CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Celui qui, n’ayant point […] d’impulsion secrète qui le domine, n’écrit que pour tenir une plume [1]

1L’imagination occupe une place à part dans l’œuvre d’André Chénier : non contente de distinguer l’authentique créateur du faiseur de vers – celui que l’Essai dénonce comme « un homme sans génie, sans imagination, sans justesse d’esprit [2] » –, elle transporte littéralement l’âme du poète et s’apparente à une véritable dépossession de ses facultés. L’Invention, le grand texte théorique de Chénier, souligne en effet la violence d’un flux énergétique capable de bouleverser le corps et l’esprit tout en imposant un autre univers, doté de ses propres lois et de son propre langage : « Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,/ Ignore un tel supplice : il pense, il imagine,/ Un langage imprévu, dans son âme produit,/ Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit [3]. » Le verbe imaginer, utilisé ici de manière intransitive, désigne, outre l’acte créatif, la puissance d’une vision qui prend le contrôle du sujet et le transforme en un simple réceptacle de tableaux et de mots. Cette paradoxale passivité de la création n’est nulle part plus explicite que dans l’Épître au cavalier de Pange. Chénier, laissant l’initiative aux « Muses », s’y peint étrangement en poète sous influence :

2

… tu attends un morceau d’Hermès, et c’est quelque folle élégie… C’est ainsi que je suis maîtrisé par mon imagination. Elle est capricieuse et je cède à ses caprices. Je vais me promener dans le dessein de m’occuper d’un objet. À peine ai-je fait dix pas, mon esprit est frappé d’un objet nouveau. Soudain il s’élance, il monte à cheval et sur ce bâton et il va, il va… et là souvent il en rencontre un autre [4].

3Dispersion, égarements, pertes de contrôle : le récit d’inspiration glisse ici vers la symptomatologie. De l’esprit « frappé » aux mouvements incohérents d’une pensée qui « va », sans autre but qu’une « folle élégie », l’imprévisible, voire l’irrationnel imposent au poète une création tout entière dépendante des visions qui l’assaillent. Ces séquences troublantes, autrement nommées « extases choisies [5] » dans L’Invention, révèlent à l’âme un flot d’images à la lisière du réel : la poésie, consacrant chez Chénier les « rêves d’un moment, belles illusions / D’un monde imaginaire aimables visions [6] », préfère au présent déceptif le royaume des « fantômes errants [7] ».

De la physionomie de l’œuvre à la réception pathologique

4Rien d’étonnant dès lors à ce que la critique, face à une œuvre ainsi dominée par l’étrangeté, ait régulièrement formulé, plus que des jugements, des diagnostics : « Chénier est un violent [8] », lit-on sous la plume de Jacques Chouillet, « la poétique de Chénier reste en étroite dépendance de son tempérament [9] », ajoute Jean Fabre avant qu’Yves Citton, plus récemment, ne mette en lumière la « dissolution du soi [10] » qui singularise une inspiration tout entière traversée par l’ailleurs. Cette interprétation clinique est d’autant plus convaincante qu’elle s’appuie sur une conception organique de la création dont Chénier élabore lui-même la théorie. Les dernières pages de son Essai, rappelant que « les ouvrages ont une physionomie [11] », inscrivent en effet « les humeurs et le caractère [12] » au cœur du processus d’écriture. L’œuvre, ainsi investie par le tempérament de son auteur, transforme la lecture en une expérience intensiviste qui mobilise l’identité profonde du créateur, mais aussi celle du destinataire, tous deux sollicités moralement et physiquement par une opération non plus seulement intellectuelle, mais caractériologique dès lors qu’elle apparente l’ouverture du livre à la rencontre d’une âme, d’un corps et pour ainsi dire à l’identification d’une personnalité : « Je suis sûr de connaître des hommes morts depuis des siècles comme si j’avais vécu avec eux ; s’ils renaissaient, je les reconnaîtrais dans la rue [13] », ajoute l’Essai au moment d’évoquer le souvenir des textes de Cicéron, Montaigne ou Montesquieu.

