CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comme nous l’avions fait une première fois en 2012 avec Peter Brooks, au moment de la parution de L’Imagination mélodramatique (Classiques Garnier, 2010), nous remplaçons dans ce numéro l’habituelle rubrique des comptes rendus par un débat critique autour de l’œuvre de Marc Angenot. L’occasion nous en est donnée par la mise en ligne de son grand œuvre 1889. Un état du discours social (Longueuil [Canada], Le Préambule, 1889), sur le site Médias 19 (www.medias19.org) ; Jacques-David Ebguy et Pierre Popovic, de leur côté, ont accepté de se plier au jeu du débat contradictoire. Du reste, Marc Angenot fait à double titre l’actualité, avec la récente sortie de son dernier ouvrage, Les dehors de la littérature : du roman populaire à la science-fiction (Paris, Champion, 2013), dont on trouvera le compte rendu, signé de Maxime Prévost, dans la rubrique Romantisme du site de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes (http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/CRAngenotPrevost.pdf).

2 Marc Angenot qui, après les années de formation à l’université libre de Bruxelles, est venu à l’université McGill de Montréal en 1967 pour ne plus la quitter, est sans doute le représentant le plus illustre de la très vivante école québécoise de sociocritique, qu’incarnent aussi, parmi beaucoup d’autres, Pierre Popovic, Micheline Cambron, Régine Robin, Denis Saint-Jacques et, parmi les plus jeunes, Anthony Glinoer, Michel Lacroix, Guillaume Pinson, Maxime Prévost.

3 L’œuvre d’Angenot est, à bien des égards, exceptionnelle : par son volume (une trentaine de livres personnels à ce jour), par la diversité de ses objets, qui couvrent toute l’histoire des idées – ou des idéologies – du XIXe siècle, par sa hauteur de vue théorique. Cependant, au vu de cette importance, elle n’a sans doute pas, en France, l’audience qu’elle mérite. À cette situation, je vois au moins quatre raisons – qui sont autant de mauvaises raisons. La première, qui est aussi la meilleure, apparaîtra en filigrane de notre dossier. Marc Angenot mène de façon systématique l’exploration du « discours social » (de tout ce qui se dit, s’écrit et se publie dans une société donnée), au point de paraître diluer la littérature dans ce vaste ensemble textuel et d’en ignorer la spécificité esthétique. La deuxième explication de la réception parfois défaillante d’Angenot touche à sa manière de faire. Son œuvre ne procède pas d’une quelconque habileté manœuvrière, elle ne révèle pas ce sens du juste compromis qui sait susciter l’approbation et le consensus, elle procède seulement de la passion qui l’anime, de son appétit boulimique qui lui permet d’étendre toujours davantage son champ d’exploration et, si je puis dire, la force de pénétration de l’appareil théorique – au risque assumé de donner le vertige ou de susciter l’envie de s’en prémunir.

4 Mais la troisième raison, sans doute la principale, est aussi la plus consternante ; elle n’est d’ailleurs pas sans lien avec cette sorte d’impatience généreuse que je viens de signaler. Marc Angenot a publié la plupart de ses travaux au Québec – à l’exception notable, entre autres, de La Parole pamphlétaire parue en 1982 chez Payot, qui est, comme de bien entendu, le titre toujours cité d’Angenot depuis plus de trente ans. Or, l’édition francophone a le plus grand mal à franchir les frontières de l’hexagone : ce qui est vrai des livres belges ou suisses l’est encore bien davantage des productions canadiennes. Et le triste paradoxe est que, écrits en français, ils n’ont pas à espérer une traduction éventuelle qui leur permettrait de prendre pied sur le marché français. Problème de rentabilité, peut-être : mais il suffit de constater leur quasi-absence dans nos bibliothèques universitaires pour conclure, malheureusement, que nous ne sommes pas non plus, nous universitaires et « prescripteurs » institutionnels, exempts de tout reproche.

5 Mais je veux terminer par une dernière explication qui nous ramène aux questions proprement théoriques. Si l’on reproche à Angenot de n’être pas assez « littéraire », c’est moins à cause de son sociocriticisme radical que, parce que, en effet, il n’est pas « littéraire », et que son œuvre s’est édifiée à partir de sa réflexion initiale sur l’argumentation et la rhétorique. Or, à la suite d’un partage de Yalta disciplinaire qui remonte peut-être bien, celui-là aussi, à la Guerre froide, les études littéraires en France ont reporté en amont de la Révolution la question de la rhétorique (notamment dans le sillage de Marc Fumaroli), l’aval devenant le terrain presque exclusif du récit et de la narratologie. Or Angenot montre, avec une insistance impérieuse, que, malgré tout le romanesque dont il sait se nimber, le discours qui sature l’espace public est néanmoins fait, pour l’essentiel, de débats, de polémiques, d’arguments échangés ou assénés, de lieux communs et de clichés – bref, d’idéologie. Et il nous rappelle donc, si on veut bien l’entendre, que la « littérature » bien comprise est aussi faite – ou plutôt est majoritairement faite d’un point de vue quantitatif – de ce vaste fourre-tout doxique, et non pas seulement de poèmes ou de romans.

6 Alain Vaillant

LECTURE CRITIQUE (JACQUES-DAVID EBGUY)

7 Ah, on remet 1889 en route. D’évidence, la réédition en ligne, plus de vingt-cinq ans après sa parution en volume, de l’ouvrage de Marc Angenot devrait faire événement. Examinant, à partir d’une coupe synchronique – c’est l’année 1889 qui a été retenue – le « discours social » d’une époque, c’est-à-dire « la totalité de la chose imprimée produite dans l’espace public » (chap. 1), mais aussi « les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible – le narrable et l’opinable – et assurent la division du travail discursif » (ibid.), Angenot propose à ses lecteurs une traversée des discours de tous ordres (scientifiques, journalistiques, publicitaires, littéraires...) qui le composent. Le matériau brassé est immense, l’ambition encyclopédique. La scrutation des discours les plus cachés et les plus insignifiants pour dégager le sens profond d’une époque, la volonté d’embrasser en un discours la multiplicité éclatée du réel et de construire un fragment d’Histoire, la capacité à rendre vivants les tableaux proposés : en un sens, ces pratiques, visées et ambitions font de Marc Angenot, selon l’expression de Michel Pierssens, un « homme du XIXe siècle [1] ». On ne sait d’ailleurs ce qu’il faut saluer davantage, de la richesse de l’information, de l’effort systématique de théoriser et expliciter la démarche, ou de la recherche de paradigmes explicatifs généraux. Au-delà de l’apparente diversité du discours social, se dégagent en effet des noyaux thématiques qui dessinent une vision unitaire du monde, une « gnoséologie [2] », une certaine structuration de la perception et de l’approche de la réalité. 1889, et, plus largement, le XIXe siècle finissant, est un temps de lecture permanente des signes du déclin d’un monde et d’une société, le moment où triomphe le sentiment crépusculaire d’une décadence généralisée (c’est le « paradigme de la déterritorialisation » analysé au chap. 16). Le discours social obéit donc à « un ensemble complexe des règles prescriptives [...] de cohésion, de coalescence, d’intégration » (chap. 1) et forme un système régulateur qui conditionne la production des discours concrets. Il est, en son fond, « hégémonique ». D’où la clarté et la capacité à dégager des lignes de force structurantes d’une approche pourtant attentive aux détails et à la vie de l’espace discursif arpenté.

8 On ne saurait, dans les limites de cet article, rendre compte dans sa globalité d’un ouvrage d’une telle ampleur, ou discuter, pied à pied, les nombreuses thèses et analyses avancées. On voudrait plutôt, en privilégiant ce qui s’y écrit de la littérature, dégager, du point de vue d’un « littéraire », les horizons qu’il ouvre, mais aussi et surtout les résistances qu’il suscite.

La littérature et ses « dehors »

9 Lire 1889, c’est d’abord se déprendre de toute sacralisation ou fétichisation du discours littéraire : discours parmi les discours, discours, champs littéraires mis « en connexion » (chap. 48) avec les autres champs et discours, avec un « contexte » qui leur donne sens.

10

Tout travail historique qui isole un champ culturel, un genre, un complexe discursif, – fût – ce en réinscrivant à l’arrière – plan l’esquisse d’une culture globale – , produit un artefact dont l’apparente cohésion résulte d’un aveuglement aux flux interdiscursifs qui circulent et aux règles topographiques qui établissent, sous diverses contraintes, une coexistence générale des scriptibles (chap. 48).

11 Il faut lire Angenot, pour se déprendre de certains automatismes et interroger certaines de nos pratiques. Lire les œuvres littéraires avec les autres discours, au milieu des autres discours, suppose ainsi de ne pas leur attribuer d’emblée une valeur (d’éclairage ou de subversion) essentielle et essentialisée. En se livrant à une « opération radicale de décloisonnement » (chap. 1), en abolissant un certain nombre de frontières, souvent impensées, le théoricien du discours social nous oblige à considérer autrement les textes littéraires. Loin de planer au-dessus de son temps, dans l’intemporalité du vrai, la littérature opère sur les discours sociaux, doit être située par rapport à eux, et son éventuelle nouveauté ou singularité [3] doit être appréciée en fonction de sa relation avec le discours social hégémonique. Particulièrement intéressante est la manière dont Angenot discerne dans l’ensemble des productions discursives de l’année 1889 la récurrence de phénomènes de narrativation. Pour connaître il faut dramatiser, rendre expressif, mettre en récit : la « gnoséologie » est « romanesque » (voir chap. 8 et 26). Les perceptions de la réalité, une fois mises en texte, prennent systématiquement la forme d’une histoire inquiétante avec épisodes, crescendo dramatique et dénouement. Les romans de l’époque ne sont, dans cette perspective, qu’une forme, une effectuation particulière, sans supériorité principielle, sans valeur matricielle, d’un paradigme plus général [4].

