CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le XIXe siècle n’a pas vu naître la communication politique qui est bien antérieure. Les pamphlets de l’Ancien Régime, à l’époque de la Fronde [1], par exemple en sont un témoignage et, pendant la Révolution [2], la communication politique a été variée et intense à tous les niveaux, qu’elle parte de l’État central ou émane du pays, via les sociétés populaires des moindres communes. Néanmoins, au XIXe siècle, dans le cadre de régimes constitutionnels relativement stables, où l’élection devenait un des moments décisifs de la vie politique, le droit à une libre communication des idées politiques, que ce soit par la presse ou les réunions, a été un enjeu constant de la vie politique au moins jusque vers 1880 et, en outre, les progrès techniques (notamment en matière de presse [3]) ont considérablement élargi les publics potentiels. Les aléas de la vie politique, scandée de révolutions, de réactions autoritaires pouvant aller jusqu’au coup d’État, ont d’autre part modifié, parfois en les élargissant soudain, parfois au contraire en les limitant, que ce soit de façon insidieuse ou au contraire brutale, les possibilités de communication. De ce fait l’étude de la communication politique au XIXe siècle présente assurément un intérêt particulier. Dans ce domaine très vaste, il est des aspects bien connus, ceux de la propagande électorale, des images, des formes de communication populaire par les chansons ou dans les cafés, les cercles et les chambrées [4]. Aussi, il nous a paru plus utile de nous attacher à un aspect plus spécifique et moins étudié, le rapport, dans la communication politique, entre l’oral et l’écrit sous les diverses formes qu’il peut revêtir. Celles-ci seront décrites d’abord, d’un point de vue technique et matériel en partant des médias qui les transmettent, sans oublier cependant que ces formes sont affectées de changements conjoncturels au cours du siècle. Puis, en entrant un peu plus à fond dans la formulation des contenus, on s’efforcera de faire apparaître quelques-unes des contaminations rhétoriques et stylistiques entre l’oral et l’écrit à cette époque. Enfin, l’influence de l’écrit sur l’uniformisation de l’expression orale retiendra notre attention. Sans doute ne pourrons-nous qu’esquisser l’étude de ce champ lui-même immense, mais celle-ci permettra peut-être de mieux saisir ce qui individualise le XIXe siècle par rapport non seulement aux périodes antérieures, mais aussi à l’époque contemporaine où le développement des grands médias audiovisuels a modifié de façon sensible le rapport entre oral et écrit dans la communication politique.

De l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’oral

2Les formes de l’écrit politique sont très diverses : le journal y occupe évidemment une place essentielle ainsi que les images lorsqu’elles sont légendées, mais aussi la « Lettre » ou le tract (le mot venu de l’anglais se répand à partir de 1842), la circulaire électorale, les affiches officielles ou non, les « canards », les pétitions, les banderoles, les inscriptions séditieuses ou insultantes, les placards, et plus confidentielle en général la dépêche télégraphique. La caractéristique fondamentale de l’écrit est sa capacité à se conserver et, à l’occasion, à circuler très largement.

3Les formes de l’oral sont également variées. Mais dans les conditions de l’époque, l’oral est ponctuel et momentané, même si évidemment, il peut circuler par ouï-dire, par mémorisation, non sans altérations cependant. On citera les conversations amicales, de famille, de boutique et d’atelier, de cercle, de café, de club ou de chambrée, les discours et interventions, discours parlementaires au premier chef, mais aussi de réunion privée, de réunion publique ou électorale, de meeting à la fin du siècle, les plaidoiries politiques. Ajoutons-y les insultes, les cris, que ce soit par le criage des journaux ou les cris qualifiés de « séditieux », enfin les chansons dont on sait le succès au XIXe siècle. Rappelons que pour les autorités de l’époque, l’oral est par nature plus dangereux que l’écrit, car alors que l’écrit est le plus souvent (mais pas toujours) lu individuellement, de façon solitaire, l’oral suppose une communication et peut donc dégénérer du fait de l’échauffement des esprits, en troubles divers (manifestations, bagarres, etc.). L’oral est présumé favoriser l’agglomération de la « foule », condamnée par Gustave Le Bon à la fin du siècle [5].

