CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Lorsqu’en 1861 Baudelaire examine l’état actuel de la poésie, il dresse le constat d’une mixité déroutante, qui conjugue les formes, les tons et les registres en brouillant les frontières des arts et des genres. « En effet, observe Baudelaire, si l’on jette un coup d’œil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu’elle est arrivée à un état mixte, d’une nature très complexe ; le génie plastique, le sens philosophique, l’enthousiasme lyrique, l’esprit humoristique, s’y combinent et s’y mêlent suivant des dosages variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l’art arabesque, de la philosophie railleuse, de l’esprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles d’une subtilité empruntée à divers arts [1]. » Comme il se doit, à ce tableau d’une hybridation généralisée fait défaut la référence même discrète à l’épique, la dominante lyrique ayant pris de longue date l’ascendant sur un partage générique désormais inopérant. Cette absence se justifie certes par le procès intenté à « l’hérésie de la longueur [2] » en poésie et par la condamnation subséquente du poème épique, jugé impropre aux attentes et aux goûts d’un public amateur d’émotions concentrées [3].

2 Pour autant la poésie moderne ne peut pas même se prévaloir de la préservation d’un résidu essentiel déduit de sa nature supposément primitive : la composante lyrique qu’elle abrite n’en constitue ni le liant ni la coloration d’ensemble, elle participe, pour le dire autrement, d’un tout dont elle n’assure plus nécessairement la cohérence organique. Aussi « l’enthousiasme lyrique » – à propos duquel au demeurant Baudelaire n’hésite pas à dire, quand il s’agit de louer Banville et ses vertus, qu’il est le moteur d’une « absolue divinisation » – est-il moins le principe que l’accident de la création poétique. Devenu objet plurigénérique et polymodal, le poème se prête dès lors à des approches diverses qu’autorisent des accommodations variables, elles-mêmes dictées par des agencements spécifiques et les dispositifs formels qui les sous-tendent, chaque genre ou chaque art proposant à la lecture un champ de forces esthétiques diffuses et un lieu parmi d’autres d’activation pragmatique des genres.

3 Il n’est pas indifférent de relever dans le propos de Baudelaire l’allusion à peine voilée au roman, genre de la synthèse des genres en quelque sorte, marqué au sceau de la révolution romantique, et appelé à exercer sur l’ensemble des pratiques littéraires modernes une hégémonie durable. L'« esprit d’analyse » que Baudelaire intègre à sa déclinaison gouverne en effet cet art spécifique auquel « se délecte » le romancier [4]. De toute évidence le choix de cet ingrédient analytique signale un retrait significatif. Car si le roman est bien le genre qui recueille pour le dépasser le paradigme historique de l’épopée – conservant dialectiquement la donnée épique à des fins de totalisation narrative –, il atteste cependant dans la description que Baudelaire offre de la mixité moderne, un effacement de la triade narratif-impersonnel-objectif, au profit d’une catégorie qui à elle seule ressaisit les enjeux d’un épique nouveau orienté dans le sens d’une aventure de la connaissance engagée sur le terrain du déchiffrement du réel, de l’exploration conjointe du contemporain et de l’historique [5]. C’est pourquoi Balzac est loué d’avoir su inventer un « héroïsme de la vie moderne [6] » : non pas l’éternelle poursuite des mythes anciens et des passions antiques, artificiellement perpétués par un art tombé dans l’abstraction, mais bien, au contraire, l’invention d’une beauté sans exemple, propre à l’état d’un présent dont les aspects inédits et les valeurs dérobées sollicitent le regard, appellent à une saisie en profondeur, à la façon d’une coupe sagittale dessinée entre les attitudes banales et les spectacles routiniers de l’existence. Le romancier doue les sujets contemporains d’un héroïsme spécifique, c’est-à-dire porteur d’une « beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles [7] ». Rejetant les « sujets publics et officiels », supports d’une célébration le plus souvent ritualisée, Baudelaire fait l’hypothèse d’un héroïsme privé, fortement individualisé, mais néanmoins révélateur de « l’âme publique [8] » ; il invite par là à décentrer le point de mire de l’épique, qui reflète moins un répertoire codifié de formes et de topiques, moins un appareil rhéto-poétique [9] qu’un ensemble ouvert, potentiellement infini, de gestes et de passions, de gloires et de grandeurs, où se dessinent, dans l’optique d’un œil scrutateur, les lignes de force d’un Zeitgeist et les contours d’une Weltanschauung.