12 Loin de pouvoir être examinée per se, l’œuvre littéraire, au XIXe siècle, doit être analysée en fonction des publics auxquelles elle s’adresse, du lectorat qu’elle atteint, des types d’émotion qu’elle sollicite et suscite, des représentations qui circulent et la nourrissent. Disons-le d’un mot : Angenot invite ses lecteurs, appréhendant le discours littéraire, à se tourner vers les « dehors de la littérature », selon le titre de son dernier ouvrage [5] paru. En ce sens, le livre d’Angenot pourrait être considéré comme le parfait contrepoint à un ouvrage comme Le Réalisme de Philippe Dufour. Le texte romanesque y apparaissait comme le lieu d’un dévoilement du vrai, la lecture immanente ne rapporte pas les œuvres à leurs conditions d’émergence et à leur contexte discursif, la pratique d’analyse dominante est celle de l’explication de texte, ne sont considérés que les « grands » auteurs contre les minores. À l’inverse, Angenot s’applique, dans 1889 comme dans Les Dehors de la littérature, qui examine le XIXe siècle dans son ensemble, à reconquérir les marges, à faire lire les « déchets », la paralittérature (les romans sentimentaux pour femmes ou les ouvrages de science-fiction, les chansons ou le roman noir), en rendant manifestes les relations de proximité [6] qui existent entre les textes, littéraires ou pas.

13 Il est temps de lire Angenot. À dire vrai, l’heure est à sa lecture, tant les caractéristiques de son approche sont de notre temps : empirisme, constitution de l’archive d’une époque, interrogation sur les hiérarchies culturelles et les processus de légitimation, adoption d’une perspective historique, analyse rhétorique et pragmatique des textes envisagés comme discours, volonté de faire revivre le siècle, de le donner à entendre, intégration de la littérature dans le vaste domaine de la presse et des médias, attention aux canaux de diffusion des textes, à la situation du livre par rapport au journal... Chacun reconnaîtra des orientations de recherche en plein essor.

14 Il faut donc lire Angenot, mais pour aussitôt reconnaître en 1889 un de ces ouvrages qui veulent rendre les autres illisibles ou aspirent, par un geste théorique souverain, à se substituer à eux. Au-delà de ses attaques régulières contre les « départements de lettres [7] », auxquels il serait vain de réagir en gardien du temple, au-delà de la portée polémique de son approche, de sa manière de prendre à rebrousse-poil les habitudes les mieux établies des « littéraires », Angenot, parfois rivé à ses objets, parfois trop distant, semble refuser de voir un certain nombre de phénomènes, qu’il nous faut à présent considérer.

Persistance des frontières

15 La perspective de M. Angenot congédie certes le textualisme, l’enfermement solipsiste dans la seule investigation des structures formelles du texte. Reste que le premier geste de l’auteur de 1889 consiste également à isoler le vaste domaine des textes écrits qu’il parcourt en tous sens. Isoler les discours de la « conjoncture globale » (chap. 1), des conditions socio-historiques qui, dans une perspective sociologique, déterminent les productions textuelles et en éclairent la lecture, les isoler des autres formes et pratiques culturelles (images, spectacles et toute pratique sémiotique) dont on sait l’importance et la multiplication au XIXe siècle, ne pas envisager leur processus d’élaboration, leur mode d’existence et de communication, n’est-ce pas aboutir à une autre forme de pantextualisme ou de « pandiscurcisme » ? N’est-ce pas entraver la lecture des textes et proposer une vision un peu tronquée du XIXe siècle ?

16 Sans doute est-ce la rançon d’un souci de rigueur et d’exhaustivité analytiques. À cette « limitation » de l’objet d’étude correspond une limitation temporelle. Le souci de rejoindre ce qui s’exprimait à telle ou telle époque voue M. Angenot à une forme d’historicisme. Bien que l’auteur de 1889 se réclame de W. Benjamin dans l’introduction aux Dehors de la littérature[8], il y a loin de son rapport pacifié ou impensé au passé à l’attitude du philosophe allemand concevant l’Histoire et la lecture comme un geste d’arrachement d’une époque à son contexte, à l’illusion d’une continuité historique homogène, comme une interaction éclairante et brûlante (le surgissement d’une image dialectique) entre l’Autrefois et le maintenant [9]. Le théoricien qu’est Angenot saisit les faits, les ordonne et en cherche les lois : il ne se soucie pas de redonner un futur au passé, de faire entendre les harmoniques des textes ou des voix du passé restés silencieux ou figés dans un sens. « L’historicisme consiste exactement dans l’illusion d’une limitation du sens aux conditions de production du sens, l’illusion que la connaissance n’est autre que la connaissance de ses conditions. C’est le positivisme des historiens [10]. » Les conditions du sens plutôt que la signifiance, le « prétexte » plutôt que le texte, le discours dans le moment de sa production et de sa diffusion (un retour dans l’histoire donc) plutôt que la manière dont le texte est par la suite entendu, repris, reconfiguré : sans doute est-ce dans l’examen des textes littéraires que cette volonté de circonscrire le champ de la réflexion se révèle la plus dommageable. Angenot en conviendrait : « Le cercle entier de leur [celle des livres] vie et de leur action a autant de droits, disons même plus de droits que l’histoire de leur naissance [...] Il ne s’agit pas de présenter les œuvres littéraires en corrélation avec leur temps, mais bien, dans le temps où elles sont nées, de présenter le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre [11]. » Identifier les textes à leur contexte, immerger complètement les discours littéraires dans le vaste océan du discours social, n’est-ce pas faire volontairement l’impasse sur leurs actualisations possibles, n’est-ce pas vouloir contenir la « puissance de symbolisation qui est l’être même de la littérature et que les lecteurs prouvent en lisant [12] » ?

17 Au fond, Marc Angenot s’arrête à mi-gué : pas plus qu’il n’envisage de lire réellement les textes du passé pour les faire signifier autrement, le théoricien ne remet véritablement en question les hiérarchies et les oppositions dont il démontre pourtant l’absence de fondement et le caractère artificiel. Selon un procédé discursif qu’on pourrait appeler l’anti-prétérition, le théoricien du discours social rétablit sans cesse les frontières (entre « haute » littérature et littérature populaire par exemple) qu’il prétend déplacer. Du point de vue, neutre, du sociologue de l’institution littéraire, « le concept de paralittérature est pertinent et opératoire [13] ». Au final, les hiérarchies de l’Histoire littéraire et de l’Institution sont reconduites : « Oui, je suis bien d’accord, rien ne serait plus démagogique, plus vain et stérile que d’opposer à cet arbitraire apparent, l’idée que tout se vaut, un sonnet de Mallarmé et une romance d’Armand Sylvestre [...] [14]. » Aucun « renversement des valeurs » n’a lieu. Pierre Bourdieu s’offusquait naguère, à l’ouverture des Règles de l’art, de la position et des objets de réflexion assignés par les littéraires au sociologue :

18

Est-il vrai [...] que le sociologue soit voué au relativisme, au nivellement des grandeurs, à l’abaissement des grandeurs, à l’abolition des différences qui font la singularité du « créateur », toujours situé du côté de l’Unique ? Cela parce qu’il aura partie liée avec les grands nombres, la moyenne, le moyen et, par conséquent, avec le médiocre, les mineurs, les minores, la masse des petits auteurs obscurs, justement méconnus, et avec ce qui répugne par-dessus tout aux « créateurs » de ce temps, le contenu et le contexte, le « référent » et le hors-texte, le dehors de la littérature [15] ?

19 Angenot, en n’interrogeant pas en profondeur les exclusions et les systèmes de valeur, en ne lisant pas les « grands » auteurs, semble vouloir venir occuper cette place du sociologue, peintre minutieux et immobile des bipolarisations constituées.

20 Mais interroger ces partages, mesurer la singularité de telle ou telle pratique textuelle, n’est pas ce qui le guide. Son historicisme consiste aussi à rapporter le moment qu’il examine à un paradigme de pensée, à une vision du monde. Si le théoricien ménage, en théorie, la possibilité d’une parole inédite rompant la continuité du contemporain, force est de constater que, dans les faits, ses analyses de textes soulignent davantage la place qu’ils occupent dans un système qui en prédétermine le sens et la réception [16]. 1889 pourrait d’ailleurs être lu comme une quête du même [17], comme une recherche de ce qui fait retour, quand l’analyse littéraire vise bien souvent à repérer la spécificité des discours, à en différencier les modalités et les effets. La littérature à la mode en 1889 est un « cocktail habile de topoï régulés par une protestation crépusculaire et confusionniste » (chap. 40). La poésie de 1889, analysée au chap. 36, répercute la doxa contemporaine et témoigne de la même fascination pour la décadence et l’affaissement moral d’une société [18]. Nul n’échappe à la loi de l’hégémonie [19], pas plus les textes littéraires [20] que les autres composantes du discours social. Mais dès lors, réciproquement, la lecture même pratiquée par le théoricien du discours social devient une entreprise de nivellement et d’homogénéisation qui met toutes les productions discursives sur le même plan :

21

C’est ce qui fait que pour nous, avec ce qu’on nomme le « recul du temps », la psychopathologie de l’hystérie chez Charcot, la littérature boulevardière et libertine de Catulle Mendès, l’esprit d’Henri Rochefort ou celui d’Aurélien Scholl, les romans d’Émile Zola et ceux de Paul Bourget, les factums antisémites d’Édouard Drumont et les chansons du café – concert de Paulus nous semblent, tant par leur forme que par leur contenu, appartenir à la même époque, alors que superficiellement tout les distingue (chap. 1).

22 On comprend, dans ces conditions, que ce soit le traitement angenotien de la « chose littéraire », son idée du texte et de la littérature, qui suscitent le plus de réserves ou, tout au moins, de questions.

Qu’est-ce la littérature ?

