vue spécifique au discours de l’évidence : ce système de valeurs particulier se présente, sur le plan énonciatif, comme annexé au point de vue doxique des Carthaginois et la perception idéologique essentialiste qui en découle semble dès lors faire autorité.

Résistance sémiotique et distanciation énonciative

20À ce dispositif, qui affiche une compréhension unanime du pauvre, le texte apporte néanmoins des nuances notables, non pas grâce à l’apparition d’une voix discordante, mais bien par la résistance qui émane de la part du focalisé à entrer dans le système perceptif depuis lequel il est représenté. Aussi peut-on déjà concevoir la dissonance du personnage collectif par rapport aux codes du monde urbain civilisé dans la mention – plutôt incongrue au sein d’une description se voulant presque scientifique – de la conduite triviale des Mangeurs-de-choses-immondes qui, étrangers au respect normalement accordé à ce lieu où reposent les morts, « allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux ». Plus que de se dissocier des codes, ils n’y sont pas perméables : de cette manière, loin de posséder leur propre système politico-religieux, les Mangeurs-de-choses-immondes sont « sans gouvernement et sans dieux ». Cette figuration distinctive du pauvre apparaît ainsi être surtout le fruit d’un personnage qui déroge aux schèmes de compréhension de la société organisée. De même, les pauvres de Salammbô vivent « complètement nus », se dérobant par là aux ordres social et discursif qui veulent que « le vêtement désigne le rang [32] ». La sémiotique du vêtement déployée par le roman instaure l’habit en symbole de raffinement, de civilisation, de désir, là où le nu figure la bestialité, le dégoût, la misère [33]. L’imaginaire social du xixe siècle dessine une pauvreté en haillons, tentant de se vêtir mais n’y parvenant pas. De façon illustrative, c’est conduite par cette représentation qu’Emma Bovary, lorsqu’elle « se livra à des charités excessives », « cousait des habits pour les pauvres » au même titre qu’elle « envoyait du bois aux femmes en couche » et que « Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablés qui mangeaient un potage [34] » ; comme la nourriture ou le chauffage, le vêtement est de l’ordre du premier soin. Salammbô rompt dès lors bien avec cet élément constitutif du système sémiotique attaché au pauvre, substituant le nu aux haillons. Finalement, cette résistance à l’appréhension qu’imposent les filtres de compréhension stéréotypés de la capitale entraîne un portrait du pauvre fonctionnant principalement sur une description par la négative.

21Mais là où la perception carthaginoise du groupe, présentée comme doxiquement unanime, peut se voir réinterprétée, c’est dans la mesure où cette relation à l’autre demeure constamment médiée par un énonciateur primaire qui peut rendre compte de la perception sans nécessairement la prendre en charge. Soit l’armée carthaginoise regardant l’ennemi s’approcher :

22

Tout à coup, de grands panaches se levèrent ; et au rythme des flûtes un chant formidable éclata. C’était l’armée de Spendius ; car des Campaniens et des Grecs, par exécration de Carthage, avaient pris les enseignes de Rome. En même temps, sur la gauche, apparurent de longues piques, des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, des épaules nues. C’étaient les Ibériens de Mâtho, les Lusitaniens, les Baléares, les Gétules ; on entendit le hennissement des chevaux de Narr’Havas ; ils se répandirent autour de la colline ; puis arriva la vague cohue que commandait Autharite ; les Gaulois, les Libyens, les Nomades ; et l’on reconnaissait au milieu d’eux les Mangeurs-de-choses-immondes aux arêtes de poisson qu’ils portaient dans la chevelure[35].