4 Chassé par la grande porte de l’obsolescence générique, l’épique revient côté rue, revêtu des habits éphémères du moderne, lesquels échappent à toute lisibilité immédiate, se soustraient à toute prise notionnelle. Il appartient à la poésie de fixer le cadre et les moyens d’un déchiffrement actif laissant affleurer sans jamais vraiment les expliciter clairement les nervures d’une revenance[10], les empreintes nouvellement disponibles, qu’elles soient éparpillées ou concentriques, d’un héroïsme du temps, où se mêle à la conscience aiguë d’un présent fait de luttes et de douleurs la mélancolie lucide d’un passé donné pour irrémédiablement perdu. C’est à quelques-unes de ces effigies du retour, à leurs conditions d’émergence dans l’écriture poétique et à leurs résonances, éthiques et politiques, que nous voudrions nous consacrer, en privilégiant les textes en prose du Spleen de Paris.

« Le côté épique de la vie moderne [11] »

5 Baudelaire n’insiste sur le caractère latent de cet héroïsme nouveau que pour mieux attester indirectement l’éclipse des vieilles lanternes de l’épique, qui n’éclairent plus les consciences et ne constituent plus le système de référence au contact duquel désormais toute idée de grandeur doit se mesurer. Pour le dire autrement : la « grande tradition » n’est plus, qui irriguait la poésie d’un « sang chrétien », dont les « flots rythmiques » eussent été comparables aux « sons nombreux des syllabes antiques [12] ». Dans le Salon de 1846, Baudelaire s’interroge : « Qu’était-ce que cette grande tradition, si ce n’est l’idéalisation ordinaire et accoutumée de la vie ancienne ; vie robuste et guerrière, état de défensive de chaque individu qui lui donnait l’habitude des mouvements sérieux, des attitudes majestueuses ou violentes [13]. » Cet ethos héroïque s’est effacé de l’ordre des mœurs et avec lui se sont retirés de la sphère des lettres et des arts les gestes, les signes et les symboles qui ordonnaient une représentation, c’est-à-dire un plan d’intelligibilité idéale fixant les règles universelles d’un rapport hiérarchisé du sujet au monde, aux autres et à lui-même. Conséquence des « immortels principes de 89 [14] », la modernité a conduit à la « glorification de l’individu », ruinant toute logique d’unité, invitant la « petite propriété » du moi à dévorer « l’originalité collective [15] ». Un tel constat suffit à remiser les idées de gloire et de grandeur au magasin des accessoires périmés ; l’épique par là même se voit frappé de nullité, ne répondant plus à l’aspiration d’une âme collective à des valeurs éminentes et pleinement partagées.

6 À ce premier plan d’analyse pourrait s’en adjoindre un autre, plus ouvertement politique, en vérité, et recentré sur le diagnostic formulé par Hugo dans Les Châtiments (1853). La déviation du sens historique que le coup d’État du 2 décembre 1851 a fait subir au cours du progrès humain a entraîné la suspension de toute valeur héroïque et sa reconversion immédiate en espèces parodiques : les acteurs du Second Empire, à commencer par l’Empereur, miment les attitudes des grandes épopées mais se voient privés de toute assise ontologique. L’ère est à l’imposture, au brigandage, à la prédation : celui qui marche à la tête des armées n’est qu’un « criminel flagrant » à qui une « légion trompée » a « prostitué l’épée [16] ». Baudelaire, qui a pu rêver comme d’autres à l’éclosion d’une république, participe de ce temps de détresse qui a vu un « aventurier vil » se jeter sur la France, un homme auréolé d’une fausse gloire et condamné à devenir « Napoléon le Petit dans l’histoire/Ou Cartouche le Grand [17] ». Hugo, on le sait, renchérit sur cette aberration qui représente le point aveugle de la conscience historique moderne : la confiscation de l’épique par le tyran et sa délitescence accomplie en bouffonnerie lugubre, ainsi que le proclament certains vers de « L’Expiation » : « Commencer par Homère et finir par Callot !/Épopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre [18] ! » Que reste-t-il par conséquent à ceux qui, vivant sous l’autorité d’un despote épris d’échafauds, traversent l’exil et éprouvent le désenchantement des époques sans dieux ? À cette question Baudelaire répond à sa manière, choisissant de prolonger ce constat d’une dégradation par le recours à des effets de détournement caractérisés ou à des systèmes d’allusions qui associent les résidus de l’épique aux menées de la vie ordinaire. Ce serait le premier stade, en somme, du « côté épique de la vie moderne », versant neutralisé et inactif sur lequel il est toujours permis de relever quelques attitudes attardées ou dévoyées n’ayant pas d’autre objet que de signaler un manque, d’indiquer une lacune fondamentale. La nature guerrière et l’instinct défensif, typiques selon Baudelaire de l’héroïsme de la vie ancienne, jouent à vide ou se diffusent aux limites du poème sans revendiquer une centralité paradigmatique.