23 Qu’est-ce qu’un texte littéraire pour Angenot ? D’abord et avant tout une addition de textes, la combinaison de discours distincts appartenant à des topiques différentes. Le Disciple de Bourget devient, sous la plume du théoricien-pasticheur, la « “rencontre attendue” sur une table de dissection psychologique du fait divers judiciaire et d’une topique de philosophie sociale hautement présente dans les débats contemporains [21] ». La Bête humaine est une « synthèse intertextuelle » (chap. 35), la formule est frappante, née de la lecture de plusieurs évocations journalistiques (en 1888 et 1889) d’affaires criminelles liées aux chemins de fer, de l’utilisation d’un « livre sur les Chemins de fer des publicistes Lefevre et Cerbelaud », de la transposition des études de Darwin sur l’hérédité, et des « théories criminologiques » sur l’atavisme de Lombroso (voir chap. 35 et 37). Le roman de Zola trouve donc sa « légitimité esthétique » « en une haute synthèse de récit d’actualité et de la doxa de vulgarisation scientifique » (chap. 35). Mais en soulignant, au passage et à juste titre, la proximité cachée entre le reportage et le roman, Angenot pratique-t-il autre chose qu’une forme moderne de « critique des sources » ? « Mon propos n’est pas de suggérer que Zola aurait fait un roman avec des coupures de presse » (chap. 35) écrit-il, mais l’analyse ne va guère au-delà de ce constat « génétique » pourrait-on dire, quand ce qui fait l’œuvre et doit être étudié est la manière dont sont agencés ces fragments de discours et de réel, dont sont mis en texte ces bouts de savoir, ces échantillons de discours scientifique. Manque l’analyse de ce que le roman fait à la presse et à la science et vice-versa [22]. N’est pas considérée, plus globalement, la réalité de la production d’une forme esthétique. Appréhendant le texte de l’extérieur, en position de surplomb, Angenot ne pourrait dire la transformation d’un matériau discursif donné en une « forme esthétiquement signifiante [23] » et achevée, par un travail de composition, d’organisation et d’unification globalisante. Quid également, dans une autre perspective, du rythme du texte, de son « mode de signifier [24] » singulier qui rend possible un « dire autrement » ? Dans son évocation de la poésie de l’année 1889 (chap. 36), Angenot se contente bien souvent d’épingler des particularités lexicologiques et des figures de style sans prendre en compte la dimension prosodique et l’articulation interphrastique.

24 On peut savoir gré au théoricien du discours de ne pas faire l’impasse sur la forme des textes littéraires mais les procédures de limitation et de réduction sont ici tout aussi patentes. 1889. Un état du discours social, est-il précisé dès le premier chapitre, examine « [t]out ce qui narre et argumente, si l’on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. » La réduction liminaire est donc double : réduction du roman à sa dimension narrative, de la littérature au récit et à la prose d’idées. Cette pratique d’une lecture sélective conduit Angenot à assimiler les romans à leurs « schémas d’intrigue [25] », à des « paradigmes narratifs » (voir chap. 29 du 1889), ou à leurs « squelettes » argumentatifs. Comme chez Bourdieu, le style n’est plus qu’un « habillage » venant « enrober » les thématiques traitées et le propos de l’auteur. Le regard porté sur le travail sur la langue se fait tantôt négatif tantôt indifférent. « Je ne prétends pas analyser ce roman comme tel », écrit de La Bête humaine Angenot, d’abord élogieux, selon un procédé rhétorique récurrent (un alliage de prétérition et de concession), avant de préciser : « Il n’en reste pas moins que Zola travaille à gonfler en mythes les thèmes les plus tonitruants de la doxa » (chap. 37). Plus haut, on pouvait lire : « Zola n’a fait que gonfler d’hyperboles épiques cette expérience de classe » (chap. 21). Telle est la forme : boursouflure outrancière, grossissement rhétorique qui laisse en l’état le message énoncé [26]. Conception scolaire et particulièrement décalée, lorsqu’on prend pour objet le XIXe siècle, de l’articulation forme et sens. Au fond, le schéma communicationnel et sa réduction du texte à un message, à un « dit » sans reste, continuent de faire loi : l’énoncé « communique un “message” », « la forme de l’énoncé est moyen ou réalisation partielle de ce message » (chap. 1). Dans son examen de la poésie du XIXe siècle finissant, Angenot pourra alors se permettre de laisser explicitement de côté la question du style (chap. 7) ou celle du symbole [27]. La poésie n’est plus possibilité de « suggérer » plutôt que de « dire », fabrication de mystère, appel à « rêver », mais affichage ostentatoire et presque grossier des signes de sa poéticité et de sa différence (chap. 7). Par où la dichotomie entre la poétique et l’histoire des discours sociaux que tentait de lever la sociocritique se trouve pour partie rétablie.

25 Que la forme se voit ainsi assigner un rôle très particulier et circonscrit tient sans doute à l’idée de la littérature que se fait tout de même l’auteur de 1889. La définition de son être et de son « faire » est double : la littérature vient « après », « dans un univers social saturé de paroles, de débats, de rôles langagiers et rhétoriques, d’idéologies et de doctrines qui tous ont, justement, la prétention immanente de servir à quelque chose [28] » ; elle déconstruit les discours sociaux, en fait voir les conditions d’émergence, et remet en cause leur prétention à la vérité. « Supplément du discours social », « trouble-fête [29] », la littérature fait entendre le flux cacophonique des diverses voix sociales, pour manifester, écrit Angenot en une belle formule, « ce qui se dissimule sous la logique apparente du discours social (des discours sociaux), c’est-à-dire l’incapacité ontologique où il est de connaître le monde et le cours de l’histoire de façon stable et cohérente, sans affrontements irréductibles entre les “visions du monde” qui l’habitent, sans “vices cachés” dans les systèmes et les explications et sans encourir à tout coup la malencontre du réel » (« 1889 : pourquoi et comment j’ai écrit ce livre – et quelques autres »).

26 Si elle n’est pas absolument originale [30], cette conception possède une indéniable portée heuristique pour qui s’attache à examiner certaines œuvres du XIXe siècle. Mais cette requalification restrictive (jusque dans la tournure syntaxique) – « La littérature ne sait faire que cela : rapporter au second degré cette cacophonie interdiscursive » – réintroduit une essentialisation contestable (en quel sens peut-on dire, par essence, d’un discours plutôt que d’un autre qu’il vient après ? Que serait le discours premier, originel ?) et limitative. Le lieu de l’intervention du discours littéraire, son espace d’existence, ne peuvent-ils être autres ? La littérature du XIXe siècle n’a-t-elle pas exploré [31], à côté des discours sociaux, le domaine des affects, du sensible, de l’infra-discursif, de ce qui ne peut se dire socialement, de l’expérience non immédiatement exprimable, pour en donner à éprouver, dans sa langue, l’épaisseur et la complexité ? Plus que « réponses », aliénées ou libératrices, au poids d’une conjoncture discursive, les œuvres importantes du XIXe siècle n’ont-elles pas cherché à appréhender à un autre niveau le réel et le social ? Niveau du « monde » – « tout ce qui arrive », ne cesse de se transformer, rythme des choses, flux incertain de l’existence – plutôt que de la réalité [32] – tout ce qui tient, l’ordre construit ; saisie « métaphysique » plutôt qu’orientée par le social ? De cet espace sensible ou spéculatif que peut ouvrir le texte littéraire, la théorie du discours social ne veut rien nous dire.

La lecture restreinte

27 Aussi ne sera-t-on pas étonné de constater, pour finir, que l’investigation des œuvres littéraires par le théoricien du discours social se présente, pour le dire brutalement, comme un exercice de « non-lecture » volontaire. Tantôt l’approche d’Angenot dissout son objet – l’exemple de La Bête humaine suffirait à le prouver – par fragmentation, en divisant l’œuvre en différentes composantes rapportées à diverses topiques. 1889 livre de passionnantes analyses sur le « romanesque général » (chap. 8) mais laisse de côté « l’art du roman » du « grand romancier [33] » qui en problématise la structuration. Déniant à l’œuvre l’autonomie qu’elle se construit, et au lecteur la possibilité de clôturer le texte pour en proposer une lecture, Angenot suspend toute relation herméneutique au texte, toute vraie possibilité d’interprétation. Le mouvement se fait en effet toujours dans un sens : du paradigme social général vers le texte (on affirme ou on énumère les marques de la dépendance du deuxième au premier) quand l’analyse gagnerait, dans la perspective même d’Angenot, à partir du texte, à examiner la dialectique qui s’établit entre la fabrication de l’œuvre et la fabrication du social.

28 Tantôt, selon une perspective sociologique, la question de la littérature est rabattue sur celle du champ littéraire. L’analyste observe les mécanismes culturels de légitimation ou de délégitimation, s’interroge sur le « statut institutionnel [34] » des textes. Dans le droit fil des analyses de Bourdieu, les choix esthétiques, stylistiques, l’impact et le sens des œuvres sont rapportés, in fine, aux places occupées dans l’économie des discours sociaux, au souci, constant, de distinction (le livre doit exister contre l’essor de la presse par exemple [35]). L’analyse se fait mécanique (la loi de la détermination du texte par « l’idéologie littéraire », abondamment analysée, est implacable et parfaitement prévisible) et sommaire : la poésie symboliste, sévèrement condamnée, n’est que l’élaboration complètement artificielle d’un hermétisme prétendument sublime qui seul lui donnera une position originale. Cette conception réactive et restreinte du travail poétique en témoigne : à la lecture des textes se substituent une topologie des idéologies, une sociologie des auteurs ou l’examen de la réception sociale des œuvres. La salutaire prise en compte de l’« impureté » de la littérature aboutit à traiter l’œuvre comme un symptôme.