Le passage de l’oral à l’écrit, une démultiplication de la propagande

4La plupart de ces formes de l’écrit et de l’oral interfèrent les unes avec les autres. Si l’on considère d’abord le passage de l’oral à l’écrit, on ne peut omettre sa condition technique, c’est-à-dire la sténographie [6]. Celle-ci dans son principe est très ancienne, mais en France, elle a été mise au point en particulier par Coulon de Thévenot dès la fin du XVIIIe siècle. Plusieurs méthodes et plusieurs écoles au XIXe siècle se disputent la faveur des spécialistes. En 1818, un service officiel de sténographie est attaché au Moniteur officiel. Il comprend d’abord un, puis trois et quatre rédacteurs. Le service disparaît en 1852 puisque le régime de Louis-Napoléon a supprimé la « tribune » au Corps Législatif. Il sera rétabli avec la réapparition de celle-ci en 1861. Des sténographes se succèdent pour transcrire les discours, aidés ensuite par un réviseur. Vingt minutes après la clôture de la séance, le contenu de celle-ci peut être donné à l’imprimeur, ce qui est un bel exploit. Mais la sténographie est aussi utilisée par le gouvernement pour mieux contrôler des réunions publiques jugées dangereuses. Ce fut le cas pour les réunions publiques parisiennes à partir de janvier 1869. Des particuliers la pratiquent à l’occasion En février 1910, le discours prononcé au Grand Théâtre de Nîmes par Jean Jaurès à l’occasion du congrès socialiste est sténographié par deux militants, Jeanne Halbwachs et E. Rozier, et imprimé par la coopérative nîmoise l’Ouvrière [7]. Encore faut-il que le contenu des discours ainsi reproduits corresponde à ce qui a été réellement dit : nous y reviendrons.

5Si les séances de la Chambre sont reproduites intégralement par le Moniteur universel, sauf entre 1852 et février 1861, puis par le Journal officiel, à partir de 1871, les journaux ordinaires leur consacrent également une part importante de leur pagination. La Presse d’Émile de Girardin, premier journal bon marché et à grand tirage qui paraît à partir de 1836, a dès le départ, une rubrique « Débats législatifs ». « Les discours reproduits le seront impassiblement », signale le journal. Dans les journaux de province notamment, ces discours meublent utilement des pages parfois difficiles à remplir quand les équipes de journalistes sont très restreintes. Les discours parlementaires peuvent ensuite être publiés en brochure. Tel est le cas par exemple du discours de Victor Hugo, à l’Assemblée législative contre la loi Falloux en 1850, des discours d’Adolphe Thiers au Corps législatif quand il y est revenu en 1863, que ce soit sur l’expédition du Mexique (26-27 janvier 1864), la question romaine (13 et 15 avril 1865), les « libertés nécessaires » (26 février 1866), les affaires d’Allemagne (3 mai 1866). En dehors même du Parlement, les discours les plus importants des leaders politiques sont largement reproduits par les journaux ou en brochure. Lorsque Ledru-Rollin s’adresse aux électeurs de la Sarthe le 24 juillet 1841, son discours, marqué d’après le procureur général d’Angers d’un « radicalisme furibond » qui lui attirera de longues poursuites judiciaires, paraît à plusieurs reprises en brochure la même année. Ceux de Gambetta, dans son action de « commis voyageur de la République » entre 1871 et 1877, rempliront les colonnes de la presse républicaine, ce qui suppose, soit que ces discours étaient sténographiés, soit que l’orateur communiquait un texte. Pour les nombreux assistants à ces rassemblements, qui n’avaient peut-être pas vraiment entendu le discours, malgré la puissance vocale de l’orateur, la publication de ceux-ci donnait le moyen d’en prendre vraiment connaissance. Ne négligeons pas non plus l’imprégnation orale qu’engendre leur lecture : Alain Vaillant a pu parler à juste titre de journaux résonnant « d’éclats de voix », pour le plus grand plaisir du lecteur [8].

6La sténographie ne garantit qu’à peu près la fidélité des propos prononcés, et les contestations à ce sujet ne manquent pas. Le 5 mars 1823, le député Manuel prononce à la Chambre des députés un discours où il évoque, à propos de l’intervention française en Espagne qui a lieu au même moment, celle des puissances étrangères en France en 1792 qui a provoqué le renversement de la monarchie. D’après la transcription, il a dit qu’alors « la France révolutionnaire a senti qu’elle avait besoin de se défendre par une forme nouvelle, par une énergie nouvelle ». Ce propos est jugé insultant pour la monarchie, mais Manuel se défend en alléguant qu’il avait employé l’expression par « des forces et une énergie nouvelles », termes beaucoup moins compromettants [9]. Parfois, la transcription écrite, tout à fait méditée, a pour but de réparer un dérapage verbal trop risqué. À Dijon, le 1er juin 1851, Louis-Napoléon président de la République, avait accusé l’Assemblée de ne le soutenir que quand il s’agissait de « combattre le désordre » et « d’opposer l’inertie » quand il voulait « faire le bien ». Ce propos, qui avait fait scandale, fut rectifié pour la parution du discours au Moniteur, le 3 juin.