7 De ces simulacres distanciés, quelques pièces des « Tableaux parisiens » donnent pour ainsi dire la mesure. Qu’on repense par exemple au poème « Le soleil » : l’unique combat auquel se livre le poète des cités modernes consiste en « une fantasque escrime [19] », expression qui suggère la mise à distance du duel ou de la lutte héroïque par l’interférence dans le champ des valeurs guerrières d’une note étrangère et comme discordante, teintée des feux irréguliers d’une subjectivité capricieuse et erratique, tout entière appliquée à trouver des « rimes ». Selon une perspective renversée, « Le cygne » n’évoque la figure de l’Andromaque de Virgile, objet privilégié d’une pensée assidue, que pour mieux en éparpiller l’effet de grandeur en d’autres instances, plus nettement immédiates et prosaïques, détachées du fond changeant des expériences urbaines et réalignées dans la ligne de fuite d’une conscience actuelle, prenant en charge le discontinu et l’hétérogène, assimilant l’imprévu et le choc : le cygne de la ménagerie, la négresse « amaigrie et phtisique », et « bien d’autres encore ». Le modèle séminal de l’héroïne troyenne se pluralise et se répand tel un « esprit », entraînant dans son sillage un déplacement de l’axiologie épique, brouillant à dessein les frontières de l’antique et du moderne, cherchant en un mot à installer un mythe « fatal » qui ne soit ni la duplication votive de l’ancien ni la glorification aveugle du contemporain [20]. Délivrés de tout système de couplage rimique et d’appariements contraints, les textes en prose du Spleen de Paris distribuent la référence épique selon une économie de la dispersion qui tantôt dénonce ironiquement son inadéquation, tantôt vérifie sa pertinence. Il s’agit moins en l’occurrence d’observer la dérive calculée à laquelle Baudelaire soumet non sans jubilation quelques-unes des figures consacrées du panthéon antique – telles par exemple Vénus, Éros ou Plutus [21] – que d’approcher plus substantiellement la façon dont le modèle épique, et en particulier la topique guerrière, se défait et s’évase comme pour laisser affleurer ses sédiments neutralisés [22].

8 Dans « Chacun sa chimère » par exemple, le narrateur éberlué assiste à un spectacle qui s’apparente à la marche réglée, sinon d’une armée, du moins d’un détachement de soldats, comme le suggèrent un certain nombre d’indications descriptives : la comparaison de la Chimère avec « le fourniment d’un fantassin romain », et plus explicite encore, l’évocation du monstre griffu, surmontant « le front de l’homme comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi ». Ces mentions, ressortissant au registre épique – et peut-être au rayon plus étroit de l’épopée guerrière – n’ont d’incidence que sur le plan du comparant, elles ne participent à l’élaboration sémantique de la scène que par l’écart du « comme » qui marque l’analogie tout en maintenant la différence. Quoi qu’il en soit, une vision se forme en même temps que se dresse un tableau : ces hommes ainsi harnachés font figure de héros, ils apparaissent comme la somme dispersée de quelque lointaine légion à laquelle la conscience interrogatrice du narrateur demande sinon un sens du moins un indice, susceptible de l’arracher au poids de « l’irrésistible Indifférence ». Manque de fait à cette imparfaite héroïsation des anonymes la conviction ou la foi qui conférerait à l’action entreprise une valeur éminente et donnerait au sérieux dont font preuve ces hommes l’inflexion attendue de la vertu intériorisée. On constate ici, tout au contraire, que ces guerriers, désœuvrés et condamnés à l’espoir, ignorent quel est le but de leur marche. Plongés dans la plus totale cécité quant à leur emploi et leur destin, ils sont semblables aux « Aveugles » des « Tableaux parisiens », contemplant « la coupole spleenétique du ciel » comme l’espace vacant, déserté des dieux. Si le mécanisme de l’allégorisation s’enclenche presque naturellement à la lecture de ce texte, c’est moins par un surcroît de significations corrélées que par un défaut avéré du sens. Le « mystère » promet sans doute une résolution et une révélation mais le texte se garde bien de les accomplir, rabattant la logique comparative du tableau sur le foyer neutralisé du sujet narrateur : témoin étonné d’un événement énigmatique d’abord, ensuite siège isolé d’un abattement mélancolique, celui-ci se désigne sottovoce comme l’égal de ces anonymes enrôlés, forçats existentiels enchaînés à leurs chimères, allant leur chemin dans l’ordre fluctuant du non-sens.