5Cette théorie physionomiste se révèle cependant à double-tranchant pour la postérité de Chénier : le créditant d’une conception humorale de l’inspiration, qui renouvelle scientifiquement le topos de la fureur poétique, elle le classe, du même geste, dans la rubrique des cas. Chénier, doté lui-même d’un tempérament contradictoire dont témoigne notamment la coexistence, chez lui, d’un idéal de tranquillité, où « dormir et ne rien faire, inutile poète [14] », avec un besoin frénétique d’activité – « Moi, je hais le repos. […] / Je me plais à nourrir de communes alarmes [15] » –, Chénier donc présenterait les symptômes de ce que Robert Mauzi, dans son étude de référence sur L’Idée du bonheur, appelle « les maladies de l’âme [16] ». Distinguant, parmi les « consciences [qui] ne sont pas des consciences heureuses au xviiie siècle [17] », les angoissés et les libertins, il identifie, chez Chénier, une jouissance du tourment qui l’apparente à la catégorie des mélancoliques. Oscillant entre quiétude et passion – « Parti du repos comme d’une volupté immédiate, ajoute Mauzi, Chénier revient au repos comme au terme d’une douloureuse conquête [18] » –, il subit les assauts d’une humeur alternativement enthousiaste et dysphorique et qui, loin de le doter d’une clairvoyance supérieure, en fait la victime d’un déséquilibre poussé jusqu’à l’excès.

1800, temps de la déraison

6La faute en incombe autant à une mélancolie lucidement diagnostiquée par le poète [19], qui aspire à « goûter le doux oubli d’une vie inquiète [20] », qu’à un contexte singulièrement propice à l’éclosion de la folie. La fin du siècle, où les violences de la Terreur achèvent de fragiliser l’étendard des Lumières, inaugure de fait un chapitre particulièrement trouble de l’histoire des idées. La vogue au théâtre des « folles », inaugurée par Marsollier et Dalayrac en 1786 [21], prolonge les recherches de la médecine aliéniste menées à la même époque par Pinel et Esquirol. Délires sur scène et investigations autour de la déraison : Michel Delon, analysant au tournant des Lumières ce qu’il appelle une « subver[sion] [d]es catégories du rationnel et du raisonnable [22] », relie les progrès de la psychiatrie aux tentatives d’approcher, grâce au vers, les extravagances du cerveau en proie à l’imagination. La poésie, proposant une syntaxe plus souple, mais aussi un réservoir d’images propices aux libres-associations de l’esprit qui « s’élance », comme celui de Chénier, sans but ni méthode, épouserait idéalement ce flux incontrôlable des pensées. En témoignent, contemporaines des textes de Chénier, plusieurs tentatives pour traduire en vers les assauts chaotiques de l’imagination : chez Pierre Clément d’abord, homme de lettres genevois qui passe les douze dernières années de sa vie à l’asile de Charenton où il meurt en 1767. La première de ses Pièces posthumes[23], sous la forme d’une lettre au duc de Choiseul, contient « l’histoire poétique de [s]a maladie dans des vers à un M. de Saint-Martin [24] ». Légère et désinvolte, l’évocation des troubles n’y menace pas la cohérence générale de l’écriture. Il n’en va pas de même dans l’autre production pathologique de la fin du siècle : les Cataractes de l’imagination, publiées en 1779 par un auteur lyonnais du nom de Jean-Marie Chassaignon et dont le titre complet – Cataractes de l’imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres[25] – multiplie les indices d’une rupture méthodique avec les codes de la raison. Il ne s’agit pas seulement, conformément aux images récurrentes du titre, de faire sortir les pensées les plus obscures ; il importe aussi de trouver une langue elle-même suffisamment affranchie des conventions pour épouser les saccades d’une imagination qui avance, dans le sillage de Montaigne, par sauts imprévisibles :

7

Un littérateur dont l’âme est brûlante, et le cerveau exalté, doit, dans la fougue de son délire, être incapable de mettre une certaine suite dans ses conceptions, certaine harmonie dans ses discours ; comme il ne pense que par secousse, comme il n’écrit que par inspiration, quand il a versé sur le papier l’idée qui l’obsédait, il ne doit plus se rappeler ce qu’il a pensé, il ne doit plus savoir ce qu’il va écrire. […] La contrainte et la méthode appartiennent au copiste glacé ; l’audace et le désordre caractérisent l’enthousiasme [26].