7La publication dans la presse des débats des procès politiques transmet aussi plus largement la parole des juges et des avocats. La Gazette des Tribunaux qui reparaît en 1825 publie le compte-rendu des procès. En outre, les débats des procès politiques les plus importants paraissent en brochure. Il en est ainsi par exemple de celui des insurgés du 15 mai 1848, du procès intenté à treize leaders républicains pour association illégale lors des élections de 1863, ou de celui auquel donne lieu en 1868, la souscription pour un monument à Baudin.

8En 1821, le pamphlétaire Paul Louis Courier s’amuse même à reproduire des extraits d’un de ses procès dans une de ses œuvres :

9

Le président : Comment avez-vous pu dire que la noblesse ne devait sa grandeur et son illustration qu’à l’assassinat, la débauche et la prostitution ?
Courier : Voici ce que j’ai dit. Il n’y a pour les nobles qu’un moyen de fortune et de même pour tous ceux qui ne veulent rien faire ; ce moyen c’est la prostitution. La cour l’appelle galanterie. J’ai voulu me servir du mot propre, et nommer la chose par son nom [10].

10Ainsi les grands avocats, un Ledru-Rollin ou un Jules Favre par exemple peuvent toucher un large public : et cela explique la popularité des grands orateurs, que pourtant seul un petit nombre de citoyens avait réellement entendus. Ce ne sont pas seulement les propos des orateurs les plus éminents qui donnent lieu à publication. Quand le régime du Second Empire autorise à nouveau, par la loi de juin 1868, les réunions publiques en principe non politiques, mais s’ouvrant cependant à des considérations sociales ou morales, des conservateurs effrayés par les propos tenus dans ces réunions les mettront à la disposition d’un public plus large, tels A. Vitu dans une brochure, Les réunions publiques 1868-1869[11]. Les lecteurs pourront ainsi prendre connaissance, parmi bien d’autres, des propos très hétérodoxes d’un cordonnier de Belleville, Napoléon Gaillard, communiste, athée, révolutionnaire, plus tard chef barricadier de la Commune de Paris.

11Mais, bien souvent, la relation des discours prononcés par des leaders politiques lors de réunions en province se limite à des résumés faits par des journalistes. Encore ces résumés sont-ils publics, même si les propos sont parfois commentés de façon réservée ou hostile Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des comptes rendus rédigés par des agents de la police suivant les réunions des clubs, comme le permet par exemple le décret du 28 juillet 1848 sur les réunions publiques. Ils retiennent naturellement de façon privilégiée les propos les plus offensifs des intervenants, ceux qui peuvent donner lieu à poursuite.

12Classera-t-on la chanson politique dans les formes d’expression orale ? Elle l’est certes par sa nature, mais elle est largement véhiculée par l’écrit. On sait que les chanteurs populaires vendaient aussi leurs chansons en feuilles volantes. En outre, de très nombreux recueils de chansons sont publiés. Ouvrons les dossiers que les colporteurs du Gard soumettent à autorisation à partir de 1850 : on y trouve les Chansons de Béranger et de Desaugiers, le Chansonnier de Napoléon, le Chansonnier napoléonien, le Chansonnier impérial, le Chansonnier national, les Harmonies de la glèbe[12]. Dans les dossiers des condamnés à la suite du 2 décembre 1851, on trouve aussi, à l’occasion, des cahiers de chansons recopiées par les militants. C’était le cas pour le terrassier Boutonnet, d’Aigues-Mortes (Gard), qui avait transcrit dans un cahier une bonne dizaine de chansons, le Chant du Soldat, la Confession [chanson anticléricale], le désir des Républicains, la Chanson de l’ouvrier, Les Droits de l’Homme, Barbès parlant aux Montagnards, les Donjons de Vincennes, Louis Bonaparte [chanson hostile à Louis-Napoléon], Robespierre, Ce que veulent les socialistes[13]. Et son cas est loin d’être isolé dans le département ou en France. Les auteurs de chansons reprenant des airs déjà connus, Boutonnet en connaissait donc la musique et pouvait les chanter dans sa chambrée ou au café. Lorsqu’elle est écrite dans une langue régionale, la chanson est presque toujours aussi imprimée en feuille volante ou sur un journal. Restent enfin les toasts dans les banquets que la presse reproduit avec complaisance, tel le toast « A l’unité de la Révolution française », prononcé par Ledru Rollin à Chalon sur Saône, le 19 décembre 1847 [13]. Ou, plus spontanés, les cris qui terminaient les réunions. Les réunions socialistes des premières années du XXe siècle que nous avons étudiées pour le Gard se terminaient généralement par des cris de l’assistance : « Vive la Sociale » et « Vive la République sociale » étaient les plus fréquents, mais on trouvait aussi « Vive la révolution sociale », « A bas la bourgeoisie », « Vive le socialisme international », « A bas le sabre », « A bas la caserne », « Vive le 1er mai », « Vive la Commune [14] ». Les lecteurs du journal socialiste local, Le Combat social qui mentionnait fidèlement ces cris, pouvaient ainsi se constituer un petit répertoire dans lequel puiser le cas échéant.