9 Cette abdication de la vie épique, maintenue dans ses formes mais niée dans ses valeurs, s’enlève ainsi sur fond d’égalité. Pour Baudelaire, le concept d’égalité est l’expression transparente d’un temps qui a soldé les anciennes vertus aristocratiques au seul profit du consensus bourgeois et des « élucubrations de tous [les] entrepreneurs de bonheur public [23] ». Si l’égalité constitue bien l’horizon de la modernité, réinsérant par là l’individu dans le nombre, elle apparaît dès lors à la fois, et ironiquement, comme la cause de l’éclipse de l’épique – conçu comme valorisation de la singularité héroïque et de sa grandeur distinctive – et la source d’un regain de l’héroïsme fondé sur la résurgence de la nature guerrière et de l’instinct défensif. Telle est d’une certaine manière la leçon qui se déduit de la lecture du poème « Assommons les pauvres ! », texte dans lequel Baudelaire se plaît à recourir, pour les besoins de la cause, aux services d’un « Démon d’action, un Démon de combat ». Le duel qui s’engage entre le narrateur, détenteur du « germe obscur d’une idée supérieure » (autant dire possesseur d’un vague idéal de la supériorité héroïque), et le mendiant posté à la porte d’un cabaret n’est pas sans évoquer bien sûr « Duellum » des Fleurs du mal, tant il est vrai que ces deux guerriers des banlieues désertes prolongent et achèvent la déconstruction du modèle épique commencée dans ce poème versifié. Car si « les glaives sont brisés », si la lutte s’ensauvage au point de livrer les chairs aux « dents » et aux « ongles acérés [24] », la fureur qui s’exalte dans ce combat au corps à corps roule les « héros » dans un ravin qui n’est rien que l’enfer de l’amour déchiré. La passion ici se résume à la haine irréconciliable des amants. De vertus épiques il n’est question qu’en apparence, dans un système de comparaisons qui pourrait bien n’être qu’un dispositif de leurres, c’est-à-dire de réverbérations à distance, captatrices et persuasives. De la même façon, le pugilat qui se déroule dans « Assommons les pauvres ! » est commandé par une maxime guerrière, pour laquelle la preuve de l’égalité procède d’une conquête, résulte d’une offensive : « Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir ». Coupant court à toute logique héréditaire, et vidant de toute substance les droits fondamentaux de l’humanité, à commencer bien sûr par les « immortels principes de 89 », cette règle fait de la guerre un état qui rend chacun l’ennemi d’un autre. Les rapports humains ne sont plus irrigués ni par la bonté, ni par la générosité, ni par la charité, ni par la magnanimité ; ils n’obéissent plus au code d’honneur et de conduite de l’ancienne noblesse et dérogent tout autant aux prescriptions de la philanthropie moderne et socialiste. Cependant, à des fins ironiquement démonstratives, le texte maintient le protocole épique, use à loisir des lieux et stéréotypes du combat, détourne la morale de la magnanimité selon Aristote [25], pour mieux afficher un faisceau de valeurs réputées caduques et en rappeler, à l’heure des grandes convictions démocratiques, le lointain souvenir. De là, au terme du combat, l’invite du narrateur au mendiant rédimé, dont les formules sont typiquement marquées au sceau de la générosité aristocratique : « Monsieur, vous êtes mon égal ! Veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse… » Car il s’agit, somme toute, au prix de l’épreuve et de la douleur, et non au seul motif du droit consenti à tous, d’élever un quidam au rang d’un héros – mais dans un contexte qui demeure, bien sûr, privé de toute grandeur, et donc fermé à toute gloire.

10 Comme toujours chez Baudelaire, l’étroite combinaison des registres et l’intensification concertée de la note épique conduit à des discordances volontaires, à des effets comiques, voire bouffons. On n’insistera pas ici sur le tableau du combat dans « Assommons les pauvres ! », mais bien des traits descriptifs tirent leur efficacité de la puissance d’un rire enté sur le spectacle sérieux de la vie. La caricature, comme il se doit, libère sa charge absolue qui est moins de flétrir ou de dénoncer que de produire un étonnement durable, un ébranlement des certitudes et des dogmes [26]. Nul doute que l’emploi des marques de l’épique chez Baudelaire, dans des contextes et dans des formes qui a priori leur semblent étrangers, ne relève d’une entreprise comparable de mise à distance contradictoire et peut-être d’invalidation des assurances, à la fois esthétiques, éthiques et politiques, que la modernité voudrait donner à la conscience malheureuse du temps.