8Cette revendication d’une écriture sous le signe du flux résonne étrangement avec l’éloge des analogies sous la plume de Chénier. Bien plus puissantes et suggestives que la langue policée, elles traduisent, chez lui aussi, l’énergie de visions qui outrepassent les règles de la versification :

9

Tantôt ce sont des bouts rimés, puis des couplets, puis des synonymes… Ces ineptes occupations, dont les gens du bel air cherchent à se déguiser l’ennui dont leur société abonde, leur donnent un esprit de sophistes, une subtilité pointilleuse… mais toujours incapables de sentir ces grands mouvements de l’âme qui seuls font inventer les expressions sublimes, de saisir ces nombreux rapports des choses entre elles qui frappent une imagination sensible et lui inspirent ce langage ardent et métaphorique qui donne la vie à tout, et par qui les objets s’éclairent les uns les autres [27]

10La proximité entre ces œuvres [28], chacune à leur manière « monstre des monstres », relativise la prétendue pathologie de Chénier. Resituée, à une plus vaste échelle, sur la carte des troubles de l’imaginaire au moment 1800, elle perd son statut d’inquiétante exception pour ne plus représenter qu’une étape dans l’exploration clinique de l’âme à cette époque [29]. Reste dès lors à cerner la spécificité de sa contribution : quel statut Chénier confère-t-il à la folie ? Y succombe-t-il ou tente-t-il au contraire de l’analyser, à l’image du poète « indomptable » du second chant de l’Hermès et qui, frappé « en [son] jeune cerveau […] / Sort, quitte ses amis et les jeux et la table. / S’enferme, et sous le dieu qui le vient oppresser ? / Seul, chez lui, s’interroge et s’écoute penser [30] » ?

Chénier au chevet des folies contemporaines

11Force est de constater, à la lecture de l’œuvre de Chénier, que la folie y occupe une place très importante. Plus encore, c’est tout le spectre des pathologies morales qui défilent sous nos yeux. La folie d’amour sature ainsi le corpus poétique : elle s’empare de « la jeune fille qu’on appelait la belle de Scio, […] qui devint folle [31] », désespère Le jeune malade, qualifié d’« insensé [32] » tant sa séparation le conduit aux portes de la mort et aveugle Chloé, si éprise de Mnasyle qu’elle idolâtre « ce bocage où [elle] rêve de lui [33] ! ». Cet égarement amoureux relève a priori du topos littéraire : Chénier a pourtant soin d’en proposer un traitement original en accentuant la dimension pathologique des symptômes. Ainsi l’amant de « la belle Chrysé » succombe à des hallucinations qui confondent dangereusement fantasme et réalité : « Dieux ! Je t’ai vue en songe ; et de terreur glacé,/ J’ai vu sur des écueils ton vaisseau fracassé [34]. » Le même égarement affecte le protagoniste de Clytie dont les mânes, s’adressant à la jeune fille, ne distinguent pas l’identité de celle qui lui rend visite : « Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore [35] ? ». Cet obscurcissement de la raison fascine Chénier qui trouve en outre, dans le contexte révolutionnaire, une circonstance particulièrement favorable aux surgissements irrationnels : « Aujourd’hui […] toutes les passions sont agitées par les contradictions [36] » note-t-il à l’ouverture de ses Réflexions sur l’esprit de parti. Là réside en effet l’autre folie explorée par son œuvre, la folie politique : au panorama des esprits égarés par la passion répond, dès 1790, le scandale des aliénations collectives. La perversion des valeurs, travestissant la violence en héroïsme, transforme le triomphe des Suisses de Châteauvieux en un spectacle insoutenable dont les organisateurs, Collot d’Herbois en tête, « voudraient nous voir tous à la folie en proie [37] ». L’âme vertueuse, constatant l’injustice à l’ordre du jour, vacille ainsi et finit par douter de la réalité inversée qui l’entoure : les meurtriers deviennent des héros et les justes, à l’image de Charlotte Corday, des martyrs impossibles à louer tant la Terreur, « gla[çant] » les bouches, « dérobe un juste hommage aux exploits glorieux [38] ! »

