CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Ô noble et vieux drapeau, dans ce grand jour de fête, […]
Nos regards savent lire en brillants caractères
L’héroïque poème enfermé dans tes plis. […]
       
Ô radieux débris d’une grande épopée !
Héroïque bannière au naufrage échappée !
Tu restes sur nos bords comme un témoin vivant
Des glorieux exploits d’une race guerrière.
Octave Crémazie, « Le Drapeau de Carillon » (1858)

1 L'« invention » romantique du Volkslied et des épopées populaires grecques, provençales, slaves, « illyriques » ou celtiques s’inscrit dans un mouvement de retour aux origines orales des littératures européennes, en même temps que des nations. Dès le début du siècle, les hommes de lettres Auguste Creuzé de Lesser et Émile Deschamps, fascinés par les cycles héroïques du Romancero du Cid aussi bien que des romans de La Table ronde, les philologues et historiens Claude Fauriel, Augustin Thierry, Jules Michelet et Edgar Quinet ont contribué à la « nationalisation [1] » de la littérature française par l’épopée, genre illustré en vers par les « poëmes » de Vigny, de Lamartine ou Hugo, et en prose par les récits de Chateaubriand, Mérimée ou Michelet.

2 Dans l’avertissement à Jocelyn (1836), Lamartine déclare que « l’épopée n’est plus nationale ni héroïque, elle est bien plus, elle est humanitaire [2] ». Malgré leur vocation à embrasser l’histoire de l’humanité tout entière, l’épopée et les genres épiques au xixsiècle contribuent d’abord à la formation de la conscience nationale, comme en témoigne le rôle qu’y jouent Roland, Clovis, Jeanne d’Arc, Louis XIV ou Napoléon. Après la découverte du manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland en 1832, relayée par Hugo dans La Légende des siècles, l’engouement pour la chanson de geste et les cycles épiques du Moyen Âge a largement contribué, on le sait, à la formation de l’imaginaire national français. Comme les autres littératures européennes avec Beowulf, les Nibelungen ou la Divine Comédie, la littérature française, réputée « ne pas avoir la tête épique », a fait de la Chanson de Roland son épopée fondatrice, rivalisant ainsi avec les autres nations, poétiquement aussi bien que politiquement.

L’origine épique des littératures nationales de langue française

3 L’épopée ou le « poëme » héroïque français, décliné sous différents genres ou forme [3] – poème guerrier « national » ou patriotique, poème « scientifique » ou « philosophique » à vocation humanitaire –, prennent en charge la représentation de « l’esprit des peuples » et l'« expression de la vie nationale », selon la vulgate hégélienne transmise par Lukács. Le « pacte [4] » de la langue, de la nation et de la littérature qui fonde l’histoire des littératures européennes, est lui-même inséparable de l’épique [5].

4 Pour ce qui est de « l’Europe française » au xixsiècle, et tout particulièrement de la Suisse et de la Belgique, les poèmes épiques de l’origine jouent un rôle important dans l’émergence de littératures « nationales » nouvelles, à la recherche de leur autonomie, voire de leur indépendance. Le processus « nationalitaire » amorcé dès la seconde moitié du xviiisiècle aboutit après 1789 et, surtout, 1848, à la création d’États-nations modernes au sein des anciens empires. Naissent ainsi, dans des contextes pluriethniques et plurilingues, des entités politiques plus ou moins indépendantes ou autonomes où s’impose la langue française [6].

5 La très ancienne Confédération helvétique, depuis l’alliance défensive des cantons primitifs de 1291, s’est progressivement élargie pour former une confédération quadrilingue (avec le romanche) comptant vingt-deux cantons, après le Congrès de Vienne, en 1815. Après l’entrée du canton de Genève, l’État fédéral s’est doté d’une constitution, en 1848. S’il revient à Friedrich Schiller, un écrivain allemand, d’avoir su produire avec Wilhelm Tell (1804) le texte fondateur du mythe helvétique de la résistance à la domination étrangère, l’histoire de la poésie de langue française en Suisse romande, à défaut d’épopée en bonne et due forme [7], n’en passe pas moins par d’innombrables poèmes descriptifs et didactiques à usage patriotique, qui célèbrent les paysages de l’idylle helvétique inspirés des célèbres poèmes du naturaliste et médecin Albrecht von Haller, Die Alpen (1729) – Poésies helvétiennes (1782), Scènes des Alpes (1860), Poèmes alpestres (1896), Poèmes helvétiques (1882) et autres Poèmes suisses (1893). C’est ainsi la montagne, le paysage de l’ancienne idylle qui assure l’identité épique de la littérature dite « romande », sur le mode descriptif. Le royaume de Belgique, quant à lui, a été créé par les puissances européennes comme un État-tampon trilingue, mais à dominante française, après une révolution contre la domination des Pays-Bas. La littérature « française » de Belgique, selon Virgile Rossel [8], se fonde sur la publication, en 1867, par Charles De Coster de La Légende d’Ulenspiegel, épopée burlesque en prose qui relate les exploits de Till l’Espiègle, le héros des légendes germaniques, dans sa lutte contre la domination espagnole sur le « pays de Flandres » et l’absolutisme de Philippe II. De Coster, qui emprunte à la mode du roman historique, donne lui aussi au jeune royaume de Belgique une épopée de résistance. Écrit dans une langue truculente et archaïsante à la manière de Rabelais, sur le mode héroï-comique, le récit ouvre le champ aux « lettres françaises » de Belgique, qui s’affirment comme une littérature « nationale » différente de la littérature française.