De l’écrit à l’oral : une diffusion plus profonde de la propagande politique en milieu populaire

13À ces passages de l’oral à l’écrit, confrontons le trajet inverse, de l’écrit à l’oral. Ce qui le caractérise, c’est qu’il se produit généralement en public ou en groupe. Le gouvernement requiert parfois, par voie d’affiches, la manifestation vocale de l’adhésion au régime. En 1828, une affiche du préfet de Moselle, préparant la visite de Charles X invite les habitants « à s’abandonner aux élans d’amour qu’inspirera la vue d’un monarque adoré. C’est aussi par ce cri si cher aux Français de Vive le Roi ! que Sa Majesté sera saluée dans les autres villes et communes placées sur sa route [15] ». Le criage des journaux ou des « canards », sur la voie publique visait à accroître leur diffusion et permettait d’en présenter très sommairement le contenu. Lorsqu’il était pratiqué par des agents des journaux d’opposition, il était considéré comme subversif et un des moyens, fréquemment utilisé, de limiter la diffusion de ces journaux était d’en interdire le criage sur la voie publique. Jean Yves Mollier a montré que vers la fin du siècle, celui-ci mobilise à Paris des milliers de crieurs et concerne des dizaines de milliers de textes [16].

14La forme la plus élaborée de transition de l’écrit à l’oral était cependant la lecture à haute voix de textes officiels ou non. Dans les communes, les curés à l’église, plus tard les maires, en place publique, furent des vecteurs de la lecture des textes officiels. Mais on lisait aussi à haute voix des journaux, des brochures, dans les cercles et les chambrées. Sous la Restauration, dans la Sarthe, les brochures de Rigomer Bazin, journaliste républicain, rallié au moins en parole à la monarchie, mais à une monarchie vraiment libérale, sont lues et discutées avec passion dans les cercles locaux [17]. Dans les réunions de la société des Droits de l’Homme à Paris vers 1834, on explique et commente la déclaration des droits de Robespierre. Les cercles du Var étudiés par Maurice Agulhon [18] et Émilien Constant [19] pour la Seconde République et le Second Empire recevaient des journaux. Le soir, un militant en lisait à haute voix des passages, traduisant en outre parfois les textes français en provençal à l’intention des auditeurs peu lettrés. S’il s’agissait d’un discours prononcé à l’Assemblée nationale, celui-ci, qui avait déjà passé par une transcription écrite, se retrouvait oralisé et le cas échéant traduit. Signalons enfin que l’écrit, article de journal, pétition, peut donner lieu, en particulier quand il provoque des poursuites judiciaires, à une vaste exploitation orale. L’affaire de la pétition Baudin en 1868, le J’accuse de Zola en 1898 en sont de prestigieux exemples.

15Évidemment, l’écrit et l’oral en tant que formes d’expression politique coopèrent en permanence, mais l’équilibre entre eux évolue au cours du siècle. Et d’abord sous l’angle quantitatif. Sous la Restauration par exemple, la propagande électorale se fait en petit comité dans des réunions d’électeurs peu nombreuses, comme celle que décrit Balzac dans Le député d’Arcis. Ces électeurs peuvent être invités par une simple lettre personnelle. Les tirages des journaux sont faibles (quelques milliers d’exemplaires). Les progrès de la presse sous la monarchie de Juillet, à un moment où les réunions et associations sont sévèrement contrôlées, accroissent la part relative de la communication écrite. En démultipliant radicalement le corps électoral et les possibilités de candidatures, le suffrage universel masculin en 1848 incite aussi une foule d’individus à s’adresser au public par voie de « Lettre », d’« Appel », ou de toute autre communication imprimée sous forme de tract ou insérée dans la presse. Ne pouvant s’adresser personnellement aux électeurs, le candidat privilégie le texte écrit. Mais l’essor des réunions publiques, clubs ou sociétés diverses, donne aussi au même moment à la communication orale des possibilités sans précédent. Le printemps 1848 est donc un moment de communication politique véritablement explosif. La réaction à partir de la fin de l’année 1848 réduit l’ampleur des échanges oraux dans les sociétés, renforce relativement la place de l’écrit, malgré les restrictions apportées à la liberté de la presse et il en sera de même sous le Second Empire. Mais les échanges privés, les propos d’ateliers, les cris séditieux après boire subsistent et font d’ailleurs l’objet de poursuites. À partir de 1868, on assiste à un renouveau de la presse et des réunions qui culminera à la fin de 1870 et au début de 1871. La Troisième République, par des lois très libérales, permettra à ces deux formes de communication écrite et orale à la fois de s’étendre et de coopérer.