29 Tantôt, donc, M. Angenot, reprenant Althusser, pratique une lecture « symptomale [36] ». Derrière le texte, peut se lire, doit se lire, une axiologie dissimulée, doit s’entendre un autre texte. Manière de conjurer le délicat maniement du texte littéraire et de le reconduire à son statut idéologique. Au-delà des « signes du temps [37] », ce sont bien les signes d’une « idéologie » que vient, avec un succès certain, systématiquement chercher Angenot dans les textes qu’il fréquente. Il s’agit, en chaque occasion, de décrypter, de traquer les lieux communs, les expressions de la doxa, des argumentations dominantes. L’analyse, « commentaire plus ou moins redondant des textes eux-mêmes », semble se donner pour objectif, en traversant la lettre des textes, « de mettre en lumière la logique idéologique qui réunit et structure l’ensemble des énoncés discursifs [38] ». Ce qui définit La Bête humaine est sa « trame idéologique » (chap. 15), la théorie de l’atavisme, « ce lieu commun » (ibid.) qui l’informe, et, au-delà, le pessimisme moral qu’il affiche, commun à toute une époque. Zola est simplement crédité d’un « joli flair doxique » (chap. 40), l’œuvre devient la concrétion de l’esprit du temps : le roman de Zola n’invente qu’une « mise en images » de ce « faisceau idéologique » « chargée du pathos propre à cet état du Zeitgeist [esprit du temps] » (chap. 40). La thèse d’un texte littéraire soumis à la doxa a, sous la plume d’Angenot, valeur de généralité :

30

Le roman de la fin du siècle, imbu d’observation et de réalisme, apparaît dans ses expressions ambitieusement novatrices comme la transposition en une formule d’intrigue et une typologie caricaturales de la grande thématique des déchéances, des à vau – l’eau, des détraquements, des pertes d’identité et de stabilité du monde « moderne » dont la doxa lui impose les évidences. [...] Dans sa logique globale, il est au service du dispositif d’interprétation de la conjoncture, ancilla doxae. (chap. 37).

31 Une fois de plus, le risque couru est celui d’une forme de réductionnisme : la riche historicité du XIXe (diversité des structures de communication, de publication, multiplication des formes et des processus d’écriture...) se trouve délaissée au profit d’un épinglage parfois répétitif d’« idéologèmes [39] » migrants (voir chap. 40), qui fait des œuvres littéraires une simple « thématisation du discours social [40] », promouvant des valeurs, une « vision du monde » (chap. 1), visant à agir sur les consciences voire à endoctriner. Si la perspective ici adoptée a le mérite d’attirer notre attention sur des catégories de textes – les romans pour femmes par exemple – et des phénomènes – l’imposition douce d’une idéologie non systématisée – caractéristiques du XIXe siècle, Angenot se donne la part belle en interrogeant des œuvres codifiées, destinées à un vaste public, dont personnages, situations, histoires renvoient presque directement à des opinions ou des « savoirs » qui traversent le corps social. La lecture se fait de nouveau sélective et univoque.

32 Ce n’est certes pas d’arracher le texte à son enfermement dans une lecture autotélique qu’on pourrait reprocher à M. Angenot, mais bien plutôt sa conception trop restrictive de son pouvoir d’action. Dans la perspective même du théoricien, une étude précise de l’articulation entre les pratiques formelles et les constructions idéologiques pourrait se révéler éclairante et modifier notre compréhension de certains textes. L’analyse, bien souvent, tourne court. Ne sont prélevés des textes qu’une série de « motifs », un « stock de thèmes » (chap. 40) directement fournis par le paradigme idéologique dominant. D’un point de vue sociocritique, souligne C. Duchet critiquant Angenot, fait défaut « une pensée des médiations entre le sociotexte et le monde [...] [41] ». Et le sociocritique de donner comme exemple d’outil opératoire le concept de sociogramme « centré autour d’un noyau lui-même conflictuel [42] ».

33 À qui refuse d’entrer dans les textes, obnubilé par la centralité de l’idéologique, ne peut apparaître le pouvoir de certains textes littéraires, sur lequel a tant insisté le philosophe J. Rancière, de reconfigurer l’ordre du sensible et de déplacer notre perception du réel. Les changements de rythme du récit de Zola, son usage des métaphores, son recours aux fonctions épique et tragique, son ambiguïté tonale (le chant final des soldats « « hébétés de fatigue, et ivres », roulant vers la mort), tout contribue à brouiller les causalités simples et les intelligibilités établies. Tel est le « travail de la fiction » explique J. Rancière : « travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification [43] ». Il arrive à M. Angenot de nous mettre sur la voie et d’évoquer la capacité de tel ou tel texte [44] à modifier le partage du sensible, à faire entendre ce qui n’était pas entendu, à faire voir ce qui ne pouvait être vu. Mais ce ne sont souvent qu’indications rapides qui n’enclenchent aucune véritable « lecture ».

34 Et sans lecture véritable, sans prise en compte des projets esthétiques des écrivains, de leur théorisation constante de leurs pratiques, de leur idée de la littérature, le XIXe siècle littéraire que dessine Angenot ressemble parfois à s’y méprendre à celui des manuels scolaires de littérature. La remise des causes des genres, la naissance récente de l’idée de littérature, le passage, selon J. Rancière, d’un régime représentatif à un régime esthétique des œuvres d’art, les modifications des modes de perception des œuvres littéraires, les nouveaux liens établis entre esthétique et politique... : toutes ces dimensions semblent laissées de côté au profit de la peinture, certes éclairante, des grands récits qui constituent le siècle. La question d’une nouvelle métaphysique et d’une nouvelle poétique communes aux auteurs du XIXe siècle [45], par-delà, ou en-deçà, des batailles d’écoles et des luttes symboliques, n’est pas posée par l’auteur de 1889, tantôt immergé dans le flux des discours sociaux, tantôt réifiant, par un métadiscours explicatif ou technique (sociologique, rhétorique, sémiologique ou anthropologique), les œuvres, les textes et les poétiques.

Un historien des idées

35 Comment qualifier au final la démarche de M. Angenot ? Ne consiste-t-elle pas à raconter « l’Histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes ; Histoire de ces thématiques séculaires qui ne se sont jamais cristallisées dans un système rigoureux et individuel [...]. Histoire non de la littérature mais de cette rumeur latérale, de cette écriture quotidienne et si vite effacée qui n’acquiert jamais le statut de l’œuvre ou s’en trouve aussitôt déchue : analyse des sous-littératures, des almanachs, des revues et des journaux, des succès fugitifs, des auteurs inavouables [...], analyse [...] non des formes de pensée mais des types de mentalité [46] » ; à proposer non une analyse des textes mais une « doxologie [47] » ? À suivre les définitions de M. Foucault, sa théorie du discours social relève, in nuce, de l’« histoire des idées ».

36 Histoire des idées ou herméneutique, théorie du discours social ou pensée des poétiques littéraires : le rapport pourrait-il être d’indifférence ou de coexistence pacifique des discours ? Sans doute ne serait-ce pas prendre la mesure de ce que fait voir et de ce que ne veut pas voir la théorie totalisante de celui qui cherche à « en finir avec les études littéraires [48] ». Ce n’est pas la moindre des vertus de la réflexion de M. Angenot de nous rappeler qu’il n’est en ces matières nul syncrétisme possible. Sachons-lui gré de nous obliger à trancher et à nous interroger sur le sens et la portée de nos pratiques. Il faut lire M. Angenot certes, mais sans doute ne peut-on pleinement lire les textes du XIXe siècle avec lui. Et ce n’est pas par un dernier reste de superstition littéraire ou d’idéalisme qu’on choisira pour finir de poser, avec W. Benjamin, que « la tâche de la grande critique n’est ni d’enseigner au moyen de l’exposé historique ni de former l’esprit au moyen de la comparaison, mais de parvenir à la connaissance en s’abîmant dans l’œuvre. Il lui incombe de rendre compte de la vérité des œuvres, comme l’exige l’art autant que la philosophie [49] ».

UN PENSEUR CONSIDÉRABLE ET UN HORRIBLE TRAVAILLEUR : MARC ANGENOT (PAR PIERRE POPOVIC)

37 Qui parcourt l’ensemble impressionnant [50] des travaux de Marc Angenot mesure combien leur qualité résulte certes de leur profondeur, de leur brio et de leur cohérence, mais tout autant du fait qu’ils donnent à penser, qu’ils poussent à prendre position, qu’ils engagent un débat permanent avec leur lecteur. C’est d’ailleurs à cette condition qu’une théorie d’essais peut constituer une œuvre, et tel est bien le cas pour l’auteur de 1889. Un état du discours social.

38 En sa préhistoire, l’œuvre puise à trois sources : un peu au structuralisme génétique et au concept de « vision du monde » de Lucien Goldmann, un peu plus à la « Nouvelle Rhétorique » que Chaïm Perelman relie en bon aristotélicien à sa théorie de l’argumentation, beaucoup à des contrées de la théorie littéraire, stylistique et poétique essentiellement, dans lesquelles s’aventurent un mémoire de licence en philologie romane sur Stèles de Victor Segalen et une thèse sur la Rhétorique du surréalisme[51]. L’interaction entre les sciences humaines et les études littéraires est alors une source salutaire de tensions. Encore largement dominées par une critique littéraire impressionniste, endogame et dite « de goût », ainsi que par une histoire littéraire qui, si elle se réclame de Lanson, ignore sciemment son souci d’objectivation et ses ouvertures à la sociologie ou à l’étude des pratiques littéraires concrètes, les études de lettres voient les barbares arriver sur leurs terres. L’année même où le jeune chercheur reçoit son diplôme de doctorat à Bruxelles (1967), Richard Rorty publie à l’autre bout du monde son anthologie The Linguistic Turn [52] et le structuralisme étend son empire. Branché sur une relecture du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, il a gagné ou gagne l’anthropologie et l’ethnologie (Lévy-Strauss), la psychanalyse (Lacan), le marxisme revu et corrigé (Althusser), la sémantique (Katz, Fodor), la poétique (Jakobson), la stylistique (Levin, Riffaterre), il touche le déconstructionnisme naissant (Derrida) et la sociologie des champs (Bourdieu), laquelle se fonde sur une mixtion de marxisme et de structuralisme, ainsi que l’a bien vu, et très tôt, Raymond Boudon. La charge est si hunnique que les études littéraires, du moins leurs forces vives, prennent courageusement la fuite et le virage : elles s’ouvrent à la linguistique, discipline désormais reine de ce qui s’appelle encore « les humanités », cultivent l’analyse structurale, participent au développement d’une sémiotique qui s’annonce comme une promesse de théorie matérialiste du sens. En France et dans les pays limitrophes, cette sémiotique est alors prévisiblement dominée par une tendance objectiviste [53] d’obédience saussurienne mise au goût du jour par le structuralisme fonctionnaliste. Barthes s’en fait le relais embarrassé, n’arrivant guère à lui adjoindre un appel au sensible et un plaisir du texte qui lui tiennent pourtant à cœur. Julia Kristeva et la mouvance de Tel Quel lui imposent une médiation « révolutionnaire » via la psychanalyse. Algirdas J. Greimas l’attelle à l’axiome d’une structuration première du monde naturel et cherche sur ses bases les structures universelles du langage, entraînant à sa suite une production endémique de carrés dans les facultés lettrées. Ce tableau est trop rapide et il l’est au risque de la caricature, j’en conviens, mais il n’a ici pour fonction que de mettre en évidence par rétroaction les bases premières de la pensée de Marc Angenot.