12Chénier pousse encore plus loin cette interprétation clinique de la Révolution : ses textes publics, et notamment l’Avis au peuple français sur ses véritables ennemis et les Réflexions sur l’esprit de parti utilisent, pour analyser le dévoiement de l’élan patriotique, un lexique ouvertement médical. L’embrasement idéologique s’apparente ainsi à une crise de folie – « La politique s’empare de tous les esprits [39] », écrit-il – tandis qu’à l’instigation des démagogues, « les têtes s’échauffent ; on enfante ou on croit enfanter des idées [40] ». L’actualité, contaminée par le vertige de l’irréalité, devient à son tour hallucination ou cauchemar : « N’est-ce pas là notre portrait dans cet instant ; ou si ce n’est qu’une peinture fantastique [41] ? », se demande Chénier. Rien de surprenant, dans un tel contexte, à ce que l’apaisement des tensions requière moins un idéal ou des principes qu’un remède capable de soulager les « commotions [42] » nationales : « Qu’est-ce qu’un bon esprit public dans un pays libre ? N’est-ce pas une certaine raison générale [43] […] ? » La Révolution, elle-même rebaptisée « raison nationale [44] », consacre ainsi le statut conceptuel de la folie : jadis symptôme d’égarement, elle détient à présent les clés de la déraison politique qui s’empare du pays.

13Chénier ne dissocie pas ces différentes strates de l’aliénation à l’imaginaire. Son Essai, rappelant que « les hommes ont toujours les mêmes passions [45] », explicite au contraire l’existence d’un lien entre l’aveuglement amoureux et la menace fanatique. Plus encore, le poète entreprend dans son œuvre de les donner à voir, conformément au projet anthropologique formulé à plusieurs reprises dans L’Invention – « Les sciences humaines / N’ont pu de leur empire étendre les domaines,/ Sans agrandir aussi la carrière des vers [46] » – ou dans l’Hermès : « L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude [47] ». Encore faut-il préciser les contours de son ambition : Chénier ne se prétend pas moraliste. Son matérialisme, invalidant la distinction entre le bien et le mal, considère au contraire les passions comme des énergies ambivalentes et potentiellement capables du meilleur comme du pire ; elles « produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit [48] », pour reprendre les formules d’un fragment de l’Hermès. Cette conception panthéiste, désarmant les critères de la morale, invalide aussi l’hypothèse d’une différence de nature entre le normal et le pathologique. Pour Chénier, seul un degré d’intensité les sépare et comme « les mêmes plantes […] nourrissent l’abeille ou la vipère [49] », produisant alternativement du « miel » et du « poison », la folie ne résulte pas d’une maladie, mais d’un échauffement excessif de l’esprit.

Le sujet aliéné

14Cette jonction a plusieurs conséquences dans l’œuvre de Chénier. Elle étend d’abord le spectre de la folie qui ne frappe plus quelques âmes égarées, mais l’ensemble des sujets unanimement susceptibles de voir leur raison se troubler. Le poète ne fait pas exception et les preuves abondent, sous sa plume, de la régulière désorganisation de son esprit : « Mais où vais-je [50] ? », se demande-t-il au cœur du Jeu de Paume, démentant l’impartialité des « rocs affermis [51] » dont il se rêve le modèle et que les derniers textes, dans l’imminence de la mort à Saint-Lazare, achèvent de faire voler en éclats : « Ô mon esprit ! au sein des cieux,/ Loin de tes noirs chagrins, une ardente allégresse / Te transporte au banquet des dieux [52]. » La division intérieure, ici exacerbée par l’angoisse, transforme l’identité en structure théâtrale : le moi s’appartient moins, chez Chénier, qu’il ne cherche sans cesse à se fixer ou à se connaître. Cette errance s’inscrit dans la trajectoire structurellement nomade d’un jeune homme dont « Byzance [est le] berceau [53] » et qui privilégie, dans son œuvre, les figures apatrides, à l’image d’Homère [54], ou les injonctions au départ pour des horizons indéterminés : « J’irai, j’irai bien loin me chercher un asile [55] », lit-on dans l’hymne pourtant adressée « à la France ». L’ambivalence de l’origine, écartelée entre Paris et la Grèce, dépasse pourtant le volet biographique pour désigner, plus qu’une circonstance propre à Chénier, une prédisposition morale à l’instabilité ou à l’itinérance. L’hypothèse n’a pas échappé à Thibaudet : consacrant plusieurs pages de son Histoire de la littérature française à André Chénier, il valorise la puissance d’introspection d’une âme d’autant plus attirée par les labyrinthes intérieurs qu’elle a fait l’expérience de l’éloignement, aussi bien personnel qu’esthétique : « … du point de vue littéraire, on peut dire qu’il a son émigration derrière lui [56] », note-t-il, reliant les racines incertaines de ceux qu’il appelle « la génération des Vingt ans en 1789[57] » à « l’émigration intérieure [58] » qui caractérise leurs textes.