Un héroïsme du temps

11 Il convient sans doute d’observer le « côté épique de la vie moderne » sur un autre versant que celui, toujours réductible à une déclinaison simplifiée, des empreintes résiduelles et des atavismes subtilement remaniés. Si l’épique est revenance, alors il survient sans crier gare, emportant avec lui toute une profondeur, tout un abîme peut-être, dont les échos se répandent sur la scène du présent. Il ne fait pas de doute que Baudelaire a tenté de conférer au contemporain une aura particulière, on pourrait même dire que les poèmes du Spleen de Paris s’emploient à poser les conditions de possibilité d’un tel rayonnement – où s’indique d’une façon le plus souvent oblique l’insistance entêtée de l’épique. De quoi s’agit-il au juste ? Deux opérations se conjuguent et se soutiennent mutuellement. D’une part, la représentation, souvent dramatisée, d’une conscience du temps, qui sollicite les pouvoirs de la mémoire et constate dans le même temps le caractère irrémédiable de la perte. D’autre part, une entreprise d’héroïsation des acteurs du quotidien, des silhouettes anonymes de la banalité qui apparaissent hic et nunc comme des fantômes du passé, des revenants d’une époque révolue dont ils sont, d’une certaine manière, les gardiens invisibles et dispersés.

12 « Une mort héroïque », de par son titre même, affilie la représentation poétique au paradigme d’un registre qui assigne à l’épique une nouvelle place dans le mécanisme des tensions et des oppositions qui affrontent la conscience artistique individuelle à l’évidence douloureuse du temps. L’exécution différée mais néanmoins programmée du bouffon Fancioulle conduit celui-ci à se plier aux intentions d’un Prince tyrannique qui, amateur d'« expériences physiologiques », entend « juger de la valeur des talents scéniques d’un homme condamné à mort [27] ». C’est donc au bord du gouffre que le bouffon exerce son art. En génial comédien qu’il est, habile à « représenter symboliquement le mystère de la vie », Fancioulle parvient à engendrer dans l’esprit des spectateurs comme dans le sien propre l’oubli de la mort. Moment excepté du temps, comme éternisé et divinisé, l’ivresse de l’Art, note le singulier narrateur de ce conte édifiant, « est plus apte que tout autre à voiler les terreurs du gouffre ». Or précisément, ce voilement salutaire, qui dérobe à la conscience l’évidence de la finitude et le drame du temps, est le propre d’un art « anti-destin », qui « bouffonne » la mort, qui s’en joue et s’en rit pour la conjurer, refusant de l’intégrer à ses formes et à ses visées comme une donnée indépassable de l’existence et de la conscience de soi de la poésie. En mettant à mort Fancioulle, Baudelaire prête certes au Prince qui ordonne perversement son exécution des intentions obscures et ambiguës. Il souligne surtout le caractère inactuel d’un art idéalisé qui représente la vie sans tenir compte de la fêlure du temps qui est aussi bien la fissure béante de l’histoire. L’illusion lyrique est ici à la fois louée et dénoncée [28], comme elle est célébrée et décriée dans l’essai sur Banville. La poétique de la modernité, telle que Baudelaire la conçoit et la pense, est celle qui tient ensemble, on le sait, cette exigence d’élévation et de sublimation – qui vaut éternité – et la ligne cendreuse du temps, qui consume les destins et les passions. Indissociable de l’historique, le temps se concentre sur le présent, dont il importe pour l’artiste de saisir la qualité de présent ; il s’ancre aussi dans la mémoire du passé et se décompte alors selon l’algèbre noire de l’effacement, de la perte et du deuil. À ce titre, ce qui n’est plus peut toujours revenir, mais seulement comme une atmosphère, une immatérialité, et non à la façon d’une réincarnation, encore moins d’une résurrection. Il en est ainsi des valeurs épiques de la grandeur et de la gloire. Si Fancioulle connaît une « mort héroïque », c’est moins par son aptitude à nier la mort que par sa capacité à se laisser reprendre par elle. Sa lutte contre le temps a eu raison de ses ruses de bouffon.