Ruptures et distances

39 L’immigration au Canada [54] est sans doute un élément qui a permis à Marc Angenot de regarder avec un véritable esprit critique et libre les traverses et les mouvements théoriques qui viennent d’être résumés.

40 La rupture avec les études littéraires est immédiate et nette, et elle ne cessera d’être rappelée au fil des ans, jusqu’à aujourd’hui. Ennuyeuses, mondaines, autistes, corporatistes et creuses, elles n’ont aucune base épistémologique sérieuse et pas d’objet véritable. La preuve en est qu’elles ne s’intéressent qu’à un nombre ridiculement restreint de textes, un canon figé, alors que quatre-vingt-quinze pour cent de la production littéraire, qui devrait être normalement leur terrain dans son entièreté, dorment inertes dans les caves des bibliothèques. En réaction contre cela, les premiers livres de Marc Angenot portent sur des corpus négligés tant par l’histoire que par la critique littéraire. Le Roman populaire : recherches en paralittérature (1975) inventorie la variété des lieux communs, des thèmes et des canevas narratifs qui caractérisent le roman-feuilleton du XIXe siècle d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris) jusqu’à Pierre Souvestre et Marcel Allain (Fantômas). Cet intérêt pour les productions naguère encore négligées par le savoir académique se maintiendra et ne concernera pas que la littérature de grande distribution. Essai très étonnant pour l’époque, Les Champions des femmes (1977) traite un corpus d’un peu moins de cent traités qui, entre 1400 et 1800, ont pour thème unique et préféré « la supériorité du sexe féminin ». Quelques années plus tard, La Parole pamphlétaire (1982) s’intéresse à la « prose d’idées » et, plus particulièrement, à l’ensemble des genres et des formes polémiques dont il propose une typologie et décrit les traits récurrents (modes énonciatifs, pathos de l’offensé, manichéisme, ton emphatique, appui sur des idéologèmes et des évidences doxiques, violence verbale, etc.). Angenot publiera également des textes sur la science-fiction [55], abordera les productions littéraires conformistes (« moyennes ») dans ses travaux sur l’année 1889, consacrera une monographie à Jean Hippolyte Colins de Ham, auteur d’une œuvre volumineuse et inventeur en 1849 du « socialisme rationnel », proposera une anthologie commentée d’un objet littéraire non identifié, Le savon du Congo[56], lequel comprend quelque six mille poèmes à la gloire d’un savon parfumé produit par un certain Victor Vaissier parus dans la presse parisienne entre 1880 et 1900. Ce qu’il y a d’intéressant dans ce premier ensemble de travaux établissant Angenot comme un dissident des études de lettres (et Dieu sait pourtant s’il en a), c’est d’y voir apparaître les linéaments d’une méthode et les avenues que les grands travaux ultérieurs ouvriront. D’âme aristotélicienne, le chercheur estime qu’il n’y a de science que du général et privilégie en conséquence de grands corpus, même quand il ne s’intéresse qu’à un seul auteur (ce qui est et sera très rare, mais est le cas du Colins). Le cœur de la démarche consiste à en dresser une typologie dynamique qui repose sur trois principes : l’inscription de l’objet dans un moment historique délimité, la recherche prioritaire de récurrences argumentatives et formelles transversales dans l’ensemble du corpus, la description des relations réciproques que des classes d’objets (par exemple, des sous-genres littéraires, des complexes thématiques) entretiennent entre eux, relations qui à la fois les situent les unes par rapport aux autres et président à leur évolution dans la durée. Ces travaux sur des corpus négligés ont également deux autres incidences sur le plan épistémologique. D’une part leur étude ne cesse de montrer qu’ils ne sont pas dans une sorte de ghetto symbolique clos, mais qu’ils sont au contraire en relation à la fois avec des objets plus cotés sur le plan des palmarès culturels et avec des représentations sociales qui circulent dans l’espace social. Ce double constat, qui s’appuie déjà et s’appuiera davantage au fil des ans sur l’analyse du discours et sur une manière d’histoire des représentations doxiques, est l’une des bases de la théorie du discours social.

41 Pour être moins entière, la distance prise avec le structuralisme, avec la linguistique et avec la sémiotique n’en est pas moins très ferme, et elle est surtout décisive dans la constitution de la pensée. Explicitée dans plusieurs textes programmatiques et dans un petit essai incisif intitulé Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin-up[57], elle repose sur l’idée qu’il est vain de vouloir étudier quelque objet sémiotique que ce soit si on ne le rapporte pas à la « gnoséologie sociale » conjoncturelle qui à la fois impose les conditions sociohistoriques de sa production et rend possibles sa compréhension et sa réserve de polysémie. Les « unités signifiantes » sont branchées sur des idéologèmes qui essaiment dans ce que j’ai appelé la semiosis sociale, c’est-à-dire l’ensemble des façons et des moyens langagiers par lesquels une société se représente ce qu’elle est, ce qu’elle a été et ce qu’elle peut devenir, totalité que Marc Angenot conceptualisera bientôt comme l’ensemble interactif des énoncés produits dans un état de société donné, ce qu’il nomme le « discours social ».

La théorie du discours social

42 1889. Un état du discours social est la principale pièce de charpente d’un imposant ensemble d’articles et d’essais [58] issus d’une recherche de longue haleine portant sur l’état du discours public à la fin du XIXe siècle dans l’espace géoculturel de la francophonie européenne (France, Belgique, Suisse romande). Effectuant une coupe synchronique sur l’année 1889 [59], Angenot prend en compte la totalité de la chose imprimée produite dans l’espace public [60]. Ce « discours social » est d’abord l’objet d’une définition empirique, puisqu’il désigne « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société donné ». A priori rendre raison de tout l’éventail du dicible et de l’inextricable fouillis que chacun imagine paraît de l’ordre de l’impensable. À contrecourant de cette impression, Angenot démontre que c’est une illusion entretenue par le discours social lui-même que de laisser croire que tout peut se dire et que la différenciation des choses dites serait infinie. Pour lui, l’une des fonctions de la socialisation du discursif est d’imposer des contraintes et des règles délimitant ce qui peut être publiquement dit ou non, ainsi que des façons tenues pour acceptables de débattre et de raconter. Le postulat bakhtinien d’une « interaction généralisée » des énoncés est incliné vers une perception qui privilégie la circulation, l’itération, l’essaimage des mots et des représentations. L’analyse de l’interdiscursivité générale tend à montrer que, loin d’être d’une variété infinie, le discours social est soumis à un nombre restreint de « mécanismes unificateurs et régulateurs » en sorte qu’il se présente comme une « hégémonie », laquelle consiste en un « ensemble de règles prescriptives de diversification [...] et de cohésion, de coalescence, d’intégration [des choses dicibles]. » Pour le mettre en évidence, le chercheur abolit les hiérarchies symboliques habituelles : au moment de l’analyse, les textes de littérature, le récit d’actualité, la presse boulevardière, l’essai scientifique, le tract électoral sont mis sur le même plan, examinés du même point de vue panoramique et confrontés les uns aux autres sans préjugement de classement. Cette mise à plat donne à comprendre qu’ils sont pris dans des relations de contiguïté et de similarité et que, si par aventure un texte ou un discours est original, sa particularité ne se gagne et ne se mesure que par rapport à l’hégémonie globale : en d’autres termes, celle-ci produit la platitude, le commun et le trivial mais aussi, par rétroaction, le singulier et l’original. La description du discours social de 1889 se déploie en conformité avec ces principes méthodologiques. L’hégémonie est décomposable en sept traverses contraignantes. 1. La première contrainte est l’imposition des formes acceptables de la langue : la langue littéraire – qui excède la littérature – est tenue pour l’étalon et la quintessence de la « langue nationale ». 2. L’hégémonie discursive de 1889 comporte une topique formée d’une concaténation de lieux communs et de présupposés qui régentent les prises de parole et se retrouvent partout, et qui dérivent d’un noyau thématique faisant voir le monde et la société sous l’angle d’une décadence en cours. À ce noyau thématique, Angenot donne le nom de « paradigme de la déterritorialisation » : véritable « métastase », il se décline sous de multiples formes dans les différents secteurs discursifs. Il se dit ainsi ad libitum que le progrès va tout broyer, que la langue française dépérit, que le « moi » se décompose, que les esprits sont détraqués, que la ville est une démone, que l’économie périclite de crise en crise, que l’art n’est plus ce qu’il était, que le sexe féminin disparaît (certaines femmes portent des pantalons ou fument), que des périls (jaune, vénérien) sont « à nos portes ». Le discours social de 1889 exploite à n’en pas finir le motif de la fin (d’une race, d’un monde, d’un sexe, de la France, du sens, du vrai, de l’authentique, du stable, de la cuisine saine) [61]. 3. La topique de la décadence est soutenue par une « gnoséologie romanesque », ce qui revient à dire que la manière commune de connaître le monde nécessite de la mise en récit. Dans cette logique, le roman littéraire est la conséquence de cette tendance gnoséologique. 4. L’hégémonie fin de siècle, ce sont aussi des « fétiches », dont il est interdit de dire du mal, comme la patrie, le drapeau national, l’armée, la science positive, ou des « tabous », objets de délectation morose et de fascination hypocrite dont tout le monde parle pour dire qu’il est impensable d’en parler, tels la folie, l’hystérie, les perversions sexuelles. 5. La « chose imprimée » n’est accessible qu’à un énonciateur légitime, lequel est « Français, adulte, mâle, lettré, urbanisé, en pleine entente complice avec le jeu des thématiques dominantes. » Par contrecoup, elle comporte des mécanismes d’exclusion suractifs : là se rencontrent l’égocentrisme, l’ethnocentrisme, les classocentrismes, le sexisme de la doxa de 1889. Le discours social fin de siècle tient par certains côtés d’une entreprise xénophobe et chauvine, porteuse d’un antisémitisme très présent et d’une germanophobie issue de la guerre de 1870. 6. Entée sur l’imaginaire de la décadence, la « dominante de pathos » du discours fin de siècle est l’angoisse. 7. À ces six composantes s’en ajoute une septième qui s’oppose aux autres de la même façon que le pouce s’oppose aux autres doigts de la main. Chaque secteur du discours use de la topique et des mécanismes de régulation susmentionnés selon ses intérêts, selon ceux auxquels il s’adresse, selon sa tradition et son idéologie propres. Cette « division du travail discursif » fait voir que le même motif, la prostitution par exemple, se rencontre sous des allures particulières dans la presse boulevardière (qui parlera des « cocottes » et des « horizontales » en usant du sous-entendu comme moyen rhétorique), la science (qui en fera des études statistiques dont furent friands les hygiénistes) ou la poésie (qui en fait une allégorie fascinante). Dans ce modèle théorique ambitieux, mettant en coupe la totalité de la semiosis sociale, c’est la socialisation interactionnelle du discours qui fait qu’il répond à un certain nombre de contraintes et de règles délimitant ce qui peut être publiquement dit ou non, de même qu’elle impose des façons tenues pour légitimes de débattre et de raconter.