23L’ironie à l’œuvre dans le dernier énoncé de cet extrait naît de la nature du signe distinctif qu’arborent les Mangeurs-de-choses-immondes, signe prenant part au paradigme des « enseignes de Rome […], de[s] longues piques, des boucliers en peau de léopard, des cuirasses de lin, […] des chevaux ». Le sens général du passage s’assimile à un stéréotype de lecture, relativement lié au genre de l’épopée : les guerriers font leur apparition sur le champ de bataille, affichant leurs marques distinctives. L’ironie péjorative découle, suivant la « règle de conversion » établie par Riffaterre, de cette inversion, « dictée par le contexte [36] », du signe positif au signe négatif : la continuité s’instaure par le biais de termes connotant l’ornement (« portaient », « chevelure ») et le renversement s’accomplit sur le syntagme « arêtes de poisson », substituant aux objets symbolisant noblesse et bravoure les restes alimentaires. Plus ou moins subtilement ridiculisés, les Mangeurs-de-choses-immondes apparaissent grossièrement étrangers au décorum d’usage. Sur le plan énonciatif, les énoncés primaires du narrateur au passé simple alternent avec les énoncés au second plan de l’énonciateur second, à savoir l’armée carthaginoise. Dans la chute de l’extrait, le point de vue ironique de cet énonciateur feint de prendre en charge un point de vue explicite, celui des Mangeurs-de-choses-immondes, selon lequel les arêtes de poisson seraient un signe aussi valorisant (honorable, intimidant) que les autres, mais, tout en faisant mine de rapporter ce dit point de vue, l’énonciateur ironique fait entendre son propre point de vue, appelant à interpréter le premier en un sens dissonant : les arêtes de poisson sont un signe distinctif ridicule [37].

24La moquerie qui touche ainsi le focalisé au travers du point de vue carthaginois relève pourtant, selon nous, d’un premier niveau d’ironie auquel se superpose une nuance supplémentaire, récurrente dans l’œuvre du romancier [38]. Dans cette optique, le ridicule de l’accoutrement de l’objet focalisé peut être dévié vers la source focalisatrice : en écho à ce qui a été dit précédemment à propos du nu, le grotesque est aussi et surtout celui des codes de l’instance énonciatrice qui fige l’habit, la coiffure dans un système de reconnaissance où ils jouent le « rôle d’opérateur de classement [39] ». Une double ironie s’installe par conséquent dans la dérision d’un point de vue perceptif, celui de l’armée carthaginoise. C’est la perception de l’énonciateur second que le point de vue narratorial feint alors de prendre en charge pour y superposer son propre point de vue ironique, lequel permettrait ainsi d’inférer, par exemple, que les arêtes de poisson ne constituent aucunement un signe distinctif aux yeux des Mangeurs-de-choses-immondes. Ce processus de double ironie se déroule donc selon un premier niveau, assumé par l’énonciateur qu’est l’armée carthaginoise, premier niveau d’ironie que le narrateur, locuteur-énonciateur premier, ne reprend pourtant pas à son compte, bien qu’il le représente, puisqu’il s’en distancie par un degré d’ironie supplémentaire. Une telle distanciation est détectable, non pas à partir de ce seul énoncé (qui ne contient en effet aucune marque linguistique exprimant explicitement cette distance), mais bien grâce à la rupture opérée par le roman : le récit abolit l’élément vestimentaire du système sémiotique habituellement attaché au pauvre, rupture que la mémoire discursive permet de convoquer à la lecture de cet énoncé. La distanciation ironique passe ainsi par la mise en scène d’un point de vue perceptif et de ses mécanismes d’appréhension du réel, autrement dit par la médiatisation qu’implique une hétérogénéité énonciative hiérarchisée dont l’effet est ici la dérision du code de lecture sociale lui-même, écho de l’ethnocentrisme bourgeois « appréci[ant] [les] conduites [de l’Autre social] à l’aune de [ses] propres systèmes normatifs [40] ».

25Néanmoins, si le verbe de perception visuelle « reconnaissait » ainsi que le cotexte nous permettent effectivement de repérer la présence d’un point de vue, l’emploi du pronom on participe une nouvelle fois à l’effacement énonciatif de ce même point de vue. Installant une ambiguïté sur son référent, le pronom rend ce système de valeurs – élevé au rang de perceptions collectives [41] – universel, comme devant être accepté par le sens commun. Son emploi, qui universalise la perception, se heurte à une interprétation postulant la dérision du point de vue carthaginois par le narrateur. C’est de cette confrontation qu’émerge la tension entre un point de vue, même s’il est énonciativement présenté comme universel, et une certaine dérision de ce point de vue : le ralliement énonciatif du lecteur ne saurait donc être que partiel.