6 Ainsi, l’épique paraît constitutif des nouvelles histoires littéraires nationales, ressourcées aux mythes héroïques fondateurs de Guillaume Tell ou de Till l’Espiègle. En Suisse romande comme en Belgique, les genres épiques revêtent une signification politique. Ils contribuent à forger, en français, une identité « nationale » nouvelle et originale, définie par une terre, un peuple, une langue, une religion, une histoire. L’épopée produit ses mythes et légendes propres, distincts de ceux de la France.

L’origine épique de la poésie « canadienne »

7 Le même processus de « nationalisation » de la littérature s’est produit en Amérique du Nord au xixsiècle. À propos de Walden ou la vie dans les bois (1854) de Thoreau, Stanley Cavell souligne la portée épique d’un livre fondateur de la littérature américaine : « Dans ces circonstances une ambition épique se traduirait par la composition de la première épopée nationale, qui devra donc représenter l’apport du langage à la nation, des mots à elle, par lesquels recevoir son instruction, évaluer sa fidélité à son idéal [9]. » Au Canada, le projet littéraire « national » est également épique – même si Garneau, Crémazie ou Fréchette sont loin de pouvoir rivaliser avec Thoreau, Emerson, Melville ou Whitman. Mais, loin de l’optimisme des premiers écrivains des États-Unis [10], les écrivains-pionniers sont hantés par les spectres de la défaite.

8 Au terme d’un désengagement progressif de la « Mère-Patrie » à l’égard des fameux « arpents de neige » de la Nouvelle-France, sacrifiée aux « îles à sucre », après la défaite de Montcalm aux Plaines d’Abraham, à Québec, qui marque la fin de la Guerre de Sept Ans, le Traité de Paris (1763) place le Canada sous la domination britannique. Cette défaite, qui fait suite au traumatisme du Grand Dérangement de 1755, par lequel les Acadiens avaient été chassés par les Anglais vers les États-Unis, vers la Nouvelle-Angleterre et la Louisiane en particulier, revêt sans doute une importance plus symbolique que militaire.

9 Mais la défaite a été en quelque sorte « choisie » comme mythe fondateur par la littérature canadienne qui, depuis l’Histoire du Canada (1845-48) de François-Xavier Garneau, réinterprète l’histoire de la colonisation depuis Jacques Cartier sous un signe messianique [11]. Le peuple élu des Canadiens, qui se comparent volontiers aux Hébreux exilés dans le « désert » du Nouveau monde, ou aux Croisés face aux protestants anglo-saxons, est investi de la mission sacrée de régénérer la « race française » en Amérique du Nord et de porter les valeurs ancestrales de la « vraie foi » catholique aussi bien que de l’Ancien Régime, trahi par les Français eux-mêmes. Par là, la défaite historique se transforme en victoire, et l’épopée fait résonner la voix des vaincus.

10 Les Canadiens, livrés à eux-mêmes, sont désormais des sujets de la Couronne, à laquelle se rallient la plupart des notables et commerçants, déçus par une France qui, après avoir « abandonné » ses « enfants », a trahi son roi et commis l’irréparable – le parricide, en 1793. En 1774, l’Acte de Québec, reconnaissant la différence « ethnique » des vaincus, rétablit les lois françaises, la langue et la religion catholique. En 1791, l’Acte constitutionnel reconnaît la spécificité de la culture française, et divise le pays en Haut-Canada (anglophone) et Bas-Canada (francophone). La révolution de 1830 à Paris fait toutefois souffler sur le Canada un vent de libéralisme, qui suscite une prise de conscience « nationale » contre la domination anglaise. Les écrivains canadiens, lecteurs de Béranger et de Hugo, exaltent la légende napoléonienne et se réfèrent volontiers à la révolution des États-Unis. Sous la conduite de Louis-Joseph Papineau, les Patriotes se révoltent en 1837-38, et tentent d’instaurer une République au Bas-Canada. Après avoir réprimé l’insurrection violemment, les Britanniques réunissent les deux provinces du Haut et du Bas Canada, au détriment du Canada français, qui perd une large part de ses droits. Même si, en 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique invente le modèle constitutionnel de la Confédération canadienne (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Ontario et Québec), celle-ci officialise la domination anglaise en donnant un statut minoritaire aux « Français », confinés désormais dans la province du Québec. Comme le montre Heinz Weinmann [12], la « vraie défaite » n’est donc pas tant celle des Plaines d’Abraham, mythifiée par l’épopée et le « roman national », que cette insurrection ratée des Patriotes, qui se solde par la mise sous tutelle de la langue et de la culture françaises.

11 C’est dans ce contexte qu’émerge, par réaction, une littérature apte à exprimer le sentiment patriotique « français », contre le risque d’assimilation du peuple canadien français, considéré comme inculte par le gouverneur Lord Durham dans le célèbre rapport de 1839, commandé par la Couronne : « On ne peut guère concevoir de nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada. […] C’est un peuple sans histoire et sans littérature. De la même manière, leur nationalité joue contre eux pour les priver des joies et de l’influence civilisatrice des arts […]. Je n’entretiens aucun doute sur le caractère national qui doit être donné au Bas-Canada : ce doit être celui de l’Empire britannique, celui de la race supérieure qui doit à une époque prochaine dominer sur tout le continent de l’Amérique du Nord [13]. » La littérature canadienne ainsi isolée de la littérature française, se voit assigner pour mission d’assurer la « survivance [14] ». De là, souvent, son caractère didactique et moralisateur, qu’elle célèbre la démocratie sur fond d’anticléricalisme ou, au contraire, les valeurs de l’Ancien Régime.