15L’étranger deviendrait alors le médiateur privilégié de l’étrangeté. Cette piste trouve plusieurs échos dans l’œuvre de Chénier : évoquant lui-même, à l’ouverture des Réflexions sur l’esprit de parti, « ce qui [lui] manque [59] », il inscrit au cœur du texte une défaillance qui, si elle promet une perfectibilité au nom de l’idéal d’inachèvement valorisé dans l’Essai – « Un bon livre n’est pas celui qui dit tout [60] » –, subordonne aussi l’accomplissement de l’œuvre à l’intervention d’un autre : celui qui, à l’échelle structurelle, achève ou publie les liasses manuscrites d’un auteur « posthume [61] », pour reprendre la formule de Thibaudet ; celui qui, à l’échelle cette fois textuelle, relaie la voix inquiète d’un poète toujours à la recherche d’un interlocuteur. Le « manque » ou la béance expliquerait ainsi deux pans majeurs du corpus chéniériste : sa fragmentation [62], inscrivant le vide au cœur d’une œuvre impossible à fermer, et sa forme dialoguée. Dénonçant, dans ses Élégies, le « dégoût » qui s’empare de l’« âme consternée,/ Seule dans elle-même, hélas ! emprisonnée [63] », Chénier explicite le supplice du moi enfermé avec lui-même et qu’aucune présence ne vient divertir des passions qui le rongent. La clôture, synonyme d’autarcie douloureuse, explique dès lors la multiplication des apostrophes [64] et des conversations sous sa plume. Le moi, cherchant toujours à qui s’adresser pour échapper à sa dévoration intérieure, n’a parfois d’autre choix que de devenir son propre interlocuteur [65]. Ce dédoublement n’est-il pas l’une des clés de l’étrange idylle, intitulée La Liberté, qui confronte un berger heureux et un chevrier mélancolique ? Chénier, renouant avec le procédé du Rousseau juge de Jean-Jacques, y confronte peut-être sa force de vie, incarnée par le pâtre « toujours humain et compatissant [66] », aux passions tristes de l’âme malheureuse, qui regrette sa naissance et n’a qu’une devise négative : « Je suis esclave [67]. » Les déchirements ou dédoublements intérieurs déterminent ainsi la structure chaotique ou en perpétuel déséquilibre d’une écriture qui revendique l’incohérence comme principe : les Réflexions sur l’esprit de parti se veulent « sans dessein et sans suite, […] publiées comme elles […] sont venues [68] », tandis que L’Invention précise que « les images et les mots » affluant vers le poète « d’eux-mêmes […] vont chercher un nœud qui les rassemble [69] ». Le désordre n’y désigne plus un état intermédiaire, imputable à l’odyssée des manuscrits, mais un choix esthétique seul capable de concilier les désordres de l’esprit et les contraintes du langage.

Une œuvre stratégiquement lacunaire

16Cette ambivalence de l’inspiration, entre chaos et maîtrise, constitue l’autre conséquence de la conception extensive de la folie chez Chénier. À la banalisation des symptômes, désormais constitutifs de l’existence et de la création, répond l’instabilité d’une écriture écartelée entre le flux des images et l’effort pour les canaliser. Cette tension entre la rigueur scientifique et l’ouverture à l’imaginaire a traditionnellement été interprétée comme une signature du néoclassicisme :

17

On sait qu’André Chénier est au croisement d’une poétique fondée sur l’enthousiasme et d’une poétique rationaliste, qui stigmatise les transports de l’esprit pour le ramener au travail de la composition et à l’observance des règles et des modèles [70].

18Les prétendues transitions de l’histoire littéraire n’expliquent pourtant pas seules les contradictions d’un corpus à la fois subjugué par les visions et soucieux de les interpréter, conformément au programme oxymorique de L’Invention où « tout porte au fond du cœur le tumulte et la paix [71] ». Et si Chénier voulait traduire ou ausculter la folie ? Gauthier Ambrus, dans l’une des rares études consacrées au volet clinique de cette poésie, identifie, dans plusieurs textes, « la forme du cas individuel [qui] n’est pas sans faire songer aux narrations et aux descriptions pathologiques qui abonderont quelques années plus tard sous la plume d’un Pinel ou d’un Esquirol [72] ». Caractérisant Médée, dont Chénier fait une énigme anthropologique – « Mère ! amour ! qui des deux eut plus de barbarie [73] ? » – ou Pasiphaé, tableau d’une âme si « insensée [74] » qu’elle poignarde une génisse par jalousie, cette ambition met au jour une méthode qui tente de comprendre la folie en donnant à voir ses manifestations les plus saillantes ou les plus troublantes.