Les contaminations rhétoriques et stylistiques de l’oral et de l’écrit

16L’usage parallèle de l’oral et de l’écrit dans la communication politique engendre aussi naturellement des contaminations de forme tant rhétorique que stylistique. Dans quel sens s’opèrent ces contaminations ? Sans doute surtout de l’oral sur l’écrit. L’écrit est fait d’abord pour être lu mais, en politique, cette lecture doit être aussi mobilisatrice. Or c’est l’oral qui est mobilisateur. Pour convaincre, deux moyens sont possibles, la conversation et le discours. Ils sont parfois subtilement entremêlés. Reprenant une forme littéraire déjà largement utilisée sous la Révolution, les catéchismes ou les dialogues politiques, de 1815 jusqu’aux années 1870, s’efforcent de diffuser de façon familière des idées-forces. En 1816, le Sarthois Rigomer Bazin imagine un « Dialogue entre un propriétaire et son fermier » :

17

PIERRE : Qu’est ce donc que cette Charte dont on nous parle tant et que personne n’explique aux ignorants comme moi ?
ARISTE : Qu’a donc fait votre curé ?
PIERRE : Notre curé nous en a donné lecture au prône : nous l’avons bien entendue, mais nous ne l’avons pas comprise.
ARISTE : Eh bien moi, je vais vous l’expliquer [20].

18Le Nouveau catéchisme républicain de La Glaneuse, journal populaire de Lyon en 1833, lui aussi écrit par demandes et réponses, était, paraît-il, su par cœur par les ouvriers lyonnais. À la même époque, le publiciste Cormenin imagine Trois dialogues de Maître Pierre avec François. En 1848, Jean Macé, futur fondateur en 1866 de la Ligue de l’Enseignement, publie un Petit catéchisme républicain par demandes et réponses, et Charles Renouvier dans son Manuel républicain donne à lire un dialogue entre un instituteur et son élève.

19La profession de foi électorale, surtout aux débuts du suffrage universel, se veut personnalisée, démarche familière auprès de l’électeur. En avril 1848, Digeon père, avocat à Montpellier, membre de la commission départementale provisoire, se présente ainsi :

20

Avocat, je suis assez connu, mais homme nouveau dans la politique d’action, j’ai peut-être besoin de dire à tous ce que je suis, ce que j’admets, ce que je repousse. Un succès obtenu par des équivoques serait indigne de moi et de la cause que je sers [21].

21La proclamation officielle est évidemment de ton plus impersonnel. Mais quand elle appelle à agir, l’usage de l’impératif ou d’un futur injonctif rendent le discours plus mobilisateur comme dans la proclamation à l’armée de Louis Napoléon le 2 décembre 1851 : « Soldats ! Soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant [22] ». L’affiche électorale, surtout en cas de crise, appelle aussi à l’action. Telle cette affiche du comité républicain du XIXe arrondissement de Paris en faveur d’Allain-Targé en octobre 1877 : « Ouvriers commerçants, industriels et bourgeois, vous tous qu’anime encore le souffle de l’immortelle révolution, vous protesterez avec nous contre l’influence fatale du gouvernement personnel et vous opposerez aux prétentions absolutistes de la coalition aristocratique et cléricale un vote solennel [23]. »

22Mais le ton peut monter encore, comme chez Félix Pyat à la veille des élections à la Commune de Paris en mars 1871 :

23

Contre cette jeunesse dorée de 1871, fils des sans-culottes de 1792, je vous dirai comme Desmoulins : Électeurs, à vos urnes !
Ou comme Hanriot : Cannoniers, à vos pièces [24] !

24Dans un cas encore plus grave, le journaliste devient un procureur, et voici Zola :

25

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judicaire, J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice au moins par faiblesse d’esprit d’une des plus grandes iniquités du siècle [25].

26Reprenant un procédé déjà utilisé par Hébert pendant la Révolution française, l’anarchiste Émile Pouget utilise un style qui se veut à la fois oral et populaire :

27

Nom de Dieu, s’il y a un cochon qui me dégoûte, c’est bien Ferry ! En voilà un sale type que cet animal, c’est la plus grande crapule qui existe en France. Il est jésuite jusqu’au bout des ongles, comme un avocat qu’il est d’ailleurs, et avec ça aussi abject que Foutriquet. C’en est un, nom de Dieu, à qui je verrai tordre le cou avec plaisir [26].