Effet pragmatique de l’illisibilité

26Le portrait flaubertien du pauvre, référent social distant parce que difficilement appréhendable depuis le point de vue détenteur de l’ordre social, recourt au néologisme, ce qui attire en soi l’attention sur cette réalité nouvellement baptisée : l’opération langagière, outre son exotisme apparent [42], semble se faire la résonance de l’illisibilité du groupe, constitué en une réalité pour la désignation de laquelle le détour par la périphrase demeure nécessaire. Illustrant le caractère classificateur du rapport à la nourriture [43], elle pointe une dimension rebutante, un sensible dégoût, qui implique la subjectivité d’un énonciateur dont la perception se centre sur « l’avidité élémentaire », cette « voracité [44] » inesthétique propre au pauvre.

27Si, dans la parole collective de la France du Second Empire, « les mots pauvre et pauvreté tendent […] à s’effacer et à être remplacés par des termes qui témoignent de l’avènement de nouvelles préoccupations sociales et de l’industrialisation », la littérature quant à elle conserve, aux côtés de pauvre et pauvreté, les substantifs misère et miséreux, ou encore l’archaïsme gueux. Parmi eux, le figement crève-la-faim[45] se distingue en raison de sa saisissante similitude formelle (locution formée de traits d’union) et sémantique avec le terme qui nous occupe. Avec le signe Mangeurs-de-choses-immondes nous serions face à ce que Riffaterre nomme un néologisme par « dérivation implicite », le « système descriptif » de crève-la-faim étant actualisé par un « calque de cliché ». Dans la prose flaubertienne, la locution interdiscursive, éminemment passive, prend une tournure plus dynamique : par « calque commutatif [46] », crever devient manger et la case vide que connote la faim se remplit des choses immondes. Le texte de Salammbô met en lumière une réalité brute qui est moins celle de mourants que celle de pauvres se définissant par une volonté de survie, ceci étant renforcé par l’entrée en guerre des Mangeurs-de-choses-immondes aux côtés des Mercenaires se soulevant contre la métropole. Le traitement général du personnage collectif se cristallise dans ce qui peut être dégagé du rapprochement des deux locutions périphrastiques, à savoir une absence d’assujettissement, une relative autonomie. De cette manière, le roman flaubertien semble rendre caduque la corrélation évidente qui s’établit entre la passivité, cette « atrophie de la volonté » qui caractérise habituellement le pauvre dans le discours romanesque, et la motivation d’une conduite charitable chez le bourgeois bienfaiteur [47].

28Ce qui nous semble en effet essentiel dans Salammbô, c’est la disparition d’une instance tutélaire de laquelle la définition du pauvre serait tributaire. Si l’on peut choisir d’éclairer le personnage à partir de l’image du mauvais pauvre, celui s’assimilant au « rebelle », au « réfractaire [48] » à l’ordre social et à ses hiérarchies, il devient délicat d’en convoquer les visions connexes d’un pauvre « cherch[ant] à “abuser” de la charité ou de l’assistance publique » et s’opposant ainsi au bon pauvre, celui qui « accepte sa condition, qui se montre reconnaissant […] de l’assistance qui lui est portée [49] ». Tout comme cet antagonisme structurel se détermine au départ de la relation entre deux instances (sur la base du couple bienveillance/reconnaissance), il est frappant de constater que le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse définit pauvre par « mendiant », donne comme premiers exemples « assister, visiter les pauvres », « faire, donner l’aumône à un pauvre » et renseigne comme premiers emplois syntagmatiques du substantif « pour les pauvres », « avoir ses pauvres ». Force est de constater que le pauvre du xixe siècle ne semble être lisible qu’au travers de l’action secourable du bienfaiteur, à tel point que, s’il sort du cercle de la nécessité passive et cesse par là même d’être sujet à l’assistance, il n’est dès lors plus perçu comme pauvre [50].