19Un tel programme, au-delà de ces études de cas ponctuelles, inspire à Chénier le projet de laisser l’imaginaire seul guide de son œuvre. En témoigne le mode de lecture implicitement imposé par la composition inachevée de ces recueils. Si Georges Buisson et Édouard Guitton ont reconstitué l’archéologie des papiers et des éditions de Chénier [75], leur impossible agencement, condamnant les chercheurs à élaborer, depuis 1819, de nouvelles hypothèses de classement, invalide les critères classiques de la composition. Le lecteur, plongé dans un labyrinthe sans ordre ni structure a priori, n’a alors d’autre choix que de substituer à la logique auctoriale d’autres cohérences : géographiques comme le proposent Buisson et Guitton qui réorganisent l’ensemble des Bucoliques en suivant l’itinéraire, autour de la Méditerranée, du prétendu « recueil croisière [76] » du poète, ou thématiques tant la disjonction des fragments souligne a contrario les résonances sensibles entre les textes. D’autres ensembles se dessinent ainsi autour de motifs ou de métaphores récurrentes. Lionello Sozzi a analysé, dans un célèbre article, l’importance chez Chénier « des images lumineuses, transparentes, aérées, animées cependant d’un frémissement dynamique [77] ». Mais ce qui s’apparente ici à une critique thématique constitue en réalité le modèle de la lecture aléatoire programmée par un corpus dont l’éternel désordre congédie toute approche rationnelle. Comment traverser l’archipel Chénier, sinon en y repérant des « motifs [78] » et des résonances sensibles ? Ce travail d’interprétation, en quête de logiques non rationnelles, met de facto en lumière l’imagination et ses dynamiques singulières : les cauchemars ou obsessions, dont celle de l’eau [79] qui inspire les scénarios de noyade dans La jeune Tarentine, Chrysé, Amymone ou Hylas et où Bachelard identifie « l’élément mélancolique par excellence [80] » ; les libres-associations qui inspirent à Chénier d’étranges visions parmi lesquelles, dans Le Jeu de Paume, le spectacle de la Bastille volant, « déraciné[e] dans ses entrailles / […] à tous les vents jeté(e [81]) » ; les analogies enfin, qui libèrent les cohérences invisibles ou les architectures inconscientes : les soldats, dans Le Jeu de Paume, « s’écoulent / Comme les neiges des montagnes [82] » tandis que l’épigramme Sur un groupe de Jupiter et d’Europe représente un « taureau qu’au sein des mers profondes / […] Tu vois fendre les ondes [83] ». Le statut intermédiaire de ces tableaux, entre visions et fantasmes, inscrit l’œuvre de Chénier à la lisière de la raison. Le sujet, partiellement dépossédé de sa maîtrise, explore non plus le réel mais ses failles ou ses scénarios alternatifs. S’impose alors, sous la forme d’images, une altérité à la fois fascinante et singulière : des « vrais bergers [84] » vivant désormais en bord de Seine aux créatures hybrides, à la fois « homme et serpent [85] », qui animalisent le sujet [86], c’est l’ensemble des frontières, anthropologiques et temporelles, qui s’évanouissent. Ces lézardes au cœur du familier ne font-elles pas de Chénier l’un des premiers poètes de l’inquiétante étrangeté ?