28Ce registre fait une grande place à l’exclamation dont les affiches sont souvent porteuses : Tout pour les uns, rien pour les autres ! clame une affiche catholique réalisée par l’abbé Fourié, « Napoléon de l’affiche », directeur de la Croix méridionale, pour dénoncer le conseil municipal de Montpellier qui réserve les bons de soupe aux seuls enfants nécessiteux fréquentant l’école laïque [27]. Au cours des campagnes électorales, à la veille même d’un scrutin, le ton monte encore et l’exclamation est encore plus ramassée : « Gros scandale ! », « Mensonge et trahison ! », « Infâmes calomnies ! [28] ».

Tout finit-il par la conversation ?

29En définitive, quel était l’aboutissement en termes d’agrégation politique de cette communication ? Deux versions s’opposaient à la fin du XIXe siècle, celle de la « foule », proposée par Gustave le Bon, celle du « public », par le sociologue Gabriel Tarde. Ce dernier considérait qu’un « public » tendait à se former progressivement grâce à tous les moyens de communication moderne, imprimerie, chemin de fer, télégraphe, circulation routière, et aux brassages de population qu’entraînait l’armée permanente. Il y voyait une « foule spiritualisée, élevée pour ainsi dire au second degré de la puissance [29] ». Mais comment ce public pouvait-il agir sur la vie politique, sinon d’abord par la conversation ? Gabriel Tarde ajoutait que « les cafés, les salons, les boutiques, les lieux quelconques où l’on cause sont les vraies fabriques du pouvoir ». Ceci l’amenait à réfléchir sur le rapport entre l’imprimé et l’oral. Il ne négligeait pas le rôle de l’imprimé puisqu’il pensait que les actes même du pouvoir avant d’être « remâchés par la conversation » étaient « triturés par la presse ». Mais, l’essentiel, à son avis, était que la presse avait pour effet majeur d’uniformiser la conversation :

30

La plus grande force qui régisse les conversations modernes, c’est le livre, c’est le journal. Avant le déluge des deux, rien n’était plus différent d’un bourg à l’autre, d’un pays à l’autre que les sujets, le ton, l’allure des entretiens, ni de plus monotone, en chacun d’eux, d’un temps à l’autre. À présent, c’est l’inverse. La presse unifie et vivifie les conversations, les uniformise dans l’espace et les diversifie dans le temps. Tous les matins, les journaux servent à leur public la conversation de la journée. On peut être à peu près sûr, à chaque instant, du sujet des entretiens entre hommes qui causent dans un cercle, dans un fumoir, dans une salle des Pas Perdus [30].

31Remarquons que Théophile Gautier avait fait la même observation, en termes plus acides, près de 70 ans plus tôt, dans la préface de Mademoiselle de Maupin :

32

Ils [les journaux] font que, toute la journée, nous entendons, à la place d’idées naïves ou d’âneries individuelles, des lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d’un côté et brûlées de l’autre [31].

33En même temps, pour G. Tarde, la presse, c’était l’autre versant de son influence, imprimait à la conversation un renouvellement constant :

34

Ce sujet [des conversations] change tous les jours ou toutes les semaines sauf les cas, heureusement fort rares, d’obsession nationale ou internationale par un sujet fixe [...] et cette dissemblance croissante des conversations successives nous explique aussi bien la mobilité de l’opinion, contrepoids de sa puissance [32].

35Ce constat reposait sans doute plus sur des impressions que sur des études approfondies. Mais, avec des nuances, il ne semble pas sans valeur, du moins pour l’époque où Tarde écrit, c’est-à-dire la fin du XIXe siècle. Mais peut-on caractériser de façon plus générale le rapport entre l’oral et l’écrit dans la communication politique au XIXe siècle ? C’est d’abord la variété de ses formes qui frappe. Elle résulte du fait que, si les principaux moyens de communication sont plus limités en nombre qu’aujourd’hui, ceux qui existent, et la presse au premier chef, revêtent toutes sortes de formes, que les contacts sociaux qui favorisent l’échange oral, s’opèrent par de nombreux canaux dans une société globalement moins individualiste qu’aujourd’hui. On ne peut oublier non plus que ce rapport évolue au cours du siècle au profit de l’écrit grâce à l’alphabétisation progressive de la population. Encore en 1848, une partie de la population ne pouvait pas lire une proclamation électorale et avait besoin dans le meilleur des cas d’un intermédiaire. La situation a fondamentalement changé à la fin du siècle.