13 Nombreuses sont dans les textes du Spleen de Paris les figures courbées, marquées du signe des blessures et des douleurs endurées sous la longue chaîne des années. L’humanité qui hante la prose des « villes énormes » procède directement de cette lignée fondée par ceux qui « s’abreuvent de pleurs » et qui « tètent la Douleur comme une bonne louve [29] ». Il y a là, au même titre que le mythe romain, un événement fondateur qui inaugure, au sein du Paris moderne, une ère du négatif, propice aux combats du quotidien, aux luttes muettes et grandioses de l’ordinaire. Mais les guerriers de ces batailles privées n’ont pas droit à la publicité puisqu’ils n’ont pour ainsi dire pas droit de cité ; ils portent en eux les signes indéchiffrés de leur infortune et de leur grandeur passée, ils envahissent anonymes et silencieux tout l’espace du présent comme des fantômes sans fixité venant troubler, et peut-être même régénérer, l’ordre des valeurs actuelles. C’est ainsi que les « petites vieilles » des « Tableaux parisiens » font figure d’héroïnes aux yeux de celui qui les épie. Écoutant les flots d’un concert public, qui verse « quelque héroïsme au cœur des citadins », l’une d’entre elles se redresse en un profil altier : « Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle,/Humait avidement ce chant vif et guerrier ;/Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;/Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier [30]. » Tout conspire à élever cette effigie au rang de la grandeur et de la gloire. Un médaillon incrusté donne ainsi à lire les emblèmes d’une mémoire de l’épique dont n’affleurent que quelques empreintes, quelques lignes épurées. De la même façon, dans le poème « Les Veuves » du Spleen de Paris, l’évocation des femmes exilées au sein de la grande capitale se soumet à un mécanisme de figuration qu’homogénéise la revenance des valeurs héroïco-épiques. La première de ces veuves dessinées par Baudelaire apparaît très nettement comme une figure composite, ressortissant à la catégorie des « veuves pauvres », contrainte par conséquent « de lésiner sur sa douleur ». Sa tenue vestimentaire ne s’accorde qu’imparfaitement avec son allure, tant il est manifeste qu’en elle opère comme une déchirure ordonnée par la disjonction vécue du temporel et de l’éternel, du passé et du présent : « celle-là raide, droite, sous un petit châle usé, portait dans tout son être une fierté de stoïcienne [31] ». Le détail du « châle usé » révèle le caractère détramé, comme ajouré, de ce temps allant vers la mort, de ce temps devenu le seul ennemi et l’étoffe même des drames de la vie moderne. Il entretient ici un écho contrasté, et peut-être même une relation antithétique, avec la « tunique » et le « schall » relevés par Baudelaire dans les gravures de modes de cette période héroïque « commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat [32] ». Et l’hypothèse vient alors sous la plume du poète qu’un jour peut-être « un drame paraîtra sur un théâtre quelconque, où nous verrons la résurrection de ces costumes ». Alors, et Baudelaire semble ne pas en douter, « le passé, tout en gardant le piquant du fantôme, reprendra la lumière et le mouvement de la vie, et se fera présent [33] ».

14 Assurément le poème « Les Veuves » tente d’instaurer ce théâtre, de circonscrire cette scène épiphanique comme un lieu inédit de visibilité. Mais cet espace résurrectionnel ne se forme pas vraiment : la grandeur épique reconnue à ces figures de vieilles solitaires se disperse en indices, en signes détachés, elle échappe en vérité à toute formulation claire, conservant pour elle l’avantage du mystère, c’est-à-dire avant tout le bénéfice insigne d’une insistance silencieuse. C’est pourquoi l’autre silhouette de veuve retenue par le regard scrutateur du flâneur urbain épouse le profil d’une « femme grande, majestueuse, et si noble dans tout son air » qu’elle paraît sans égale « dans les collections des aristocratiques beautés du passé ». Auréolée d’un « parfum de hautaine vertu », elle se détache sur le fond vacant de la « plèbe » avec laquelle toutefois elle partage le même regard, fait d’envie et d’impuissance, de désir et d’impossible, contemplant ainsi « le monde lumineux avec un œil profond ». Nul doute que ce monde si sommairement évoqué ne soit cependant celui d’une gloire perdue, d’un rayonnement héroïque ancien à jamais effacé. Ne révélant rien des drames de la vie privée, dont ces figures sont les victimes et les revenants, Baudelaire confie à son texte le soin de suggérer ces anachronismes ou ces discordances du temps [34], c’est-à-dire ces glissements de temporalités et de valeurs qui, au sein du présent, sont comme une violente protestation contre les sirènes de la modernité et les bienfaits du progrès. Contrairement au romancier qui explore les « retraites ombreuses » des grandes cités pour narrer les destins des « éclopés de la vie [35] », le poète en prose se contente d’indiquer la lueur rémanente de ces vies héroïques, sanctifiées d’avoir su mener de front et jusqu’à l’épuisement le combat avec le démon, la lutte avec le temps et avec l’histoire. C’est pourquoi ce dernier est, comme le note Baudelaire, attiré par « tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin ». Son domaine est celui de la décrépitude parce qu’il est celui du temps et de ses injures irréparables. Là réside sans aucun doute cet épique moderne qui s’offre dès lors à la fois comme le répertoire fuyant des passions et des douleurs contemporaines et l’incessant travail d’une mémoire mélancolique qui, sous les aspects du quotidien, sous les masques et les vêtements, cherche à lire, à déchiffrer, comme le fait un Balzac, « les innombrables légendes de l’amour trompé, du dévouement méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid humblement, silencieusement supportés [36] ».