Notes

  • [1]
    André Chénier, Essai sur les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres et des arts, Œuvres complètes, Gérard Walter (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 689. Cette édition, désormais abrégé en OC, servira de référence pour cette étude.
  • [2]
    OC, p. 687.
  • [3]
    OC, p. 131. 
  • [4]
    OC, p. 563-564.
  • [5]
    OC, p. 128.
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Idem.
  • [8]
    Jacques Chouillet, L’Esthétique des Lumières, Paris, PUF, 1974, p. 137.
  • [9]
    Jean Fabre, André Chénier. L’homme et l’œuvre, Paris, Hatier, 1955, p. 146.
  • [10]
    Yves Citton, « Imitation inventrice et harpe éolienne chez André Chénier : une théorisation de la productivité par l’ailleurs », dans Denis Bonnecase et François Genton (dir.), Ferments d’Ailleurs. Transferts culturels entre Lumières et romantismes, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 43.
  • [11]
    OC, p. 692.
  • [12]
    Idem.
  • [13]
    Idem.
  • [14]
    OC, p. 56.
  • [15]
    OC, p. 51.
  • [16]
    Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1967 [3e éd.], p. 22.
  • [17]
    Idem.
  • [18]
    Ibid., p. 381.
  • [19]
    « Douce mélancolie ! aimable mensongère,/ Des antres, des forêts déesse tutélaire », lit-on dans les Élégies, OC, p. 57.
  • [20]
    OC, p. 56.
  • [21]
    Ils composent le livret et la musique de Nina ou la folle par amour, créée à l’Opéra comique en 1786.
  • [22]
    Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, PUF, 1988, p. 395.
  • [23]
    Pierre Clément, Pièces posthumes de l’auteur des Cinq années littéraires, Paris/Amsterdam, chez le défunt, 1766.
  • [24]
    Ibid., p. 4.
  • [25]
    Jean-Marie Chassaignon, Cataractes de l’imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres, dans l’antre de Trophonius, au pays des visions, 1779. Sur cet ouvrage et cet auteur, voir Benoît Mélançon, « Les Cataractes de Chassaignon », Tangence, n° 57, 1998, p. 72-86 et Patrick Graille, « Une œuvre fantasque et marginale : les Cataractes de l’imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorragie encyclopédique, monstre des monstres (1779) de Chassaignon », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, n° 23, 1999, p. 39-53.
  • [26]
    Ibid., p. 16-18.
  • [27]
    OC, p. 676.
  • [28]
    Chénier partage avec Chassaignon une conception extrême de l’inspiration, mais aussi une virulence politique. Son Avis au peuple français sur ses véritables ennemis, publié en 1790, dénonce les démagogues et les fausses passions démocratiques comme Chassaignon le fait, deux ans plus tard, dans Les Nudités, ou les crimes du peuple.
  • [29]
    Voir Gauthier Ambrus, « La folie et la fureur des Bucoliques », Cahiers Roucher-André Chénier, n° 20, 2001, p. 93-100.
  • [30]
    OC, p. 392.
  • [31]
    OC, p. 521.
  • [32]
    OC, p. 33.
  • [33]
    OC, p. 16.
  • [34]
    OC, p. 14.
  • [35]
    OC, p. 519.
  • [36]
    OC, p. 228.
  • [37]
    OC, p. 165.
  • [38]
    OC, p. 179.
  • [39]
    OC, p. 199.
  • [40]
    Idem.
  • [41]
    OC, p. 201.
  • [42]
    OC, p. 231.
  • [43]
    OC, p. 207.
  • [44]
    OC, p. 207.
  • [45]
    OC, p. 633.
  • [46]
    OC, p. 125.
  • [47]
    OC, p. 47.
  • [48]
    Idem.
  • [49]
    Idem.
  • [50]
    OC, p. 177.
  • [51]
    Idem.
  • [52]
    OC, p. 181.
  • [53]
    OC, p. 183.
  • [54]
    « J’allais voir, m’éloignant des rivages de Carie,/ Si la Grèce pour moi n’aurait point de patrie », raconte-t-il dans L’Aveugle, OC, p. 44.
  • [55]
    OC, p. 164.
  • [56]
    Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 71.
  • [57]
    Ibid., p. 6.
  • [58]
    Idem.
  • [59]
    OC, p. 227.
  • [60]
    OC, p. 626.
  • [61]
    Albert Thibaudet, ouvr. cité, p. 71.
  • [62]
    Voir Jean Starobinski pour qui l’inachèvement représente, chez Chénier, un choix permettant de maintenir « la réintégration dans l’harmonie antique » au stade « d’une éphémère entrevision » (La Beauté du monde. La littérature et les arts, Paris, Gallimard, 2016, p. 308).
  • [63]
    OC, p. 67.
  • [64]
    Les Poésies s’adressent ainsi à des familiers (« Au Chevalier de Pange », p. 28, « À Marie-Joseph Chénier », p. 567), des figures historiques (« À Louis David, peintre », p. 167, « À Charlotte Corday » p. 178), des figures mythologiques (« Viens, ô divin Bacchus », p. 3), des passants (« Ah ! prends un cœur humain, laboureur trop avide », p. 88), des éléments naturels (« Œta, mont ennobli par cette nuit ardente » p. 27) ou encore des animaux (« À l’hirondelle » p. 82).
  • [65]
    C’est notamment le cas dans un célèbre fragment composé par Chénier en Angleterre : s’y décrivant « seul, livré à [lui]-même », le poète fait surgir un dialogue dont il est l’unique protagoniste : « – Quoi ? qu’on est au-dessous de quelqu’un ? – Non ; mais il y a quelqu’un qui s’imagine que vous êtes au-dessus de lui », OC, p. 749. Yves Citton y voit l’expérience de « procédures relevant de l’écriture automatique » (« Imitation inventrice et harpe éolienne chez André Chénier », art. cité, p. 44).
  • [66]
    OC, p. 53.
  • [67]
    OC, p. 50.
  • [68]
    OC, p. 227.
  • [69]
    OC, p. 131.
  • [70]
    Gauthier Ambrus, art. cité, p. 97.
  • [71]
    OC, p. 131.
  • [72]
    Gauthier Ambrus, art. cité, p. 95.
  • [73]
    OC, p. 524.
  • [74]
    OC, p. 7.
  • [75]
    Voir l’introduction à leur édition des Œuvres poétiques de Chénier, Orléans, Paradigme, 2005 et 2010 et l’article de Georges Buisson, « Pour rééditer André Chénier : apports et ambiguïtés des études biographiques et textologiques », dans Jean-Noël Pascal (dir.), Lectures d’André Chénier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 15-30.
  • [76]
    André Chénier, Œuvres poétiques, Georges Buisson (éd.), Orléans, Paradigme, t. I, 2005, p. 68.
  • [77]
    Lionello Sozzi, « Tradition néo-classique et renouvellement des images dans la poésie de Chénier », Cahiers de l’Association des études françaises, n° 20, 1968, p. 60.
  • [78]
    Ibid., p. 67.
  • [79]
    Voir Gérard Lahouati, « Un pèlerinage aux sources : éléments pour une poétique de l’eau chez André Chénier », dans Jean-Noël Pascal (dir.), ouvr. cité, p. 61-80.
  • [80]
    Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942, p. 219.
  • [81]
    OC, p. 172.
  • [82]
    OC, p. 173.
  • [83]
    OC, p. 87.
  • [84]
    OC, p. 613.
  • [85]
    OC, p. 87.
  • [86]
    Voir Stéphanie Loubère, « De la bergerie à la boucherie : le bestiaire de Chénier », Revue des littératures et des arts, « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017, mis à jour le 13 novembre 2017, URL : https://revues.univ-pau.fr/opcit/285.
Français