29La démarche sémiotique du texte nous invite ainsi à reconsidérer la fonction émotive habituellement liée à la représentation romanesque d’un tel sujet social, les valeurs périphériques de la bienfaisance (apitoiement, compassion, prévoyance) étant à mesurer sur le plan pragmatique de l’interaction. Cette sorte de liberté décentralisée dont sont dotés les pauvres de Salammbô s’accompagne d’une tension autour du pathétique, celui-ci reposant régulièrement sur l’ironie [51] et entraînant un sentiment de pitié instable et incertain. Aucun dispositif pragmatique ne rassemble l’énonciateur de la pauvreté et le narrataire autour d’une souffrance du pauvre sublimée par sa dimension injuste ou touchante. Pour illustrer cela, comparons brièvement l’extrait, devenu central, de la description des Mangeurs-de-choses-immondes avec ce passage du discours de Victor Hugo sur la misère, en 1849 devant l’Assemblée législative :

30

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. (Mouvement.)
Voici un fait. En voici d’autres : Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans des débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation) [52].

31Là où Hugo fait appel à des histoires particulières – ayant d’emblée éclaté le « pêle-mêle » en « hommes, femmes, jeunes filles, enfants » –, là où il souligne le sort d’un homme « mort de faim » et s’arrête sur un vêtement fait de « monceaux infects de chiffons en fermentation », le roman flaubertien nous présente un groupe, formé d’individus non différenciés, profondément autres [53], nus et étrangers à l’attente de l’aide d’un tiers.

32Cette mise à distance de la compréhension bourgeoise du pauvre se condense dans l’ellipse narrative qui prend place au terme de cette première occurrence du groupe dans Salammbô, une ellipse passant sous silence l’action – l’autonomie – des Mangeurs-de-choses-immondes (quitter le faubourg de la métropole pour rejoindre l’armée des Barbares) pour la présenter sous les traits d’une évidence des faits qu’il ne reste plus à Carthage qu’à constater : « Les sentinelles s’aperçurent un matin qu’ils étaient tous partis ». Indifférence ou naïveté font de cette scène l’envers parodique de l’« acuité du regard » du visiteur, véritable compétence de déchiffreur du personnel bienfaiteur et topos du roman social [54]. Le verbe s’apercevoir implique une prise de conscience et une découverte ; quant au sujet, « les sentinelles », leur rôle n’est pas celui d’actants mais bien celui d’individus qui demeurent dans l’attente de voir. De ce fait, l’ellipse, phrase conclusive du paragraphe, contrecarre l’évidence du discours bourgeois, qui appréhende le pauvre au travers de sa relation de dépendance, par la mise en scène d’une prise de conscience de l’évidence inverse. Le jugement du narrateur vis-à-vis du point de vue doxique se concrétise ici par la figuration du regard surplombant des sentinelles depuis les murs de la cité vers les faubourgs ; cette scénographie se double en outre du basculement depuis la représentation des perceptions d’un énonciateur second vers un énoncé primaire, événementiel, narratorial – un énoncé d’autant plus incisif qu’il fonctionne uniquement sur un niveau implicite puisqu’il ne fait a priori que relater des faits.

33En se centrant sur l’activité sociogrammatique [55] qui surcharge la figure du pauvre dans la seconde moitié du siècle, cette étude aura permis de montrer une distanciation latente mais incertaine par rapport à la morale de la Cité, qui érige la bienfaisance charitable comme valeur en soi, reconnue, voire « sur-légitimée [56] » (« Pauvres – s’en occuper tient lieu de toutes les vertus [57] », rapporte en ce sens le Dictionnaire des idées reçues). Celle-là s’opère en effet dans le récit de manière oblique, par la création d’un groupe social et non pas d’un personnage singulier désignant, par synecdoque, une classe entière [58]. Cette caractérisation collective semble mimer, de façon directe cette fois, la difficulté d’une compréhension individuelle du pauvre et participe sans conteste à l’extinction du paradigme de la pitié. Par ailleurs, l’oxymore nucléaire de ce que Claude Duchet a appelé le « sociogramme » du pauvre au xixe siècle [59], cerné sous la figure idéologique « pauvre mais honnête », semble pouvoir être déplacé vers la reformulation « pauvre mais autonome » : l’honnêteté, valeur morale qui se conçoit au travers d’un schème perceptuel propre à l’organisation de la vie en société, perd de son sens en raison d’un point de vue ne parvenant à percevoir le groupe qu’en marge de ses structures d’intelligibilité propres.