15 Le terme de légende, employé à plusieurs reprises par Baudelaire, mérite un dernier éclaircissement. S’il se démarque des ambitions et de la démarche de l’histoire, comme le rappelle Hugo [37], il maintient toutefois un lien actif entre l’historique et le fictif, entre le factuel et le poétique. À ce titre, la légende apparaît comme un opérateur de lisibilité (ad legenda) susceptible de préserver la charge affective de toute lecture, comme de toute mémoire. Car en l’occurrence, et contrairement aux exigences propres à l’histoire, le rapport au passé se fait non pas sur le mode de la rupture objectivante ou de la différenciation analytique mais sur celui d’une continuité secrète, d’une transaction rêvée entre les époques, conférant au présent un statut acceptable. La revenance de l’épique agit ainsi à la façon d’une consolation, contribuant à réinvestir les aspects du quotidien, la banalité de la prose du monde, d’une aura, d’une atmosphère sacrée, dont la poésie des temps de détresse – celle qui a puissamment conscience de ce que « le monde va finir » – aurait pour vocation de susciter comme un lien tacite entre les consciences, les siècles et les textes.

Notes

  • [1]
    « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains : Théodore de Banville » (1861), O. C. II, p. 167 [notre édition de référence est l’édition de Claude Pichois : Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1975, et t. II, 1976, abrégée en O. C. suivi du numéro du tome].
  • [2]
    « Notes nouvelles sur Edgar Poe », O. C. II, p. 332.
  • [3]
    Voir Baudelaire, « Victor Hugo », O. C. II, p. 140. On se reportera sur ce point à Dominique Combe, « Le “poème épique condamné” : Baudelaire, Hugo et Poe », dans Les Fleurs du mal, actes du colloque de la Sorbonne, André Guyaux et Bertrand Marchal (dir.), Paris, PUPS, 2003, p. 53-64.
  • [4]
    « Théodore de Banville », O. C., II, p. 165.
  • [5]
    C’est ainsi que dans l'« Avant-propos » à La Comédie humaine, Balzac définit son entreprise comme un dessein « embrassant à la fois l’histoire et la critique de la Société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes », Anthologie des préfaces de romans français du xixsiècle, Paris, UGE, coll. 10/18, 1971, p. 244-245.
  • [6]
    Voir « De l’héroïsme de la vie moderne », chapitre XVIII du Salon de 1846, O. C., II, p. 493.
  • [7]
    Ibid., p. 495.
  • [8]
    Ibid., p. 494.
  • [9]
    Sur ce déplacement, voir Dominique Combe, « Le “Poème épique moderne” », dans Baudelaire. Une alchimie de la douleur. Études sur Les Fleurs du mal, Patrick Labarthe (dir.), Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2003.
  • [10]
    J’emprunte ce terme à Jean-François Hamel qui l’emploie pour caractériser le rapport au passé au xixsiècle, cet « immense laboratoire de temporalités » placé sous le signe de « l’éternel retour des morts » (Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006, p. 25).
  • [11]
    Salon de 1846, O. C., II, p. 493.
  • [12]
    « La muse malade », VII, Les Fleurs du mal.
  • [13]
    Salon du 1846, O. C., II, p. 493.
  • [14]
    « Le miroir », XL, Le Spleen de Paris, O. C., I, p. 344.
  • [15]
    Salon de 1846, O. C., II, p. 492.
  • [16]
    Hugo, « À l’obéissance passive », Les Châtiments, II, 7.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    « L’Expiation », Les Châtiments, V, 13 (247).
  • [19]
    « Le soleil », LXXXVII, Les Fleurs du mal : « Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime » (v. 5).
  • [20]
    Je renvoie sur ce point au commentaire de Ross Chambers dans Mélancolie et opposition, Paris, José Corti, 1988. Voir aussi les développements de Ross Chambers dans An Atmospherics of the City : Baudelaire and the Poetics of Noise, New York, Fordham University Press, 2015, p. 79-88.
  • [21]
    Dans le poème « Les tentations ou Éros, Plutus et la Gloire », XXI, et dans « Le fou et la Vénus », VII, Le Spleen de Paris.
  • [22]
    Sur cette question du rapport « contradictoire » à l’épopée, voir l’article très éclairant de Bénédicte Elie, « Le Spleen de Paris, le crépuscule de l’épopée ? », dans Lectures du Spleen de Paris, Steve Murphy (dir.), Rennes, PUR, 2014, p. 177-193.
  • [23]
    « Assommons les pauvres ! », XLIX, Le Spleen de Paris, O. C., I, p. 357.
  • [24]
    « Duellum », XXXV, Les Fleurs du mal.
  • [25]
    Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, chap. 3.
  • [26]
    On renverra sur ce point aux thèses développées par Baudelaire dans De l’essence du rire […] (1855), O. C., II, p. 539 et suiv.
  • [27]
    « Une mort héroïque », XXVII, Le Spleen de Paris, O. C., I, p. 320.
  • [28]
    Voir les commentaires de Jean Starobinski, dans Portrait de l’artiste en saltimbanque [1970], Paris, Champs-Flammarion, 1983, p. 86. Voir également les analyses d’Edward Kaplan, dans Baudelaire et Le Spleen de Paris. L’esthétique, l’éthique et le religieux, trad. E. Trogrlic, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 74-82.
  • [29]
    « Le Cygne », LXXXIX, Les Fleurs du mal : v. 46-47.
  • [30]
    « Les Petites Vieilles », XCI, Les Fleurs du mal : v. 57-60.
  • [31]
    « Les Veuves », XIII, Le Spleen de Paris, O. C., I, p. 293.
  • [32]
    Le Peintre de la vie moderne (1863), O. C., II, p. 684.
  • [33]
    Ibid., p. 684.
  • [34]
    Pour reprendre ici la formule de Christophe Charles : Discordances des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
  • [35]
    « Les Veuves », O. C., I, p. 292.
  • [36]
    Ibid., p. 292.
  • [37]
    Voir la Préface à La Légende des Siècles, 1re série (1859), Claude Millet (éd.), Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 46-48.
Français