La poésie d’André Chénier accorde une importance particulière à l’imagination : conçue comme une dépossession de soi, elle s’apparente, par sa violence et l’autonomie dont la dote le poète rendu passif par ses assauts, à une crise qui invalide la raison. Transport, élans, désorganisation des facultés, ses symptômes la rattachent à la folie qui s’empare des esprits au moment 1800 : de la recherche d’une syntaxe plus souple, capable d’épouser les élucubrations des âmes poétiques, à la vogue des « folles » au théâtre, en passant par les convulsions politiques qui égarent les contemporains, les signes abondent d’un dérèglement et d’une perte des repères au tournant du siècle. Chénier, pleinement inscrit dans ce contexte, y joue un rôle moteur en tendant le miroir de ses textes aux excès et aux stupeurs des imaginations, amoureuses, familiales ou politiques, qui nourrissent son inspiration. Et si son œuvre se voulait, par ses fractures et ses lacunes, la partition la plus à l’écoute des chants inquiétants qui surgissent autour de lui ?

English

André Chénier’s poetry gives the imagination a great deal of importance: conceived as a form of dispossession of the self, the violence and the autonomy the poet, rendered passive by its works, lends it, make it akin to a crisis of reason. Raptures, impulses, disorganisation of the faculties, its symptoms link it to the madness that captures all minds around 1800: from the quest for a less rigid syntax to the fashion in the theatres for “madwomen” through the political convulsions that confuse the public, the signs of a loss of rules and direction are numerous at the turn of the century. Chénier, to whom this context is fully relevant, played an important role by holding the mirror of his texts to the excesses and astonishments of the love, family and political imaginings that are the source of his inspiration. What if his works intended to be, through the ruptures and absences that characterise them, the reflection of the worrisome songs he was hearing all around?

Stéphanie Genand
(Université de Rouen-Normandie)
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/09/2018
https://doi.org/10.3917/rom.181.0115
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