34La prose de Salammbô développe en effet une sémiotique du pauvre complexifiée par un dispositif énonciatif ambivalent. La caractérisation d’un sujet social selon un effacement énonciatif donne pragmatiquement du crédit à une perception représentante du point de vue hégémonique et incite à endosser ce point de vue qui fait de cette étrangeté pathétique une évidence perceptuelle partagée. Toutefois, sortant du circuit de la relation charitable, les Mangeurs-de-choses-immondes échappent à l’appréhension de ces codes dominants, le texte marquant insidieusement leur caractère arbitraire et conventionnel, si bien que la compréhension du pauvre demeure instable, incertaine. Le procédé s’accompagne du fait que les Mangeurs-de-choses-immondes ne prennent jamais la parole au sein du roman et que leur point de vue n’y est aucunement représenté. Le narrateur ne laisse donc la parole qu’à un énonciateur déterminé et le pauvre, ainsi figuré comme étant hors codes, hors société, est donc, a fortiori, hors langage. La domination énonciative se fait ainsi le reflet d’une domination sociale dont résulte une perception doxique que l’écriture flaubertienne parvient à mettre à mal sans toutefois la renverser. Finalement, le pauvre n’apparaît au sein de l’œuvre que de manière sporadique et ne peut s’y maintenir ; sans voix, il disparaît, sans même que sa disparition soit constatée.