12 La poésie est donc surtout une poésie « nationale » ou « patriotique », dans ce pays qui n’est plus la Nouvelle-France, ni même le Canada des « Anciens Canadiens », dont Philippe Aubert de Gaspé père évoque le souvenir nostalgique dans le roman de 1863 [15], mais bien le Canada français[16]. Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et autres pièces de vers est le premier recueil de poésie, publié en 1830 par Michel Bibaud, suivi en 1863 par celui de Louis Fréchette, Mes Loisirs. Entre ces deux recueils, les journaux publient régulièrement des poèmes isolés. Outre ceux de Pamphile Le May, traducteur en 1865 de l’Évangeline de Longfellow à la gloire du peuple acadien, on retiendra dans la production poétique du Canada, les trente-quatre poèmes d’Octave Crémazie publiés dans des revues entre 1848 et 1862, parmi lesquels le célèbre « Drapeau de Carillon ». Crémazie regrette la médiocrité de la production poétique canadienne (ainsi d’ailleurs que les innombrables « chevilles » dans la traduction d’Évangéline), qu’il impute à la mentalité d'« épiciers » des Canadiens, influencés par les Anglais, et à la nécessité économique dans laquelle se trouvent les poètes. Mais il rend hommage à La Légende d’un peuple (1887) de Louis Fréchette : « Le talent de Le May me fait l’effet d’un clair de lune. C’est une lumière douce, mais sans chaleur. Pour moi, le véritable poète, c’est Fréchette [17]. » Ces poèmes ont largement contribué à la formation d’une identité spécifiquement canadienne en langue française, dans une Confédération dominée par la littérature anglaise. Dès 1895, le critique suisse Virgile Rossel [18] peut ainsi consacrer un long chapitre à l’histoire alors récente de la littérature canadienne, dans son ouvrage sur « la littérature française hors de France » : « Et pourtant, elle a bien sa physionomie particulière, son caractère propre, cette littérature du Canada ; elle ne ressemble ni à celle de la France, ni à celle de la Suisse ou de la Belgique [19]. »

13 Distinguant la littérature du Canada de celle des États-Unis, dominée par le thème de la « frontière », ou de l’Angleterre, dominée par celui de l'« insularité », la romancière et critique de langue anglaise Margaret Atwood fait ainsi à bon droit de la « survivance » [survival] le thème central de la littérature canadienne, et ce dans les deux langues [20].

Une nouvelle mythologie ?

14 Dans l'« Amérique française », la perte des colonies du Canada et de la Louisiane, désormais sous domination britannique ou bientôt américaine, ou de Saint-Domingue, appelle l’invention de mythes épiques nouveaux, écrits par des auteurs affranchis de l’ancienne métropole. Ceux-ci doivent réécrire la tradition épique européenne, d’inspiration gréco-latine ou médiévale, qu’ils transposent dans des figures héroïques nationales, historiques ou fictives. Au Canada, les héros de cette geste, souvent représentés en martyrs, se nomment Jacques Cartier, le découvreur, Samuel Champlain, le « père » de la Nouvelle-France, Évangeline, l’amante acadienne errant à la recherche de Gabriel, Montcalm, le général vaincu par Wolfe et trahi par Louis XV, Papineau le républicain patriote meneur de l’insurrection, Louis Riel, le métis rebelle exécuté par les Anglais.

15 Au xixsiècle, les Canadiens français partagent le projet épique « national » avec les Canadiens anglais, dont la littérature n’est pas moins balbutiante, de même qu’avec les premiers écrivains des États-Unis. Dès le premier roman : The History of Emily Montague, en 1769, la littérature « anglaise » du Canada se cherche une origine. Un siècle plus tard, le rapport entre l’Amérique et l’Europe est toujours un enjeu majeur pour la fondation d’une littérature proprement « canadienne », qui revendique son « américanité ». Il faudra attendre 1871 pour que Roughing it in the Bush : or, Forest Life in Canada (d’abord paru en 1852, en Angleterre), le journal de Susanna Moodie, une jeune britannique qui a suivi son mari dans l’Ontario, soit publié au Canada. L’ouvrage, assez critique à l’égard du Nouveau monde, se présente comme une sorte de manuel du colon à partir d’une expérience personnelle. Le point de vue de Susanna Moodie est encore celui d’une Anglaise née dans le Suffolk, et qui conserve ses distances à l’égard du Canada, auquel elle reste en partie étrangère. C’est d’ailleurs cette distance, la confrontation des lieux et des cultures, qui nourrit l’inspiration de Margaret Atwood dans le recueil poétique The Journals of Susanna Moodie (1970). Les migrants européens partis pour les Amériques se trouvent « sans histoire et sans littérature », puisqu’ils « n’ont pas de mythologie », selon une formule célèbre de Friedrich Schlegel [21]. Ils doivent écrire leur propre histoire dans le livre réputé vierge du Nouveau Monde. L’épopée du Nouveau Monde – Canada, États-Unis, mais aussi Haïti, Antilles, Amérique du Sud – doit inventer sa propre mythologie, recréer une généalogie susceptible de fonder une nouvelle origine, afin de préparer l’avenir. « Je me suis laissé dire que vous demandiez une clé capable/d’ouvrir cette énigme le Nouveau Monde », note le poète américain Walt Whitman dans l’envoi de Leaves of Grass (1855) où, « définissant ce qui est encore à être », il « projette l’histoire du futur [22] ». Il écrit donc, comme Thoreau, une épopée prophétique qui rompt avec le passéisme des littératures européennes [23]. Mais, au Canada, pays né non pas de la révolution victorieuse et de l’acte d’Indépendance, comme aux États-Unis, mais au contraire de la défaite et de la soumission à la couronne britannique, les fantômes du passé hantent les vivants. Le présent et, plus encore l’avenir, sont lestés du poids d’un temps qui « ne passe pas ». L’épopée de la « nation » canadienne-française ne peut donc chercher ses origines que dans le passé glorieux de la Nouvelle-France, sur le mode élégiaque, même lorsqu’elle narre les exploits de ses héros. L’avenir, lui, paraît hypothétique.