La sociocritique

43 Membre actif du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST) depuis sa fondation en 2008, Marc Angenot occupe une place singulière au sein de la sociocritique. Embrassée dans son développement, depuis sa fondation par Claude Duchet à la fin des années soixante jusqu’à nos jours, la sociocritique se définit comme une pratique de lecture dont le but est de dégager la socialité des textes. Cette socialité est analysable dans les caractéristiques de leurs mises en forme, lesquelles se comprennent rapportées à la semiosis sociale environnante prise en partie ou dans sa totalité. L’étude de ce rapport dynamique entre textes et semiosis sociale, rapport sociosémiotique, permet d’expliquer la forme-sens (thématisations, contradictions, apories, dérives sémantiques, polysémie, etc.) des textes, d’évaluer et de mettre en valeur leur historicité, leur portée critique et leur capacité d’invention à l’égard du monde social. Si la semiosis sociale est prise en partie, on aura recours à des concepts particularisants (chronotope, sociolecte, sociogramme, complexe discursif, représentation, interdiscursivité, intermédialité, schéma perceptif, etc.) ; si elle est considérée dans sa totalité, on aura recours à des concepts totalisants (structures macro-idéologiques, imaginaire social, etc.). Le concept angenotien de discours social est l’un de ces concepts totalisants servant à penser la semiosis sociale. La question qui se pose est celle de la relation entre le texte et ce gros animal, comme aurait dit Simone Weil, que constitue « l’hégémonie du discours social ». Le cadre heuristique élaboré par Angenot lui permet-il de repérer et de penser des écrits issus d’une pratique relevant d’un « régime de singularité », ainsi que la qualifie Nathalie Heinich ? Tombé du vaste établi de 1889, un essai comme Le Cru et le Faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle Époque apporte des éléments de réponse. Si l’immersion du texte littéraire à la fois dans l’ensemble de la production lettrée, tous genres et toutes classes de textes convoqués, et dans l’ensemble du discours social, conduit à scotomiser les différences et à ne pouvoir dégager que des thématiques, des idées, et quelquefois des façons de raconter ou de poétiser récurrentes en sorte que l’analyse n’a strictement aucune chance de mettre en valeur les mouvements de sens que tel ou tel texte précis anime dans son procès sémiotique [62], la littérature se voit bel et bien reconnaître un rôle dans cette démocratisation de la parole publique qui, corrélée à la mise en place de l’État-Nation, constitue pour Angenot la base même de la modernité. Premièrement, la littérature participe largement de la mise en place de ce que Claude Duchet et Isabelle Tournier appellent des « sociogrammes », c’est-à-dire des « ensembles flous, instables, conflictuels, de représentations partielles, aléatoires, en interaction les unes avec les autres, gravitant autour d’un noyau lui-même conflictuel [63] ». Pour la fin du XIXe siècle, le « sociogramme de la prostituée », faisant de celle-ci l’allégorie de la décadence et, je le dis en mes termes, propageant une forme d’érotisation de l’exploitation capitaliste et du règne de la valeur d’échange, en est un exemple. Deuxièmement, intervenant sur les lieux et la topique générale du discours commun, elle peut exercer sur lui une action d’ironisation, de brouillage, d’opacification, de détournement des évidences et des argumentaires. Troisièmement, il n’est pas impossible mais il est rare que surviennent, Dieu seul sait par quel miracle, des inventeurs de langage, et Angenot de citer les noms de Proust, Kafka et Musil. Enfin, quatrièmement et de façon plus large, elle s’arroge quelquefois une sorte de droit préventif au soupçon tant à l’égard des discours de vérité qu’à l’égard des matrices idéologiques, qui la pousse à contrarier la tendance générale du discours en laissant comprendre que le monde est toujours déjà inconnaissable, et qu’il le restera. Tout ceci a suscité et suscite nombre de discussions [64], mais l’important est d’en tirer deux conséquences méthodologiques. L’une des conséquences est que la sociocritique a la charge de la preuve : il ne suffit pas de déclarer que la littérature dit autre chose que la rumeur générale, il faut au contraire mettre les mains dans le cambouis, plonger vraiment dans ce qui se dit et s’écrit alentour pour évaluer son éventuelle dissidence ou capacité d’innovation. L’autre est que s’il existe telle chose que la littérarité, elle est le résultat d’un travail sur le discours social et prend des formes variables selon l’état de société considéré. Cette seconde conséquence non seulement correspond parfaitement aux principes heuristiques de la sociocritique, mais elle en provient [65].

Histoire des idées

44 Outre le volume de format biblique dont il a été question ci-dessus, le projet de recherche sur le discours social de l’année 1889 a débouché sur un nombre conséquent de monographies, d’essais, d’articles et de cahiers de recherche. Plusieurs d’entre eux s’indexent sur une histoire des idées à laquelle Angenot a dès le milieu des années quatre-vingt apporté sa contribution et à laquelle il a donné un tour très personnel, lui assignant somme toute la mission de remplacer l’analyse idéologique d’inspiration althussérienne des années soixante et soixante-dix. Ces travaux ont pu prendre la forme de l’examen de l’émergence et de l’essaimage d’un idéologème [66], de l’étude de l’évolution d’un schème perceptif [67] ou d’un complexe discursif d’exclusion [68], de l’analyse d’une figure [69] ou du bouillonnement mental suscité par un événement [70]. Un lot important de travaux ont été consacrés à la critique des militantismes progressistes et des récits, petits et grands, qui ont donné corps, des utopies socialistes du premier XIXe siècle aux discours marxistes d’hier et revendicateurs d’aujourd’hui, aux idéaux d’émancipation collective dont la naissance suivit la grande crise des romantismes européens au tournant des XVIIIe et XIXe siècles [71]. La façon dont Angenot procède consiste d’une part à unir synchronie et longue durée, car l’état conjoncturel d’une représentation ou d’une idée est systématiquement corrélé au rappel de sa formation originelle et au retracement de son évolution dans l’histoire, d’autre part à décrire non moins systématiquement le jeu des idées comme un débat larvaire ou obvie, l’affrontement en résultant ayant une incidence directe sur la cohérence et l’efficace des argumentaires. Cette histoire des idées se développe dès lors à l’ombre de la philosophie du langage héritée de Bakhtine, Volochinov et Medvedev : ce sont des polémiques infiniment recommencées et infiniment mouvantes au fil des âges qui agitent les êtres humains, lesquels se battent pour des mots qui les séparent davantage que la réalité même dans laquelle ils vivent. Les travaux ultérieurs sur le fascisme et les totalitarismes se feront dans le même esprit [72]. L’une des qualités majeures résultant de la coalescence établie entre longue durée et synchronie est de permettre de prendre en compte l’hétérochronicité des visions du monde et des représentations coexistant dans une société : avoir des idées, dire les choses, imposer des vues de l’esprit implique des débats autour de l’oubli et de la mémoire, mais installe aussi des sédiments pour l’avenir quand bien même celui-ci en disposera à sa guise [73].