Notes

  • [1]
    C’est une perspective qu’a suivie Serge Paugam, le sociologue distinguant trois grands types de perceptions différentielles de la pauvreté, lesquelles sont déterminées par des morales collectives que reflètent les différents modèles de liens régissant les sociétés (voir Serge Paugam, « La perception de la pauvreté sous l’angle de la théorie de l’attachement. Naturalisation, culpabilisation et victimisation », Communications, n° 98, 2016, p. 125-146).
  • [2]
    Jacqueline Authier-Revuz, « Hétérogénéités(s) énonciative(s) », Langages, n° 73, 1984, p. 98-111.
  • [3]
    « On nommera PDV [point de vue] tout ce qui, dans la référenciation des objets (du discours) révèle, d’un point de vue cognitif, une source énonciative particulière (locuteur/énonciateur ou énonciateur […]) et dénote, directement ou indirectement, ses jugements sur les référents – d’où l’importance des dimensions axiologiques et affectives du PDV » (Alain Rabatel, « Le problème du point de vue dans le texte de théâtre », Pratiques, n° 119-120, décembre 2003, p. 8). Une caractéristique déterminante de cette définition et de la démarche d’Alain Rabatel consiste à attacher une attention toute particulière au repérage des traces linguistiques qui signalent un point de vue, ceci déplaçant les questions posées par Gérard Genette (qui voit ?, qui sait ?, qui perçoit ?) vers ce que le linguiste nomme le « mode de donation du référent » : autrement dit, d’une attention essentiellement centrée sur l’identification d’un foyer de perception, on passe à une réflexion davantage dirigée vers le focalisé.
  • [4]
    Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Salammbô par Monsieur Gustave Flaubert », Le Constitutionnel, 22 décembre 1862.
  • [5]
    Saint-René Taillandier, « Le réalisme épique dans le roman Salammbô », Revue des Deux Mondes, 15 février 1863, p. 851.
  • [6]
    Eugène Delaplace, « Le roman contemporain. Salammbô par M. Gustave Flaubert », Revue contemporaine, 15 mars 1863.
  • [7]
    Voir notamment Christa Bevernis, « Historicité et actualité dans le roman de Flaubert : Salammbô », dans Flaubert et Maupassant, écrivains normands, Paris, PUF, 1981, p. 255-263 ; Anne Green, « Flaubert costumier : le rôle du vêtement », dans Daniel Fauvel et Yvan Leclerc (dir.), Salammbô de Flaubert. Histoire, Fiction, Paris, Honoré Champion, 1999 p. 121-128 ; Guy Rosa, « Civilisation et humanité : le virage du texte », dans Daniel Fauvel et Yvan Leclerc (dir.), ouvr. cité, p. 79-93 ; Corinne Saminadayar-Perrin, « Salammbô, 1848 : scénographie d’un discours impossible », dans Hélène Millot et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), 1848, une révolution du discours, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs, coll. « Lieux littéraires », 2001, p. 269-290 et Corinne Saminadayar-Perrin, « Antiquité des races et naissance des nations : modèles scientifiques et logiques discursives », dans Sarga Moussa (dir.), L’Idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature (xviiie et xixe siècles), Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire des sciences humaines », 2003, p. 402-406 ; Gisèle Séginger, Flaubert. Une poétique de l’histoire, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000.
  • [8]
    Voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Québec, Préambule, coll. « L’Univers des discours », 1989, p. 19.
  • [9]
    Gustave Flaubert, Salammbô, dans Œuvres complètes, t. III, Claudine Gothot-Mersch (éd.), avec la collaboration de Jeanne Bem, Yvan Leclerc, Guy Sagnes et Gisèle Séginger, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p. 617-618.
  • [10]
    Théophile Gautier, « Préface », dans Édouard Fournier, Paris démoli, Paris, Dentu, 1883, p. xi-xiv.
  • [11]
    Rappelons que cette préface fait l’éloge des travaux haussmanniens ; le syntagme « habitations dignes de l’homme » est donc à considérer par contraste avec les « tanières » parasitaires des pauvres.
  • [12]
    Les exemples de l’emploi d’un tel lexique foisonnent : voir Yves Lochard, Fortune du pauvre. Parcours et discours romanesques (1848-1914), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Culture et Société », 1998, p. 76-77 et p. 100.
  • [13]
    Nous nous appuierons sur l’approche interactionnelle et hiérarchique de l’énonciation telle qu’elle a été réfléchie par Alain Rabatel, à la suite d’Oswald Ducrot (en particulier Alain Rabatel, Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, t. I et II, Limoges, Lambert-Lucas, 2008).
  • [14]
    Cette affirmation doit cependant être nuancée dans la mesure où les termes « pauvres » et « Mangeurs-de-choses-immondes » ne recouvrent pas, dans Salammbô, une même réalité sociale ; les seconds, au contraire des premiers, n’entrent aucunement dans l’organisation politique carthaginoise et correspondent à une frange bien spécifique de la population – celle des éléments déclassés – semblant pouvoir être identifiée par le terme de lumpenproletariat, emprunté à Karl Marx.
  • [15]
    Gustave Flaubert, Salammbô, ouvr. cité, p. 710.
  • [16]
    Ibid., p. 717-718.
  • [17]
    Gisèle Séginger, ouvr. cité, p. 92.
  • [18]
    Alain Rabatel reprend ce concept sous la terminologie d’Anne Zribi-Hertz (« Lui-même argument et le concept de “pronom A” », Langages, n° 97, 1990, p. 100-127) et d’Ann Banfield (Phrases sans parole. Théorie du récit et style indirect libre, Paris, Seuil, 1995 [1982]).
  • [19]
    Voir Alain Rabatel, ouvr. cité.
  • [20]
    Voir Alain Rabatel, « Valeurs énonciative et représentative des “présentatifs” c’est, il y a, voici/voilà : effet point de vue et argumentativité indirecte du récit », dans Alain Rabatel, ouvr. cité, p. 122-152.
  • [21]
    Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, coll. « U – Linguistique », 2009, p. 92 et 102.
  • [22]
    Marc Angenot, ouvr. cité, p. 299-300.
  • [23]
    Marc Angenot donne du terme la définition historique suivante : « un groupe humain ou une nation dans la somme de ses traits physiques et moraux constants » (ibid., p. 280).
  • [24]
    Gisèle Séginger, ouvr. cité, p. 171-172.
  • [25]
    Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2005.
  • [26]
    Gisèle Séginger, ouvr. cité, p. 99.
  • [27]