Octave Crémazie, l’épopée de la perte et du deuil

16 C’est encore l’expérience de l’exil – mais, à rebours, celui d’un Canadien à Paris, qui favorise le développement d’une conscience littéraire nationale. À l’appel à une mythologie « nationale », Octave Crémazie (1827-1879) répond avec brio par des poèmes patriotiques publiés dans diverses revues, dans les années cinquante, avant d’être réunis en volume en 1882 par l’abbé Casgrain. Octave Crémazie, figure majeure du romantisme, incarne la figure du poète national. En exil à Paris, il définit la vocation de « l’écrivain canadien » : « Il en doit être ainsi de l’écrivain canadien. Renonçant sans regret aux beaux rêves d’une gloire retentissante, il doit se regarder comme amplement récompensé de ses travaux s’il peut instruire et charmer ses compatriotes, s’il peut contribuer à la conservation, sur la jeune terre d’Amérique, de la vieille nationalité française [24]. »

17 Criblé des dettes de sa librairie à Québec et contraint à s’enfuir en France, Crémazie publie en 1858 un grand poème épique célébrant le centenaire de la victoire de Montcalm sur les Anglais, devant le fort de Carillon (Ticonderoga, dans l’État de New York). « Le Drapeau de Carillon » résume bien les enjeux politiques d’une poésie à vocation non pas humanitaire, mais « communautaire » :

18

Ô noble et vieux drapeau, dans ce grand jour de fête,
Où, marchant avec toi, tout un peuple s’apprête
À célébrer la France, à nos cœurs attendris
Quand tu viens raconter la valeur de nos pères,
Nos regards savent lire en brillants caractères
L’héroïque poème enfermé dans tes plis […].
Ô radieux débris d’une grande épopée !
Héroïque bannière au naufrage échappée !
Tu restes sur nos bords comme un témoin vivant
Des glorieux exploits d’une race guerrière
Et, sur les jours passés répandant la lumière,
Tu viens rendre à son nom un hommage éclatant.
Ah ! bientôt puissions-nous, ô drapeau de nos pères !
Voir tous les Canadiens, unis comme des frères,
Comme au jour du combat se serrer près de toi !
Puisse des souvenirs la tradition sainte,
En régnant dans leur cœur, garder tout atteinte
Et leur langue et leur foi [25] !

19 Malgré un sujet héroïque, la célébration d’une victoire, et l’appel à la résistance, le poème exprime surtout la nostalgie de temps révolus. L’épopée est irrémédiablement placée sous le signe de la perte, du deuil et de la mélancolie des vaincus :

20

Pensez-vous quelquefois à ces temps glorieux
Où seuls, abandonnés par la France, leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère ?
Regrettez-vous encor ces jours de Carillon,
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire [26] ?

21 Les deux épisodes décisifs – Fort-Carillon, les Plaines d’Abraham – forment ainsi un diptyque déceptif de l’histoire de l’Amérique française, de la victoire à la défaite. L’épopée, qui célèbre la gloire des vaincus, est placée sous le signe de la « désillusion » et de l’échec. Le dernier poème de Crémazie, « Promenade des trois morts », resté inachevé, met en scène de manière provocatrice les cadavres rongés par les vers.

22 La mélancolie désabusée de Crémazie s’étend à la littérature elle-même. Dans une lettre adressée de Paris en 1867 à l’abbé Casgrain, le maître à penser de la génération de 1830 au Canada, qui avait appelé à construire « un édifice qui [soit] avec la religion, le plus ferme rempart de la nationalité canadienne », Crémazie fait sa propre autocritique, en même temps que la critique du genre patriotique. Avec le recul permis par l’exil, adoptant le point de vue français, il renie « Le Drapeau de Carillon », que son succès a rendu emblématique de la poésie nationale canadienne : « Ce qui a fait la fortune de ce petit poème, c’est l’idée seule, car, pour la forme, il ne vaut pas cher. Il faut bien le dire, dans notre pays on n’a pas le goût très délicat en fait de poésie. Faites rimer un certain nombre de fois gloire avec victoire, aïeux avec glorieux, France avec espérance, entremêlez ces rimes de quelques mots sonores comme notre religion, notre patrie, notre langue, nos lois, le sang de nos pères ; faites chauffer le tout à la flamme du patriotisme, et servez chaud. Tout le monde dira que c’est magnifique. Pour moi, je crois que si je n’avais pas autre chose pour me recommander que ce malheureux “Drapeau de Carillon”, il y a longtemps que ma petite réputation serait morte et enterrée aux yeux des littérateurs sérieux [27]. » Loin de tout triomphalisme et doutant profondément de lui-même, Crémazie s’interroge sur la portée de la rhétorique patriotique, qu’il maîtrise pourtant avec une virtuosité remarquable. Se défiant de la poésie héroïque et du sentiment patriotique, Crémazie en vient à désespérer d’une littérature canadienne qu’il appelait pourtant de tous ses vœux : « Comme toutes les natures d’élite, vous avez une foi ardente dans l’avenir des lettres canadiennes. Dans les œuvres que vous appréciez, vous saluez l’aurore d’une littérature nationale. Puisse votre espoir se réaliser bientôt ! Dans ce milieu presque toujours indifférent, quelquefois même hostile, où se trouvent placés en Canada ceux qui ont le courage de se livrer aux travaux de l’intelligence, je crains bien que cette époque glorieuse que vous appelez de tous vos vœux ne soit encore bien éloignée [28]. » Dans cette même lettre à l’abbé Casgrain, très souvent citée, l’exilé mélancolique se plaint de l’échec auquel, selon lui, est vouée la littérature canadienne-française, en raison de la langue elle-même. Les auteurs canadiens ne sont pas reconnus en France, où l’on a plus de curiosité pour les traductions : « Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature canadienne, moins je lui trouve une trace dans l’histoire. Ce qui manque au Canada, c’est d’avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre littérature vivrait. Malheureusement, nous parlons et écrivons d’une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours, au point de vue littéraire, qu’une simple colonie, et quand bien même le Canada deviendrait un pays indépendant et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous n’en demeurerions pas moins de simples colons littéraires [29]. » C’est bien la question de « l’autonomie » du « champ littéraire » canadien-français qui, déjà, est posée par Crémazie.