36Mais il semble aussi que les Français de l’époque, du moins les plus motivés par la vie politique, avaient un contact plus limité peut-être, mais plus authentique avec les textes ou les propos des leaders politiques et dirigeants de l’époque, parce que ces propos (déclarations officielles, discours à la Chambre ou de réunion publique) leur étaient délivrés in extenso, sans être résumés, compactés à l’extrême, assaisonnés de commentaires par les médias de l’époque. Enfin, on peut penser qu’un certain équilibre s’instituait entre l’oral et l’écrit, équilibre qui résultait du fait que, malgré la diffusion de plus en plus massive de la presse, la communication orale restait largement prépondérante sur le plan quantitatif, mais qu’en revanche sa diffusion dans l’espace était nécessairement limitée, faute de moyens techniques appropriés et devait donc passer par l’écrit. De nos jours la situation s’est brouillée encore davantage du fait de l’apparition des médias audiovisuels qui ont diminué, au moins de façon relative, l’influence de la presse sur la conversation courante, tout en accentuant encore peut-être la mobilité de l’opinion – en attendant que les échanges via internet, twitter ou texto, renforcent le rôle d’une nouvelle forme d’écrit, mais cette fois par écran interposé.

Notes

  • [1]
    Hubert CARRIER, Les Muses guerrières, les Mazarinades et la vie littéraire au milieu du XVIIe siècle, Paris, Klinsieck, 1996.
  • [2]
    Jacques GODECHOT, « La presse sous la Révolution et l’Empire », dans Claude BELLANGER (dir.), Histoire générale de la presse française, t. I, Paris, PUF, 1969 ; Pierre RETAT, La révolution du journal, 1788-1794, Lyon, CNRS, 1989 ; Michel BIARD, Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchêne 1790-1794, Paris, Tallandier, 2009.
  • [3]
    Gilles FEYEL, « Les transformations technologiques de la presse au XIXe siècle » dans Dominique KALIFA, Philippe RÉGNIER, Marie-Ève THÉRENTY, Alain VAILLANT, La Civilisation du journal, Paris, Nouveau monde éditions, 2011, p. 99-139.
  • [4]
    Parmi bien d’autres titres possibles, signalons, Alain GARRIGOU, Histoire sociale du suffrage universel en France 1848-1900, Paris, Seuil, 2002 ; Raymond HUARD, Le Suffrage universel en France 1848-1946, Paris, Aubier, 1990 notamment p. 253-323 ; Jean TOUCHARD, La Gloire de Béranger, Paris, A. Colin, 2 vol, 1968 ; Pierre BROCHON, La Chanson française, le pamphlet du pauvre (1834-1851), Paris, Éd. Sociales, 1957 ; Maurice AGULHON, la République au village, Paris, Plon, 1969, notamment p. 206- 245 ; Maurice AGULHON, Le Cercle dans la France bourgeoise, étude d’une mutation de sociabilité, Paris, A. Colin, 1977 ; Lucienne ROUBIN, Chambrettes des Provençaux, Paris, Plon, 1970 ; Paula COSSART, Le Meeting politique de la délibération à la manifestation, 1868-1939, Rennes, Presses Universitaires de Rennes 2010 ; Fabrice ERRE, « Poétique de l’image, I. L’image dessinée », dans Dominique KALIFA et al., ouvr. cité, p. 835-850.
  • [5]
    Gustave LE BON, La psychologie des foules, Paris, Alcan, 1908.
  • [6]
    Article « Sténographie », dans le Grand dictionnaire Larousse du XIXe siècle, t. XIV p. 1085 et t. XVII (Suppléments), p. 1875.
  • [7]
    Nîmes, 1910, 23 p.
  • [8]
    Alain VAILLANT et Marie-Ève THÉRENTY, 1836, An I de l’Ère médiatique, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2001, p. 73.
  • [9]
    Jean-Claude CARON, « Les mots qui tuent, le meurtre parlementaire de Manuel (1823) » Genèses, n° 83, juin 2011, p. 6-28. En ligne
  • [10]
    « Procès de Paul Louis Courier 1821 », dans Paul Louis COURIER, Pamphlets politiques et lettres d’Italie, La Renaissance du livre, s.l.n.d, p. 86.
  • [11]
    Paris, Dentu, 1869.
  • [12]
    Archives départementales du Gard, 6 M 438, Dossiers de colportage, 1849-1850.
  • [13]
    Toast reproduit dans LEDRU-ROLLIN, Discours politiques et écrits divers, Paris, Baillière, 1879, t. 1, p. 352.
  • [14]
    Raymond HUARD, « La culture socialiste vue d’en bas, Les réunions publiques socialistes dans le Gard de 1900 à 1905 », dans François PUGNIÈRE (dir.), Les cultures politiques à Nîmes et dans le Bas Languedoc du XVIIe siècle aux années 1970, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 285-306.
  • [15]
    Nicolas MARIOT, Bains de Foule, Les voyages présidentiels en province 1888-2002, Paris, Belin, 2006 p. 36-37.
  • [16]
    Le camelot et la rue, Politique et démocratie au tournant du XIXe et XXe siècle, Paris, Fayard, 2004.
  • [17]
    Christine PEYRARD, « La politique démocratique, émergence et tradition. De la génération de 1789 à celle de 1830 », Dossier d’habilitation, Université de Paris I, p. 107.
  • [18]
    Maurice AGULHON, La République au village, ouvr. cité, p. 206-245.
  • [19]
    Émilien CONSTANT, Le département du Var sous le Second Empire et les débuts de la Troisième République, Toulon, Les Mées, 2009, t. I., p. 436-37.
  • [20]
    Rigomer BAZIN, La Charte expliquée aux habitants des campagnes. Dialogue entre un propriétaire et son fermier, Le Mans, chez l’auteur, 1816, p. 7.
  • [21]
    DIGEON père, Avocat à Montpellier aux électeurs du département de l’Hérault, Montpellier, Tournel, 1848.
  • [22]
    Texte cité dans Léon CAHEN et Albert MATHIEZ, Les lois françaises de 1815 à 1914, Paris, Alcan 1933, p. 120.
  • [23]
    Bibliothèque nationale, Affiches électorales, 1877.
  • [24]
    Murailles politiques françaises, Paris, Lechevalier, 1874, p. 9. Ce propos d’Hanriot, commandant provisoire de la garde nationale de Paris fut prononcé le 2 juin 1793 alors que la garde nationale assiégeait la Convention pour en chasser les députés girondins.
  • [25]
    L’Aurore, 13 janvier 1898.
  • [26]
    Émile POUGET, Le Père Peinard, 21 avril 1889, dans Émile Pouget. Le Père Peinard, textes choisis et présentés par Roger Langlois, Paris, Galilée, 1976, p. 181.
  • [27]
    Philippe SECONDY, « Un pionnier de la propagande politique dans la France de l’Affaire Dreyfus, l’abbé Émile Fourié », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 43, 2011/2, p. 101.
  • [28]
    Affiches électorales, 1893, 11e arrondissement de Paris, Ire circonscription, Bibliothèque nationale.
  • [29]
    Gabriel TARDE, L’opinion et la foule, Paris, Éd. du Sandre, 2006, p. 114.
  • [30]
    Gabriel TARDE, ouvr. cité, p. 89.
  • [31]
    Théophile GAUTIER, Mademoiselle de Maupin, Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 68.
  • [32]
    Gabriel TARDE, ouvr. cité, p. 89.
Français