    « La théorie de l’évolution nous a rendu un fier service ! Appliquée à l’histoire, elle met à néant les rêves sociaux », Lettre à Madame Roger des Genettes, janvier 1878, dans Gustave Flaubert, Correspondance, t. V, Jean Bruneau et Yvan Leclerc (éd.), avec la collaboration de Jean-François Delesalle, Jean-Benoît Guinot et Joëlle Robert, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 347.
  • [28]
    Pierre Popovic fait mention d’une « religion de l’égalitarisme », permise par l’ascension de Napoléon III, l’équivalent d’un « paradigme sociopolitique » selon lequel le pauvre « a droit de cité et fait partie de cette cité comme n’importe quel autre individu » (Pierre Popovic, Imaginaire social et Folie littéraire. Le second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008). Or, les Mangeurs-de-choses-immondes sont d’une « origine inconnue », inconnue de l’énonciateur du point de vue des citoyens de la cité carthaginoise.
  • [29]
    Le point de vue des membres du Grand-Conseil doit être étendu, par extension hégémonique, à la totalité du peuple carthaginois (« exécré par le peuple », mentionne en effet le texte).
  • [30]
    Henri Mitterand, « Parole et stéréotype : le “socialiste” de Flaubert », dans Le Discours du roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1980, p. 227.
  • [31]
    Cette imbrication des voix est propre au fonctionnement du point de vue embryonnaire (voir Alain Rabatel, ouvr. cité).
  • [32]
    Benoît Malançon, « Le vêtement du pauvre, de Louis Sébastien Mercier au comité de mendicité », dans Michel Biron et Pierre Popovic (dir.), Écrire la pauvreté, actes du VIe Colloque international de sociocritique. Université de Montréal, septembre 1993, Toronto, Éditions du GREF, coll. « Dont actes », 1996, p. 74.
  • [33]
    Anne Green pointe le rôle du costume en tant qu’il « soulign[e] le mouvement des idées du roman ». Elle affirme que le vêtement, signe ou symbole, peut être considéré comme un élément de lecture qui structure la base du roman, par oppositions et hiérarchies (art. cité, p. 121-128).
  • [34]
    Gustave Flaubert, Madame Bovary, ouvr. cité, p. 340.
  • [35]
    Gustave Flaubert, Salammbô, ouvr. cité, p. 713-714. Nous soulignons.
  • [36]
    Voir Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1979, p. 55-57. Nous adaptons toutefois légèrement la conception du phénomène puisque la transformation n’est ici que partielle et l’énoncé moins figé sur le plan formel.
  • [37]
    Pour une interprétation de l’ironie en fonction des points de vue en tension, voir Alain Rabatel, « Ironie et sur-énonciation », Vox Romanica, n° 71, 2012, p. 42-76.
  • [38]
    Pierre Schoentjes repère ce même procédé de double ironie dans la scène d’ouverture de Madame Bovary, à propos de la casquette du petit Charles : « – Débarrassez-vous de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit ». Dans un premier temps, la victime de l’ironie est « le nouveau » et le lecteur sourit d’abord avec les élèves et leur professeur. Dans un second temps, la fin de la phrase moque le sens de l’humour du professeur, l’énonciation du narrateur faisant changer l’ironie d’objet et entraînant la moquerie du lecteur vis-à-vis d’une plaisanterie qui l’avait d’abord fait sourire (Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, coll. « Essais Points », 2001, p. 193-194). Le procédé est toutefois plus retors dans le passage de Salammbô, celui-ci condensant deux niveaux d’implicite alors qu’il se déroule sur deux énoncés consécutifs dans Madame Bovary.
  • [39]
    Yves Lochard, ouvr. cité, p. 80-81.
  • [40]
    Ibid., p. 222.
  • [41]
    Émilie Goin et François Provenzano, « Le genre comme médiation énonciative. L’exemple de l’effet de politisation dans le roman-témoignage et la harangue », dans Driss Ablali, Sémir Badir et Dominique Ducard (dir.), En tous genres. Normes, textes, médiations, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, coll. « Sciences du langage : Carrefours et points de vue », 2015, p. 79.
  • [42]
    Voir Anne Mullen Hohl, Exoticism in Salammbô. The Languages of Myth, Religion and War, Birmingham, Alabama, Summa Publications, Inc., 1995, p. 5.
  • [43]
    Voir Yves Lochard, ouvr. cité, p. 90-91.
  • [44]
    Charles Grivel, « Les déchets de la littérature », dans Michel Biron et Pierre Popovic, ouvr. cité, p. 32.
  • [45]
    Pierre Popovic, La Mélancolie des Misérables, ouvr. cité, p. 72-73.
  • [46]
    Michael Riffaterre, La Production du texte, ouvr. cité, p. 70.
  • [47]
    Yves Lochard, ouvr. cité, p. 56 et p. 90.
  • [48]
    Charles Grivel, art. cité, p. 36.
  • [49]
    Pierre Popovic, La Mélancolie des Misérables, ouvr. cité, p. 80.
  • [50]
    Yves Lochard abonde également dans ce sens (ouvr. cité, p. 6 et p. 92-93).
  • [51]
    « L’ironie n’enlève rien au pathétique ; elle l’outre au contraire » (Lettre à Louise Colet, 9 octobre 1852, dans Gustave Flaubert, Correspondance, t. II, Jean Bruneau (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 172).
  • [52]
    Victor Hugo, « La misère : 9 juillet 1849 », Actes et paroles I, dans Politique – Œuvres complètes, présenté par Jean-Claude Fizaine, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 199-206, cité dans Pierre Popovic, La Mélancolie des Misérables, ouvr. cité, p. 92. Nous soulignons afin de mettre en évidence les similitudes entre cet extrait du discours d’Hugo, celui de la préface de Gautier et celui de la prose de Flaubert.
  • [53]
    Hugo, s’il parle de créatures, parle surtout de « créatures humaines », soulignant ainsi le rapprochement et non l’altérité avec le lectorat/l’auditoire à conscientiser et à émouvoir.
  • [54]
    Yves Lochard, ouvr. cité, p. 61-62.
  • [55]
    Voir Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, n° 151-152, 2011. URL : https://journals.openedition.org/pratiques/1762.
  • [56]
    Yves Lochard, ouvr. cité, p. 167.
  • [57]
    Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen établie par Lea Caminiti, Paris, A. G. Nizet, 1966, p. 113.
  • [58]
    Voir ibid., p. 203. Les Mangeurs-de-choses-immondes se distinguent ainsi par exemple de l’Aveugle de Madame Bovary ou encore de Victor et Victorine, les deux orphelins de Bouvard et Pécuchet.
  • [59]
    Voir Claude Duchet, « Conclusion », dans Michel Biron et Pierre Popovic, ouvr. cité, p. 389.
Français