Analyse du discours et nouvelle nouvelle rhétorique

45 L’analyse du discours, découverte à la suite d’une rencontre capitale dans l’évolution de la pensée de Marc Angenot, celle de Régine Robin, est l’une des bases fortes de son travail [74]. Il en propose une conception qui résulte d’un contact critique avec plusieurs courants théoriques dont il critique ou fait siens divers éléments. Il faut principalement citer la longue tradition de la rhétorique d’Aristote jusqu’au groupe Mu et jusqu’à la problématologie de Michel Meyer, la théorie de l’argumentation (Chaïm Perelman, Lucie Olbrechts-Tyteca), les travaux sur la stéréotypie et les lieux communs (Thorstein Veblen, Ruth Amossy), l’école française d’analyse du discours (Michel Pêcheux, Régine Robin), la philosophie du langage de Bakhtine et Volochinov, l’archéologie du discours de Michel Foucault, le Bourdieu de Ce que parler veut dire et la pragmatique anglo-saxonne (Searle). Hérité de Volochinov et Bakhtine, le postulat d’une interaction généralisée des énoncés, essentiel dans l’édification de la théorie du discours social, est dévié et mis au service d’une pensée de la polémique. Angenot délaisse le narrable pour ne retenir que l’opinable [75], quand il s’aventure sur les terrains d’une analyse du discours qui se confond très vite chez lui avec une rhétorique qu’il faudrait dire « nouvelle nouvelle » pour souligner et sa filiation avec la « Nouvelle Rhétorique » de Perelman et la ferme distance qu’elle prend avec cette dernière. Pour lui, la scène de l’opinable est un espace de concurrences et de querelles dont les objets sont le pouvoir, la reconnaissance sociale et la légitimité publique de telle ou telle intervention langagière. Le but de l’analyse consiste à mettre au jour les règles, les topiques, le soubassement rhétorique, les montages d’ethos, les arguments, l’incorporation pragmatique du ou des destinataire (s) dans chaque acte ou complexe discursif, lequel est toujours saisi dans son moment sociohistorique [76]. L’angle de vue adopté dans cette problématique conduit Angenot à s’intéresser à des études en longue durée de débats, dont il recompose l’évolution, faisant apparaître des entêtements aporétiques, des argumentaires viciés dès le départ par d’indépassables contradictions, des rémanences de métaphores, des vérités d’un jour, des effondrements de stéréotypes, des certitudes sans lendemain, bref : un ensemble de traits qui circonscrivent une vanité tour à tour drôle et déprimante dans la communication exponentielle qui squatte La Comédie humaine. De fil en aiguille, Angenot en est venu à faire de ce constat répété la base d’une « rhétorique antilogique » dont le volume Dialogue de sourds offre le traité [77]. Ce fort ouvrage part d’une idée génialement simple. Si la rhétorique est l’étude de l’art de persuader, elle n’a guère que des exceptions à se donner pour objet, ce qui est tout le contraire d’une science alors qu’elle prétend en être une. En effet l’expérience commune démontre que les êtres humains ne persuadent guère et ne se persuadent les uns les autres qu’infiniment rarement quand bien même ils continuent encore et toujours à argumenter, quelque infructueux que soit manifestement l’exercice. Protagoras avait donc raison contre Aristote : le déroulement d’une joute oratoire n’est pas fabriqué dans le but d’une recherche de la vérité. La question qui taraude Angenot est celle de l’insistance : pourquoi persévérer dans l’argumentation si à peu près personne n’arrive à convaincre quelqu’un, voire n’arrive même à se convaincre soi-même ? D’aucuns répondent à cette question en alléguant la présence inévitable d’un malentendu ontologique ou d’une mécompréhension inhérente au langage, ou en cherchant, comme Jürgen Habermas, à définir des règles vertueuses assurant la possibilité d’un consensus raisonnable au terme d’un amuïssement des différences de point de vue mis au service d’une assomption vers le vrai. Mais c’est alors d’une part rêver en couleurs et d’autre part nier le caractère social et historique des différends argumentatifs. Angenot trouve quant à lui la réponse dans une étude de débats et de controverses qui le conduit à soutenir de façon très... convaincante que l’impossibilité de la persuasion résulte de l’affrontement de logiques argumentatives incompossibles. Si chacun dans une controverse ne déroge jamais — hormis dans quelques concessions et précautions oratoires qui ne sont là que pour donner le change — à sa propre logique, c’est parce que tout être humain argumente « pour se justifier » et pour gagner une place enviable dans l’espace public et sur le marché de la visibilité sociale [78]. La raison de l’acharnement argumentatif loge dans cette double quête personnelle en sorte que la surchauffe et l’excès des arguments sont au fondement même du soi-disant « art de persuader ». Le rôle de la « nouvelle nouvelle rhétorique » est en conséquence d’analyser des logiques argumentatives concurrentielles pour mettre à jour ce qui en elle travaille à produire l’irrecevabilité des arguments par l’autre et, le cas échéant, pour épingler les moments de mauvaise foi ou de mésententes complices qui occultent les voies éventuelles d’un accord qu’il s’agit de forclore et non de rechercher.

Et pour suivre...

46 « Et toi, qu’est-ce qui te fait marcher ? » Cette question, Marc Angenot me l’a posée mille fois au fil de notre amitié de quelque vingt-cinq ans. Elle implique en soi un rapport vivant, nécessaire à la connaissance et à la recherche, qui fait de chacun de ses travaux, qu’il voyage au pavillon de l’histoire des idées, de l’étude des corpus marginaux, de l’analyse du discours, de la théorie du discours social, de la rhétorique ou de la sociocritique, un véritable page turner. Ce qui le fait marcher lui, c’est à n’en pas douter la passion des idées et la volonté de comprendre le rôle déterminant que les mots et les représentations ont eu de tout temps dans la vie humaine. Quant à cette littérature qu’il a souvent malmenée, sinon châtiée, qu’il accuse régulièrement de ne venir « qu’après » et d’être du genre « charognard [79] », il l’aime malgré elle et malgré lui, car il lui doit énormément. Le brio, l’allant, l’efficacité et l’élégance de son style pour commencer. Mais aussi, pour suivre, les bases mêmes de son heuristique. Le chapitre des Misérables qui s’intitule « L’année 1817 » est le prototype de la théorie du discours social, de même que maints autres textes littéraires, La Recherche du temps perdu entre autres, dont l’objet même est la critique des évidences, des mots à la mode, des sociolectes, des idées au goût du jour. Bien plus, le 1889, qui place le motif paradigmatique de la « décadence » au centre de la rumeur sociale fin de siècle, ne reconduit-il pas la querelle entre Édouard, partisan de la modernité à l’ère préhistorique, et oncle Vania, qui ne voit dans cette modernité que déchéance et réclame à tous crins un « retour dans les arbres » (Back to the trees !), querelle racontée par Roy Lewis dans son roman Pourquoi j’ai mangé mon père (1960) ? Ces rapprochements sont incongrus mais, outre de souligner que la littérature a elle aussi de la suite dans les idées, ils ont le mérite de faire entrevoir que l’œuvre d’Angenot participe elle-même d’un questionnement très large et de longue durée auquel elle donne de remarquables assises théoriques et qu’elle embrasse avec une telle ampleur de vue qu’elle se présente comme une anthropologie de la connaissance du monde social.