23 Crémazie est à la recherche d’une identité canadienne qui se révèle en fin de compte précaire, incertaine, pour ne pas dire spectrale. Le poète est hanté par le souvenir des « fiers bulletins des exploits de la France », en particulier ceux de Napoléon, pour qui il éprouve une vibrante admiration, « Espérant que cette immense épopée/Viendrait sous [ses] remparts réveiller sa valeur ». Comme le « Vieux soldat canadien », « vieux soldat au courage romain,/Descendant des héros qui donnèrent leur vie », Crémazie compare avec mélancolie « le bonheur d’autrefois aux malheurs d’aujourd’hui ». « Qui nous rendra cette époque héroïque ? », demande-t-il [30]. Semblable au héros du « Drapeau de Carillon », Crémazie, en exil en France [31], se trouve même « exilé dans sa propre patrie [32] ». Dans « Les morts » (1856), l’épopée guerrière s’infléchit vers la plainte élégiaque, avec des accents qui rappellent les Pontiques d’Ovide :

24

Priez pour l’exilé qui, loin de sa patrie,
Expira sans entendre une parole amie ;
Isolé dans sa vie, isolé dans sa mort,
Personne ne viendra donner une prière,
L’aumône d’une larme à la tombe étrangère !
Qui pense à l’inconnu qui sous la terre dort [33] ?

25 Lorsqu’il exprime ses incertitudes, Crémazie compare tout naturellement l’avenir de la littérature canadienne à celui de la littérature belge : « Voyez la Belgique qui parle la même langue que nous. Est-ce qu’il y a une littérature belge [34] ? » Il faudrait mettre ces propos en relation avec les nombreux textes critiques ou programmatiques de la « Jeune Belgique » après 1830, ou des contributeurs à la renaissance des lettres « romandes », en Suisse, après la Constitution de 1848, dans la perspective de l’émergence des mouvements « nationaux [35] ». Tous expriment des interrogations, des doutes, des inquiétudes même sur la possibilité de fonder une littérature « nationale » hors de France. Les similitudes sont évidentes entre le Canada français, la Belgique, la Suisse romande quant à la question « nationale » dans ses rapports avec la langue, les langues. Quelques décennies après Crémazie, en 1906, le critique parisien Charles ab der Halden, d’origine alsacienne, s’oppose au romancier canadien Jules Fournier sur l’existence d’une littérature canadienne française : « Il n’y a pas de littérature canadienne-française, la chose ne se discute pas », conclut Fournier [36], qui prend le contre-pied des Études de littérature canadienne-française publiées en 1904 par Charles ab der Halden. Au-delà des manifestes, des programmes et de la rhétorique patriotique, la naissance des littératures nationales s’accompagne d’un malaise profond, sur fond d’incertitude et de doute quant au projet national lui-même.

26 Et c’est justement à une épopée teintée de mélancolie élégiaque – comme d’ailleurs les grandes épopées européennes, hantées par la mort de Roland à Roncevaux ou la déroute de Waterloo – qu’il revient de chanter l’échec et le deuil [37].

27 Les « radieux débris d’une grande épopée [38] » se retrouvent encore, cent ans après, dans la poésie québécoise de la Révolution tranquille, notamment celle du groupe Parti pris, malgré un optimisme et un nationalisme enthousiastes. Dans un article retentissant de 1965, le romancier Hubert Aquin, militant séparatiste pourtant très actif, défend l’idée que les Patriotes, conditionnés par une destinée de l’échec, ont en réalité « fomenté leur propre défaite », ne pouvant se résoudre à aller jusqu’au bout de la révolte, jusqu’à la victoire : « Ils étaient sûrs de mourir glorieusement sous le tir des vrais soldats ; voilà qu’ils triomphent et ils ne savent plus quoi faire, surpris par l’invraisemblable, paralysés par une victoire nullement prophétisée ; ils sont muets de terreur [39]… ». Cette angoisse de la victoire ou, comme on voudra, ce complexe d’échec naît de « la fatigue du Canada français », selon le titre d’un essai publié par Aquin trois années plus tôt. C’est là une autre manière de formuler le thème lukácsien d’une « épopée de la désillusion ». Au moment de la Révolution tranquille, c’est encore le sentiment de l’aliénation, de la « dépossession du monde [40] » qui nourrit une épopée de la perte, du vide et du deuil, contre-épopée féconde par laquelle s’est formée, en creux, la « communauté imaginée » de la nation qui se nomme désormais « québécoise ». Gaston Miron, lecteur dans sa jeunesse de Crémazie, de Fréchette, de Nelligan et de Whitman, aussi bien que d’Aragon et d’Éluard, peut ainsi écrire dans L’Homme rapaillé (1970) l’épopée de la « vie agonique » du « Québécanthrope », du « Compagnon des Amériques [41] », assombrie par une irrépressible mélancolie : « la vie se consume dans la fatigue sans issue/la vie en sourdine et qui aime sa complainte [42]. »