Désireux de combiner une démarche sociocritique et une approche énonciative du texte littéraire, cet article aborde la question de la marginalité sur le plan de la perception, en interrogeant la manière dont les procédés formels à l’œuvre dans Salammbô de Flaubert travaillent la représentation du pauvre. L’analyse, attentive aux points de vue perceptifs et à leur mise en texte, met en lumière un dispositif énonciatif ambivalent, lequel renvoie dos à dos des évidences perceptuelles et une distanciation par rapport aux codes d’appréhension façonnant la figure du pauvre. Néologisme, double ironie et effacement énonciatif sont autant de stratégies textuelles qui, in fine, concourent à redéfinir cette réalité sociale de manière instable, en dehors d’une instance tutélaire de laquelle la définition du pauvre est habituellement tributaire.

English

This paper, in combining a socio-critical methodology with a linguistic approach to the literary text as utterance, focuses on the perception of marginality by discussing the way different formal procedures used by Flaubert in Salammbô affect the representation of the poor. The analysis, sensitive to the writing up of point of view and perception, highlights the ambivalence of the narrative set-up, which rejects both empirical evidence and the putting in perspective of the codes by which the poor are usually described or perceived. Neologisms, double irony, and the erasure of the writing subject are textual strategies that, in fine, contribute to a redefinition of this social reality in an unstable manner, for lack of a final instance that thus comes out as usually necessary in order to arrive at a definition of the poor.

Élise Schürgers
(Université de Liège)
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/09/2018
https://doi.org/10.3917/rom.181.0125
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