Notes

  • [1]
    Michel Pierssens, « Un positivisme crépusculaire », dans « 1889 a eu vingt ans. Questions à Marc Angenot », Yan Hamel, Emmanuelle Jacques (dir.), Discours social, vol. 36, 2010, p. 34.
  • [2]
    « [C]’est-à-dire, un ensemble de règles qui décident de la fonction cognitive des discours, qui modèlent les discours comme opérations cognitives. » (chap. 1)
  • [3]
    Le texte de valeur, souligne Angenot, s’interrogeant dans sa nouvelle introduction à 1889, sur « le rôle et la place de la littérature », est celui qui s’efforce de « transgresser, déplacer, confronter, ironiser, excéder l’acceptabilité établie », celui qui « problématise » ou « déplace » le « doxique hégémonique ». Ponctuellement, du « pas-encore-dit » se fait entendre.
  • [4]
    Défendant la perspective sociocritique, Angenot soulignait, dans un article, le rôle « instituant » et productif du social (Marc Angenot, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, Jacques Neefs, Marie Claire Ropars-Wuilleumier (dir.), Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 25).
  • [5]
    Marc Angenot, Les Dehors de la littérature. Du roman populaire à la science-fiction, Paris, Honoré Champion, « Unichamp-Essentiel », 2013.
  • [6]
    Voir, par exemple, Les Dehors de la littérature (ouvr. cité, p. 63-73 notamment).
  • [7]
    Ibid., p. 16.
  • [8]
    Ibid., p. 8.
  • [9]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Le Cerf, « Passages », 1989, p. 478-479. Voir également p. 409.
  • [10]
    Henri Meschonnic, « D’une poétique du rythme à une politique du rythme », dans La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, ouvr. cité, p. 212.
  • [11]
    Walter Benjamin, « Histoire littéraire et science de la littérature », Poésie et révolution, Paris, Denoël, 1971, p. 7. M. Angenot signale ce manque dans son ouvrage, au chapitre 48 de 1889.
  • [12]
    Laurent Jenny, « État critique », Les Temps modernes, 68e année, janvier-mars 2013, n° 672, p. 69.
  • [13]
    Marc Angenot, Les Dehors de la littérature, ouvr. cité, p. 242.
  • [14]
    Ibid., p. 8.
  • [15]
    Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Le Seuil, « Points » 1998, p. 10.
  • [16]
    Dès le premier chapitre de son ouvrage, M. Angenot précise que les capacités de résistance au discours social, les marges de manœuvre du « dire autrement » « sont réduites et extrêmement limitées au sein de ce discours ».
  • [17]
    Sur ce point, voir Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, n° 151-152, décembre 2011, p. 25.
  • [18]
    Pour une lecture critique de ce chapitre, voir Olivier Parenteau, « Des poètes sans le souffle. Retour sur le 36e chapitre de 1889. Un état du discours social », dans « 1889 a eu vingt ans. Questions à Marc Angenot », Yan Hamel, Emmanuelle Jacques (dir.), ouvr. cité, p. 15-22.
  • [19]
    Elle « exclut par nature toute échappatoire » (chap. 7) écrit M. Angenot.
  • [20]
    Voir Les Dehors de la littérature, ouvr. cité, p. 110.
  • [21]
    Ibid., p. 138.
  • [22]
    Analyse qui pourrait de surcroît expliquer l’émergence et le développement de certaines formes ou régimes discursifs en un temps donné (le cycle romanesque, la description, la poésie scientifique...).
  • [23]
    Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1975], Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 31. Pour une opposition de la conception du texte de Bakhtine à celle d’Angenot, voir les analyses de Marie-Christine Leps (« Critical production of discourse : Angenot, Bakhtine, Foucault », The Yale journal of criticism, automne 2004, volume 17, Number 2, p. 274-281 notamment).
  • [24]
    Henri Meschonnic, art. cité, p. 221.
  • [25]
    Marc Angenot, Les Dehors de la littérature, ouvr. cité, p. 159.
  • [26]
    C’est encore l’exemple de La Bête humaine qui vient sous la plume de M. Angenot, lorsque, à peine plus positif, il fait du travail formel un vague supplément d’âme sans conséquence sémantique : « La littérature d’avant – garde cherchera à pourvoir d’une méditation profonde et d’une valeur d’esthétique le fait – divers trivial et fascinant (voir La Bête humaine de Zola). » (chap. 8)
  • [27]
    Voir chap. 36.
  • [28]
    Marc Angenot, « Que peut la littérature ? », art. cité, p. 12.
  • [29]
    Id.
  • [30]
    Pierre Macherey avait ainsi défini l’œuvre littéraire comme « réalité seconde » (Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966, p. 35), Roland Barthes assignant pour sa part à l’art la « tâche » « d’inexprimer l’exprimable » (« Préface » aux Essais critiques, Œuvres Complètes, t. II, Paris, Le Seuil, 2002, p. 278-279).
  • [31]
    Contre le « tout est discours » ou « tout est déjà discours » de M. Angenot.
  • [32]
    Nous empruntons cette distinction entre « réalité » et « monde » au sociologue Luc Boltanski (De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2009, p. 93).
  • [33]
    De façon générale, Angenot examine rarement les supposées « grandes œuvres ».
  • [34]
    Ibid., p. 241.
  • [35]
    Voir le premier chapitre des Dehors de la littérature (ouvr. cité, p. 27-56).
  • [36]
    Ibid., p. 62. Sur la lecture « symptomale », voir Louis Althusser, Jacques Rancière, Pierre Macherey, Lire le Capital, t. 1, Paris, François Maspéro, 1965, p. 31.
  • [37]
    Marc Angenot, Les Dehors de la littérature, ouvr. cité, p. 138.
  • [38]
    Alain Vaillant, « De la sociocritique à la poétique historique », Texte, n° 45-46, 2009, p. 92.
  • [39]
    Sur cette notion (un idéologème est, pour le dire rapidement, la maxime idéologique implicite d’un énoncé posant une valeur et un domaine de validité), voir notamment Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1995, p. 179.
  • [40]
    Régine Robin, dans « Théorie des champs et/ou sociocritique des textes », notes d’atelier réunies et présentées par Pierre Popovic, Discours social/Social discourse, vol. 8, n° 3-4, 1996, p. 32.
  • [41]
    Claude Duchet, Patrick Maurus, Un cheminement vagabond. Nouveaux entretiens sur la sociocritique, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 52.
  • [42]
    Ibid., p. 53.
  • [43]
    Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 72. En ligne
  • [44]
    Ainsi de la mise en valeur de la dialectique mensonges romantiques, vérités romanesques dans Madame Bovary (chap. 49) ou la question posée au sujet d’une certaine paralittérature : « que savent ces genres exclus de la vie moderne et de la modernité que la haute littérature ne se soucie pas de savoir et de donner à voir » (Les Dehors de la littérature, ouvr. cité, p. 16-17).
  • [45]
    Celle, chez Zola comme chez Mallarmé, de l’égalité de tous les sujets, du dédoublement langagier de toute chose et de la « poéticité secrète » des choses (sur cette nouvelle poétique, contradictoire, voir l’ouvrage de Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette « Littératures », 1998, 45 et 143 notamment).
  • [46]
    Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Nrf », 1969, p. 179.
  • [47]
    Ibid., p. 182.
  • [48]
    « Pour en finir avec les études littéraires » est le titre d’un article de M. Angenot (Liberté, n° 158, 1985, p. 27-33).
  • [49]
    Walter Benjamin, « Annonce de la revue Angelus Novus » [1922], Œuvres I, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 268.
  • [50]
    Voir les bibliographies de ces travaux sur marcangenot.com.
  • [51]
    Tous deux dirigés par le philologue, poéticien, sémanticien et stylisticien Albert Henry. La thèse sur le surréalisme était accompagnée d’une thèse secondaire sur le créole haïtien.
  • [52]
    Richard Rorty (dir.), The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, The University of Chicago Press, 1967.
  • [53]
    Celle-là même que Mikhaïl Bakhtine et Nicolas Volochinov critiquaient dès les années 1920 sous l’appellation « objectivisme abstrait » dans Marxisme et philosophie du langage. Ce dernier livre ne parut cependant en français qu’en 1977 aux éditions de Minuit.
  • [54]
    Marc Angenot devient professeur-adjoint à l’Université McGill l’année même du dépôt de sa thèse (1967).
  • [55]
    Cf. « Le Paradigme absent. Éléments d’une sémiotique de la science-fiction », Poétique, n° 33 (1978), p. 74-89.
  • [56]
    Paris, éditions des Cendres, 1990.
  • [57]
    Montréal, Les Presses de l’université de Montréal, 1985.
  • [58]
    Cf. Ce que l’on dit des Juifs en 1889 : antisémitisme et discours social, Le cru et le faisandé : sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, Le centenaire de la Révolution, Topographie du socialisme français.
  • [59]
    Année innervée par plusieurs événements marquants (centenaire de 1789, inauguration de la Tour Eiffel et Exposition universelle de Paris, crise politique du boulangisme).
  • [60]
    Si la saisie angenotienne est déjà très large, elle l’avait été plus encore dans le tome VI de la somme de Robert Fossaert sur La Société : cf. Les Structures idéologiques, Paris, Le Seuil, 1983.
  • [61]
    Il y en a pour tous les goûts : « tout le monde peut se situer en un point de la déterritorialisation sans en assumer toute la logique redondante », ce qui signifie que le « péril vénérien » et le « péril jaune », même s’ils apparaissent à des endroits séparés sur la carte du discours, participent néanmoins d’une même production de croyance et que l’un, d’une certaine façon, favorise la peur associée à l’autre.
  • [62]
    Et qu’un recueil ou un roman n’est jamais considéré que d’un regard global, sans jamais qu’une partie (un poème, un personnage, un mode de discours rapporté, etc.) puisse être aperçue comme innovante ou singulière.
  • [63]
    Claude Duchet et Isabelle Tournier, « Sociocritique », dans Béatrice Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, Paris, PUF, 1994, p. 3572.
  • [64]
    Je renvoie au texte voisin de Jacques-David Ebguy pour une critique de l’élaboration du concept de « discours social », de l’approche de la littérature et de la lecture du XIXe siècle proposées par Marc Angenot dans 1889. Un état du discours social.
  • [65]
    On notera que, si la sociocritique privilégie le texte littéraire (pour la bonne raison qu’il offre une complexité et une résistance à l’analyse remarquables dès lors que l’écrivain use vraiment de sa liberté d’intervention symbolique), elle se donne plus largement pour objet tout dispositif sémiotique (peinture, musique, bande dessinée, caricature, etc.) susceptible d’un écart productif à l’égard des évidences doxiques (on doit par exemple à Marc Angenot des conférences ou des articles sur Hergé, sur des slogans politiques, sur des tracts, sur un poster, etc.). Par ailleurs, à ces deux conséquences, une réserve méthodologique peut être ajoutée. Elle vient du constat qu’il n’est pas soutenable d’avancer que la littérature n’est redevable que de « la chose imprimée » dans son état conjoncturel (« chose imprimée » à quoi se ramène le discours social dans 1889). La chose littéraire est largement branchée sur la parole, en toutes ses manifestations possibles, elle fait fond sur un large passé culturel et use à l’envi des ressources qu’il lui offre, elle prend son matériau ailleurs que dans la symbolique en acte de l’État-Nation. Dans ces décalages de point de vue loge une « étrangèreté » potentielle dont il serait aussi bon de tenir compte sous peine d’être rattrapé, dans la construction même de l’objet de recherche, par l’ethnocentrisme que l’étude dénonce légitimement.
  • [66]
    Cf. « La lutte pour la vie : migrations et usages d’un idéologème », dans Le moyen Français, vol. 14-15 (1984), p. 171-190.
  • [67]
    Cf. L’Antimilitarisme : idéologie et utopie, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003.
  • [68]
    Cf. Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1990.
  • [69]
    Cf. L’Ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-1917, Montréal, Discours social, 2001 (Discours social, Nouvelle Série, IV).
  • [70]
    Cf. Le Centenaire de la Révolution, Paris, La Documentation française, 1989 [XVI planches hors-texte].
  • [71]
    Cf. Topographie du socialisme français, 1889-1890, Montréal, Discours social, 1990 ; L’Utopie collectiviste : le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Paris, Presses universitaires de France, 1993 ; Les Grands récits militants des XIXe et XXe siècles : religions de l’humanité et sciences de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2000 ; D’où venons-nous, où allons-nous ? La décomposition de l’idée de progrès, Montréal, Éditions du Trait d’Union, 2001 ; etc.
  • [72]
    Cf. Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive, 1830-1914, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004 ; L’Immunité de la France envers le fascisme : un demi-siècle de polémiques historiennes suivi de Le fascisme dans tous les pays, Montréal, Discours social, 2009 (Discours social, vol. XXXI) ; Fascisme, totalitarisme, religion séculière : trois concepts pour le XXe siècle. Notes d’histoire conceptuelle. Volume 1 [quatre volumes sont prévus] : Catégories et idéaltypes. Fascisme, Montréal, Discours social, vol. XXXVI (2013).
  • [73]
    Un bel exemple de cette sédimentation se rencontre dans « Un Juif trahira ». Le thème de l’espionnage militaire dans la propagande antisémitique, 1886-1894, Montréal, Discours social, 2003 (Discours social, Nouvelle série, XVII). L’essai retrace la constitution progressive du motif anxiogène de la trahison au plus haut sommet de l’état bien avant l’affaire Dreyfus et démontre comment il est rapidement instrumentalisé et vissé à la figure du Juif par les discours et la publicistique antisémites.
  • [74]
    Cf. Marc Angenot, « Régine Robin à ses débuts, ou : L’invention de l’analyse du discours », dans Caroline Désy (dir.), Une œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 13-22.
  • [75]
    Le narrable et l’opinable sont pour Angenot les deux formes majeures de la mise en discours (il faut tenir cela pour un axiome, non pour une thèse).
  • [76]
    On notera que la nature sociohistorique de la problématique éloigne résolument celle-ci de la linguistique.
  • [77]
    Cf. Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008.
  • [78]
    J’emploie ici sciemment le terme de « visibilité » (plutôt que celui de « reconnaissance »), car l’essai d’Angenot trouve à mes yeux des échos latéraux dans l’excellent ouvrage que Nathalie Heinich a consacré aux formes contemporaines de la reconnaissance sociale sous le titre De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique (Paris, Gallimard, 2012).
  • [79]
    Mot lancé avec tous les délices de la provocation à la séance du séminaire mensuel du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST) du 27 septembre 2013.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/07/2014
https://doi.org/10.3917/rom.164.0135
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