Convaincu que l’épopée – en tant que genre – n’a plus lieu d’être, Baudelaire ne renonce pas cependant à un héroïsme du présent, élevé par lui au rang d’un principe ordonnateur de la figuration et du discours poétiques. Les valeurs et les motifs d’un monde ancien, qu’illuminent les rayons de la grandeur, de la noblesse et de la gloire, font ainsi retour dans des contextes qui en déportent à dessein l’incidence, en dénaturent la signification ou en infléchissent les résonances. Loin de célébrer les vertus d’un temps advenu, le « côté épique de la vie moderne » (Salon de 1846) s’éclaire du jour oblique d’une conscience mélancolique et endeuillée. Contre l’Histoire et ses fatales avancées, celle-ci s’institue en mécanisme de revenance, favorisant de la sorte une hantise du passé et redessinant le présent comme le théâtre toujours redéfini d’un affrontement continu avec le temps – scène d’où ressortent grandis et anoblis les anonymes héros du quotidien. Cet article se propose d’examiner quelques-uns de ces affleurements épiques dans Le Spleen de Paris.

English

Convinced that the epic, as a genre, no longer makes sense, Baudelaire however does not give up on a heroism of the present, which he raises to the level of the organising principle of poetic imagery and discourse. The values and motifs of an ancient world, lit up by nobility, greatness and glory, thus come back in contexts that purposefully distract from their pertinence, distort their meaning or inflect their resonances. Far from celebrating the virtues of a time finally come, the “epic side of modern life” (Salon de 1846) reflects the oblique light of a nostalgic consciousness in mourning. Against History and its fatal advance, this “epic side” establishes itself as a mechanism for coming back, thus favouring a kind of anxiety about the past and redefining the present as the perpetually redefined theatre of a constant struggle with time – a scene that gives the anonymous heroes of daily life their greatness and nobility. This paper studies some of these epic resurgences in the Spleen de Paris.

Henri Scepi
(Université Sorbonne nouvelle – Paris 3)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/07/2016
https://doi.org/10.3917/rom.172.0069
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