La communication politique au XIXe siècle revêt un intérêt particulier par suite des progrès techniques qui la favorisent et de l’essor plus ou moins contrarié selon les époques d’une vie politique de masse. Dans ce vaste domaine, les rapports entre l’oral et l’écrit ont été jusqu’ici peu étudiés. Sans négliger les aspects techniques et matériels de ces rapports, on observera tant les formes de passage de l’oral à l’écrit (publication des discours, des plaidoyers, des chansons, des toasts) que la démarche opposée (criage des journaux, lecture à haute voix dans les cercles) ainsi que l’évolution de ces rapports dans le temps. L’oral contamine aussi l’écrit sur le plan rhétorique et stylistique. Au final, on s’interrogera avec des contemporains sur l’impact de la diffusion plus large de l’écrit sur l’échange des opinions entre les individus.

English

Abstract

Political communication in the 19th century is of particular interest due to the technical changes that promote it, and to the development, greater or less according to the precise period, of mass political life. In this vast field, the relationship between the written and the spoken word have not so far been the object of much study. Without neglecting the technical and physical aspects of this relationship, we will pay as much attention to the ways the spoken word could become written (through the publishing of speeches, pleas, songs, toasts) as to the converse (newspapers sold through the open outcry of their titles, reading out loud in reading clubs), as well as to their historical evolution. The spoken word also contaminates the written word stylistically and rhetorically. Finally, we will ponder, with writers from the period, the impact of a larger diffusion of the written word on the way individuals exchange opinions.

Raymond Huard
(Université Paul Valéry, Montpellier)
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/01/2013
https://doi.org/10.3917/rom.158.0019
Pour citer cet article
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