28 On mesure la distance qui sépare cette “fatigue” de l’épopée nostalgique, mélancolique du Canada, de la formidable énergie de la voix épique des États-Unis, représentée par le chant tonitruant de Whitman, ou la tranquille assurance de Thoreau, qui clame : « Je n’ai pas pour projet d’écrire une ode au découragement, mais de claironner avec l’énergie de Chanteclair juché le matin sur son perchoir, ne serait-ce que pour réveiller mes voisins [43]. » Certes, Gaston Miron, Paul Chamberland, Gatien Lapointe chantent la « Terre Québec » et exaltent l’héroïsme d’un peuple à la recherche de son indépendance. Mais le rêve de souveraineté est teinté de la mélancolie et de l’angoisse de l’échec héritées de la poésie du xixsiècle. Ainsi de Miron dans le splendide poème « Héritage de la tristesse », originellement intitulé « Des pays et des vents », qui fonde l’épopée nationale québécoise sur la perte et le deuil, rappelant « Les morts » de la poésie de Crémazie :

29

Il est triste et pêle-mêle dans les étoiles tombées
livide, muet, nulle part et effaré, vaste fantôme
il est ce pays seul avec lui-même et neiges et rocs
un pays que jamais ne rejoint le soleil natal […]
il attend, prostré, il ne sait plus quelle rédemption
parmi les paysages qui marchent en son immobilité […] [44].

Notes

  • [1]
    Selon une expression célèbre de Sartre, dans un article des Temps modernes publié en 1945 et repris dans Situation II, en préambule à Qu’est-ce que la littérature ? Sartre se référait à un chapitre du Manuel de l’histoire de la littérature française de Ferdinand Brunetière, paru en 1898. En 1904, Mgr Camille Roy, professeur de littérature à l’Université Laval, à Québec, avait choisi ce même titre pour présenter le bilan et le projet d’une littérature canadienne-française.
  • [2]
    Cité par Paul Bénichou dans Les Mages romantiques, Romantismes français II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1055.
  • [3]
    Voir Herbert J. Hunt, The Epic in XIXth Century French. A Study in Heroic and Humanitarian Poetry from Les Martyrs to Les Siècles morts, Oxford, Blackwell, 1941.
  • [4]
    Le mot « pacte » a été réintroduit dans la polémique lancée par Jean Rouaud et Michel Le Bris autour de la « littérature-monde », en 2007.
  • [5]
    Parmi les très nombreuses publications sur la dimension politique du débat sur la langue : Renée Balibar, L’Institution du français. Essai sur le colinguisme, des Carolingiens à la République, Paris, PUF, 1985 ; Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de la langue, la Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975.
  • [6]
    Il faudrait bien entendu prendre en compte les autres langues – l’allemand et l’italien pour la Suisse, le flamand et l’allemand pour la Belgique. Les mêmes questions se posent, quoiqu’avec une moindre acuité, à propos de l’existence d’une littérature spécifique de la Suisse alémanique ou de la Belgique germanophone (vis-à-vis de la littérature allemande ou autrichienne, par exemple), ou d’une littérature « flamande » distincte de celle de Pays-Bas. La littérature du Luxembourg, trilingue, constitue à elle seule un « laboratoire » pour l’étude des rapports entre langue et nation. Comme ses voisines européennes, celle-ci s’est trouvé une origine épique dans les poèmes du xiiie-xive siècles, écrits dans un dialecte franconien de l’allemand, ancêtre du Luxembourgeois, qui relatent l’histoire de Yolande de Vianden, que ses parents empêchent d’entrer dans les ordres, au nom de l’alliance avec les Comtes du Luxembourg.
  • [7]
    « Les morceaux patriotiques sont à l’honneur. Il s’agit parfois de ballades héroïques, qui retracent les hauts faits de l’histoire suisse : les poètes donnent ainsi définitivement droit de cité en suisse romande aux Helvètes des premiers âges de la Confédération. Le maître du genre est Albert Richard, dont « Walla de Glaris », « Le Blessé de Saint-Jacques » ou « Morat » évoquent de rudes ancêtres guerriers, « honneur de la patrie, effroi des ennemis ». Si ces poèmes sont vite devenus des classiques, en dépit de la médiocrité de la versification et de l’excès de pathos qui les caractérisent, c’est entre autres parce qu’ils n’ont pas connu de rival : l’attachement à la patrie se dit autrement. Peu à l’aise avec l’épopée, peut-être parce que l’histoire de leurs régions n’abonde pas en matière guerrière ou chevaleresque, les auteurs romands pratiquent une poésie qui célèbre la qualité des paysages plus que le souvenir d’événements marquants » (Daniel Maggetti, L’Invention de la littérature romande 1830-1910, Paris, Payot, 1995, p. 378-379).
  • [8]
    Virgile Rossel, de nationalité suisse, justement, est l’un des tout premiers historiens des littératures de langue française avec une Histoire de la littérature française hors de France publiée en 1889. Il est également l’auteur d’un recueil de Poèmes suisses (1893).
  • [9]
    Stanley Cavell, Sens de Walden, Paris, Théâtre typographique, 2007, p. 22.
  • [10]
    Pierre-Yves Pétillon a néanmoins montré l’ambiguïté du projet littéraire américain, toujours guetté par la tentation du repli et de l’effacement : « Spacieux, luxuriant, le paysage littéraire américain semblait d’ailleurs offrir un champ « sublime » à une épopée qui y montrerait le progrès des Lumières […]. Bref, on crut d’abord, dans un premier élan, que l’efflorescence d’une littérature “originale” était pour le lendemain. Il restera toujours trace de cette vision inaugurale d’une épopée au futur […] La littérature américaine, c’est encore sous ce jour conquérant, l’invention d’un monde […] Or, l’époque qui suivit l’Indépendance fut pour la littérature une très morne saison : nulle part on ne voyait surgir, par décalque de l’espace, le grandiose chant autochtone qu’on avait escompté » (Pierre-Yves Pétillon, La Grand-route. Espace et écriture en Amérique, Paris, Seuil, 1979, p. 9).
  • [11]
    Voir sur ce point le livre fondamental de Réjean Beaudoin, Naissance d’une littérature. Essai sur le messianisme et le début de la littérature canadienne-française (1850-1890), Montréal, édition du Boréal, 1989.
  • [12]
    Heinz Weinmann, Du Canada au Québec, généalogie d’une histoire, Montréal, L’Hexagone, 1987.
  • [13]
    Michel Lebel et Jean-Marcel Paquette, Le Québec par ses textes littéraires 1534-1976, France-Québec/Nathan, 1979, p. 69.
  • [14]
    Voir, parmi les nombreux travaux sur cette question, le livre indispensable de Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, en particulier les chapitres « La nation » et « L’aménagement de la survivance » dans la deuxième partie (p. 155-236) ; voir également : Max Dorsinville, « Nationalisme et littérature au Québec », Revue canadienne de littérature comparée, vol.4, n° 3, p. 245-255 et « Écrire pour la nation », la deuxième partie de l’Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Elisabath Nardout-Lafarge, Montréal, Boréal, 2007.
  • [15]
    Pour lequel Crémazie écrit trois quatrains en guise d’épigraphe : « Perché comme un aiglon sur le haut promontoire… » (Octave Crémazie, ouvr. cité, p. 97).
  • [16]
    Ce n’est qu’un siècle plus tard, avec la « Révolution tranquille », que s’imposera l’adjectif « québécois ».
  • [17]
    Octave Crémazie, Poèmes et Proses, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2006, p. 115.
  • [18]
    Virgile Rossel est surtout l’auteur de la première Histoire littéraire de la Suisse romande (Genève, H. Georg, 2 vol., 1889), qui pose déjà la question des critères de l’identité romande de la littérature.
  • [19]
    Virgile Rossel, Histoire de la littérature française hors de France, Lausanne, Payot, 1895, p. 306.
  • [20]
    « Le symbole centralisateur pour le Canada – et cette assertion se fonde sur sa récurrence dans la littérature canadienne anglaise et française – est sans nul doute celui de la survivance. Comme la Frontière et l'Île, c’est une idée malléable, aux multiples facettes. Pour les premiers explorateurs et colons, elle représentait la simple survie face aux éléments hostiles et aux autochtones ; en somme il s’agissait de se tailler une place et de rester en vie. Mais le mot peut signifier aussi survivre à une crise ou à un désastre, comme à un ouragan ou à un naufrage. De nombreux poèmes de la littérature canadienne s’inspirent de ce genre de survivance ; celle qui se définit par des facteurs externes et non internes. Quant au Canada de l’après-conquête anglaise, il s’agissait pour lui de survivre culturellement, de s’accrocher comme nation, de garder sa religion et sa langue sous un gouvernement étranger. C’est le même phénomène qui est en train de se produire au Canada anglais vis-à-vis de l’emprise américaine. Mais il existe une autre façon d’utiliser le mot : la survivance pourrait être le vestige d’un ordre ancien qui s’arrangerait pour durer comme le ferait le reptile d’une espèce primitive. Une version qui se trouve aussi dans l’imaginaire canadien, d’habitude chez ceux qui ne croient plus en la raison d’être du Canada. Mais l’idée de base reste la première : s’accrocher, rester en vie. Les Canadiens passent leur temps à se tâter le pouls, comme un docteur au chevet d’un malade, l’intérêt n’étant pas de savoir si le malade va mieux, mais s’il vivra tout simplement. Notre idée centrale génère, non pas l’enthousiasme, le sens du danger, le goût de l’aventure comme celle de la Frontière, ou un quelconque sentiment de suffisance, de sécurité comme celui qu’apporte l'Île, mais plutôt une angoisse intolérable. Nos histoires ont davantage tendance à être des récits de rescapés d’une terrible aventure vers le Nord, d’une tempête de neige ou d’un naufrage, que de héros qui auraient réussi. Le survivant n’éprouve dès lors aucun sentiment de triomphe, de victoire, seulement celui de sa reconnaissance d’être en vie ; à part cette prise de conscience, son épreuve lui a peu rapporté. » (Margaret Atwood, Essai sur la littérature canadienne [Survival, 1972], tr. fr., Montréal, Boréal, 1987, p. 32-33).
  • [21]
    « Wir haben keine Mythologie », « Rede über die Mythologie » (1800), Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe. Erste Abteilung : Kritische Neuausgabe, Band 2, München, Paderborn, Wien, Zürich 1967, S. 311-329.
  • [22]
    Feuilles d’herbe, tr. fr. Jacques Darras, Paris, Gallimard, Poésie/Gallimard, 2002, p. 32.
  • [23]
    Sur ce thème de l’épopée au futur, voir la thèse remarquable de Delphine Rumeau, Chants du Nouveau Monde. Épopée et modernité (Whitman, Neruda, Glissant), Paris, Classiques Garnier, 2009.
  • [24]
    Octave Crémazie, Poèmes et Proses, ouvr. cité, p. 131-132.
  • [25]
    Octave Crémazie, ibid., p. 48-49.
  • [26]
    Ibid., p. 40.
  • [27]
    Ibid., p. 134.
  • [28]
    Ibid., p. 108-109.
  • [29]
    Ibid., p. 130.
  • [30]
    Octave Crémazie, « Le vieux soldat canadien » (1855), ouvr. cité, p. 26-30.
  • [31]
    Il meurt en exil, au Havre, en 1879, après avoir tenu un journal du siège de Paris en 1870.
  • [32]
    Ouvr. cité, p. 41.
  • [33]
    Ibid., p. 38.
  • [34]
    Ibid., p. 130.
  • [35]
    Pour une étude comparée de la Suisse romande et du Canada français, on pourra consulter les actes du colloque dirigé par Doris Jakubec et Martin Doré, Deux littératures francophones en dialogue – du Québec à la Suisse romande, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004.
  • [36]
    Cité par Marie-Andrée Beaudet dans Langue et Littérature au Québec 1895-1914, Montréal, L’Hexagone, 1991.
  • [37]
    Comme l’observe Édouard Glissant, ce n’est pas le triomphe éclatant des vainqueurs qui suscite l’épique, mais bien la tristesse des vaincus : « L’épique est […] ce qui est crié quand la communauté, non encore sûre de son identité, traditionnellement a besoin de ce cri pour se rassurer face à une menace. On a toujours cru que l’épique est l’exultation de la victoire, et moi je crois que l’épique c’est le chant rédempteur de la défaite ou de la victoire ambiguë. » (Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1990, p. 36).
  • [38]
    Octave Crémazie, ouvr. cité, p. 48.
  • [39]
    Hubert Aquin, « L’art de la défaite. Considérations stylistiques », Blocs erratiques, Montréal, Les Quinze, 1982, p. 116.
  • [40]
    Selon le titre de l’ouvrage de Jacques Berque sur l’aliénation coloniale, Dépossession du monde, Paris, Seuil, 1964, qui a exercé une influence considérable sur la vie intellectuelle et politique québécoise dans les années 1960.
  • [41]
    « Et Gaston Miron aime se voir […] comme un poète d’Amérique. Avec l’exemple de Whitman. Par rapport, je suppose, aux poètes d’Europe, ou de France. Ses poèmes disent, et ils doivent bien avoir un peu raison, qu’il y a dans son dire les grands espaces. […] Fonder une poésie nationale, et en avoir conscience, fonder une “américanité” dans une poésie en français, mais c’est un acte épique. Une voix française, et américaine à la fois. » (Henri Meschonnic, « L’épopée de l’amour », Études françaises 35, 2-3, p. 99).
  • [42]
    Gaston Miron, L’Homme rapaillé (1970), Paris, Gallimard, « Poésie », 1999, p. 75.
  • [43]
    Cité par Stanley Cavell, ouvr. cité, p. 45.
  • [44]
    L’Homme rapaillé, ouvr. cité, p. 85.
Français

Même si Garneau, Aubert de Gaspé père et fils, Crémazie ou Fréchette sont loin de pouvoir rivaliser avec Thoreau, Emerson, Melville ou Whitman, la littérature canadienne française s’ouvre, comme aux États-Unis au xixsiècle, sur un projet « national » d’inspiration épique. Octave Crémazie (1827-1879), qui incarne la figure romantique du poète national, y contribue par des poèmes patriotiques. Mais, loin de l’optimisme des premiers écrivains des États-Unis, Crémazie, lui-même marqué par son exil en France, reste hanté par les spectres de la perte de la Nouvelle-France. Les deux épisodes décisifs de l’histoire de « l’Amérique française » – Fort-Carillon, les Plaines d’Abraham – forment ainsi un diptyque de la désillusion, de la victoire à la défaite. L’épopée, qui célèbre la gloire mélancolique des vaincus, est placée sous le signe de l’échec, de la perte et du deuil. Crémazie en vient à désespérer d’une littérature « canadienne » qu’il appelait pourtant de tous ses vœux.

English

Even if Garneau, Aubert de Gaspé father and son, Crémazie or Fréchette are far from being able to rival Thoreau, Emerson, Melville or Whitman, French Canadian literature begins, like that in the United States in the 19th century, with a “national” project whose inspiration is in the epic genre. Octave Crémazie (1827 – 1879), who embodies the romantic figure of the national poet, thus contributed patriotic poems. But we are far from the optimism characteristic of the first United States writers. Crémazie himself, marked by his exile in France, remained haunted by the loss of the Nouvelle-France. The two decisive episodes of “French America’s” history – Fort-Carillon, les Plaines d’Abraham – thus constitute a diptych of disillusion, from victory to defeat. The epic form, which celebrates the melancholic glory of the vanquished, signals failure, loss and mourning. Crémazie even ends up despairing of a “Canadian” literature he was nevertheless tying to bring to existence.

Dominique Combe
(École normale supérieure)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/07/2016
https://doi.org/10.3917/rom.172.0057
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